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Full text of "Histoire de la langue et de la littérature françaises au moyen âge d'apres les travaux les plus récents"

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SAINT-CLOUD.    —    IMPIIIMEIUE    DE    M""    \'    EUGÈNE    BELIN 


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CE.  AlillERTIN 


HISTOIHE 


LA  LANGUE 

F.T   J)R 


LA  LITTERATURE 


FRANC  M9E^ 


TOMÎ  II 


Hltlt 

D'EUG. 


BELIN 


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HISTOIRE 


LANGUE  ET  DE  LA  LITTÉRATURE 

FRANÇAISES 

AU     MOYEN     AG-E 

D'APRtS  LES  TRAVAUX  LES  PLUS  RÉCENTS 


M.  CHARLES  AUBERTIN 

»NCIBH  il  \iTRE  DES  CONFÉRENCES  DE  LITTÉRATLKE  FRANÇAISE  A  l"ÉCOLE 

NORMALP.    SlIFÉRlI'L'Ri; 

RECTEUR    DE  l"aCADH,MIE  DK     POITIERS 

CORIIESPONDANT   DE   l'INSTITUT 


TOME    SECOND 


PARIS 

LIBRAIRIE  CLASSIQUE   D'EUGÈNE   DELIN 

RUIi    DE    VAlIGlTlAnD,    N»   32 

1878 


HISTOIRE 

DE     LA 

LANGUE  ET  DE  LA  LITTÉRATURE 

FRANÇAISES 


HISTOIRE 

UE     I.A 

LANGUE  ET  DE  LA  LITTÉRATURE 

FliANÇAISES 
AU    MOYEN    AGE 

D'APRÈS  LES  TRAVAUX  LES  PLUS  RÉCENTS 


M.  CHARLES  AUBERTIN 

ANCIEN    MAÏTHE    DES    CONFÉRENCES    DE    I.ITTÉR ATL'HE    FRANÇAISE   A    LÉCOLE 

NORMALE    SCPÉRIEURK 

nECTEUn    DE    l'aCADKNUE    DE    rOITlERS 

CORtlESCONDANT   DE    l'iNSTITLT. 


TOME      SECOND 


PARIS 

LIBRAIRIE  CLASSIQUE  D'EUGÈNE  BELIN 

lUE    Di:    VAIGIRARD,    N°    52. 


1878 


Tout  exemplaire  de  cet  ouvrage  non  rcvôUi  de  ma  griffe  sera 
réputé  contrefait. 


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SAINT-CLOUU.    —    IMIMU.MEUIE    Dlî    M"*^    V°    KUG.    BliLlN. 


AVERTISSEMENT 


Ce  second  volume  compi'end  la  lin  de  noire  étude  sur  la 
poésie  du  moyen  âge,  et  l'histoire  entière  des  genres  en  prose. 
Il  termine  le  travail  dont  nous  avons  précédemment  expliqué 
le  dessein  et  la  méthode. 

Ici,  comme  dans  le  premier  volume,  l'érudition  contempo- 
raine nous  a  fourni  des  indications  et  des  secours  que  nous 
aimons  à  déclarer  et  à  reconnaître.  Pour  achever  l'analyse 
de  la  poésie,  nous  a^■ons  pu  consulter  les  savants  articles  de 
MM.  Paulin  Paris  et  J.-V.  le  Clerc  siu'  les  genres  satiriques 
et  didactiques  :  nous  nous  sommes  aidé,  pour  la  prose,  des 
beaux  travaux  critiques  de  MM.  Natalis  de  Wailly  et  Siméon 
Luce,  sur  nos  historiens,  et  du  remarquable  ouvrage  de 
M.  Lecoy  de  la  Marche,  sur  les  sermonnaires  du  xin'=  siècle. 

Certaines  questions,  dans  cette  partie  de  notre  sujet,  res- 
taient entières  et  n'avaient  pas  encore  été,  sinon  traitées,  du 
moins  approfondies;  par  exemple,  l'explication  des  origines 
de  l'éloquence  politique  et  de  l'éloquence  du  barreau.  Nous 
-avons  essayé  de  combler,  par  nos  recherches  personnelles, 
ces  regrettables  lacunes. 

Un  examen  des  causes  qui  ont  ralenti  les  progrès  et  pré- 


VI  AVERTISSEMENT. 

cipilé  le  déclin  de  notre  ancienne  litléralure  complète  cet 
exposé.  Nous  avons  saisi  l'occasion  de  i'aii'e  connaître  le 
système  d'enseignement  public  qui  fut  en  vigueur  jusqu'au 
temps  de  la  Renaissance,  et  d'apprécier  l'effet  des  méthodes 
scolastiques  sur  l'esprit  français. 

Ainsi  se  trouve  rempli,  dans  notre  pensée  du  moins  et 
selon  nos  forces,  le  dessein  annoncé  par  nous  de  résumer  et 
de  mettre  en  ordre,  sous  une  forme  précise,  les  plus  solides 
résultats  des  travaux  dont  le  moyen  âge  a  été  récemment 
l'objet  en  France  et  en  Europe,  et  qui  sont  l'honneur  de  la 
science  contemporaine. 

C.  A. 


HISTOIRE 

DE     LA 

lANCUE  ET  DE  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISES 
DEUXIÈME  PARTIE 


TliOISIÈME  ÉPOQUE 


LA  POÉSIE  SATIRIQUE,  MORALE  ET  DIDACTIQUE. 
—  LES  DERNIERS  POETES  LYRIQUES. 


CHAPITRE  PREMIER 

LA   POÉSIE    SATIRIQUE 

Les  Fabliaux  ;  leurs  origines  et  leurs  espèces  diverses.  —  Tableau 
satirique  de  la  société  française  au  moyen  âge.  —  Autres  petits 
poèmes  satiriques  :  Débats,  Dits  et  Disputes.  —  Rutebœuf  et  les 
principaux  auteurs  de  satires.  —  Les  grands  poëmes  satiriques. 
Les  deux  parties  du  Roman  de  la  Rose.  Guillaume  de  Lorris  et 
Jean  do  Meung.  —  Les  branches  multiples  du  Roman  du  Renart. 
—  L'ancien  Renart,  Renart  le  Novel  et  le  couronnement  de 
Renart;  Renart  le  Contrefait.  —  Diffusion  de  notre  poésie 
satirique  dans  la  littérature  de  l'Occident. 


Presque  toutes  les  formes  de  l'inspiration  poétique  ont 
paru  ou  se  sont  annoncées  dès  la  naissance  de  notre  littéra- 
ture. On  peut  citer  des  satires,  des  poésies  morales  ou  didac- 
tiques, contemporaines  des  premières  chansons  de  gestes  et 
de  nos  anciennes  romances  et  pastourelles.  ,La  société 
française  du  moyen  âge  étant  composée  de  classes  distinctes, 
dont  les  mœurs,  les  opinions  et  les  sentiments  différaient  en 
plus  d'un  point  essentiel,  rien  d'étonnant  que  la  poésie  nais- 

1 


2  LA   POÉSIE   SATIRIQUE. 

santé,  soumise  à  cette  variété  d'influences,  ait  exprimé,  avec 
tous  leurs  contrastes,  les  impressions  qu'elle  recevait.  Mais 
autre  chose  est  l'apparition  "d'une  forme  poétique,  autre  chose 
son  développement  et  sa  prédominance.  Si  les  genres  les 
plus  opposés  peuvent  éclore  et  se  montrer  à  l'origine  des 
littératures,  ils  ne  fleurissent  pas  dans  le  môme  temps  ; 
leur  règne  est  successif,  chacun  d'eux  a  son  heure  et  sa 
saison  pour  charmer  les  esprits  et  s'élever  à  l'empire.  Évi- 
demment, lorsqu'au  xiii"  siècle  les  chansons  de  gestes  et  les 
chansons  lyriques  jetaient  leur  plus  vif  éclat  ;  lorsque  la 
faveur  publique  accueihait  avec  transport  une  poésie  fière  et 
gracieuse,  expression  des  plus  généreux  et  des  plus  doux  sen- 
timents, les  autres  formes  poétiques,  qui  dos  lors  existaient, 
ne  pouvaient  lutter  contre  ce  victorieux  ascendant  ;  elles  dis- 
paraissaient en  quelque  sorte  dans  cette  gloire. 

On  ne  saurait  soutenir  non  plus,  malgré  la  vogue  rapide 
des  fabliaux,  que  le  genre  satirique  ait  exercé  une  action  plus 
prompte  et  plus  puissante  que  le  drame,  notamment  que  le 
drame  liturgique,  dont  le  prestige  sacré  captivait  les  imagi- 
nations populaires  longtemps  avant  la  naissance  de  notre 
littérature  nationale.  Nous  devions  donc  commencer  par 
faire  l'histoire  de  ces  genres  antérieurs  et  supérieurs  oii  l'àme 
de  la  France  féodale,  chrétienne  et  chevaleresque  parle  avec 
éloquence  et  se  produit  avec  énergie  ;  tel  a  été  l'objet  principal 
de  notre  premier  volume.  Nous  arrivons  maintenant  à  cettc^ 
autre  poésie  moins  magnanime  qui  nous  présente  la  même 
société  sous  de  plus  vulgaires  aspects.  Si  nous  avons  réservé 
pour  la  fin  l'étude  de  ces  genres  inférieurs,  en  les  réunissant 
dans  une  troisième  époque  de  notre  histoire  littéraire,  bien 
qu'ils  aient  donné  signe  de  vie  dès  le  xn"^  siècle,  c'est  parce 
que  leur  plein  épanouissement  a  été  plus  tardif;  c'est  aussi 
parce  que  l'esprit  général  dont  ils  s'inspirent,  l'esprit  de  mo- 
querie sceptiijue  et  frondeuse,  n'a  pris  toute  sa  force  et  n'a 
vraiment  dominé  qu(^  dans  le  déclin  des  mœurs,  des  croyances 
et  des  institutions  du  moven  âge. 


LES    l'ABLIAUX.  3 

§   I" 
Les  Fabliaux.  —  Tableau  satirique  de  la  société  du  moyen  âge. 

La  pnrsic  des  fabliaux  csl  Icxpressioii  la  plus  ancienne  el  la 
plus  populaire  de  Tesprit  satirique  en  France.  Fabliau  veut 
dire  :  petit  récit  lictif,  licencieux  et  moqueur;  ce  terme  est  à 
peu  près  synonyme  de  conte i'i  de  nouvelle^ .  C'est  la  narration 
plaisante  el  légèi'e,  en  regard  des  longs  récits  de  l'épopée 
et  de  l'histoire,  sérieux  et  vrais,  ou  prétendus  tels.  Entre  la 
l'abl(^  ou  apologue  et  le  fabliau,  il  y  a  cette  différence  qu(; 
l'apologue,  borné  au  choix  de  certains  sujets  et  de  certains 
acteurs,  n'est  qu'une  variété  de  ce  genre  poétique  ;  il  occupe 
un  domaine  à  pai't  dans  les  limites  les  plus  larges  où  se  déploie 
librement  le  fabliau.  L'origine  de  ce  petit  poëme  remonte  hjrt 
loin  ;  nul  doute  qu'il  n'ait  figuré,  à  côté  de  la  cantilène  épique 
et  de  la  légende  pieuse,  parmi  les  pièces  qui  composaient  le 
l'épertoire  primitif  des  jongleurs  populaires-,  ces  devanciers 
des  trouvères  et  des  troubadours.  Il  est,  chez  nous,  aussi  an- 
cien que  la  verve  même  de  l'esprit  gaulois'.  Oii  l'imagination 

\.  Du  latiii  fabuhi.  fabcllu,  l'ancien  français  a  tiré  fable,  pibel,  et,  par 
uiélatlièse,  fablel,  fabhau,  fabliau. 

2.  Histoire  liltrraire,  t.  XXIII,  p.  112.  —  Voir  notre  premier  volume, 
p.  156-169,  28.'(-290. 

3.  L'antiquité  grecciue  et  romaine  a  connu  le  fabliau  ou  quelque  chose 
d'équivalent.  Ouelques  épisodes  de  VOdysiée,  par  exemple,  le  récit  des 
mésaventures  de  Vulcain,*  peuvent  rivaliser  avec  les  narrations  les  plus 
gaies  de  nos  conteurs.  Les  Nymphes  ou  Xaiades  qui  au  fond  des  eaux,  dans 
leurs  palais  de  cristal,  charmaient  d'éternels  loisirs  en  racontant,  comme 
Clymène.  les  petits  scandales  de  l'Olympe,  ressemblaient  fort  aux  interlocu- 
teurs du  Dccamtron  ou  des  Cent  Nouvelles  nouvelles  : 

Aque  Chno  densosDivum  numerabat  amores. 

ViRG.,  Géorg.,  IV,  347. 

Un  Grec,  du  ii''  siècle  avant  notre  ère,  Aristide  de  xMilet,  avait  composé 
k  l'imitation  des  Orientaux,  un  recueil  de  contes  licencieux,  les  Fables 
milésiennes,  qu'on  traduisit  en  latin  au  temps  de  Sylla  et  qui  eurent  un 
prodigieux  succès.  Dans  la  préface  de  l'Ane  d'or,  Apulée,  deux  siècles 
après  notre  ère,  voulant  amorcer  le  lecteur,  déclare  qu'il  va  écrire  des 
contes  à  la  milésinque. 


4  LA    POÉSIE   SATIRIQUE. 

française  a-t-elle  pris  la  matière  de  ces  piquants  récils? 
Elle  l'a  puisée  à  des  sources  fort  diverses  :  en  elle-même, 
d'abord,  dans  sa  fécondité  inventive,  puis,  dans  les  inven- 
tions d' autrui,  dans  la  société  et  dans  les  livres.  La  Bible, 
la  littérature  sacrée,  les  poêles  et  les  historiens  anciens,  quel- 
ques épisodes  des  chansons  de  gestes  et  des  romans  d'aven- 
tures, certains  recueils  de  narrations  orientales,  importées 
en  occident  et  traduits  de  l'hébreu  ou  de  l'aralje  en  latin, 
ont  fourni  beaucoup  de  sujets  à  nos  conteurs*;  mais  les 
mille  incidents  de  la  vie  sociale  et  l'observation  des  mœurs 
contemporaines  les  ont  plus  souvent  et  plus  heureusement 
inspirés. 

La  plupart  de  ces  petits  drames,  où  agissent  et  parlent  les 
Iwurgeois  et  les  vilains,  sont  le  produit  du  sol  de  la  France  ;  on 
y  reconnaît  aussitôt  la  physionomie  du  pays.  Quand  ils  ont  fait 
le  tom'  de  l'Europe,  comme  nos  grands  poëmes  de  chevalerie, 
quand  on  les  a  reproduits  en  prose  dans  les  langues  étran- 
gères, les  imitateurs,  même  les  imitateurs  italiens,  n'ont  pas 
toujours  surpassé  le  naturel,  l'abondance,  la  facihté,  l'en- 
jouement, l'esprit  vif  et  libre  qui  sont  les  qualités  originales 
d'une  poésie  éminemment  française.  Les  fabliaux,  en  géné- 
ral, sont  composés  sur  le  même  rhythme,  en  vers  de  huit  syl- 
labes; ils  comptent  plusieurs  centaines  de  vers.-  Ce  vers 
octosyllabique,  à  rimes  plates,  qui  fut  nommé  longtemps  le 
vers  Ijurlesque,  comme  le  vers  de  dix  ou  de  douze  syllaljes 


1.  Ils  doivent  ii  Pétrone  la  Matrone  d'EpItàe;  à  Apulée,  le  conte  ilu  Cnvier; 
à  Ovide,  le  sujet  de  Narcisse,  ceM  de  l'tjrame  et  TImbc.  Ils  ont  emprunté 
à  l'ancien  recueil  des  Vies  des  Pères  {'Ermite  et  le  duc  Malaquin,  le  Larron 
qui  se  recommande  à  Notre-Dame,  etc.  —  Les  principaux  recueils  oiientaux 
importés  en  Europe  par  les  Juifs,  les  Sarrasins  d'Espagne  et  les  Croisés 
sont  :  Calila  et  Dimna  ou  le  livre  de  Bidpaï,  d'origine  indienne,  traduit  de 
l'hébreu  en  grec  au  xi"  siècle,  puis  en  arabe,  en  latin,  en  espagnol;  le 
roman  de  Sendabad,  Vllistoire  des  sept  Sarjcs,  de  même  provenance,  traduit 
du  syriaque  en  grec  sous  le  litre  ûeSyntipas,  puis  imité  en  latin  et  en  fran- 
çais à  la  fin  du  xii»  siècle  sous  le  titre  de  Dolopathos.  D'autres  collections 
latines  formées  un  peu  plus  tard,  comme  les  Gesta  Romanorum,  les  His- 
torié latinx  ont  pu  faire  connaître  en  France,  du  xi"  siècle  au  xiv«  siècle, 
les  contes  de  l'Orient.  —  Histoire  littéraire,  t.  \XilI,  p.  7i)-79. 


LES    FABLIAUX.  b 

était  le  vers  héroïque,  nous  paraît  monotone  aujourd'lmi; 
injiis  il  était  animé  par  la  récitation  dramatique  des  jon- 
gleurs, et  il  faut  qu'il  ail  eu  quelque  attrait  pour  l'oreille  de 
nos  pères,  puisque,  déjà  employé  dans  les  poëmes  de  la 
laùle  ronde  et  dans  beaucoup  d'autres  poëmes  d'aventures, 
adopté  aussi  fort  souvent  par  les  imitateurs  allemands  et  an- 
glais des  trouvères  conteurs,  nous  le  voyons  transmis  de 
poëte  en  poëtc,  comme  un  apanage  de  la  littérature  légère, 
jusqu'au  xvii"  siècle,  où  il  se  retrouve,  après  cinq  cents  ans 
de  popiûarité,  dans  les  bouffonneries  de  Scarron,  dans  un 
grand  nondjre  de  mazarin;ules,  et  dans  quelques  poésies  de 
la  Fontaine  ' . 

Le  premier  caractère,  le  trait  le  plus  frappant  de  la  poésie 
satirique  primitive  qui  a  pris  la  forme  de  contes  et  de  récits, 
est  de  s'attaquer  h  toutes  les  conditions  sociales  et  de  n'épar- 
gner aucune  classe,  si  puissante  qu'elle  soit.  Elle  nous  présente 
un  tableau  fidèle  et  complet  des  mœurs  du  temps.  Nous 
pouvons  donc  distinguer  en  plusieurs  classes  ces  poëmes  eux- 
mêmes,  selon  la  nature  particulière  des  sujets  qu'ils  traitent 
et  des  ridicules  dont  ils  font  la  peinture  :  nous  aurons  ainsi  les 
fabliaux  qui  s'occupent  du  clergé,  ceux  qui  mettent  en  scène 
des  personnages  nobles,  ceux  enfin,  et  ce  sont  les  plus  nom- 
breux, qui  se  moquent  des  bourgeois  et  des  vilains.  Nous 
allons  parcourir  successivement,  ces  contes  à  la  main,  tous 
les  rangs  de  la  société. 

Les  fabliaux  où  le  clergé  paraît  sont  de  deux  sortes  :  les 
uns,  sans  intention  méchante,  développent  de  pieuses  histoires 
entremêlées  d'incidents  fort  libres;  ce  sont  les  Contes  dévots; 
les  autres  font  la  satire  des  mœurs  ecclésiastiques.  Les  contes 
dévots  ont  commencé,  dès  les  premiers  siècles  du  christia- 
nisme, par  ces  ouvrages  apocryphes  qu'on  écrivait  pour  l'amu- 
sement et  pour  l'édification  des  fidèles  :  le  Pasteur  d'Hermas, 
gracieuse  alliance  du  génie  grec  et  de  l'inspiration  orientale, 
Y  Itinéraire  ou  le  voyage  de  saint  Pierre,  les  Ti^aditions  orales 

1.  Uùloire  liHérain,  i.WlW,  p.  80. 


t'  LA   POÉSIE    SATlRiOUE. 

(les  temps  apostoliques  recueillies  par  Hégésippe  et  Papias, 
les  NaiTations  d'Aristée,  d'Abdias,  les  Actes  de  saint  Paul  et 
et  de  sainte  Thècle,  les  Aventures  de  Barlaam  et  de  Josaphat, 
les  légendes  douteuses  de  saints  et  de  martyrs  non  reconnus 
par  l'Eglise  sont  des  contes  dévots  * . 

On  peut  y  joindre  quelques  poésies  dont  les  auteurs  appel- 
lent au  secours  de  la  prédication  chrétienne  les  Visions,  les 
Songes,  les  Voyages  dans  l'autre  monde;  classe  abondante  et 
variée  à  laquelle  appartiennent  la  Voie  de  Paradis  par  Rute- 
beuf,  la  Cour  de  Paradis,  le  Verger  de  Paradis,  le  Songe  et 
le  Salut  d'Enfer  par  Raoul  de  Houdenc,  le  Mariage  des  Filles 
du  Diable  par  un  trouvère  anonyme-.  Un  auteur  fécond  de 
ces  romans  de  spiritualité,  souvent  blâmés  pour  leurs  men- 
songes, souvent  absous  ou  du  moins  excusés  par  riionncteté 
de  l'intention,  est  le  prieur  de  Saint-Médard  de  Soissons, 
Gautier  de  Coinsy,  qui  rima  soixante-quinze  Myracles  de 
Nostre-Dame,  un  poëme  sur  Madame  sainte  Léoeade,  et  le 
roman  de  la  chaste  Empereris  '  :  le  tlié-àtre,  nous  l'avons  dit 


1.  Hermas,  chrétien  du  premier  siècle,  était,  dit-on,  l'un  des  anciens 
disciples  de  saint  Paul.  Il  existe  une  version  latine  du  Pasteur;  le  texte 
grec  s'est  perdu.  —  Hégésippe,  le  plus  ancien  des  historiens  de  l'Eglise, 
vécut  au  ii«  siècle;  Papias,  disciple  de  saint  Jean  rÉvangéliste,  mourut 
en  136.  —  Les  ouvrages  apocryjjhes  dont  nous  donnons  ici  les  titres  sont 
réunis  dans  le  Codex  apocryphua  Novi  Teslamenti  puhlié  par  Fabricius  (1719- 
1743.)  Voir  aussi  un  mémoire  de  M.  de  Burigny,  sur  les  apocryphes,  dans  le 
tome  XXVII  de  l'Académie  des  Inscriptions,  etc.  Nous  avons  analysé  la 
jdupart  de  ces  mêmes  ouvrages  dans  notre  Etude  sur  Scncque  et  suint  Faut, 
3eédit.,p.  414-420  (1872). 

2.  Histoire  littéraire,  t.  XXIII,  p.  117-118.  —  Sur  Raoul  de  Houdenc, 
trouvère  des  commencements  du  xiii'-  siècle,  et  sur  ses  œuvres,  voirffis- 
toire  littéraire,  t.  XVI,  p.  214-227;  t.  XVIH,  p.  786-7%;  t.  XXH,  p.  868-870, 
et  la  publication  de  M.  Miciielant  (Stuttgart,  1869).  —  M.  Marins  Sepet  a 
publié  en  1876  (Journal  VVnion,  28  août),  une  étude  neuve  et  savante  sui' 
les  Visions  épiques  et  les  Songes  pieux  qui  abondent  dans  notre  plus 
ancienne  littérature  et  qui  n'ont  certes  pas  échappé  ii  l'auteur  de  la  Divine 
Comédie.  La  vision  poétique  passa  de  France  en  Italie  où  elle  trouva  le 
génie  qui  devait  la  lixer  en  un  poëme  immortel. 

3.  Gautier  de  Coinsy,  né  en  1177  à  Amiens,  mourut  en  1236.  Il  fut  suc- 
cessivement moine  dans  l'abbaye  de  Saint-Médard  de  Soissons,  prieur  de 
Vic-sur-Aude,  et  prieur  de  saint  Médard.  — L'Histoire  littéraire  a  analysé 
ses  ouvrages,  t.  XIX,  p.  839-857,  et  t.  XXHI,  p.  119. 


LES    FABLIAUX.  7 

ailleurs,  a  largement  puisé,  au  xiv"  et  au  w"  siècles,  dans  les 
inventions  bizarres  de  cet  infatigable  rimeur*.  On  peut  ap- 
pliquer à  la  plupart  des  contes  dévots,  imaginés  par  la  fer- 
veur indiscrète  et  trop  peu  scrupuleuse  du  moyen  âge,  cette 
maxime  célèbre  :  la  lin  justifie  les  moyens.  Dans  le  but  de 
prouver  la  toute-puissance  de  la  Vierge  ou  des  anges  ou  de 
(juclque  saint,  ils  nous  donnent  en  spectacle  les  plus  effrontés 
pécheurs,  et  quand  ceux-ci  sont  tout  noirs  de  crimes,  un  seul 
acte  de  dévotion  fait  h  propos  efface  la  souillure.  Sur  un 
signe  de  l'intercesseur  dont  1(^  crédit  est  invoqué,  le  ciel 
s'ouvre  et  reçoit  ces  âmes  criminelles  subitement  justifiées 
et  transfigurées.  Une  péripétie,  toujours  la  même,  précipite 
un  invariable  dénoûment.  Le  récit  conduit  tout  le  monde  en 
paradis  ;  mais  avant  le  coup  final  de  la  grâce,  avant  cette 
miraculeuse  conversion  qui  nous  mène  au  terme  inespéré,  les 
personnages  et  les  lecteurs  du  poëme  ont  longuement  par- 
couru le  droit  chemin  de  l'enfer.  De  là  un  mélange  équivoque 
de  grossièretés  licencieuses  et  d'effusions  dévotes,  une  cré- 
dulité puérile  entée  sur  une  imagination  cynique,  une  révol- 
tante promiscuité  des  choses  les  plus  saintes  avec  ce  qu'on 
peut  inventer  et  concevoir  de  plus  profane. 

C'est  à  peine  si  nous  oserons  caractériser,  par  ses  traits  les 
moins  scandaleux,  l'aberration  naïve  de  cette  poésie  aussi 
extravagante  que  bien  intentionnée.  Un  voleur,  chaque  fois 
qu'il  détroussait  et  tuait  les  gens,  faisait  une  prière  à  la 
Vierge  :  il  est  enfin  pris  et  pendu  ;  la  Vierge,  reconnaissante 
de  ce  culte  fidèle,  soutient  de  ses  mains  le  larron  au  gibet 
pendant  deux  jours  et  deux  nuits  et  lui  sauve  la  vie-.  Une 
sacristine,  dévote  à  la  Vierge,  est  enlevée  et  séduite  ;  la 
Vierge,  pendant  dix  ans,  prend  sa  place  h  la  sacristie  et  rem- 


1.  T.  I",  p.  457-458. 

2.  Méon,  Fabliaux  eî  Contes  des  poètes  français,  du  xii"  au  xV  siècles  (publiés 
par  Barbazan  en  1756),  4  vol.  Paris  1808.  —  Nouveau  recueil,  1823.  — 
t.  II,  p.  443-446.  —  Le  Grand  d'Aussy,  Fabliaux  ou  contes  du  xii»  et  du 
xiii»  siècles,  traduits  (en  prose)  ou  extraits  des  manuscrits,  4  vol.  1779- 
1781,  t.  IV,  p.  1. 


8  LA   POESIE   SATIRIQUE. 

plit  son  oflîce  jusqu'au  jour  où  la  pécheresse  repentante  vient 
pleurer  sa  faute  et  l'expier*.  Une  femme  ayant  commis  un 
inceste  va  demander  l'absolution  au  pape  ;  celui-ci  lui  impose 
pour  pénitence  de  vivre  pendant  sept  ans  enveloppée  et  cousue 
dans  une  peau  de  bœuf  et  d'abandonner  tout  son  bien  aux 
pauvres.  Au  terme  fixé,  elle  meurt  comme  une  sainte,  et  les 
anges,  qui  portent  son  âme  en  paradis,  chantent  glorieusement 
Te  Deum  laudamiis^.  Nous  n'insisterons  pas;  analyser  ici  de 
pareils  contes,  ce  serait  imiter  le  mauvais  goût  de  ceux  qui 
lèsent  inventés^. 

Nous  toucherons  avec  la  môme  réserve  aux  fabliaux  qui 
médisent  des  prélats,  des  curés  et  des  moines  :  les  satires 
contre  le  clergé,  au  moyen- âge,  sont  presque  aussi  nombreu- 
ses en  langue  vulgaire  qu'en  langue  latine,  et  elles  se  compo- 
sent le  plus  souvent  des  mêmes  lieux  communs  '* .  Si  accoutumé 
qu'on  soit  à  la  hardiesse  des  trouvères,  à  la  licence  de  leur 
langage,  on  a  peine  h  comprendre  que  dans  ces  âges  de  foi 
leur  verve  téméraire  ait  si  peu  respecté  la  robe  et  le  caractère 
du  prêtre  ;  mais  c'est  précisément  l'universelle  sincérité  des 
croyances  et  la  profonde  sécurité  de  la  foi  religieuse  qui,  en 
diminuant  le  danger  de  l'attaque,  rendaient  possible  cette  au- 

1.  Méon,  t.  H,  p.  154-172. 

2.  Jubinal,  Nouveau  recueil  de  contes,  dits,  fabliaux,  2  vol.  1839-1842, 
t.  I,  p.  42-72. 

3.  On  peut  consulter,  pour  de  plus  amples  informations,  outre  les  Recueils 
de  Méon,  de  Le  Grand  d'Aussy,  et  de  Jubinal,  le  t.  XXIIl  de  VHistoire 
littéraire,  p.  116-133.  Il  est  inutile  de  recommencer  l'étude  si  complète  que 
M.  J.V.  le  Clerc  a  faite  de  ces  fabliaux  dans  les  pages  cpie  nous  indiquons. 
Bornons-nous  à  signaler  quelques  titres  :  le  Bit  de  la  Borjoise  de  Narbonnc 
(Jubinal,  t.  I,  p.  32);  le  Sénateur  de  Rome,  (Méon,  t.  II,  394)  ;  le  Dit  du 
chevalier  et  de  l'Escuyer  (Jubinal,  t.  1, 118);  le  Bit  du  Povre  chevalier  (Jubinal, 
t.  I,  138);  d'un  Chevalier  qui  umoit  une  Bame,  (Méon,  t.  I,  347);  du  Jeu  de 
/tpz  (Jubinal,  t.  Il,  229);  de  l'Abeesse  que  H  Beubles  emprainfjna  (Méon,  t.  II, 
314);  Bu  chevalier  qui  ooit  la  7Hes,sc  (Méon ,  t.  I,  82);  de  Martin  Hapart 
(Jubinal,  t.  Il,  204);  de  l'Ermite  qui  s'accompaigna  à  l'ange  (Meon,  t.  II, 
314);  de  l'Ermite  que  la  femme  voulait  tenter  (Le  Grand  d'Aussy,  t.  IV,  38); 
le  l'revosl  d'Aquilée  (Le  Grand  d'Aussy,  t.  IV,  p.  87. 

4.  Ces  attaques  banales  sont  presque  toutes  rassemblées  dans  une 
invective  qui  a  pour  inscription  :  Ci  commance  des  Ckrs.  —  Ms.  de  Berne 
354,  fol.  57.  —  Anecd.  litlér.,  p.  66. 


Lt:S    FABLIAUX.  9 

daco  et  pcrmottaiciil  de  la  lolérci'.  On  savait  que  ces  critiques 
frappaient  uniquement  suc  l'inévitable  alliage  d'imperfections 
et  de  souillures  que  la  faible  bumanité  porte  avec  soi  dans 
l'exercice  des  plus  augustes  fonctions  et  conmiuni(pie  aux 
choses  les  plus  saintes  ;  la  majesté  de  l'Église  elle-même 
demeurait  inviolable,  et  il  ne  venait  à  l'esprit  de  personne  de 
croire  que  la  religion  pùtètrt^  atteinte  et  blessée  à  travers  ses 
ministres.  Que  reprochent  donc  nos  malins  rimeurs  au  clergé 
de  leur  temps?  Les  plus  modérés  plaisantent  sur  sa  gourman- 
dise et  sa  mollesse  ;  en  général,  on  l'accuse  de  ne  respecter 
ni  les  commandements  de  Dieu  ni  ceux  de  l'Église.  Fait  digne. 
de  remarque  :  le  haut  clergé,  dans  nos  fabliaux  du  xni"  siècle, 
est  presque  toujours  épargné  ' .  Serait-ce  l'effet  de  la  crainte 
salutaire  qu'inspiraient  aux  rimeurs  les  prisons  de  la  juridic- 
tion épiscopale  où  plus  d'un  poëte  a  jeûné  et  pàti?  Nous 
aimons  mieux  croire  que  si  l'on  ne  raillait  pas  les  hauts  pré- 
lats contemporains  de  saint  Louis,  c'est  parce  qu'on  les 
admirait  :  il  était  difficile  que  la  plaisanterie,  même  la  plus 
téméraire,  parvint  cà  rabaisser  au  rang  de  personnages  comi- 
ques des  hommes  tels  que  Pierre  de  Corbeil,  archevêque  de 
Sens,  Eudes  Rigaud,  archevêque  de  Rouen,  Maurice  de  Sulli 
et  Guillaume  d'Auvergne,  évêques  de  Paris,  Guillaume 
Duranti,  évêque  de  Mende^;  leur  gloire  protégeait  le  corps 
entier  de  l'épiscopat,  si  respectable  et  si  éclairé,  contre  les 
saillies  indiscrètes  de  la  satire. 

Une  même  raison  nous  explique  pourquoi  les  moines,  qui 
plus  tard  ont  été  fort  maltraités,  occupent  si  peu  de  place  dans 
les  moqueries  de  nos  anciens  conteurs '.  Les  communautés  les 

1.  Nous  avons  bien  un  conte  manuscrit  où  un  évèque,  qui  punissait  dans 
ses  prêtres  tous  les  pécliés  qu'il  connnettait  lui-même,  est  pris  un  jour  en 
flagrant  délit  par  un  curé  qu'il  a  interdit;  mais  c'est  là  une  exception.  — 
Ms.  (le  Berne  354,  fol.  88.  Vllistoire  littéraire  donne  l'analyse  de  ce 
fabliau.  T.  XXIII,  p.  135-136. 

2.  Sur  ces  noms,  consulter  Vllii^toire  littéraire,  t.  XVII,  p.  223-228;  t.  XXI, 
p.  Ct6-f)30;  t.  XVIII,  p.  357-385;  t.  XX,  p.  411-497,  etnotre  cbapitre  sur 
la  Chaire  au  xiii*  siècle,  un  peu  plus  loin,  dans  ce  même  volume. 

3.  Les  fabliaux  où  l'on  se  moque  des  moines  sont  :  le  Bit  de  Coquaigne, 
description  des  béatitudes  de  l'état  monacal;  le  Dit  des  deux  chevaux,  et  le 


10  LA    l'OÉSlE    SATIRIQUE. 

plus  puissantes,  les  plus  populaires,  avaient  au  xiii"^  siècle 
l'ardeur  féconde  de  la  jeunesse  et  le  prestige  de  la  nouveauté  ; 
elles  produisaient  en  abondance  des  vertus  et  des  talents; 
l'arme  de  l'inquisition,  confiée  aux  dominicains,  suffisait, 
d'ailleurs,  à  tenir  à  distance  les  mauvais  plaisants.  On  ne  rit 
pas  volontiers  quand  on  risque  d'être  brûlé  pour  un  ]jon  mot. 
Dans  les  siècles  suivants,  les  ordres  religieux  affaiblis,  discré- 
dités, envahis  par  les  abus,  ont  donné  prise  à  la  malignité 
publique  ;  ils  sont  devenus  alors  une  proie  facile,  et  la  satire 
s'est  ruée  sur  leur  décadence. 

Du  côté  du  clergé  sécidier  la  matière,  paraît-il,  était  dès 
lors  plus  riche,  ou  le  risque  était  moindre  pour  les  gens  d'es- 
prit; c'est  par  Là  que  la  raillerie,  contrainte  ailleurs,  a  fait 
ses  ravages  et  pris  ses  dédommagements.  Elle  a  choisi  les 
héros  de  ses  récits  badins  pai'uii  les  simples  clercs,  les  pau- 
vres curés  ou  ((  provoires,  »  dans  le  tiers  état  du  royaume 
ecclésiastique.  Tout  ce  monde  du  clergé  inférieur  qui  vivait 
dispersé,  isolé  au  milieu  du  peuple  et  sous  son  regard,  qui 
n'avait  ni  l'éclat  de  la  richesse  pour  imposer,  ni  l'appui  des 
grandes  communautés  pour  se  soutenir,  ni  les  armes  du  pou- 
voir pour  effrayer,  était  l'objet  préféré,  le  point  de  mire  des 
observations  malveillantes.  On  médisait  de  lui  sans  scrupules 
comme  sans  réserve,  parce  qu'on  savait  bien  qu'on  pouvait 
oser  beaucoup  contre  lui  avec  impunité*.  Ajoutons,  pour 
finir,  une  réflexion.  La  gravité  de  ces  scandaleuses  fictions  se 
trouvait  singulièrement  diminuée  par  le  caractère  même  de 


Bit  du  sacristain,  assez  insigniïiant  l'un  et  l'autre;  le  fabliau  de  la  Vessie  du 
prêtre,  dirigé  contre  l'avidité  des  couvents  et  contre  leur  ardeur  à  poursuivre 
les  héritages.  —  Méon,  t.  I,  p.  80-90,  ai8-337;  t.  II,  p.  232,  154-172, 
314-330;  t.  III,  p.  197-204;  t.  IV,  p.  175-181.  —  Histoire  littéraire, 
f.  XXIII,  p.  149-159. 

1.  Quelques-unes  de  ces  histoires  sont  simplement  gaies;  par  exemple  : 
le  Vrovoire  qui  menja  les  mures;  le  Provost  à  l'aunmsse;  du  Vrestre  qui  dist 
la  Passion;  le  Prestre  et  les  deux  ribaus;  les  Trois  aveugles  de  Compiengne; 
(Méon,  t.  I,  p.  95-99;  t.  Il,  p.  442-444;  t.  III,  p.  186-190,  398-408;  Le 
(Irand  d'Aussy,  t.  Il,  p.  272.)  —  Mais  il  en  est  d'autres  qu'il  est  im|iossib!e 
d'analyser  :  du  Prestre  qu'on  porte;  du  Bouchier  d'Abbeville;  de  Gombert  et 
des  deux  Clercs;  du  Prestre  et  de  la  Dame;   le  Fabel  d'Aloul;  le  Dit  des 


LliS   FABLIAUX.  11 

conx  qui  les  inventaient  ou  les  propageaient  :  les  jongleurs 
anilnilants,  colporteurs  ordinaires  de  ces  facéties,  gens  sans 
aveu  pour  la  plupart  et  méprisés,  ne  pouvaient  certes  donner 
aucune  autorité  à  ce  qu'ils  (h'bi (aient.  Cette  poésie  comique  et 
satirique,  contenue  dans  leur  répertoire,  était  traitée  comme 
une  bouffonnerie  sans  conséquence,  et  il  s'en  fallait  qu'elle  eût 
la  force  d'expansion  du  livre  imprimé  ou  la  puissance  imper- 
sonnelle et  collecti^■e  du  j(turn;il  moderne. 

Protégés  par  les  seigneurs  et  vivant  de  leurs  libéra- 
lités, les  trouvères  ont  dû  ménager  des  patrons  si  nécessaires 
et  si  redoutables.  Il  y  a  bien  quelques  fabliaux,  comme  le  Dit 
dwpovre mercier  et  celui  du  Chevalier  au  barizel^,  qui  plai- 
santent sur  les  bizarres  caprices  d'un  baron  haut  justicier  et 
sur  les  mésaventures  d'un  chevalier  déloyal  et  félon  ;  mais  la 
satire  évite  de  s'égayer  aux  dépens  des  nobles,  elle  n'ose 
presque  jamais  toucher  aux  rois  et  aux  princes;  souvent 
môme,  comme  dans  le  conte  de  la  Vieille  qui  oint  lapalme  au 
chevalier^,  elle  réserve  les  beaux  rôles  aux  puissants  de  ce 
monde.  Le  franc  parler  n'exclut  pas  la  prudence.  Elle  ne  prend 
un  peu  de  liberté  que  dans  ces  badinages  où  elle  est  sûre  que 
les  pouvoirs  les  plus  ondu'ageux  entendent  raillerie;  elle 
médit  volontiers  des  galanteries  illustres  et  narre  avec  com- 
plaisance les  infidélités  des  grandes  dames.  C'est  Là  une 
matière  licite,  autorisée  par  l'exemple  des  trouvères  héroïques 
et  lyriques;  nos  conteurs  ont  su  varier  et  rajeunir  ce  lieu 
commun  en  l'enrichissant  d'assez  agréables  inventions.  Nous 
trouvons  dans  le  Dit  de  Bérenger  un  Georges  Dandin,  et  un 


Perdriz;  le  Povre  Clercs;  le  Dit  de  Connebert;  le  Frestre  cvacifié,elc.  (Méon, 
t.  I,  p.  104-123;  307-317;  165-169;  t.  111,  p.  181-196;  14-17;  238-244  ; 
326-357;  t.  IV,  p.  1-19;  181-187.)  —L'Histoire  littéraire  donne  quelques 
fragments  de  ces  fabliaux.  T.  XXIll,  p.  137-149. 

1.  Méon,  t.  m,  p.  17-25.  —  T.  1,  p.  208-242. 

2.  Méon,  t.  1,  p.  183-185.  —  Voir,  en  outre,  les  fabliaux  suivants  :  la 
Plantez  (Méon,  t.  I,  p.  338-342);  la  vieille  Truande  (Méon,  t.  III,  p.  153- 
160);  les  Trois  bossus  (Méon,  t.  III,  p.  245-254);  Estormi  (Méon,  t.  IV, 
p.  425-372);  le  conte  don  Sot.  (Bibl.  nationale,  Ms.  6988.)  —  Histoire  litté- 
raire,LWIU,  p.  159-167. 


12  LA    POÉSIE   SATIRIQUE. 

Clirysale  dans  la  Maie  Dame  '  :  le  chevalier  qui  se  déguise  en 
moine  pour  confesser  sa  femme  ^ ,  et  qui  se  repent  de  son  indis- 
crétion, a  mis  en  verve  tous  les  imitateurs  italiens,  Boccace, 
Bandello,  Malespini,  Doni,  les  Cent  Nouvelles  nouvelles  ',  et 
jusqu'cà  la  Fontaine;  n'est-ce  pas  aussi  une  heureuse  idée  que 
celle  de  ce  Court  niantel  ou  de  ce  Mantel  mautaillé  qui  s'al- 
longe ou  se  raccourcit  selon  la  vertu  de  la  dame  qui  le  revêt? 
On  est  parfois  choqué,  en  lisant  nos  vieux  poètes,  des  mœurs 
grossières  et  du  langage  vulgaire  qu'ils  donnent  aux  plus 
grands  seigneurs;  cela  est  surtout  sensible  dans  certains 
fabliaux,  tels  que  le  Vair  Palefroi,  le  Sentier  battu,  les  Jeux 
d'aventure'*^  dont  les  acteurs,  empruntés  au  monde  féodal, 
n'ont  de  noble  que  le  nom.  C'est  que  le  trouvère  et  le  jongleur 
satirique  ne  décrit  pas  toujours  fidèlement  le  monde  réel;  il 
rabaisse  à  dessein  ou  travestit  involontairement  ses  person- 
nages, il  les  peint  naïvement  d'après  lui-même  et  met  tous  les 
rangs  à  son  niveau. 

Aussi  est-il  entièrement  à  l'aise  et  sur  un  terrain  vraiment 
à  lui,  quand  il  conte  quelque  aventure  d'où  sort  tout  déconfit 
et  tout  penaud  un  bon  bourgeois  ou  un  vilain.  Là,  ni  crainte 
ni  respect  ne  l'arrêtent  ;  il  lâche  la  bride  cà  son  humeur  rail- 
leuse, à  ses  ressentiments  personnels,  aux  folles  imagina- 

1.  Méon,  t.  IV,  p.  287-295  et  363-386. 

2.  Méon,  t.  III,  p.  229-238. 

3.  Boccace,  l'auteur  du  Décaméron,  naquit  à  Paris  en  1313  et  mourut  à 
Florence  en  1373.  Bandello,  né  dans  le  Milanais  à  Castel-Nuovo  en  1480, 
fut  évèque  d'Agen  en  1330  et  mourut  en  France  eu  1561.  Il  a  laissé  un 
recueil  de  Nouvelles.  Doni,  Florentin,  né  en  1303,  mort  en  1374,  a  écrit  la 
Libraria,  la  Zucca,  les  Lettres  Italiennes,  etc.  Les  Ducento  Novelle  di  Celio 
Malespini  ont  été  imprimées  k  Venise  en  1609.  —  Quant  aux  Cent  Noiivelles 
nouvelles,  rédigées  par  Antoine  de  la  Salle,  de  1456  à  1460,  il  en  sera 
question  plus  loin. 

4.  Biblidllièque  Nationale,  Ms.  7218.  —  Le  Grand  d'Aussy,  t.  I,  p.  60.  — 
Citons  encore  :  le  Yarlet  aux  douze  femmes;  de  Guillaume  au  faucon;  les  Trois 
chevaliers  et  la  chemise;  la  Gageure;  le  Chevalier  à  la  robe  vermeille;  les 
Tresces;  le  Chevalier  à  la  Corbeille;  le  Revenant;  le  Dit  desAnelcs.  —  Méon, 
1. 1,  p.  91-103;  174-182;  t.  III,  p.  148-153;  272-282;  t.  IV,  p.  393-406;  407- 
427.  Jubinal,  t.  I,  p.  1-32.  —  Deux  de  ces  fabliaux  ont  été  publiés  séparé- 
ment par  M.  F.  Michel  en  1835  et  1850.  —  Histoire  littéraire,  t.  XXllI, 
p.  168-181. 


LES   FABLIAUX.  13 

lions  de  son  esprit  inventif.  Déjà  écliite,  dans  1rs  récits  du 
xiri"  siècle,  l'antipathie  instinctive  et  réciproque  du  poêle  et 
du  bourgeois;  l'opposition  des  deux  natures  s'y  prononce  avec 
vivacité  :  le  tromi're  insouciant,  homme  de  vie  dissipée,  tou- 
jours pauvre  parce  qu'il  est  prodigue,  déteste  ces  marchands, 
ces  hôteliers,  ces  prud'hommes,  âpres  an  gain  comme  à  la 
peine,  qui  aiment  mieux  être  avares  que  de  rester  pauvres,  et 
qui  ne  débourseraient  pas  une  maille  pour  payer  le  plus 
galant  couplet,  ou  le  conte  le  plus  spirituel.  L'a^arice  bour- 
geoise est  châtiée  par  ces  vers  mêmes  qu'elle  se  refuse  à 
récompenser. 

Dans  la  plupart  des  fabliaux,  le  bourgeois  est  représent('' 
sous  les  traits  du  mari  que  sa  femme  trompe  ou  opprime  : 
la  comédie  naissante  s'est  heureusement  inspirée  de  la 
verve  facile  qui  égaie  la  Bourgeoise  d'Orléans,  les  Braies 
du  cordelier,  Sire  Hain  et  darne  Anieuse,  le  Pré  tondu,  les 
Quatre  souhaits  saint  Martin,  la  Veuve  '  :  le  type  immortel  du 
mari  malheureux,  accommodé  par  nos  conteurs  au  goût  et 
aux  mœurs  du  moyen  âge,  a  passé  de  ces  ingénieux  récits  sur 
le  théâtre,  dès  qu'une  scène  française  et  populaire  s'est  élcA  ée. 
Un  autre  type  comique,  l'entremetteuse,  est  es(]uissé  dans 
les  fabliaux  de  Dame  Aiiberée  et  de  Boivin  de  Provins-;  le 
conte  iVFstula  nous  prouve  que  le  quiproquo  et  les  calem- 
bourgs  sont  des  jeux  d'esprit  qui  datent  de  loin'.  Nous  préfé- 

1.  Méon,  t.  I,  p.  289-292;  t.  III,  p.  161-180;  380-393:  t.  IV.  p.  387.— 
Le  Grand  d'Aussy,  t.  III,  p.  55.  V.  notre  premier  volume,  p.  528-536. 

2.  Jiibinal,  t.  I,  p.  199-122.  —  Bibliotk.  Nation.,  Ms.  7595.  —  Méon, 
t.  III,  357-359. 

3.  Méon,  t.  III,  p.  393-397.  —  Un  bourgeois  avait  un  chien  nommé  Estuln. 
L'ne  nuit,  il  entend  du  bruit  dans  son  courtil  on  jardin;  c'étaient  deux  vo- 
leurs qui  lui  prenaient  l'un  un  chou,  l'autre  un  mouton.  Il  envoie  son  fils  à 
la  découverte.  L'enfant  appelle  le  chien  :  Esttda!\]n  des  voleurscroyant  que 
son  compagnon  l'appelle,  répond  :  Oui,  j'y  suis.  EfTrayé  d'entendre  le  chien 
parler  (c'est  du  moins  ce  qu'il  croit),  l'enfant  conte  le  miracle  à  son  père 
qui  va  quérir  un  prêtre.  Celui-ci  vient  avec  l'étole  et  l'eau  bénite.  Pendant  ce 
temps  les  voleurs,  faisant  allusion  à  leur  capture,  se  disent  entre  eux  : 
«  Nous  allons  leur  couper  la  tête  »  (au  chou  et  au  mouton).  Le  prêtre  s'en- 
fuit en  laissant  accrochée  à  un  arbre  Tétole  que  les  voleurs  emportent  avec 
le  chou  et  le  mouton.  —  Ui»t.  littér.,  t.  XXIIl,  p.  185.  —  Une  imitation  de 


14  LA    POÉSIE   SATIRIQUE. 

rons  de  beaucoup  à  ces  inventions  vulgaires  ou  licencieuses  la 
Housse  partie,  ou  partagée,  qui  renferme  une  leçon  de  morale 
sous  une  forme  piquante  ^ .  Recueilli  et  plus  ou  moins  embelli 
par  les  prcklicateurs  et  les  moralistes,  ce  sujet  a  inspiré  trois 
poètes  modernes  :  le  jésuite,  auteur  de  Conaxa;  Piron,  dans 
les  Fils  ingrats,  Etienne,  dans  les  Deux  Gendres^. 

Les  vilains  n'ont  pas  toujours  un  rôle  sacrifié  dans  les 
fabliaux.  Nos  conteurs  les  traitent  de  deux  façons  Irès-diffé- 
rentes.  Tantôt  on  les  bafoue,  on  les  ravale  au-dessous  de  la 
brute  ;  on  flatte  un  auditoire  noble  en  les  outrageant.  Beau- 
coup de  récits,  comme  les  Vingt-trois  manières  de  vilains,  le 
Vilain  asnier,  le  Despit  au  Vilain,  sont  animés  contre  eux 
d'un  esprit  de  liaine  et  de  mépris  ^  ;  il  en  est  un  certain  nombre 
où  l'on  met  sur  leur  compte  les  liistoires  les  plus  ignobles, 
devant  lesquelles  ont  reculé  les  explorateurs  les  plus  détermi- 
nés et  les  plus  indulgents  des  facétieuses  inventions  du 
moyen  âge  * .  Mais  quelquefois  la  fable  est  en  leur  lionneur  ; 

ce  conte  se  trouve  dans  les  l}\ouvelles  de  la  reine  de  Navarre  (n»  34)  et  dans 
les  Œmrcsde  Paul-Louis  Courier,  p.  275,  édit.  de  1839. 

1.  Méon,  t.  IV,  p.  472-484.  —  Un  riche  bouriîeois  d'Âbbeville  a  marié 
son  fils  à  une  fille  noble,  à  une  demoiselle.  Il  commet  la  faute  de  leur  aban- 
donner tout  son  bien.  Les  deux  époux  le  laissent  mourir  de  faim  et  de  froid 
et  consentent  seulement  à  lui  céder  la  housse  de  leur  cheval  pour  se  cou- 
vrir en  hiver.  Ils  envoient  leur  enfant,  âgé  de  dix  ans,  la  chercher.  L'enfant 
la  coupe  en  deux  (de  là,  liousse  partie,  de  partiri,  partager)  et  dit  à  sou 
père:  «Je  garde  une  moitié  pour  vous.  Je  vous  la  donnerai  quand  je  serai 
grand.  »  Averti  par  cette  leçon,  le  fils  ingrat  se  jette  aux  pieds  du  vieillard 
et  expie  ses  torts.  —  V.  d'autres  fabliaux  :  l'Escureail,  la  Bourse  pleine  de 
sens,  la  Saineresse,  les  Deux  Chan'jeors  (Méon,  t.  111,  p.  38,  254,  451;  t.  IV, 
p.  187). 

2.  Les  Fils  ingrats,  ou  l'Ecole  des  pères,  sont  de  1728;  les  Deux  Gendres  ont 
été  joués  en  1811.  —  Conaxa  est  une  comédie  latine  faite  par  un  jésuite  de 
Rennes,  vers  la  fin  du  xvii"  siècle,  d'après  la  Discipline  de  Clergie,  où  le 
sujet  dont  il  s'agit  avait  trouvé  place. 

3.  Jnbinal,  t.  I,  p.  128.  —  Id.,  Jongleurs  et  Trouvères,  p.  107.  —  Edit. 
de  F.  Michel  (1833).—  Histoire  littéraire,  t.  XXIII,  p.  175.  «  Li  vilains  purs 
si  est  cil  ki  onkes  ne  mist  francise  en  son  cuer.  »  Délinition  du  vilain 
dans  le  fabliau  des  Yingt-trois  manières  de  vilains. 

4.  Les  trois  Meschines,  les  Souhaits  desvez.  Quatre  sottliaiz  Saint-Martin, 
le  Fèvre  de  Creil,  Gauteron  et  Marion,  Audigier,  tiichaut,  etc.  (Méon,  t.  I, 
p.  38;  t.  III,  p.  55,  439,  456,  466;  t.  IV,  p.  194,  197,  217,  386,  265.  — 
/'/.,  Nouveau  Rervcil,  t.  I,  p.  170,  286,  293.  —  Jubinal,  t.  I,  p.  199-317.) 


LES   FABLIAUX.  15 

lo  parallèk'  qui  s'y  établit  entre  eux  et  les  autres  classes 
tourne  à  leur  avantage.  Le  Vilain  Mire,  le  Dit  du  Buffet, 
Brunain  la  vache  au  prestige,  Constant  du  Ilarael,  le  Vilain 
qui  conquist  Paradis  par  plait,  nous  nionlreiU  l'Injinmc  du 
peuple  suppléant  ])ai'  l'adresse  ou  l'astuce  à  la  force  et  aux 
autres  garanties  qui  lui  manqui-nt,  prenant  ses  adversaires 
dans  le  piège  qu'ils  lui  tendent,  et  revendi({uant,  au  moins 
devant  Dieu  et  à  la  porte  du  ciel,  l'égalité*.  M(jlière  connais- 
sait-il le  fabliau  du  Vilain  Mire,  lorsqu'U  a  fait  le  Médecin 
magré  /«//-?  Rien  n'est  moins  probabh;;  mais  il  avait  lu  sans 
doute  l'une  des  nombreuses  imitations  de  l'ancien  récit  qui  se 
sont  répandues  dans  presque  toutes  les  littératures  de  l'Oc- 
cident'^. 

Nous  louchons  au  terme  de  ce  dénombrement  qui  est  à  la 
fois  une  revue  des  fabliaux  et  de  la  société  contemporaine  ; 
il  ne  nous  reste,  pour  finir,  qu'à  signaler  une  classe  de  récits 
sans  grande  importance  et  d'un  attrait  médiocre;  nous  vou- 
lons parler  de  ceux  dont  le  sujet  est  tiré  des  poètes  ou  des  his- 
toriens anciens;  par  exemple  :  Narcissus,  Pyrame  et  Thisbé, 
petits  poëmes  d'un  mdlier  de  vers  chacun,  et  le  Dit  d'Aris- 
tote  qui  en  compte  environ  six  cents*.  L'antiquité  y  est  tra- 
vestie comme  dans  les  poëmes  épiques,  les  romans  d'aventure 
et  les  Miracles  que  nous  avons  précédemment  analysés. 

Nos  fictions  satiriques  se  sont  répandues  en  Europe  aussi 
vite  et  aussi  loin  f|iie  les  inventions  de  nos  trouvères  épiques  ; 
la  poésie  française  primitive,  sous  ces  deux  formes  si  diffé- 


1.  3iéon,  t.  III,  p.  25,  2G4,  296;  t.  IV,  p.  114.  —  V.  en  outre  :  le  Meu- 
nier d'Arleux ;  le  Yilain  de  Bailleul;  De  la  Feme  qui  dist  quelle  rnorroit,  etc.;  les 
Troix  Dames  et  l'anel;  le  Pécheur  de  Pont-sur-Seine  ;  le  Dit  des  Chevaliers;  des 
Clercs  et  des  Vilains  ;  un  Enseignement  à  pre  udomme  ;  Barat  et  Haimet  ;  Brifaut  ; 
le  Yilain  de  Farbu;  le  Dit  de  la  Dent  ;  le  Preudome  qui  rescout  son  compère  de 
noier.  (Méon,  t,  IV,  p.  233.  —  Jubinal,  t.  I,  p.  312.  —  Le  Grand  d'Aussy, 
t.  II,  p.  413  ;  t.  III,  p.  122,  347.  —  biblioth.  nat.,  Ms.  7278  et  7593.) 

2.  Le  Vilain  Mire  ou  le  vilain  médecin.  C'est  le  même  sujet  au  fond  que 
celui  du  Médecin  malgré  lui. 

3.  Sur  ces  imitations  françaises,  latines,  espagnoles,  V.  Histoire  littéraire, 
t.  XXIII,  p.  197. 

4.  Méon,  t.  II,  p.  171;  t.  IV,  p.  143,  326. 


16  LA    POESIE    SATIRIQUE. 

rentes,  a  exercé  le  même  empire  et  oljtenii  le  même  succès. 
Plus  que  toute  autre  contrée  de  l'Occident,  Tltalie  ressentit  l'in- 
fluence de  l'imagination  doucement  ironique  de  nos  conteurs  ; 
le  caractère  lui  en  est  resté,  et  elle  a  dû  à  celte  imitation  un 
genre  littéraire  qui  est  devenu  pour  elle  un  titre  de  gloire.  Boc- 
cace  et  ses  disciples  ont  connu  nos  fabliaux;  leurs  Nouvelles 
sont,  pour  la  plupart,  un  écho  des  récits  inventés  en  France  au 
XIII''  siècle.  Une  aventure  contée  par  Guillaume,  clerc  de  Nor- 
mandie, dès  le  temps  de  Philippe-Auguste,  le  Prêtre  et  Alison, 
a  f(jurm  à  Boccace  son  Prévôt  de  Fiésole;  un  autre  nouvelle 
du  Bécameron  \ienl  du  fabliau  de  Gombert  et  les  deux  clercs; 
le  Psautier,  que  la  Fontaine  a  imité,  était  une  imitation  des 
Braies  du  Cordelier  et  d'un  épisode  du  Renart  contrefait,  ter- 
miné vers  l'an  13:20;  le  Poirier  enchanté,  dont  la  Fontaine 
encore  a  fait  honneur  aux  Italiens,  avait  été  emprunté  à  des 
fabliaux  latins  d'origine  française. 

On  pourrait  faire  bien  d'autres  rapprochements,  soit  avec 
le  Décanieron,  soit  avec  d'autres  Nouvelles  italiennes  ;  on  re- 
trouverait de  semblables  réminiscences  dans  les  Cento  Novelle 
antiche,  dans  Sachetti,  le  Pecorone,  Massuccio,  Sabadino, 
Bandello,  le  Lasca,Malespini,  Straparola,  Sansovini,  le  Pogge 
et  Arlotlo  ' .  L'Arioste  aussi  nous  doit  plusieurs  contes  que  lui 
a  repris  la  Fontaine  :  la  Coupe  enchantée,  dont  le  Mantel  mal 
taillé  est  la  pensée  primitive,  et  l'histoire  de  Joconde,  à  laquelle 


\.  Les  Cenio  Nûvelle  antiche,  recueil  anonyme,  composé  après  le  Bccamc- 
ron  et  sur  le  même  plan  ;  Pecorone,  Florentin  du  xiv»  siècle,  auteur  de  l^ou- 
velles  écrites  en  1378;  le  Lasca,  fondateur  de  l'Académie  délia  Crusca, 
publia  à  Florence  un  recueil  de  Nouvelles  en  1559;  le  Pogge,  né  en  1380, 
mort  en  1459,  auteur  des  Facetix,  qu'Antoine  de  la  Salle  imita  dans  les 
Ciiiit  Nouvelles  nouvelles;  le  curéArlolto,  Florentin,  né  en  1395,  mort  en  1483, 
publia  aussi,  mais  en  italien,  un  recueil  de  Facéties,  contes  et  bons  mots; 
Celio  Malespini,  autre  Florentin,  auteur  des  Bacento  novelle,  et  Sansovini, 
romain,  auteur  des  Cent  nouvelles,  vivaient  dans  la  seconde  moitié  du 
xvi<=  siècle;  Massuccio,  auteur  des  Cinquante  Nouvelles,  était  de  Salerne,  il 
vivait  encore  en  147G;  le  liolonaisSabodino,  mort  après  1506,  fit  aux  bains 
de  la  Porrelta  un  recueil  intitulé  Facetiarum  porctanarum  opus.  Straparole, 
mort  vers  1557,  a  publié,  dans  ses  l'iaceroli  XoHf-,  soixante-treize  contes  qui 
se  débitent  dans  la  société  de  Lucrèce  de  Gonzague  en  1524. 


LES    FABLIAUX.  il 

fait  allusion  un  de  nos  plus  anciens  manuscrits  de  jongleurs'. 

On  a  félicité  l'auteur  des  Contes  de  Canterbunj  d'avoir 
changé  heureusement  quelques  détails  des  nouvelles  qu'il 
prenait  à  Boccace  :  tout  le  uK-rite  de  Chaucer  est  d'avoir  fidè- 
lement transcrit  nos  anciens  fal)liauv  modifiés  par  l'auteur  ita- 
lien. La  même  remanpie  s'afjplique  à  Parnell,  et  aux  autres 
imitateurs  anglais,  Gower,  Lygdate,  Thomas  Chestre,qui  ont 
prouvé  qu'ils  savaient  estimer  nos  vieux  poètes  plutôt  que  les 
égaler-.  L'Allemagne,  qui  depuis  Wolfram  de  Eschenl)ach  a 
traduit  plusieurs  de  nos  grands  poëmes  chevaleresques',  s'est 
moins  facilement  accommodée  de  notre  poésie  moqueuse, 
trop  frivole  pour  sa  gravité.  Il  lui  a  suffi  d'en  recueillir  de 
vagues  souvenirs  dans  ses  facéties  latines  et  de  mettre  en 
distiques  quelques  fabliaux.  L'Espagne  aussi  en  conserve  à 
peine  des  traces  fugitives  dans  certains  épisodes  de  ses  ro- 
mans ;  elle  aime  mieux  imiter  le  merveilleux  des  contes  orien- 
taux ou  la  galanterie  héroïque  des  poëmes  de  la  Table  ronde 
que  la  malicieuse  bonhomie  de  nos  fictions  légères.  La 
Jinesse  de  l'esprit  gaulois  lui  répugne  ou  lui  échappe. 

En  France,  dès  qu'on  cesse  de  lire  dans  le  texte  original 
les  vieux  fabliaux,  on  les  traduit  en  prose;  ou  bien  encore, 
on  répète,  par  voie  de  transmission  orale,  un  grand  nombre 
des  histoires  qu'ils    ont   popularisées*.    Les  compilateurs 


1.  Arioste,  né  à  Reggio  en  1474.  mort  en  1553.  L'Orlaado  furioso  parut 
en  1316.  Histoire  littéraire,  t.  XXIII,  p.  81-83. 

2.  Chaucer,  né  à  Londres  en  1328,  mort  vers  1406.  Page  du  roi  Edouard  III, 
ami  du  duc  de  Lancastre,  fils  de  ce  roi,  il  fut  chargé  de  plusieurs  missions 
diplomatiques  en  Italie,  ce  qui  lui  permit  d'étudier  les  grands  écrivains  de  ce 
pays.  Gower,  né  en  1320,  mort  en  1402,  jurisconsulte  attaché  à  la  cour 
de  Richard  II  et  de  Henri  IV.  C'est  un  des  plus  anciens  poètes  anglais. 
Lygdate,  né  en  1380,  mort  en  1480,  était  hénédictin;  il  imita  Chaucer. 
Parnell,  l'auteur  du  poëme  de  l'Ermite,  naquit  à  Dublin,  en  1679  et  mourut 
en  1717.  Histoire  littéraire,  t.  XXIII,  p.  83-84. 

3.  Wolfram  de  Eschenbach,  minnesinger  du  xiii"  siècle,  né  dans  le  haut 
Palatinat,  vécut  à  la  cour  du  landgrave  de  Thuringe.  Ses  principaux  poëmes 
sont  le  Titurel  et  le  l'arcival,  histoire  mystique  des  gardiens  du  saint  Graal, 
d'après  nos  romans  du  cycle  d'Artus.  —  Sur  ce  cycle,  V.  notre  premier  vo- 
lume, p.  205-270. 

4.  Les  fabliaux,  sous  leur  forme  poétique,  ont  duré  deux  siècles  en 

2 


18  LA    POÉSIl::   SATIRIQUE. 

d'anecdotes  latines  à  l'usage  des  sermonnaires  joignent  sans 
scrupule  aux  légendes  les  plus  respectées  les  récits  des  jon- 
gleurs. Il  se  forme  ainsi  dans  la  mémoire  popidaire,  dans 
les  recueils  savants,  dans  les  compilations  en  français,  un 
vaste  répertoire  et  comme  un  trésor  de  traditions  satiriques 
sans  date  et  sans  nom  où  nos  conteurs  modernes  ont  libre- 
ment puisé.  C'est  là  que  les  ont  recueillies  tour  à  tour  les  fai- 
seurs de  contes  moraux,  comme  le  chevalier  de  la  Tour- 
Landry  %  les  auteurs  des  Cent  Nouvelles  nouvelles,  écrites  à 
Genappe  vers  1'ao6,  Marguerite  de  Navarre  dans  son  Hepta- 
meron,  Bonaventure  des  Périers,  Rabelais,  Guillaume 
Bouchet,  Noël  du  Fail,  l'auteur  des  Contes  d'Eutrapel, 
Béroalde  de  Yerville  dans  son  Moyen  de  parvenir,  et  le  sieur 
d'Ouville  qui  a  conservé  plusieurs  des  facéties  dont  son  frère 
Boisrobert  amusait  Richelieu^. 

Tandis  que  cette  masse  confuse,  anonyme  de  légendes  sa- 
tiriques, accrue  incessamment  et  diversifiée  par  les  imita- 
tions françaises  ou  étrangères,  se  transmettait  aux  générations 
nouvelles  comme  un  bien  sans  maître,  comme  une  succession 
en  déshérence,  les  véritables  inventeurs  étaient  profondément 
oubliés  et  l'on  ignorait  jusqu'à  l'existence  des  textes  primitifs. 
Le  seid  président  Fauchet  avait  lu  les  manuscrits,  comme  l'at- 

France.  Nous  n'en  possédons  aucun  qui  soit  avec  certitude  du  xiif"  siècle; 
tous  les  manuscrits  sont  du  xiii«  et  du  xive  siècle.  Au  xv^^  siècle,  il  n'y  a 
plus  de  fabliaux.  L'élément  comique  contenu  dans  ce  petit  poëme  a  passé 
dans  la  farce.  La  farce  a  remplacé  le  fabliau. 

1.  Le  livre  du  chevalier  de  la  Tour-Landry  j^our  l'enseignement  de  ses  filles. 
Anatole  de  Montaiglon,  1854.  Il  en  sera  question  plus  loin,  à  propos  des 
ouvraijes  didactiques  en  prose. 

2.  Marguerite  de  Navarre,  sn'ur  de  François  I^r,  née  en  1492,  morte  en 
1559,  lit,  à  l'imitation  de  Boccace,  VReptamcrony  qui  parut  après  sa  mort. 
On  a  de  son  valet  de  chambre,  Bonaventure  Despériers,  i\m  se  tua  en  1554, 
un  recueil  de  Contes  et  joyeux  Bevi^.  Guillaume  Bouchet  était  juge  et  consul 
des  marchands  à  F'oiliers;  ses  contes,  en  trois  parties,  sont  intitulés  Sérces. 
11  vécut  de  152(5  à  1606.  Noël  du  Fail,  conseiller  au  parlement  de  Rennes, 
publia  en  1548  des  Baliverncries  ou  contes  nouveaux  d'Eutrapel;  après  sa 
mort,  en  1586,  parurent  les  Contes  et  Discours  d'Eutrapel,  ouvrage  qui  difl'ère 
du  premier.  Béroaid  de  Verville,  philosophe  et  mathématicien,  mourut  vers 
1612.  —  Le  livre  du  sieur  d'Ouville,  les  Contes  aux  heures  perdues,  parut  ea 
164:5. 


LES    FABLIAUX.  19 

teste  son  livre  sur  les  Poètes  français  avant  l'an  1300*  ;  après 
lui,  Bord,  Ménage,  du  Cang'e,  (lalland,  Lanionnoye  consul- 
tèrent les  sources,  mais  leur  témoignage,  timide  et  mal 
assuré,  n'éclaira  personne  - .  Vers  le  milieu  du  siècle  dernier, 
M.  de  Caylus,  [)arcouraut  plusieurs  de  ces  contes  dans  un 
manuscrit  de  Saint-Gt'rmaiu  des  Prés,  fut  étonné  de  tant  de 
verve,  de  naturel,  d'élégance  même  ;  Barbazan  en  1756 
publia  une  soixantaine  de  fabliaux*;  Le  Grand  d'Aussy 
en  1779,  s'aidant  des  riches  éludes  amassées  par  Sainte- 
Palaye,  traduisit  nos  anciens  conteurs  dans  une  prose  facile, 
mais  tr(jp  peu  fidèle  à  leur  caractère  et  au  ton  de  leur  style. 
Imbert  et  Gudin  rimèrent  cette  prosaïque  version,  en  défigu- 
rant l'antique  naïveté  des  sujets  parles  périphrases  banales  de 
leur  fade  poésie*.  Les  travaux  de  notre  siècle  ont  été  plus  sé- 
rieux. En  1808  et  en  1823,  Méon  réimprima,  en  l'augmentant 
de  plusieurs  volumes,  le  recueil  de  Barbazan"'  ;  nous  devons 

1.  Recueil  de  l'origine  de  la  langue  et  poésie  franroiscs,  ryme  et  romans, 
1584. 

2.  Pierre  Borel,  né  en  1G20,  mort  en  1689.  Il  publia  en  1653  un  Trésor  des 
recherches  et  antiquités  gauloises  et  franroises.  —Ou  a  de  Ménage  les  Origines 
de  la  langue  françoise,  livre  publié  en  1630.  —  Du  Cange,  né  à  Amiens,  en 
1610,  mort  en  1688,  est  célèbre  par  son  Glossariurn  medicV  et  infinur  latini- 
tatis  et  par  son  édition  de  Joinville.  —  Galland,  né  en  1646,  mort  en  1713, 
a  traduit  de  l'arabe  les  ilille  et  l'ne  Nuits,  ainsi  que  les  Contes  ou  Fables  de 
liidpai  et  Lokman,  publiés  après  sa  mort.  —  Lanionnoye,  critique  et  philo- 
logue, auteur  de  Noéls  bourguignons  et  de  contes  qui  sont  pleins  d'esprit, 
naquit  à  Dijon  en  1641,  fut  reçu  à  l'Académie  française  en  1713  et  mourut 
en  1728. 

3.  Le  l'omte  de  Caylus,  célèbre  archéologue,  fils  de  la  marquise  de  Caylus 
dont  on  a  des  Souvenirs,  publia  en  sept  volumes  un  recueil  d'Anliquités 
égyptiennes,  étrusques,  grecques  et  gauloises.  Né  en  1692,  il  mourut  en  1763. 
11  fut  reçu  il  l'Académie  des  inscriptions  en  1742.  Barbazan,  savant  philo- 
logue, auteur  d'un  glossaire  qu'il  ne  voulut  pas  publier  et  de  manuscrits  qui 
sont  encore  à  la  Bibliothèque  de  l'Arsenal,  mourut  en  1770. 

4.  Le  Grand  d'.\ussy,  ancien  jésuite,  né  à  Amiens,  en  1737,  avait  pro- 
fessé la  rhétorique  à  Caen.  Après  la  dissolution  de  son  ordre,  il  se  livra  à 
des  recherches  philologiques  et  littéraires  avec  Sainte-Palaye.  —  Sur  ce 
dernier,  voir  notre  premier  volume,  p.  272.  Imbert,  né  en  1747,  mort  en 
1790.  On  a  de  lui  quelques  faibles  comédies,  un  volume  de  Fables  nouvelles 
(1773)  et  un  choix  de  fabliaux  (1788).  —  Paul  Gudin,  mort  en  1812,  publia 
en  1803  des  Recherches  sur  l'origine  des  contes'. 

5.  Méon,  né  en  1748,  était  conservateur  à  la  Bibliothèque  royale;  il 
mourut  en  1829. 


20         "  LA   POÉSIE   SATIRIQUE. 

d'autres  textes  du  môme  gem*e  à  MM.  Jul)inal,  Francisque 
Michel,  Robert,  Arthur  Dinaux,  Thomas  Wright,  Adelbert 
Keller^  Enfin,  après  tant  d'estimables  études,  après  tant  de 
publications  savantes  mais  incomplètes,  M.  Anatole  de  Mon- 
laiglon  vient  d'entreprendre  en  1872  cette  édition  collective^, 
rigoureusement  revue  sur  les  manuscrits,  correcte,  méthodi- 
([ue,  tju'appelait  de  ses  vœux  M.  J.-V.  le  Clerc,  dans  le  tome 
x\iii  de  Y  Histoire  littéraire,  en  1856. 


Autres  formes  légères  de  notre  ancienne  poésie  satirique  :  lubat»  et  dis- 
puti-^,  Bibk»,  Lufj^,  Tedmiunt^,  Batailk^,  l'arocUiS,  Ilf.srt'ci't',s  et  Futrasies. 
—  La  chanson  ou  satire  politique. — Nos  plus  anciens  poètes  satiriques  : 
Les  auteurs  des  Fabliaux.  —  Rutebeuf  et  ses  contemporains. 

La  poésie  des  fabliaux  n'est  pas  la  seule  forme  vive  et 
légère  que  la  satire  naissante  ait  inventée  et  inspirée  ;  une 
foule  d'autres  petits  poëmes,  animés  du  môme  souffle, 
marqués  du  môme  caractère,  mais  un  peu  différents  d'allure 
et  plus  ou  moins  affranchis  des  habitudes  du  genre  narratif, 
ont  exercé  l'imagination  des  trouvères  et  charmé  les  goûts 
moqueurs  du  moyen  âge  :  nous  devons  en  dire  un  mot  avant 

1.  Jongleurs  et  Trouvères,  par  Achille  Jubiiial,  1  vol.,  1S35.  —  Nouveau 
Recueil  de  contes,  dits  et  fabliaux,  par  le  même,  2  vol.,  1839-1842.  —  Le  Dit 
lie  la  gageure,  etc.,  par  F.  Michel,  1835.  —  Fabliaux  inédits,  par  Robert, 
1834,  1  vol. —  Trouvères,  Jongleurs  et  Ménestrels,  par  Arthur  Dinaiix,  3  vol., 
1837-1843.  —  Zwei  Fabliaux,  von  Adelbert  Relier,  1  vol.,  1840,  Stuttgart. 
—  A  sélection  of  latin  stories,  etc.,  by  Thomas  Wright,  1  vol.,  1842,  London. 

2.  Recueil  général  et  complet  des  fabliaux  des  xii<=  et  xiii«  siècles,  imprimés 
ou  inédits,  publiés  d'après  les  manuscrits,  '\S12.  Le  premier  volume,  qui  seul 
a  paru,  contient  vingt-neuf  fabliaux.  M.  de  Montaiglon  s'est  attaché  k  distin- 
guer et  séparer  les  vrais  fabliaux  des  autres  récits,  comme  les  Contes  dévots, 
les  Dits,  les  Débats  et  Disputes,  etc.,  qui  ne  sont  pas  des  fabliaux  proprement 
dits.  «  Le  fabliau,  dit-il  dans  sa  préface,  est  un  récit  comique  d'une  aven- 
ture réelle  ou  possible.  Tout  ce  qui  est  invraisemblable,  historique,  pieux, 
d'enseignement,  de  fantaisie  romanesque,  lyrique  ou  même  poétique,  n'est 
à  aucun  titre  un  fabliau.  Aussi  ce  recueil  ne  réimprimera  qu'un  tiers  ou  une 
moitié  des  précédents  recueils.  »  (P.  viii.)  —  Tel  est  le  caractère  de  cette 
nouvelle  édition. 


DITS,    DÉBATS    ET   DISPUTES.  21 

d'examiner  ces  vastes  compositions,  véritables  cycles  d'une 
inspiration  forte  et  durable  où  s'est  recueilli  et  condensé 
l'esprit  satirique,  jusque-là  disséminé  dans  mille  pièces 
fugitives. 

Nous  avons  déjtà  signalé,  sous  le  titre  général  de  Dits,  un 
petit  poëme,  libre  dans  ses  formes,  fait  à  l'occasion  de  tout 
objet  dont  on  prétendait  énumérer  les  qualités.  Les  plus 
anciens  Dits  n'offraient  sùu^  ent  que  des  nomenclatures  fort 
prosaïques  et  fort  sèches,  comme  ceux  des  Rues  de  Patois,  des 
Ci'is  de  Paris,  des  Moks tiers  de  Paris  ^  ;  mais  bientôt  on  y 
fit  entrer  la  critique  des  choses  et  des  personnes  qu'on  passait 
ainsi  en  revue.  Le  Dit  prit  dès  lors  un  caractère  satirique  et  le 
[)lus  souvent  devint  synonyme  de  fabliau.  Beaudouin  dt^ 
Condé,  qui  vivait  à  la  fin  du  xni''  siècle,  a  composé  un  grand 
nombre  de  Dits,  la  plupart  envers  équivoques,  c'est-à-dire  sui- 
des rimes  faites  avec  le  môme  mot  pris  dans  un  double  et 
triple  sens.  Ce  poëte  est  languissant  et  monotone  ;  rarement 
on  trouve  chez  lui  des  images  heureuses  et  quelques  traits 
piquants.  Ses  meilleures  compositions  sont  :  le  Dit  de  la  Voie 
de  lunes,  où  il  provoque  la  noblesse  à  une  nouvelle  croisade 
après  la  mort  de  saint  Louis  ;  le  Dit  du  bachelier,  dou  Baceller, 
sur  les  conditions  et  les  devoirs  delà  véritable  prud'homie; 
la  Voie  de  Paradis,  sujet  traité  déjà  par  Raoul  de  Houdenc  et 
par  Rulebeuf-  ;  le  Dit  de  Gentillece,  paraphrase  de  cette  idée 
li])érale  et  chrétienne  :  c'est  le  cœur  qui  fait  le  chevalier^. 


\.  Méou,  Fabliaux,  t.  II,  p.  237-307.  —  Hintoire  litlcrairc,  t.  XXlli, 
p.  266. 

2.  Histoire  liltcraire,  t.  XVIII,  p.  780-790;  —  t.  XX,  p.  721-781. 

3.  Nul  n'est  vilains  si  de  cuer  non  ; 
Nul  n'est  gentils  hom  ensement 
S'il  n'uevre  de  cuer  gentement. 

—  Voici  les  autres  Bits  attribués  à  Beaudouin  de  Condé  :  le  Dit  du  Garde- 
corps  (ancien  nom  de  la  blouse  ou  saie  jrauloise);  le  Félican;  Dits  d'amour, 
de  la  Rose,  du  Monde,  de  la  Mort,  du  Siècle,  de  la  Pomme  d'Adam,  de  l'Envie; 
Salut  Nvtre-Dame;  le  Dit  des  Hiraus  (hérauts  d'armes);  dou  l'reuz  avari- 
scienx;  dou  Dragon;  le  Manteau  d'honneur;  le  Preud'homme;  les  Trois  Mors 


22  LA    POÉSIE   SATIRIQUE. 

Pour  achever  de  connaître  la  variélé  des  sujets  qui  forment 
!a  matière  de  ce  petit  poëme  et  les  tons  fort  divers  du  style  tour 
à  tour  lyrique  et  narratif,  mais  toujours  diffus  et  négligé,  que 
nous  y  pouvons  observer,  qu'on  lise,  parmi  les  Dits  anonymes, 
celui  des  Quinze  Sù/nes,  liomélie  d'environ  trois  cents  vers 
où  la  lin  du  monde  est  annoncée  ;  le  DU  des  Mais,  oii  le  con- 
traste ordinaire  des  apparences  et  de  la  réalité  est  très-spiri- 
tuellement indiqué  ;  le  Di(  des  Patenostres,  qui  passe  en  revue 
les  imperfections  de  l'espèce  humaine'.  Rutebeuf  contempo- 
rain de  Beaudouin  de  Condé,  est  auteur  d'un  certain  nombre 
de  Dits  supérieurs  à  tout  ce  que  nous  avons  cité.  Les  uns, 
comme  la  Vie  du  monde,  les  Plaies  du  monde,  Y  Estât  du 
monde,  la  Chanson  des  Ordres,  le  Dit  des  Béguines,  sont  une 
satire  amère  et  cuisante  de  la  société  en  général,  de  l'Eglise 
surtout,  et  de  certains  ordres  religieux  en  particulier;  les 
autres  sont  des  pièces  de  circonstance,  inspirées  par  des  que- 
relles d'école  et  par  des  événements  récents  du  quartier 
latine 

Le  Débat,  la  Dispute  ou  Disputoison,  la  Bataille,  formes 
dramatiques  de  la  satire,  mettent  en  présence  et  en  conflit  des 
êtres  inanimés  ou  des  êtres  abstraits,  plus  rarement  des  êtres 
réels  et  des  personnes  vivantes  ;  c'est  un  cadre  commode  dont 
le  moyen  âge  s'est  beaucoup  servi.  Nous  trouvons  dans 
Kutebeuf  la  dispute  du  Croisé  et  du  Descroisé,  sujet  sérieux, 
très-suffisamment  expliqué  par  le  titre,  et  traité  avec  une 


i-t  les  Trois  Yifs.  Ces  poésies  sont  analysées  dans  le  tome  XXIII  de  Ylliatoire 
Unéraire,  p.  2G7-282.  —  JubinaJ,  Nouveau  Recueil,  t.  II,  p.  50-57. 

1.  Histoire  littéraire,  t.  XXIII,  p.  282-280.  — Jubinal,  Nouveau  Recueil  de 
contes,  dits,  etc.,  t.  I,  p.  184-190,  245-248.  —  Citons  en  outre,  dans  cette 
catégorie,  le  Dit  du.  Cors  et  de  l'Auie,  en  dix-huit  stances  de  douze  vers; 
un  autre  Dit  de  la  Rose,  fort  ingénieux;  li  Traitor  et  li  Mauves;  le  Dit  des 
Feures,  le  Dit  des  Boulangiers.  —  Jubinal,  Jongleurs  et  Trouvères,  p.  110, 
128,  138. 

2.  Citons,  par  exemple,  le  Dit  des  Ordres  de  Paris,  le  Dit  des  Cordeliers^ 
le  Dit  de  l'Université,  le  Dit  de  Guillaume  de  Saint-A7nour,  le  Dit  des  Règles. 
Le  Dit  de  l'Œil  se  rapporte  à  certains  faits  de  la  vie  du  poëte  lui-même; 
le  Dit  de  l'Erberie  roule  sur  les  médecins,  piiysiciens  et  charlatans.  — His- 
toire littéraire,  t.  XX,  p.  734-754. 


DITS,    DÉBATS    KT   DISPUTES.  23 

singulière  énergie  par  le  poëte  ;  la  Disputoison  de  Chariot  et 
du  Barbier  de  Meleun,  qui  est  du  môme  auteur,  a  le  mérite 
(l'une!  ingénieuse  vivacité'.  Nous  avons  d'Henri  d'Andeli  et 
de  Jelian  le  Teinturier,  trouvères  du  xui*  siècle  assez  peu 
connus,  une  Bataille  des  Vins,  une  Bataille  et  un  Mariage 
des  sept  Arts,  morceaux  curieux  parles  indications  qu'ils  nous 
fournissent  sur  les  études  de  ce  temps  et  sur  la  réputation 
comparée  des  meilleurs  vins  français.  Nous  y  voyons,  non 
sans  surprise,  citer  parmi  les  bons  crus  les  vins  d'Argenteuil, 
d'Aubervilliers,  de  Montmorency  ;  notre  étonnement  cesse 
([uand  le  trouvère  fait  l'éloge  des  vins  de  Beaune,  de  Saint- 
Kmilion,  de  la  Moselle  et  d'Épernay^,  D'autres /^z's/îM/es  ano- 
nymes se  distinguent  de  la  foule  de  ces  petites  compositions 
par  l'agréable  et  abondante  facilité  du  style,  par  mille  détails 
intéressants  et  instructifs  :  sans  doute  on  ne  retrouvera  ni 
l'originalité  inventive  ni  la  Jjonliomie  malicieuse  de  la  poé- 
sie des  fabliaux  dans  la  Bataille  du  vin  et  de  l'eau,  dans  le 
Débat  de  l'hiver  et  de  l'été,  ou  de  Carême  et  de  Charnage  ; 
cependant  on  ne  lira  point  sans  quelque  profit  ces  poëmes, 
et  d'autres  semblables,  si  l'on  y  cherche  ce  qu'ils  nous  révè- 
lent des  usages  et  des  habitudes  de  la  vie  privée''.  Quand  on 
les  a  parcourus,  on  a  vu  d'un  peu  plus  près,  on  connaît  plus 
à  fond  quelques-uns  des  recoins  de  cette  société  que  nous 
ignorons  presque  à  l'égal  des  sociétés  grecque  ou  romaine,  et 
que  nous  devons  étudier  avec  autant  de  soin  assidu  et 
de  curiosité  pénétrante  que  la  plus  lointaine  des  antiquités. 
Plusieurs  trouvères,  pour  accréditer  leurs  satires,  imagi- 
nèrent de  les  intitukn\  Bibles,  donnant  à  entendre  par  là 


1.  Uistoire  littéraire,  t.  XX,  p.  741.  —  Bartsch  Ta  citée  dans  sa  Chres^td- 
mathie,  p.  367,  3e  édition  (1875). 

2.  Histoire  littéraire,  t.  XXIII,  p.  217-228.  —  Méon,  t.  I,  p.  152. 

3.  Jubinal,  Nouveau  Recueil,  etc.,  t.  I,  p.  293-311;  —  t.  II,  p.  40-49.  — 
Méon,  t.  IV,  p.  80-99.  —  Histoire  littéraire,  t.  XXIII,  p.  230-234.  —  Dans  ce 
même  tome  XXIII,  sont  en  outre  analysés  les  poëmes  suivants  :  la  Disputoison 
de  la  Synagogue  et  de  sainte  Eglise;  le  Débat  entre  un  juif  et  un  chrétien; 
Harguet  convertie,  Bataille  d'Enfer  et  de  Paradis;  le  Denier  et  la  Brebis. 
(P.  216-235.) 


24  LA   POÉSIE   SATIRIQUE. 

qu'elles  ne  contenaient  que  des  vérités.  Guyot  de  Provins, 
moine  de  Clairvaux  ou  de  Cluny*,  qui  vivait  à  la  fin  du 
xn"  siècle,  déclare  en  commençant  sa  ((  Bible,  )>  composée  de 
deux  mille  deux  cent  quatre-vingt-onze  vers  âpres  et  durs, 
qu'elle  n'est  en  rien  losengière,  ou  mensongère,  mais  /îrie, 
vraie  et  droiturière.  Il  y  attaque,  avec  une  véhémente  éner- 
gie et  non  sans  talent,  le  pape,  les  cardinaux,  tout  le  haut 
clergé,  bon  nombre  d'ordres  religieux,  quelques  princes,  les 
légistes,  les  devins  et  les  médecins.  C'est  la  production  d'un 
moine  irrité  contre  le  monde  et  qui  n'excepte  guère  de  ses 
invectives  que  lui-même  et  son  couvent^.  Tout  autre  est  le 
caractère  de  la  Bible  au  seigneur  de  Berze.  L'auteur,  qui 
avait  fait  en  1202  l'expédition  de  Constantinople  avecQuesnes 
de  Béthune  et  Yillehardouin,  était  un  esprit  délicat,  une  âme 
tendre  ;  après  avoir  usé  et  un  peu  abusé  des  joies  et  des  plai- 
sirs de  ce  monde,  il  en  avait  senti  le  vide,  et,  sur  ses  vieux 
jours,  il  consacra  huit  cent  trente-huit  vers  d'un  ton  mélan- 
colique à  exprimer  ses  plaintes,  ses  dégoûts  et  son  repentii'. 
Entre  ces  deux  poètes  il  y  a  la  même  différence  d'humeur  et  de 
génie  qu'entre  les  deux  auteurs  du  Romayi  de  la  Rose,  Jean  de 
Meun  et  Guillaume  de  Lorris  * . 

C'est  Jean  de  Meun  qui  le  premier,  croyons-nous,  fit  usage 
de  cette  forme  de  poésie  que  plus  tard  Villon  a  rendue 
célèbre  :  le  legs  ou  le  testament  satirique.  Une  idée  semblable 
avait  inspiré  le  Congé  adressé  par  Adam  de  la  Halle  aux  habi- 
tants d'Arras  '' .  Dans  les  deux  pièces  connues  sous  le  nom  de 

1.  11  dit  qu'à  l'époque  où  il  écrit  il  y  a  douze  ans  passés  qu'il  est  dans 
les  noirs  drap,  en  d'autres  termes,  sous  le  froc  : 

11  a  plus  de  doze  ans  passez 
Qu'en  noirs  dras  fui  envelopez. 

2.  Un  passage  de  cette  Bible  prouve  que,  dès  le  xii^  siècle,  on  faisait 
usage  de  la  boussole.  (V.  C56  et  suiv.)  —  Le  tome  XVllI  de  VHiitoire  lit- 
téraire (p.  808-816)  contient  une  analyse  du  poëme  de  Guyot;  on  peut  lire 
en  outre  celle  que  M.  Lenient  eu  a  donnée  dans  son  Histoire  de  la  Satire 
(p.  114-118). 

3.  Histoire  littéraire,  t.  XVIll,  p.  816-821. 

4.  Vers  1264.  —  Méon,  t.  I,  p.  106.  —  Histoire  littéraire,  t.  XX,  p.  638- 
C74.  Deux  autres  poètes  d'Arras,  Jean  Bodel,  vers  1205,  et  Baudin  Fastoul, 


LEGS,  TESTAMENTS,  PARODIES,  CHANSONS  POLITIQUES.    2:i 

Testament  et  de  Codicille^  Je;in  de  Meun  se  moque  des  reli- 
gieux et  des  femmes  de  son  temps,  ce  qui  ne  l'empêche  pas  de 
terminer  cette  satire  par  une  courte  exhortation  à  la  charité, 
et  par  une  prière  où  la  Vierge  est  invoquée  en  termes  assez 
touchants.  Un  rimeur  fort  obscur  .du  xy""  siècle,  Jehan  Régnier, 
seigneur  de  Guerchy,  bailli  d'Auxerre,  fait  prisonnier  en  1431 
au  milieu  des  guerres  contre  les  Anglais,  composa  pendant  sa 
captivité  un  recueil  de  pièces  de  toute  mesure  et  de  toute 
forme  sous  le  titre  de  Fortunes  et  Adversités  ;  il  y  inséra 
d'interminables  legs,  tour  à  tour  élogieux  et  ironiques,  rem- 
plis de  noms  amis  ou  ennemis.  Villon  les  avait  peut-être  lus 
en  manuscrit,  car  ils  n'ont  été  imprimés  qu'en  1526  ;  il  est 
encore  plus  probable  qu'il  connaissait  l'œuvre  récente  d'un 
jeune  bourgeois  de  Paris,  le  Testament  de  Jenin  de  Lesche  qui 
s'en  va  au  Mont  Saint-Micliel  :  voilà,  du  moins,  quels  ont  été 
ses  devanciers  dans  un  genre  de  satire  qu'il  s'est,  en  quelque 
sorte,  approprié  par  sa  verve  originale  et  par  la  supériorité 
de  son  génie  poétique  * . 

Ne  faut-U  pas  compter  aussi  parmi  les  inventions  de  l'es- 
prit satirique  les  parodies  que  le  moyen  âge  a  connues  et 
ciûtivées  sous  le  nom  de  Resveries  et  Fatrasies?  Serait- 
ce,  enfin,  étendre  à  l'excès  les  limites  du  domaine  de  la  satire 
que  d'y  comprendre  la  plupart  des  chansons  politiques  publiées 
par  M.  Leroux  de  Lincy-?  Ces  couplets  de  circonstance,  dont 
tout  le  mérite  était  dans  l'à-propos,  nous  semljlent  continuer 
jusqu'aux  temps  modernes  la  tradition  semi-lyrique,  semi- 
satirique  du  sirvente  et  du  serventois  primitifs.  Il  est  peu 
d'événements  ou  de  personnages  marquants  dans  notre  his- 
toire qui  aient  échappé  cà  leur  verve  raiUeuse. 

quelques  aimées  après,  avaient  aussi  écrit  ua  Congé;  mais  leurs  pièces 
n'ont  rien  de  satirique.  Histoire  littéraire,  t.  XX,  p.  606-638.  —  Un  peu 
avant  Jean  de  Meun,  Rutebeuf  avait  composé  le  Testament  de  l'âne,  sorte 
de  fabliau.  Si  l'on  voulait  remonter  beaucoup  plus  haut  et  jusqu'à  l'anti- 
quité, on  rencontrerait  les  Adieux  de  l'Umbritius  de  Juvénal  (III"  satire), 
qui  présentent  certaines  analogies  avec  les  petits  poèmes  français  dont  il 
est  ici  question. 

1.  François  Villon,  par  Antoine  Campaux,  1859,  p.  17-32. 

2.  Rfcueil  de  chants  historiques  français,  2  vol.,  1841. 


26  LA    POÉSIE   SATIRIQUE. 

Lorsque  saint  Louis,  vers  1260,  supprima  le  duel  judiciaire 
et  tenta  de  réformer  la  justice  féodale,  les  seigneurs  chanson- 
nèrent  sa  réforme;  lorsque  le  prévôt  de  Paris,  Rugues  Au- 
briot,  ministre  fidèle  des  sévérités  de  Charles  V,  fut  mis  en 
prison  après  la  mort  du  roi,  le  peuple  insulta  à  sa  disgrâce  en 
fredonnant  une  complainte  ironique  dont  chaque  couplet  se 
terminait  par  un  proverbe  ^  Le  schisme  d'Occident  et  l'élec- 
tion de  l'anti-pape  Benoît  XIII  inspirèrent  la  Ballade  de  la 
lune  à  Eustache  Deschanips  ^  ;  la  Ballade  des  asnes  volaïis, 
vers  1-464,  tourna  en  ridicule  l'évoque  la  Balue  et  les  autres 
favoris  du  nouveau  roi  Louis  XI  :  la  guerre  du  Bien-Public, 
en  1465,  et  les  factions  qui  divisèrent  la  cour  en  1484,  à 
l'avènement  de  Charles  VIII,  provoquèrent  presque  autant  de 
pamphlets  rimes  et  de  refrains  moqueurs  que  la  guerre  même 
de  la  Fronde,  au  plus  beau  temps  des  mazarinades^.  Recon- 
naissons dans  ces  saillies  de  l'esprit  de  liberté,  dans  ces  ca- 
prices de  la  manie  d'opposition,  l'une  des  variétés  les  plus  im- 
portantes du  genre  que  nous  étudions,  c'est-à-dire,  la  satire 
politique. 

Les  parodies  sont  de  deux  sortes.  Les  unes  travestissent  la 
messe,  l'Évangile,  les  prières  et  les  cérémonies  de  l'Église,  la 
vie  et  les  miracles  des  saints  ;  de  là,  ces  commentaires  bur- 
lesques sur  le  Pater  et  le  Credo,  ces  Miracles  de  saint  Tortu, 
ces  Sermons  de  saint  Oignon,  de  saint  Baisin;  de  là  aussi,  ces 
intitulés  satiriques  très -fréquents  :  li  Epystles  des  Fenies, 
Y  Evangile  as  Femes'*.  Parfois  le  travestissement  s'applique 
à  la  grande  poésie  chevaleresque,  connue  dans  le  poëme 
bouffon  (ÏAudigier^,  ou  bien  aux  romans  héroïques,  comme 
dans  le  Bit  d'aventures^.  Les  autres  parodies  riment,  sur 

1.  Chanson  sur  les  E^tiibtiinements  de  saint  Louis.  —  Leroux  de  Lincy, 
l.  L  p.  215  et  21(). 

2.  Benoit  XIU,  élu  en  l^QA,  s'appelait  Pierre  de  Lune. 

3.  Leroux  de  Lincy,  t.  I,  349-357,  406-409. 

4.  Jubinal,  Jongleurs  et  Trouvères,  p.  21-26. 

5.  Méon,  t.  IV,  p.  217-23S.  —  Ms.  de  Saint-Cierniain,  n"  1939.  —  Histoire 
iilli:raire,L  XXIll,  p.  493-501. 

C.  Publié  par  Trébulien,  Paris,  1835,  in-S».  — ///s/,  litt.,  t.  XXllI,  p.  501. 


RUTEBEUF.  27 

dos  airs  à  la  mode,  dos  parolos  vides  de  sens;  c'est  un  caqiic- 
tage  sans  raison  et  sans  suite,  qui  se  dispense  dos  idées  et  se 
contente  des  sons  :  on  peut  les  comparer  aux  amphigouris  et 
aux  coq-à-l'âne  de  Panard  et  de  Colli'.  Voilà  ce  que  le  moyen 
âge  appelait  liesveries  et  Fatrasies^. 

Ces  petits  poëmes,  si  nombreux,  d'un  tour  si  varié,  d'une 
inspiration  parfois  bizarre  et  triviale,  mais  facile,  nous  sont 
parvenus  presque  tous  sans  nom  d'auteur.  On  a  recherche  avec 
soin  les  indices  que  l'histoire  de  la  littérature  peut  nous  four- 
nir sur  les  trouvères  satiriques  ;  on  a  composé  une  liste  d'en- 
viron trente-cinq  noms,  dont  on  ne  sait  qu'une  chose,  à  savoir 
que  ces  poètes  vivaient  au  xiii'^  siècle^.  Au  lieu  de  reproduire 
cette  nomenclature  un  peu  sèche,  qu'il  est  aisé  de  consulter, 
nous  aimons  mieux  nous  arrêter  à  parler  du  plus  célèbre  de 
ces  satiriques,  le  trouvère  Rutebouf,  qui  vivait  sous  le  règne 
de  saint  Louis;  la  vie  de  Rutebeuf  éclairera,  croyons-nous, 
l'histoire  entière  des  satiriques  de  son  temps. 

Rutebeuf  est  né  vers  1230;  on  sait  du  moins  qu'il  se  maria 
dans  l'hiver  de  1260^.  Etait-il  parisien  ou  champenois  d'ori- 
gine? L'une  et  l'autre  conjecture  ont  été  soutenues,  sans 
compter  l'opinion  qui  le  fait  naître  aux  environs  de  Sens.  Pour 
sûr,  il  a  vécu  à  Paris,  il  s'y  est  formé;  il  s'est  inspiré  de 
l'esprit  et  du  goût  parisien;  c'est  un  poëte  de  la  Cité.  Point 
d'allusions  à  sa  famille  dans  les  cinquante-six  morceaux  qu'on 
a  conservés  de  lui  ;  cela  prouve  qu'il  avait  f[uelque  bonne  raison 
d(!  ne  pas  faire  bruit  de  ses  débuts.  Son  nom,  sur  lequel 
il  joue  et  dont  il  plaisante  volontiers  * ,  est  un  nom  de  poëte, 

1.  VEiitoire  littéraire  en  cite  plusieurs  exemples,  t.  XXIII,  p.  ^503-511. 
Une  pièce  de  ce  genre  est  imprimée  dans  le  recueil  de  M.  Jubinal,  Jon- 
ijh'nrs  et  Trouvères,  p.  34.  Nous  y  renvoyons  le  lecteur. 

2.  Histoire  littéraire,  t.  XXIII,  p.  114-H6. 

3.  Voir  l'une  de  ses  pièces,  le  Mariage  Rutebeuf. 

4.  Rudes  est  et  rudement  euvre, 

Li  rudes  homs  fait  la  rude  euvre... 
Rudes  est,  s'a  nom  Rudebeus,  etc.. 
—  Sire,  sachiez  bien  sans  doutanee 
Que  hom  m'apelle  Rutebuef, 
Qui  est  dis  de  rude  et  de  buef. 

—  Edition  Jubinal,  t.  I,  p.  328  et  t.  II,  p.  67. 


28  LA    POÉSIE    SATIRIQUE. 

un  nom  de  guerre,  et  nullement  celui  de  ses  ancêtres.  Il 
mena  d'abord  la  vie  de  hohôme,  la  vie  de  jongleur  forain,  de 
chanteur  ambulant,  dispersant  aux  quatre  vents  des  places  et 
des  carrefours  une  poésie  licencieuse  et  bouffonne;  on  rap- 
porte à  ces  commencements  une  dizaine  de  pièces  que  l'édi- 
teur moderne  appelle  yon^/erzes  pour  en  marquer  le  caractère. 
Le  Dit  de  l'Œil,  le  Dit  de  l'Erherie,  la  complainte  sur  son  Ma- 
riage, et  plusieurs  fabliaux  semblent  appartenir  à  cette  époque 
et  nous  représenter,  comme  on  dit,  sa  première  manière*. 

Le  séjour  de  Paris,  au  sortir  de  sa  vie  errante,  ne  paraît 
pas  l'avoir  enrichi,  mais  il  profita  à  son  talent  en  lui 
fournissant  un  meilleur  public  et  de  plus  dignes  matières. 
Attentif  aux  événements  petits  et  grands  qui  agitaient 
le  public  parisien,  Rutelieuf  se  jeta  dans  les  querelles  du 
quartier  des  Ecoles,  dans  la  mêlée  bruyante  des  partis 
théologiques;  il  disait  son  mot,  à  l'occasion,  sur  la  politique 
du  roi  et  sur  la  conduite  des  princes  :  son  caractère  original 
est  d'être  pendant  vingt-cinq  ans  l'interprète  hardi,  véhé- 
ment de  l'opinion  de  Paris.  Les  satires  que  nous  avons  citées 
de  lui,  âpres  censures  du  haut  clergé  et  des  ordres  reli- 
gieux, respirent  l'ardeur  des  passions  contemporaines,  et  l'on 
a  pu  croire  avec  quelque  vraisemblance  que  la  bulle  du  pape 
Alexandre  IV  dirigée  contre  le  champion  des  droits  universi- 
taires, Guillaume  de  Saint-Amour,  et  contre  les  trouvères  qui 
soutenaient  la  même  cause,  frappait  les  poésies  de  Rutebeuf-. 

1.  Le  Miiriijrje  comprend  46  tercets;  le  Dit  de  l'Œîi  estime  requête,  un 
placet  ;  le  Dit  de  VErberie  se  moque  des  médecins  et  des  charlatans  ;  le  Dit 
de  la  Griesche  J'étr  et  celui  de  la  Griesdie  d'yvtr  décrivent  la  passion  du 
jeu,  dont  Rutebeuf  n'était  point  exempt;  les  fabliaux  sont:  Frère  Denize 
le  cor  délier,  le  Testament  de  l'asne,  Cliarlot  le  juif,  Chariot  et  le  Barbier,  la 
Dame  qui  ala  trois  fois  entour  le  vioutier.  —  Hist.  litt.,  t.  XX,  p.  733,  745. 

2.  Histoire  littéraire,  t.  XX,  p.  729.  La  bulle  est  antérieure  à  1261. 
Rutebeuf  composa  le  Dit  de  Guillaume  de  Saint  Amour  et  la  Complainte 
maistre  Guillaume.  Le  début  de  cette  seconde  pièce  est  remarquable  : 

Vous  qui  aies  parmi  la  voie, 
Arestés  vous;  et  chascuns  voie 
S'il  est  dolor  tel  com  la  moie, 
Uist  sainte  Eglise.  .. 

«  C'est  un  rapprochement  sint,'ulier,  dit  M.  J.-V.  le  Clerc,  que  celui  qu'on 


RUTEBEUF.  29 

D'autres  pièces,  d'un  accent  plus  t''lcvé  et  plus  touchant,  ses 
belles  complaint(!S  funéraires  sur  les  comtes  de  Nevers  et  de 
Champagne,  ses  exhortations  à  la  croisade  ou  bien  à  la  guerre 
de  Sicile,  la  Complainte  d'outremer,  la  Complainte  de  Cons- 
tantinoble,  le  Dit  Monseigneur  Joffroi  de  Sargines,  le  Bit  de 
\a.voie  de  Tunes  ^^  marquent  la  part  qu'il  prit  aux  émotions 
pieuses  et  guerrières  de  son  temps  ;  ce  noble  rôle  lui  concilia 
la  faveur  d'illustres  personnages.  Le  brave  et  impétueux 
Charles  d'Anjou,  roi  de  Sicile,  l'aima  et  le  protégea;  il  res- 
sentit les  effets  de  la  libéralité  d'Alphonse,  comte  de  Poitiers, 
de  Thibaut,  roi  de  Navarre,  et  de  Hugues,  duc  de  Nevers;  son 
talent  ne  fut  pas  méconnu  de  saint  Louis  qui  oublia  les  bouf- 
fonneries du  jongleur,  les  hardiesses  du  satirique  pour  se  sou- 
senir  uniquement  des  beaux  vers  consacrés  à  célébrer  les 
croisades. 

Avant  de  mourir,  Rutebeuf  fit  sa  paix  avec  l'Église  et 
sanctifia  sa  verve  en  traitant  des  sujets  de  dévotion.  Il  rima 
des  Miracles  de  la  Vierge,  écrivit  la  Repentance  Rutebeuf, 
la  Voie  de  Paradis,  une  Vie  de  sainte  Elisabeth  de  Hongrie 
et  de  sainte  Marie  l'Egyptienne,  le  Miracle  de  Théophile^- , 
sans  compter  des  Chansons  ou  cantiques  sur  Notre-Dame.  Sa 
rudesse  native  acheva  de  s'y  adoucir,  et  ce  trouvère  énergique, 
mordant,  trivial  et  grossier,  mais  toujours  sincère  dans  ses 
sentiments,  impétueux  dans  son  style,  dut  à  ces  inspirations 
de  la  dernière  heure  une  poésie  facile,  abondante,  ingénieuse 


peut  faire  entre  ce  début  et  les  premiers  vers  du  second  sonnet  de  la  V/e 
HvHvelle  de  Dante  : 

O  voi  che  per  la  via  d'Amor  passate, 

Attendete  e  guardate 
S'egli  è  dolore  alcun  quanto  7  mio  graoe. 

Dante  étudiait  à  Paris  les  sept  arts  au  commencement  du  règne  de  Phi- 
lippe le  Bel.  —  Uht.  litt.,  t.  XXIII,  p.  510.  —  Sur  Guillaume  de  Saint-Amour, 
docteur  de  Sorbonne,  né  en  1200,  mort  en  1272,  auteur  du  livre  les  Périls 
des  derniers  temps  publié  en  1250,  voir  VHist.  iittér.,  t.  XIX,  p.  198,  260, 
et  t.  XX,  p.  727-730,  751. 

1.  Histoire  littéraire,  t.  XX,  p.  759-709. 

2.  Histoire  littéraire,  t.  XX,  p.  709-783. 


30  LA    POÉSIE    SATIRIQUE. 

et  souvent  pleine  d'onction.  Nous  verrons  un  jour  un  autre 
poëte  des  rues  de  Paris,  François  Villon,  l'auteur  des  Deux 
Testaments  ' ,  le  héros  àenBepues  Tranches,  sembla])le  à  Rute- 
beuf  par  plus  d'un  trait,  chanter  la  Vierge  et  prier  Dieu  :  il 
est  bien  rare  que  chez  les  rimeurs  les  plus  lil^res  du  moyen 
âge  ces  audaces  de  l'imagination  et  du  style  n'aient  pas  à  la 
fui  pour  collectif  une  amende  honorable  et  un  acte  de  foi. 

§  111 
Le  Roman  de  la  rose.  —  GuiUaame  de  Lorris  et  Jean  de  Meun  (1240-1280.) 

L'esprit  léger  et  moqueur,  qui  a  inspiré  toutes  les  fictions 
que  nous  venons  d'énumérer,  anime  aussi  deux  vastes  poëmes, 
monuments  célèlires  de  la  satire  au  moyen  âge  :  le  Roman  de 
la  rose  et  le  Roman  du  renard.  Entre  les  fabliaux  et  ces  deux 
compositions  puissantes,  il  y  a  la  môme  différence  qu'entre 
les  cantilènes  épiques  primitives  et  les  cycles  des  Chansons  de 
gestes. 

Le  Roman  de  la  rose,  on  le  sait,  est  l'œuvre  de  deux  au- 
teurs et  comprend  deux  parties  très-distinctes  :  le  caractère 
satirique  se  marque  surtout  dans  la  seconde  partie  ;  l'allégorie 
subtile  et  quintessenciée,  qui  remplit  les  commencements  du 
poëme,  relève  plutôt  de  la  poésie  descriptive  ou  didactique  que 
de  la  satire  proprement  dite.  Guillaume  de  Lorris,  l'ingénieux 
et  tendre  auteur  de  ce  début,  était  du  Gàlinais,  comme  son 
nom  l'indique;  il  le  composa  à  l'âge  de  vingt-cinq  ans  et 
mourut  vers  1240  d'une  mort  sans  doute  prématurée;  c'est 
tout  ce  que  l'histoire  nous  apprend  de  lui.  Peut-être  môme 
serait-il  resté  inconnu  dans  l'histoire,  si  la  gloire  de  Jean  de 


1.  On  trouverait  facilement,  en  parcourant  les  poésies  de  Rutebeuf,  les 
éléments  d'une  comparaison  entre  ce  satirique  et  Villon.  Nous  indiquerons 
surtout,  au  t.  I,  de  ses  œuvres,  les  pages  3,  5,  24,  38,  5G,  57,  127,  210, 
et  au  t.  II,  les  pages  10,  33,  67.  —  M.  Jubinal  a  publié  en  1873  une  seconde 
édition  des  œuvres  de  Rutebeuf.  C'est  la  reproduction  pure  et  simple  de  la 
première.  —  Homaniu,  juillet  1874,  p.  401. 


LE   ROMAN    DE   LA   ROSE.  31 

Meuiî,  en  rojaillissanl  sur  l'œuvre  entière,  n'avait  sauvé  do 
l'oubli  son  devancier.  Guillaume  de  Lorris  a  le  mérite  de  l'idée 
première;  il  a  imaj^iné  l'allégoi-ie  principale,  celle  qui  l'ait  le 
ibnd  du  poëme  et  dont  les  autres  fictions  ne  sont  que  le  déve- 
loppement; il  a  écrit  quatre  mille  soixante-dix  vers  :  voilà  sa 
part  dans  la  composition.  Povu'quoi  a-t-il  laissé  inachevée 
cette  œuvre  entreprise  h  vingt-cinq  ans?  On  l'ignore;  il  y  a 
grande  apparence  que  la  mort  est  venue  brusquement  inter- 
rompre son  dessein'.  Ce  dessein  était,  non  pas  d'enseigner, 
à  l'exemple  d'Ovide,  l'art  d'aimer,  mais  de  raconter  les  peines 
et  les  plaisirs  réservés  à  ceux  qui  aiment.  Guillaume  de  Lor- 
ris a  voulu  faire  l'histoire  et,  comme  on  dirait  aujourd'hui, 
la  physiologie  de  cette  passion-. 

A  l'entendre,  il  ne  suffit  pas  d'être  jeune,  sinon  pour  la  res- 
sentir, du  moins  pour  avoir  le  droit  de  s'y  livrer;  il  faut  être 
riche,  bien  élevé,  exempt  d'ambition,  d'avarice  et  d'envie,  libre 
surtout  de  disposer  de  son  temps.  Aussi  le  poëte  nous  conduit- 
il  d'abord  devant  les  hauts  murs  d'un  vaste  jardin,  séjour  de 
tous  les  plaisirs  des  sens  et  fermé  à  la  haine,  à  la  trahison, 
à  l'avarice,  à  l'envie,  k  l'hypocrisie,  à  la  pauvreté.  Il  feint  que 
les  murs  sont  surmontés  de  statues  qui  représentent  ces  vices 
et  ces  infirmités  de  la  société  humaine*.  Nous  sommes  aux 
premiers  jours  du  printemps  ;  l'amant,  c'est-cà-dire,  le  poëte  lui- 
même  %  est  dans  sa  vingtième  année  ;  il  s'est  endormi  et  il  rêve. 

1.  La  plupart  des  copistes  ont  eu  soin  de  distinguer  son  œuvre  de  celle 
de  Jean  de  Meun,  en  ajoutant  après  le  dernier  vers  de  Guillaume  :  «  Cy 
commence  maistre  Jehan  de  Meung.  »  Une  des  plus  anciennes  leçons  porte 
une  rubrique  plus  longue  :  «  Ci  endroit  fine  maistre  Guillaume  de  Lorriz 
cest  roumans,  que  plus  n'en  fist,  ou  pour  ce  qu'il  ne  volt  ou  pour  ce  qu'il 
ne  pot.»  —  Bibl.  N'at.,  ms.,  n»  6988. 

2.  Tel  est  le  sens  de  ces  deux  vers  placés  eu  tête  du  poëme  : 

Ci  est  le  Roman  de  la  Rose, 

Où  Tart  d'amour  est  toute  enclose. 

3.  HiMoire  littéraire,  t.  XXIII,  p.  3. 

4.  Guillaume  de  Lorris  avait  été  amoureux;  son  poème  s'inspire  du  sou- 
venir de  la  passion  qu'il  avait  en  effet  ressentie  pour  une  dame  dont  la 
fortune,  les  sentiments  et  l'éducation  répondaient  à  ce  qu'il  a  représenté. 
II  a  prodigué  ces  gracieuses  peintures  de  l'amour  dans  l'espérance  de  plaire 
à  l'objet  airaé.  —  Vers  28-40. 


32  LA   POÉSIE   SATIRIQUE. 

C'est  en  songe  qu'il  se  dirige  vers  le  jardin  où  règne  Déduit, 
le  Plaisir,  dont  l'épouse  est  Liesse,  et  qui  a  pour  compagnes 
assidues  la  Jeunesse,  la  Beauté,  la  Noblesse  de  cœur,  la  Libé- 
ralité, la  Courtoisie.  Une  fois  admis  dans  ce  brillant  séjour  par 
un  petit  guichet  que  lui  om  re  Oiseuse,  la  meilleure  amie  de 
Déduit,  l'amant  pense  à  l'aire  un  choix  parmi  les  fleurs  qui 
ornent  le  verger  d'Amour  ;  il  remarque  bientôt  une  rose  plus 
fraîche  et  plus  parfumée  que  les  autres  :  c'est  l'allégorie  trans- 
parente de  la  femme  qu'il  aime  et  dont  il  veut  être  aimé. 
L'Amour,  dirige  cinq  flèches  contre  lui  :  Beauté,  Candeur,  Sin- 
cérité, Courtoisie,  Doux-Entretien.  Grâce  à  Bel-Accueil,  il 
peut  du  moins  faire  l'aveu  de  la  blessure  qu'il  a  reçue  ;  mais 
dès  qu'il  s'enhardit  jusqu'à  toucher  la  rose  et  à  tenter  de  la 
cueillir,  Bel-Accueil  abandonne  la  place  à  Honte,  à  Crainte,  à 
Jalousie;  Raison  intervient  et  prononce  un  long  sermon. 

Le  malheureux  amant,  éconduit  et  sermonné,  promet  à  la 
dame  d'être  plus  discret  et  obtient  un  demi-pardon.  Elle  con- 
sent à  le  revoir,  mais  de  loin  et  par  dehà  les  haies  qui  ferment  le 
verger  des  roses.  Dès  qu'oubliant  sa  promesse  il  veut  franchir 
les  haies,  donner  et  recevoir  un  baiser,  Malebouche  ou  Invec- 
tive écarte  Bel-Accueil  :  Dangier  *  ou  Résistance  contraint  le 
téméraire  à  reculer.  Il  obtient  cependant,  grâce  à  Vénus,  le 
baiser  tant  souhaité  ;  mais  aussitôt  Malebouche  amène  Jalou- 
sie, et  celle-ci  élève  une  redoutable  forteresse.  Chacun  des  côtés 
de  ce  bâtiment  carré,  long  de  cent  toises,  se  termine  par  un 
château  dequatre  tours  environnées  de  fossés  profonds  :  un 
de  ces  châteaux  est  confié  à  Dangier,  un  autre  à  Jalousie,  le 
troisième  à  Honte,  le  quatrième  à  Malebouche.  Dans  l'inté- 
rieur, une  tour  principale  retient  Bel-Accueil  prisonnier.  Hue 
d'obstacles  à  surmonter!  Le  premier  mouvement  est  d'en 
gémir.  Guillaume  de  Lorris  s'arrête  au  miheu  des  plaintes  que 


1.  «  On  ne  peut  guère  se  méprendre  sur  le  rôle  souvent  discuté  de 
Dangier  dans  le  Roman  de  la  Rose.  Ce  n'est  pas  le  mari,  le  père,  ou  le 
maître  de  la  personne  aimée  ;  c'est,  de  même  que  Honte  et  Jalousie,  un  des 
sentiments,  une  des  passions,  qui  tour  à  tour  conseillent  et  déterminent  la 
volonté.»  —  Uist.  liW'r.,  t.  XXIII,  p.  5. 


Lli    ROMAN    DE    LA    ROSE.  33 

la  captivité  de  Bol-Accueil  et  Fabsence  de  sa  dame  inspirent  à 
l'amant*. 

Ce  n'était  pas  la  première  fois,  sans  doute,  (jue  l'allégorie 
paraissait  dans  la  poésie  française,  et  nous  avons  dé'jà  elle  des 
romances  du  xii"  siècle,  quelques  chansons  des  commence- 
ments du  siècle  suivant,  où  se  montrent  les  fictions  ingénieuses 
et  puériles  dont  est  rempli  le  Roman  de  la  Bose^.  Rien  d'éton- 
nant que  les  entités  et  les  quiddités  écloses  sur  les  bancs  de 
l'école  aient  envahi  de  bonne  heure  l'imagination  de  nos  trou- 
vères, et  que  ces  lourdes  a])stractions,  transformées  par  eux  en 
personnages  légers  et  subtils,  aient  peuplé  d'ombres  diapha- 
nes, de  figures  brillantes  et  vaporeuses  le  domaine  poétique  : 
mais  on  n'avait  pas  encore  vu  jusque-là  l'essaim  de  ces  êtres 
fantastiques  se  déployer  et  prendre  leur  essor  avec  cette  fécon- 
dité bruyante.  Guillaume  de  Lorris,  d'un  coup  de  sa  baguette, 
a  fait  germer  et  fieurir  les  aridités  et  les  épines  de  la  scolas- 
tique*. 

On  a  beaucoup  loué  les  portraits  qu'il  a  tracés  des  fi- 
gures taillées  sur  les  murs  extérieurs  de  la  maison  de  Déduit  ; 
on  oubliait  que  les  sermonnaires  et  les  auteurs  ascétiques 
avaient,  bien  avant  lui,  caractérisé  la  haine,  la  dureté  et  la 
bassesse  de  cœur,  la  convoitise,  l'avarice,  la  tristesse,  l'hypo- 
crisie, et  que  les  modèles  ne  lui  ont  pas  manqué.  La  nouveauté 
était  de  fonder  tout  un  poëme  sur  le  développement  d'une 
allégorie  principale,  de  gi'ouper  autour  de  l'idée  première  un 

1.  «  Nous  ne  croyons  pas  qu'il  faille  lui  attribuer,  comme  l'a  fait  le  der- 
nier éditeur,  les  soixante-dix-neuf  vers  qu'on  trouve  dans  un  ou  deux  ma- 
nuscrits de  la  tin  du  xiv^  siècle  et  qu'un  anonyme  aura  sans  doute  ajoutés 
à  la  première  partie  du  poëme  pour  lui  donner  une  sorte  de  conclusion.  » 
llist.  littcr.,  t.  XXIII,  p.  8. 

2.  Tome  I,  p.  369. 

3.  Dans  son  édition  du  Roocni  ik  la  Ros^c  (1864),  M.  F.  Michel  signale 
comme  étant  les  principales  sources  de  cette  vaste  composition:  !<>  les 
chansons  d'amour  où  se  rencontrent  déjà  les  personnilications  de  Tendre- 
Soupir,  Loyal-Amour,  etc.;  2"  les  œuvres  des  troubadours  et  en  particulier 
les  Nouvelles  allégoriques  de  Pierre  Vidal  (mort  en  1229)  où  Pudeur, 
Merci,  Loyauté,  etc.  figurent  à  titre  de  personnages;  3°  des  poèmes  latins 
du  moyen  âge,  tels  que  la  rs^ychomachic  de  Prudence,  l'Eglogue  de  Théo- 
dule,  etc.,  remplis  de  semblables  personnifications.  —  Préface,  p.  i-ix. 

3 


34  LA   POÉSIE    SATIRIQUE. 

monde  d'abstractions  devenues  visibles  et  palpables,  de  les 
lier  entre  elles  par  des  rapports  réguliers  et  de  répandre  dans 
cet  ensemble  artificiel  un  souffle  de  vie.  Nous  touchons  ici  au 
mérite  original  de  l'auteur  ;  nous  indiquons  le  trait  caractéris- 
tique de  ce  singulier  esprit.  Guillaume  de  Lorris  développe 
avec  un  talent  naturel  une  conception  froide  et  alambiquée  ; 
la  grâce  et  le  mouvement  de  son  imagination  animent,  colo- 
rent, au  moins  pour  un  instant,  une  monotone  succession 
de  fantômes  ;  son  style  clair,  précis,  élégant,  corrige  la  fadeur 
inévitable  de  ces  combinaisons  industrieuses  et  enfantines. 

On  ne  peut  refuser  h  Guillaume  de  Lorris  un  senti- 
ment juste  et  vif  de  la  poésie.  Il  aime  la  nature,  il  la  décrit 
avec  aisance,  il  la  peint  d'une  touche  aimable  et  délicate;  il 
y  a  de  la  fraîcheur  et  du  piquant  jusque  dans  ses  mignardises. 
Talent  souple  et  gracieux,  plus  abondant  que  le  royal  chan- 
sonnier de  Champagne  et  de  Navarre,  plus  doux  et  plus  biillant 
que  Rutebeuf,  il  a  déjà  la  politesse  et  le  bon  ton  de  Charles 
d'Orléans.  Peu  surchargé  d'érudition,  il  cite  un  fort  petit 
nombre  d'auteurs  anciens,  Macrobe,Til)ulle,  Catulle,  Ovide,  et 
le  versificateur  latin  qu'il  prend  pour  Gallus*  ;  il  imite  Ovide, 
son  auteur  favori,  avec  goût  et  discernement.  Sa  parole  est 
chaste  ;  il  évite  une  stérile  abondance,  et  ne  se  noie  pas,  comme 
tant  d'autres,  dans  d'infinies  digressions.  Ses  personnages 
parlent  bien,  et  comme  ils  doivent  parler  ^.  Un  autre  agrément 
de  son  livre  est  la  précision  des  détails  descriptifs  qu'il  con- 
tient sur  les  habits,  les  parures,  et  sur  les  usages  variés  de  la 
toilette;  on  pourrait  faire,  d'après  lui,  une  histoire  des  modes 
du  xni''  siècle '. 


1.  On  a,  sous  le  nom  de  Gallus,  six  élégies  qui  paraissent  être  d'un  ver- 
sificateur du  M"  siècle.  Cet  ami  de  Virgile,  qui  se  tua  à  l'âge  de  qua- 
rante ans,  avait  composé  quatre  livres  d'élégies  qui  sont  perdus.  —  Macrobe, 
philosophe  platonicien  et  grammairien  latin,  vivait  au  commencement  du 
ye  siècle. 

2.  lliatoire  liltrnnir,  t.  XXIII,  p.  14. 

3.  On  peut  lire,  sur  Guillaume  de  Lorris,  outre  le  chapitre  de  Vllist. 
littér.,  t.  XXIII,  p.  1-15,  un  article  développé  de  iM.  Ampère  dans  la  Revue 
des  deux  Mondes  (Nouvelle  série,  t.  III,  1843,  p.  441),  et  quelques  pages 


LE    ROMAN    DE    LA   ROSE.  S.'i 

Jean  de  Meiin,  conliniialeur  de  Guillaume  de  Lon-is  et 
presque  son  conipalriote  ' ,  a  imité  la  réserve  de  son  devancier 
sur  lui-même,  et  si  nous  ne  savons  rien  du  premier  auteur  de 
ce  roman  célèbre,  la  vie  du  second  ne  nous  est  pas  beaucouf) 
plus  connue.  On  l'appelait  Clopinel,  parce  qu'il  était  boiteuv^. 
11  s'appl.iudit,  dans  un  passage  de  son  Testament^,  d'avoir 
vécu  riche  et  honoré,  et  d'avoir  servi  a  les  plus  grandes  gens 
de  France  ;  »  on  peut  supposer, ^d'après  cela,  qu'il  fut  attaché 
à  la  maison  de  quelque  illustre  personnage,  peut-être  môme 
à  quelque  prince  de  la  famille  royale.  Jean  Boucher,  auteur 
des  Annales  d'Aquitaine''^  dit  qu'il  était  docteur  en  théo- 
logie, ce  qui  n'a  rien  d'invraisemblable  :  il  ajoute  à  ce  titre 
celui  de  Frère  prêcheur,  ce  qui  contredit  singulièrement 
tant  de  violentes  satires  lancées  par  Jean  de  Meun  contre 
les  ordres  religieux  et  tant  d'opinions  téméraires  qui  '  ne 
se  rencontrent  guère  dans  les  cloîtres.  Selon  le  Président 
Fauchet,  il  fut  docteur  en  droit;  ses  livres  prouvent,  du. 
moins,  la  variété,  la  profondeur,  l'étendue  de  son  savoir, 
et  la  hardiesse,  parfois  cynique  et  brutale,  de  son  esprit  ^ .  Les 
dix-huit  mille  vers  qu'il  ajouta  au  roman  incomplet  de  Guil- 


fortes  et  incisives  de   M.  Nisard.  {lïht.  de   h  Uttcrainre   friDirnise^  t.  1, 
p.  103-121.) 

1.  Meun  est  à  quatre  lieues  d'Orléans  sur  la  Loire.  De  là  ce  vers  de 
Clément  Marot  : 

De  Jean  de  Meun  s'enfle  le  cours  de  Loire. 

—  Lorris,  dans  l'arrondissement  de  Montargis,  est  à  douze  lieues  d'Orléans. 

2.  Au  moyen  Age,  il  n'y  avait  presque  pas  de  noms  patronymiques  dans 
le  peuple  et  la  bourgeoisie.  Chaque  individu  se  distinguait  par  son  prénom 
ou  nom  de  baptême  ;  on  s'appelait  Jean  ou  Guillaume,  etc.  A  ce  prénom 
s'ajoutait  souvent  un  surnom,  tiré  d'une  infirmité  ou  d'une  particularité 
quelconque,  Clopinel,  par  exemple.  Les  poètes,  les  savants,  ceux  qu'on 
appelle  aujourd'hui  les  gens  de  lettres,  prenaient  volontiers  le  nom  de  leur 
pays:  Jean  de  Meun,  Guillaume  de  Lorris,  Jean  de  Gersou,  etc. 

3.  Vers  53.  —  Nous  avons  déjà  cité  ce  Testament  qui  est  une  satire  de 
la  société  contemporaine. 

4.  Il  vivait  à  Poitiers,  de  1476  à  1353. 

5.  Outre  le  Roman  de  la  Rose,  son  Teslament  et  son  Codicille,  il  a  com- 
posé un  poëme  tbéologique  intitulé  le  T)czor,  les  Proverbes  dorés  et  les 
Remonstrances  au  Roy;  il  a   traduit  la  Consolati^jn  de  Bocce  en  prose,  le 


36  LA    POÉSIE   SATIRIQUE. 

laiiinc  de  Loi'ris,  paraissent  être  l'œuvre  de  sa  jeunesse,  et 
comme  le  premier  jet  d'une  imagination  forte  et  ardente;  il  y 
a  déversé  l'exubérance  confuse  de  science  et  d'idées  qui  fer- 
mentait dans  son  cerveau  * .  Guillaume  de  Lorris  avait  voulu 
raconter  l'histoire  d'un  ^  éritable  amoureux  ;  Jean  de  Meun 
s'est  proposé  de  parler  de  tout,  à  l'exception  du  véritable 
amour  :  il  a  fait  un  ouvrage  de'marqueterie,  une  sorte  d'échi- 
ijuier,  dans  lequel  il  a  placé  avec  plus  ou  moins  de  symétrie  et 
d'à-propos  l'histoire  de  toutes  les  passions  humaines.  Ne  lui 
demandons  pas  de  plan  régulier  ;  il  a  vu  surtout  dans  la  con- 
tinuation du  Roman  de  la  Rose  une  occasion  de  donner  carrière 
à  son  érudition,  à  ses  opinions  philosophiques  et  au  liberti- 
nage de  son  esprit-. 

Il  garde,  en  apparence,  les  personnages  allég(3riques  ima- 
ginés par  son  devancier  et  le  cadre  qui  lui  est  fourni;  mais 
les  noms  seuls  et  les  dehors  subsistent;  tout  le  reste  a 
changé,  sentiments,  idées  et  caractères.  Nous  revoyons 
des  figures  connues.  Raison,  Bel-Accueil,  Malebouche,  Dan- 
gier,  l'Amant  et  l'Ami  ;  mais  dès  qu'elles  parlent,  dès  que 
chacune  d'elles  essaie  de  renouer  le  propos  interrompu  depuis 
quarante  ans,  la  métamorphose  intérieure  se  déclare;  la  voix, 
l'accent,  le  style  annoncent  qu'un  esprit  nouveau  agite  et  ins- 
pire ces  fantômes  ressuscites.  Ils  sont  devenus  raisonneurs, 
érudits,  philosophes,  astronomes,  alchimistes  et  physiciens  ; 
ils  argumentent  yoro  et  contra  ;  ils  ont  sans  cesse  l'antiquité  à 
la  bouclie;  ils  traduisent  Platon,  les  vers  dorés  attribués  à 


Traité  de  Végèce  sur  Y  Art  militaire,  les  Lettres  d'Hcloïsc  et  d'Abailard,  les 
Merveilles  d'Irlande.  —  Sur  sa  tiaductioii  de  Hoëce,  on  peut  consulter  l'ar- 
ticle de  M.  Léopold  Deiisle  dans  le  tome  XXXIV  de  la  liibliotIi'}que  de  VEcole 
des  Chartes  (1873). 

1.  Au  vers  6600  il  est  fait  mention  de  Charles  d'Anjou  comme  étant  alors 
roi  de  Sicile.  Or,  ce  prince,  couronné  roi  en  1;^()(3,  mourut  en  1285.  C'est 
donc  entre  ces  deux  époques  que  Jean  composa  sonpoëme.  —  Cela  renverse 
l'opinion  de  ceux  qui  s'appuyant  sur  un  passat^e  d'un  historien  du  xyi^^  siècle, 
Papire  Massoii,  prétendent  que  Philippe  le  Bel  conseilla  à  notre  poëte  de 
continuer  le  Roman  de  la  Rose.  Philippe  le  Bel  n'avait  que  dix-sept  ans  en 
1285  lorsqu'il  connnenca  de  régner. 

2.  Paulin  Paris.  —  Histoire  litténtire,  t.  XXIII,  p.  15. 


LE    ROMAN    DE    LA   ROSE.  37 

•Pythagore,  Ovido,  Horace,  Cicrnm,  Lncain,  Solin,  Claiulicii, 
Suétone,  VAlmagesfe  de  Ptoléniée  ' ,  les  Insiitutes  de  Justinieii, 
Juvénal,  Boëce,  Virgile,  Valère  Maxime,  Salluslc  ;  ils 
connaissent  Aristote  par  Boëce,  ils  savent  ce  qu'étaient 
Homère,  Socrate,  Sénèque,  Tii)ulle,  Catulle,  Gallus,  Hippo- 
crate,  Gallien,  Parrliasius,  Apelle,  Myron,  Polyclète,  Euclide, 
Empédocle,  Ennius.  La  mythologie  ne  leur  est  pas  moins 
familière  que  l'Evangile  ;  déj(à  paraît  chez  eux  ce  paga- 
nisme de  langage  et  presque  de  croyance,  cette  idolâtrie  éru- 
dite  et  poétique  qui  éclatera  deux  siècles  plus  tard  dans 
l'enthousiasme  de  la  Renaissance.  Guillaume  de  Lorris  avait 
dispersé  parmi  les  bosquets  du  Jardin  d'Amour  un  essaim 
de  sylphes  gracieux  ;  Jean  de  Meun  en  a  fait  une  académie, 
un  collège  d'encyclopédistes.  A  leur  tête  il  a  placé  deux 
personnages  créés  par  lui,  dame  Nature  et  son  chapelain 
Genius  :  l'un  et  l'autre  ont  le  secret  de  la  pensée  du  poète  et 
reçoivent  la  mission  spéciale  de  faire  connaître  le  fond  de  la 
doctrine. 

Raison  descend  de  sa  tour  et  interpelle  l'amant  qui  gémit 
et  se  désespère,  —  on  s'en  souvient,  —  K  la  porte  de  la 
prison  où  Bel-Accueil  est  enfermé.  Elle  lui  demande  s'il  a  tou- 
jours sujet  d'estimer  le  maître  qu'il  s'est  choisi;  là  dessus  elle 
recommence  un  long  portrait  de  l'Amour,  rempli  de  pointes 
et  de  jeux  de  mots.  Dans  son  discours  entrent  pôle-mèle  le 
blâme  de  la  jeunesse,  l'éloge  de  la  vieillesse,  imité  du  de 
Senectute  de  Cicéron,  la  satire  des  femmes,  une  suite  de  dis- 
tinctions sur  l'amour  et  l'amitié,  une  comparaison  entre 
l'amour  et  la  justice,  ce  qui  fournit  au  poète  un  prétexte  pour 
déclamer  contre  les  iniquités  qui  régnent  parmi  les  hommes. 
Il  faut  s'attendre  à  voir  aussi  Jean  de  Meun  saisir  et  provo- 


1.  Ouvrage  astronomique  dont  le  titre  VL'ritai)le  est  la  Grande  Compositioti, 
S-jvTa^'.?  [izyhxr^.  Les  Arabes  le  désignèrent  par  l'épithète  seule,  (isytai-r),  en 
la  faisant  précéder  de  leur  article  al;  de  là,  le  nom  ù'Almugeste.  Divisé  en 
treize  livres,  cet  ouvrage  contient  toutes  les  notions  astronomiques  des 
anciens,  et  un  catalogue  de  1,022  étoiles.  Le  texte  grec  fut  retrouvé  au 
xv siècle.  Plolémée  vivait  au  ii^  siècle  à  Alexandrie. 


38  LA   POÉSIE   SATIRIQUE. 

quer  toutes  les  occasions,  bonnes  ou  mauvaises,  de  censurer 
les  vices,  les  erreurs,  les  abus  de  la  société  contemporaine.  La 
critique  des  abus  le  conduit  à  rechercher  l'origine  et  les 
fondements  du  pouvoir  politique  ;  il  cite,  tour  à  tour,  les 
notables  exemples  de  tyrannie  que  l'histoire  grecque  et 
romaine  nous  présente,  et  les  plus  cél^bres  fictions  des  poètes 
païens  sur  la  capricieuse  souveraineté  de  la  fortune.  Des  faits 
récents,  des  noms  connus,  le  souvenir  de  catastrophes 
célèbres,  tirées  de  l'histoire  de  France,  viennent  à  l'appui  des 
citations  antiques.  L'amant  écoute  avec  beaucoup  d'attention 
les  tirades  véhémentes  de  dame  Raison  ;  mais  cette  éloquence, 
surchargée  de  pédantisme,  agit  faiblement  sur  son  cœur  et 
ne  change  pas  ses  résolutions  :  la  Raison,  dit-il,  perdait  toute 
sa  peine,  car  l'Amour  tenait  près  de  ma  tête  une  pelle  qui 
poussait  hors  d'une  oreille  tous  les  sermons  qu'on  introduisait 
dans  l'autre  ' . 

Il  prend  enfin  congé  delà  sermonneuse  déesse  et  va  chercher 
d'autres  conseils  plus  agréables  et  plus  pratiques,  auprès  de 
l'Ami,  que  déjà  Guillaume  de  Lorris  avait  mis  en  scène.  Celui- 
ci  est  plus  Ijavard  encore  que  dame  Raison,  mais  son  bavar- 
dage ne  manque  pas  d'originalité,  et  ses  digressions  sont  si 
variées  et  si  hardies  qu'on  est  tenté  de  les  lui  pardonner. 
D'abord  il  indique  à  l'amant  par  quelles  séries  de  ruses  et 
d'artifices,  par  quelles  ressources  ou  d'esprit  ou  d'argent  on 
peut  tourner  des  obstacles  qui  semblent  insurmontables.  Cet 
ami  est  un  roué,  sceptique  et  libertin,  un  vrai  don  Juan  ;  il 
professe  cette  opinion  que  la  vertu  s'évanouit,  comme  une 
trompeuse  apparence,  dès  que  la  séduction  devient  pressante; 
l'honnête  femme,  dit- il,  est  plus  rare  que  le  phénix-.  Oppo- 
sant l'état  de  nature,  où  tout  est  bien,  à  l'état  civilisé,  où  tout 
est  mal,  il  attrijjue  les  maux  de  ce  monde  au  mariage,  à  la 
propriété,  à  la  royauté  ;  on  a  élu  des  rois  pour  défendre  et 
consacrer  parla  force  les  inégalités  sociales \  Ces  maximes 

1.  Vers  405/.. 

2.  Vers  8727. 

3.  Vers  9(i/i5. 


LE   ROMAN    DE   LA   110812.  39 

révoliitioiinaiirs  ne  sont  dans  l'esprit  de  Jean  de  Meun 
qu'nne  des  formes  variées  de  son  immense  érudition  ;  notre 
auteur  est  bien  aise  de  faire  voir  que  rien  ne  lui  écliappe  de 
tout  ce  qui  a  pu  se  penser  et  s'écrire  chez  les  anciens,  et  qu'il 
a  recueilli,  pour  les  étaler  en  temps  et  lieu,  leurs  plus  outrés 
paradoxes. 

Après  ce  beau  discours,  raclion  avance  de  quelques  pas. 
Le  dieu  d'Amour,  prenant  pitié  de  l'amant,  fait  venir  ses 
barons,  Loisir,  Noblesse  de  cŒ'ur,  Richesse,  Franchise, 
Largesse,  Courage,  Honneur,  Courtoisie,  Simplesse,  Enjoue- 
ment, Beauté,  Patience,  Discrétion,  et  met  le  siège  devant  la 
tour  où  languit  Bel-Accueil.  Sous  la  bannière  de  ce  dieu  on 
remarque  un  étrange  soudard  ;  il  a  wnw  Faux- Semblant,  et 
symbolise  cette  idée  que  pour  réussir  auprès  des  Dames  il 
faut,  parfois,  les  tromper  ou  du  moins  payer  de  mine. 
Guillaume  de  Lorris  avait  sculpté  sur  les  murs  du  palais  de 
Déduit  une  figure  hypocrite,  Papelardie,  qui  portait  la  haire 
et  tenait  en  sa  main  un  psautier  '  ;  Faux-Semblant  n'est  pas 
une  statue,  c'est  un  personnage  vivant  et  agissant,  un  Frère 
prêcheur  et  quêteur,  qui  vit  d'aumônes,  qui  est  muni  de  Ijiûles 
papales,  donne  l'absolution  aux  riches  et  repousse  la  confession 
des  pauvres  gens  ^ .  Le  dialogue  qui  s'engage  entre  l'Amour  et 
lui  n'est  pas  indigne  de  la  bonne  comédie^.  Pendant  le  siège, 
une  vieille  matrone  que  Guillaume  de  Lorris  avait  empruntée 
à  Ovide  et  qui  deviendra  Macette  dans  la  xiii*^  satire  de 
Régnier,  consent,  pour  de  l'argent,  cà  plaider  auprès  de  la  dame 
la  cause  de  l'amant.  Son  discours,  plein  des  maximes  de  l'Art 
d'aimer,  offre  une  théorie  complète  de  ce  qu'on  a  plus  tard 


1.  Vers  413. 

2.  Vers  11437. 

3.  Amour  :  «  Tu  semblés  estre  un  saint  hcrmites.  » 
Faux-semblant  :     «  C'est  voirs,  mes  je  sui  ypocrites.  » 
Amour  :  «  Tu  vas  precseliant  astenance.  » 
Faux-semblant  :    «  Voire,  voir,  mes  j'emple  ma  panse 

De  bons  morsiaux  et  de  bons  vins, 
Tiex  come  il  afiert  à  devins.  » 
Amour  :  «  Tu  vas  preeschant  povreté.  » 

Faux-semblant  :     «  Voir,  mes  riches  sui  à  plentc.  »  —  Vers  11423. 


40  LA.   POESIE   SATIRIQUE. 

appelé  la  coquoUerie  des  femmes.  AiTacher  aux  hommes  leur 
dernier  écu,  les  <(  plumer  jusqu'à  la  dernière  plume,  »  voilà  le 
fond  de  son  enseignement.  Entre  autres  conseils  de  toilette, 
la  vieille  recommande  à  la  femme  galante  de  se  couvrir  la  tcte 
de  faux  cheveux,  à  défaut  de  véritables,  et  de  les  teindre  au 
besoin.  Si  le  coloris  naturel  lui  manque,  elle  se  fardera  en 
secret  ;  avant  de  sortir,  elle  aura  soin  de  se  mirer;  dans  les 
rues  elle  marchera  d'une  allure  gracieuse  et  plaisante'. 

Entre  les  assaillants  et  les  défenseurs   de  la  rose,  une 
guerre  fertile  en  incidents  se  poursuit.  Du  château  ((  deCithé- 
ron,  »  bâti  au  sommet  d'une  montagne,  Vénus  accourt,  portée 
sur  un  char  traîné  par  huit  colomljes  ;  sa  vue  et  ses  paroles 
enflamment  le  courage  des  barons  du  dieu  son  fds.  Mais  voici 
que,  brusquement  éloignés  de  la  mêlée,  nous  sommes  trans- 
portés dans  l'atelier  où  dame  Nature  travaille  à  remplacer  les 
êtres  que  la  mort  moissonne  par  d'autres  êtres  également  des- 
tinés à  mourir.  L'Art  est  à  ses  genoux,  épiant  ses  procédés, 
cherchant  à  les  contrefaire,  et  demandant  à  l'alchimie  cette 
recette  «  blanche,  fine  et  pénétrante  »  qui  lui  donnera  une 
puissance  créatrice  égale  à  celle  de  la  nature.  Nulle  part  la 
doctrine  du  grand  œm  re  n'est  exposée  avec  plus  de  clarté 
apparente,  d'ordre  et  de  concision.  Tout  en  travaillant,  la 
Nature  se  désole  de  voir  que,  dans  le  vaste  empire  confié  par 
Dieu  à  ses  soins,  l'homme   seul,  être  volontaire  et  libre, 
échappe  aux  lois  immuables,  universelles,  dont  eUe  assure 
l'exécution.  Pour  se  consoler,  elle  va  trouver  son  chapelain 
Genius,  qui  met  alors  aumusse  et  chasuble  et  se  dispose  à 
l'entendre  en  confession.  L'épanchement  de  dame  Nature  se 
prolonge  cinq  mille  vers  durant  ;  il  forme  à  lui  seul  un  grand 
poëme  didactique  où  Jean  de  Meun  ne  se  contente  pas  d'ex- 
poser le  système  du  monde,  mais  abordant  les  problèmes  de 
la  métapliysiqne  la  plus  ardue,  s'efforce  de  concilier  le  liljre 
arbitre  de  l'homme  avec  la  justice  e'I  la  toute-puissance  de 
Dieu.  Rempli  de  beautés  d'expression,  ce  poème  a  le  mé- 

1.  Vers  13901  et  13516-13741. 


LE   ROMAN    DE   LA.   ROSE.  41 

rite  (le  résumer  rélat  des  cnnnaissances  cosmogoniques  et 
philosophiques  du  moyen  âge  dans  une  analyse  bien  supé- 
rieure aux  Trésors,  aux  Miroirs  et  à  toutes  les  encyclopédies 
latines  ou  françaises  que  multipliait  alors  un  savoir  indigeste 
et  prétentieux  ^ 

Il  faut  cependant  en  iinir.  Genius,  dépêché  par  sa  maîtresse 
vers  l'armée  du  dieu  d'amour,  adresse  aux  barons  une  dernière 
exhortation  avant  l'assaut  qui  doit  tout  emporter.  11  lit  tàhaut(! 
voix  la  charte  de  dame  Nature.  Cette  charte  excommunie  tous 
ceux  qui  résistent  à  leurs  penchants,  elle  promet  le  ciel  à 
ceux  qui  ont  largement  et  librement  aimé.  C'est  une  audacieuse 
réhabiUtation  de  la  chair,  un  manifeste  de  la  révolte  des  sens 
écrit  dans  un  style  brutal  qui  a  certainement  inspiré  les 
pages  les  plus  cyniques  de  Rabelais.  Quand  Genius  a  parlé,  il 
lance  sur  la  prison  de  Bel-Accueil  le  flambeau  que  l'Amour  lui 
avait  mis  entre  les  mains  :  la  tlamme  pénètre  dans  les  rangs 
des  assiégés  ;  leur  résistance  faiblit  ;  les  barons  de  l'Amour, 
guidés  parvenus,  surmontent  les  derniers  obstacles,  et  la  tour 
qui  protégeait  la  rose  est  forcée.  Le  songe  se  dissipe,  le 
poëte  se  réveille;  le  rôve  et  le  roman  sont  terminés^. 

Malgré  l'incohérence  d'une  composition  désordonnée  et 
pleine  de  contrastes,  malgré  les  trivialités  diffuses,  les  ti- 
rades pédantesques  dont  ce  poëme  est  alourdi  et  démesu- 
rément allongé,  un  talent  si  vigoureux,  si  hardi,  un  savoir 
si  abondant,  des  idées  d'une  bizarrerie  si  provocante  de- 
vaient produire  une  impression  forte  et  durable.  11  y  a, 
dans  les  vers  de  Jean  de  Meun  et  dans  la  tournure  de  son 
esprit,  une  vivacité,  un  relief,  une  plénitude  d'énergie  qu'on 
trouve  rarement  dans  les  autres  poëtes  de  ce  temps;  même 
aujourd'hui  nous  pouvons  comprendre  sa  longue  vogue  et  sa 
réputation.  Au  xiv''  siècle,  Pétrarque  fait  l'éloge  du  Roman  de 


1.  Histoire  littéraire,  t.  XXIII,  p.  39  et  40. 

2.  Histoire  littéraire,  t.  WlU,\iA^- 'S.  —  Revwe  des  Deux-Mondes {iSiii), 
article  de  M.  Ampère,  p.  440-A81.  —  Nisard,  Histoire  de  la  littérature  fran- 
çaise, t.  I,  p.  121-151.  —  Lenient,  la  Satire  au  moyen  âge,  p.  156-169. 


42  LA   POÉSIE   SATIRIQUE. 

la  Rose,  Gower  l'imite*,  Chaucer  veut  le  traduire;  il  reste 
sept  mille  sept  cents  vers  de  la  traduction  qu'il  avait  com- 
mencée^. Au  xvi'^  siècle,  cette  gloire  subsiste  dans  tout  son 
éclat.  Etienne  Pasquier  oppose  le  seid  Jean  de  Meun  à 
Dante  et  aux  autres  poètes  italiens  réunis;  Thomas  Si- 
])ilet,  dans  son  Art  poétique,  dit  que  le  Roman  de  la  Rose 
est  notre  Iliade  et  notre  Enéide;  Clément  Marot  rajeunit  ce 
livre  populaire  dans  une  édition  où  il  change  et  met  à  la 
mode  les  parties  du  style  qui  ont  vieilli*. 

Comme  toutes  les  œuvres  puissantes,  où  d'énormes  défauts 
se  mêlent  à  des  beautés  supérieures,  le  poëme  de  Jean  de  Meun 
souleva  de  violentes  protestations;  ses  détracteurs  furent 
moins  nombreux,  mais  aussi  passionnés  que  ses  admirateurs. 
Christine  de  Pisan,  en  1399,  réclama,  dans  sonÉpitre  au  dieu 
d'Amour  contre  les  coups  portés  à  l'honneur  du  sexe  féminin 
par  les  théories  et  par  les  diatribes  du  poëte  ;  trois  ans  plus  tard, 
sans  doute  à  propos  de  la  publication  de  quelque  brillant  exem- 
plaire du  fameux  roman,  le  chancelier  de  l'Université,  Gerson, 
composa,  en  prose  française,  sous  la  forme  allégorique,  un 
vrai  réquisitoire,  et  prit  à  partie  Jean  de  Meun,  sa  morale 
relâchée,  ses  opinions  téméraires,  ses  expressions  cyniques*. 
Les  débats  engagés  ne  s'arrêtèrent  point  Là.  Deux  champions 
du  poëte,  maître  Jean  Joannes  ou  Jean  de  Montreuil,  prévôt 
de  Lille  %  et  Gontier  Col,  secrétaire  du  roi,  relevèrent  le  gant. 


1.  Gower,  né  vers  1320,  mort  en  1402,  a  écrit  un  poëme  anglais  en  huit 
livres,  intitulé  Confemo  amanlis,  sur  la  métaphysique  de  l'amour. 

2.  Le  chanoine  Molinet  de  Valenciennes,  à  la  tin  du  xv  siècle,  le  traduisit 
en  prose  française. 

3.  C'est  dans  les  prisons  du  Châtelet,  de  1525  à  1520  que  Marot,  en 
relisant  Jean  de  Meun,  eut  l'idée  de  cette  publication  nouvelle  et  de  ce 
rajeunissement. 

4.  Traité  contre  le  roumant  de  la  Rose.  Ms.  de  Colbert,  n»  7599  3.3.  a.  — 
Fonds  de  saint  Victor,  n"  517.  «  Il  jeté  partout  feu  plus  ardent  et  plus 
puant  que  le  feu  grigoiset  soulfre,  par  paroles  luxurieuses,  ordes  et  délTen- 
dues...  Il  a  meslé  miel  avec  venin,  sucre  avec  poison,  serpent  venimeux 
cachiés  sous  herbe  verte  de  dévotion...  »  —  Sur  Gerson,  voir  plus  loin  le 
chap.  II  de  VEloquence  religieuse  au  xiv»  siècle. 

5.  On  a  publié  de  Jean  de  Montreuil,  qui  fut  plus  tard  secrétaire  du  roi 


LE   ROMAN    DE   LA   ROSE.  43 

<'n  français  ot  en  latin;  Christine  de  Pisan,  encouragée  par  le 
renfort  d'un  allié  tel  que  Gerson,  re^int  bravement  à  la  charge 
dans  ses  épîtres  sur  le  Roman  de  la  Rose  *  :  elle  riposta  aux 
raisons  comme  aux  invectives  du  prévôt  et  du  secrétaire,  et 
adressa,  en  1 407,  les  pièces  du  procès  k  la  reine  de  France 
Isabeau  de  Bavière,  puis  à  Guillaume  de  Tignonville,  prévôt 
de  Paris.  Ses  adversaires  lui  demandant  avec  ironie  comment 
elle  avait  osé  lire  un  ouvrage  qu'elle  jugeait  un  crime  si  offen- 
sant pour  la  pudeur  des  dames  :  «  Vray  est,  répondit-elle, 
que  pour  sa  grant  renommée  je  désiray  le  veoir,  mais  en 
aucunes  parties  qui  n'estoient  h  ma  plaisancejepassoyeoultre 
comme  coq  sur  breise"^.  » 

Le  succès  du  Roman  de  la  Rose  nous  est  encore  attesté  par 
le  grand  nombre  des  manuscrits  de  ce  poëme  qui  nous  ont  été 
conservés.  La  seule  Bibliothèque  Nationale  de  Paris  en  pos- 
sède soixante-sept,  la  plupart  accompagnés  d'ornements  et  de 
miniatures'.  On  en  trouve  souvent  dans  les  bibliothèques  par- 
ticulières, et  il  est  peu  de  collections  puljliques,  en  France,  en 
Belgique,  en  Allemagne  et  en  Angleterre,  qui  n'en  comptent 
plusieurs,  tous  rédigés  avant  les  premières  années  du  xvr  siècle. 
Les  anciennes  éditions  imprimées  sont  aussi  fort  nombreuses. 
Dix  au  moins,  parmi  celles  qui  subsistent,  appartiennent  au 


Cliailes  VI,  un  grand  nombre  de  lettres  latines.  —  Marlène   et  Durand, 
Amplissima  CoUectio,  t.  II,  col.  1310-1464. 

1.  Bibliothèque  Nationale,  Ms.  7087  2.  —  Sur  Christine  de  Pisan,  voir  plus 
loin  le  chap.  iv  sur  les  historiens. 

2.  Hist.  littér.,  t.  XXIII,  p.  46-52.  L'auteur  anonyme  du  Jardin  de  Plai- 
sance, dont  la  date  semble  être  de  l'année  1499,  et  Martin  Franc,  dans  son 
«  Champion  des  Dames  »  dédié  à  Philippe  le  Bon,  essayèrent  aussi  de  réfuter 
Jean  de  Meun,  mais  c'était  pour  mieux  compléter  leur  apologie  des  femmes. 
Ils  opposaient  unautrejeu  d'esprit  à  un  jeu  d'esprit.  Martin  Franc,  chanoine 
de  Lausanne  et  protonotaire  apostolique,  mourut  en  1460.  —  Guillaume  de 
Guilleville,  moine  de  Citeaux,  composa  entre  1330  et  1358  Trots  Pèlerinages, 
à  l'imitation  du  Roman  de  la  Rose.  Chacun  de  ces  «  pèlerinages  »  est  long  de 
dix  ou  douze  mille  vers. 

3.  Sur  ce  nombre,  douze  semblent  remonter  auxv^  siècle;  vingt-deux  aux 
dernières  et  trente  aux  premières  années  du  xiv«  siècle;  trois  enfin  au 
xin<^,  c'est-à-dire  précisément  au  temps  où  Jean  de  Meun  continua  l'œuvre 
de  Guillaume  de  Lorris. 


44  LA    POÉSIE    SATIRIQUE. 

xv"  siècle  ' .  La  leçon  suivie  dans  toutes  ces  éditions  est  tirée 
d'un  manuscrit  passable  duxv''  siècle.  Lorsque  Clément  Marot, 
en  1526,  eut  rajeuni  le  texte  du  célèbre  roman  ^,  les  éditions, 
assez  rares  d'ailleurs,  qui  parurent  après  la  sienne,  prirent  ce 
rajeunissement  pour  modèle  ;  c'est  de  notre  temps  seulement 
qu'on  est  revenu  au  texte  ancien.  L'édition  de  Méon,  la  plus  ré- 
pandue aujourd'hui,  a  été  faite  en  1814  sur  un  manuscrit  de 
1330^  Le  profond  discrédit  où  tomba  le  moyen  âge,  dès  la 
seconde  moitié  du  xvf  siècle,  n'a  pas  épargné  le  poëme  si  long- 
temps populaire  de  Guillaume  de  Lorris  et  de  Jean  de  Meun; 
lui  aussi  perdit,  après  la  victoire  de  Ronsard  et  de  la  Pléiade, 
ses  admirateurs  et  ses  lecteurs.  Plus  heureux  cependant  que 
tant  d'autres  œuvres,  dont  le  mérite  poétique  lui  était  bien 
supérieur,  il  ne  disparut  pas  entièrement  du  mobile  souvenir 
des  hommes  :  il  lui  resta  de  son  ancienne  gloire  une  vague 
renommée;  le  public,  môme  savant,  qui  oubliait,  sans  y 
prendre  garde,  trois  siècles  de  poésie  française,  savait  du 
moins  qu'il  avait  existé  jadis  un  Roman  de  la  Rose. 


IV 


le  Roman  du  Renart.  —  Ses  origines  et  ses   développements  successifs. 
—  Renart  le  Novel.  Renart  le  contrefait. 


Ce  roman  n'est  pas  un  poëme  unique,  composé  sur 
un  plan  régulier  par  un  seid  et  même  auteur.  Il  com- 
prend une  multitude  d'ouvrages  différents,  qui  n'appartien- 
nent ni  au  même  temps  ni  à  la  même  littérature;  c'est  un 


1 .  Quatre  ne  portent  aucun  nom  d'imprimeur,  trois  sont  de  Vérard,  d'au- 
tres ont  été  faites  par  Jean  du  Pré  et  Nicolas  Desprez.  Les  deux  premières  du 
xvi"  siècle,  de  1509  et  1519,  sont  de  Micliel  le  Noir. 

2.  Les  plus  remarquables  éditions  du  texte  rajeuni  par  Marot  sont  celles 
de  Galliol  du  Pré,  1520,  1529,  et  1531;  deux  autres,  sans  date,  d'Alain 
Lotrian  et  Jehan  Jehannot;  une  enfin  de  Jehan  Longis,  à  la  date  de  1538. 

3.  lliftuire  liltéraire,l.  XXIII,  p.  52-50.  —  M.  FrancisqueMiciieladonné.en 
1864,  une  nouvelle  édition  du  Roman  de  laRone  où  les  manuscrits  du  xiii" siècle, 
ignorés  ou  négligés  par  Méon,  ont  été  consultés. 


LE  ROMAN    DU    RENART.  45 

ensemble  de  productions  détachées  qui  n'ont  entre  elles  d'autrci 
communauté  que  celle  du  sujet.  Ces  fragments,  d'une  lon- 
gueur très-inégale,  sont  des  s('ries  de  fables  ou  d'apologues 
qu'on  pourrait  appeler  épiques,  en  se  fondant  sur  leurs  carac- 
tères dominants  et  sur  leur  étendue;  les  animaux  y  figurent 
comme  héros,  au  lieu  de  personnages  humains  ;  ils  nous  repré- 
sentent une  société  monarchique  gouvernée  par  le  lion.  La 
poésie,  donnant  à  ce  roi  et  à  chacun  de  ses  sujets  un  nom 
propre,  a  fait  d'eux  tous  des  individus  déterminés,  des  per- 
sonnalités distinctes  :  le  goupil,  le  vulpes  des  Latins,  porte  le 
nom  de  Beinhart  ou  Renarl^^  et  le  loup,  celui  à'Isengrim  ou 
Isengrin.  Voilà  les  deux  vrais  héros  du  poëme,  <(  les  deux 
barons,  »  comme  disait  le  moyen  âge,  dont  la  rivalité  célèbre, 
pleine  de  combats,  de  ruses  et  d'aventures,  remplit  le  cadre 
sans  cesse  élargi  de  l'action  fondamentale;  tout  ce  qui  les  en- 
toure se  partage  entre  eux  et  forme  deux  factions  :  la  lutte 
des  chefs,  la  discorde  renouvelée  et  perpétuée  de  leurs  par- 
tisans compose  l'histoire  tragique  et  plaisante  de  cette  sin- 
gulière monarchie.  Pendant  plusieurs  siècles,  Fimagination 
des  trouvères  a  varié,  amplifié,  retourné  en  tous  sens  ce  fond 
primitivement  très-simple  ;  l'assemblage  incohérent  et  dispa- 
rate de  ces  inventions  successives  nous  est  parvenu  sous  le 
titre  populaire  de  Roman  du  Renart. 

L'examen  d'une  production  aussi  étendue,  aussi  complexe, 
aussi  dépourvue  d'unité,  soidève  plusieurs  questions  obscures 
et  difficiles.  Nous  allons  essayer  de  les  éclaircir.  Un  point  à 


1.  Quand  le  poëte  veut  désigner  l'animal  par  son  nom  comnnin  et  géné- 
rique, il  emploie  l'expression  formée  du  latin,  goupil,  yorpil  ou  gorpil  {vulpes)  ; 
Renart  est  un  nom  d'homme,  un  surnom  ou  un  nom  de  guerre  donné  dans  le 
poëme  au  goupil  ou  gorpil.  Ce  surnom  est  devenu  si  populaire  qu'il  a  effacé 
le  nom  générique  et  s'y  est  substitué.  Rien  de  semblable  n'est  arrivé  aux 
autres  héros  du  poëme.  Le  loup,  leu  {lupus),  est  surnommé  Isengrin;  le 
lion,  s'appelle  Noble;  l'ours,  Brun;  le  coq,  Chantecler;  le  léopard,  Firapel; 
le  cerf,  Brickemer;  l'âne,  Bernard;^\e  limaçon.  Tardif ;\e  chat,  Tybert ;  le 
milan,  Escoffle;  le  blaireau,  Grimbert;  le  singe,  ('ointériaux ;  le  corbeau, 
Tiercclin;  le  bélier,  Belin;  etc.,  mais  aucun  de  ces  noms  propres  ou  de  ces 
noms  de  guerre  n'est  resté  dans  la  langue  française  et  n'a  remplacé  le  nom 
commun  et  générique  de  chacun  de  ces  animaux. 


46  LA  POÉSIE   SATIRIQUE. 

disciiler  avant  tout  est  celui-ci  :  Quelle  est  l'origine  de  cette 
fiction?  Qui  le  premier  en  a  conçu  l'idée,  ou  du  moins,  en  quel 
pays  a-t-elle  pris  naissance?  Quelle  est  la  plus  ancienne 
ébauche  de  ce  vaste  cycle?  Des  branches  multiples  du  ro- 
man, quelle  est  celle  qui  a  paru  d'abord?  Et  celle-là  est-elle 
la  branche  primitive? 

Au  dire  des  Allemands,  cette  fiction  est  d'origine  germa- 
nique. Pour  appuyer  leur  revendication,  ils  citent  d'anciennes 
fa])les  tudesques  qui,  sans  être  primitivement  identiques  avec 
celles  du  Benart,  sont  du  moins  de  même  nature  et  se  ratta- 
chent de  môme  à  des  histoires  idéales  d'animaux.  Quelques- 
unes  remontent  jusqu'au  viii"  siècle';  il  en  est  une,  notamment, 
où  Renart  figure  à  la  cour  du  lion  dans  un  grade  éminent,  et 
joue  un  personnage  conforme  à  son  naturel  fourbe  et  pervers  * . 
Une  pareille  raison  nous  semble  médiocre;  car  l'antiquité, 
orientale  ou  grecque,  avait  donné,  longtemps  auparavant,  des 
rôles  d'honimes  aux  animaux,  et  il  ne  serait  pas  difficile  de 
trouver,  dans  les  nombreux  apologues  qu'elle  nous  a  laissés, 
l'idée  de  cette  opposition  de  la  ruse  scélérate  et  de  la  force 
brutale,  telle  qu'elle  est  figurée  par  la  longue  rivalité  qui  rem- 
plit de  ses  incidents  notre  roman-.  Un  autre  argument  plus 
solide  est  tiré  des  noms  que  portent  les  deux  héros  dupoëme, 
Renart  et  Isengrin.  Selon  M.  Grimm,  le  premier  signifie,  en 
haut  allemand,  «  conseiller,  homme  de  conseil  ;  »  le  second 
nous  offre  l'équivalent  des  épithètes  «  cruel  et  féroce,  » 
l'image  de  quelque  chose  de  dur  et  de  tranchant  comme  le  fer. 
Remarquons  enfin  que  la  popularité  de  ce  roman,  très-inéga- 
lement répandue  en  Occident,  s'est  fixée  et  a  persisté  dans  les 
contrées  du  Nord,  en  Allemagne,  en  Flandre,  aux  Pays-Bas, 
dans  les  provinces  de  France  comprises  entre  le  Rhin  et 
la  Loire  ;  c'est  là,  par  conséquent,  dans  cette  région  septen 
trionale,  en  deçà  ou  au-delà  du  Rhin,  que  la  fiction  a  pris  nais- 


\.  Reinliaii  Fuclis,  von  Jacob  Giimm;  Berlin,  1834.—  Histoire  littéraire, 
t.  XXII,  p.  891. 
2.  lliatoire  Ultà-uire,  t.  XXII,  p.  890. 


LE   ROMAN    DU    RENART.  47 

sance'.  Contient-elle,  comme  on  l'a  dit,  une  allusion  à  la  riva- 
lité opiniâtre  et  sanglante  de  deux  personnages  réels ,  histori- 
ques? Cela  est  possible  mais  n'a  été  nullement  prouvé^, 

A  quelle  époque  est-il  l'ait  mention  du  liotnan  du  Rmarl 
pour  la  première  fois?  Quelle  date  peut  être  assignée  aux  plus 
anciennes  Lranches  de  cette  composition  qui  s'est  prolongée 
pendant  près  de  trois  siècles?  Nul  indice  de  l'existence  de  ce 
roman  n'apparaît  avant  le  xu"  siècle.  On  a,  de  la  première 
moitié  de  ce  siècle,  deux  fragments  latins  en  vers  élégiaques, 
intitulés,  l'un  Jsengrinus,  l'autre,  Reinhardus  *  ;  le  premier 
comprend  deux  fables,  en  six  cent  quatre-vingt-huit  vers,  le 
second  se  compose  d'une  quinzaine  de  fables  qui  font  ensemble 
six  miUe  cinq  cent  quatre-vingt-seize  vers.  Des  fragments  du 
cycle  aujourd'hui  connus,  c'est  la  partie  la  plus  ancienne. 
L'examen  de  ces  textes  et  des  notions  historiques  qu'ils  ren- 
ferment nous  autorise  à  penser  que  V Isengrinus  a  précédé  de 
trente  ou  quarante  ans  le  Reinhardus  :  il  ne  serait  qu'un  mor- 
ceau détaché  d'une  version  latine  de  la  fiction  populaire  ;  une 
seconde  traduction,  plus  complète,  aurait  paru  sous  le  titre  de 
Reinhardus,  dans  l'intervalle  de  1130  cà  1161  *.  On  ne  connaît 
pas  les  auteurs  de  ces  deux  poëmes,  dont  le  style  est  assez 


1.  «  Il  n'en  est  pas  question,  du  moins  pour  des  temps  anciens,  en  Italie 
ni  en  Espagne,  non  plus  que  parmi  les  nations  slaves  ou  Scandinaves.  » 
Histoire  littéraire,  t.  XXII,  p.  393. —  Elle  pénétra  de  bonne  heure  en  Pro- 
vence et  en  Angleterre  où  les  trouvères  français  la  firent  connaître. 

2.  L'éditeur  d'une  des  branches  latines  du  Renart,  M.  Mone,  renouvelant 
et  amplifiant  l'ancienne  conjecture  d'Eckhart,  a  vu  dans  cette  fiction  une 
allégorie  continue,  relative  à  la  guerre  qui  éclata,  vers  la  fin  du  ix^  siècle, 
entre  Zwenlibold,  fils  de  l'empereur  Arnulfe,  roi  de  Lorraine,  et  un  certain 
Reginaire  ou  Reszjianus,  ministre  de  ce  prince.  Le  perfide  et  rusé  Reginaire 
serait  le  type  du  Renart  de  notre  roman.  Rien  n'autorise  cette  supposition. 

—  HiMoire  littéraire,  t.  XXII,  p.  895. 

3.  hengrinus  a  été  publié  en  1834  par  M.  Grinim,  dans  son  recueil  du 
Reinhart  Fuchs.  Reinhardus  a  eu  pour  éditeur  M.  Mone  en  1832  (Stutt- 
gart). 

4.  Dans  le  poëme  de  Reinhardus  on  trouve  une  mention  très-précise  de 
deux  dignitaires  ecclésiastiques  flamands,  de  la  vie  desquels  plusieurs  dates 
sont  connues  avec  certitude.  Ce  sont  Walther,  qui  fut  abbé  d'Egmond  de 
1148  à  1161,  et  Beaudoin,  abbé  de  Lisborn,   qui  vivait  de  1130  à  1101. 

—  Histoire  littéraire,  t.  XXII,  p.  89G. 


48  LA   POÉSIE  SATIRIQUE. 

correct  et  même  assez  concis;  selon  toute  apparence,  ils 
liabitaient  la  Flandre,  car  ils  en  parlent  souvent  ;  ils 
étaient  prêtres  ou  moines,  puisqu'ils  écrivaient  en  latin  avec 
une  certaine  élégance  ;  mais,  évidemment,  ces  poëmes  en 
vers  élégiaques  ne  nous  représentent  pas  le  texte  primitif  et 
la  plus  ancienne  expression  de  la  légende  du  Renart.  En 
quelle  langue  était  écrit  le  roman  populaire  qu'ils  ont  plus  ou 
moins  librement  imité  ? 

Il  est  vraisemblable  qu'il  a  existé  de  bonne  heure  dans  le 
nord  de  l'Europe  occidentale  des  fables  et  des  légendes  sur  ce 
même  sujet,  et  que  ces  anciennes  formes,  triviales  et  semi- 
barbares,  de  la  fiction,  se  sont  produites,  soit  en  latin 
rustique  %  soit  dans  l'idiome  propre  à  chaque  pays.  Elles  ont 
dû  paraître  en  plusieurs  contrées  voisines,  à  peu  près  vers  le 
même  temps.  Tout  ce  qu'on  peut  dire,  sur  la  question  de  prio- 
rité, c'est  que  le  plus  ancien  texte  populaire  dont  l'existence 
soit  prouvée  par  des  inductions  ou  par  des  témoignages  histo- 
riques, est  un  texte  français.  La  branche  flamande  ne  sem- 
ble pas  antérieure  au  xiv''  siècle,  bien  qu'on  ait  essayé  de  la 
rajeunir  de  deux  cents  ans^;  l'imitation  de  poëmes  étrangers 
et  de  traditions  venues  d'ailleurs  y  est  évidente.  Les  rédac- 
tions allemandes  du  Renart  remontent  au  xn"  siècle.  Vers 
lloO,  un  minnesinger  de  Souabe  ou  d'Alsace,  Heinrich 
de  Glichesœre,  arrangea  un  Renart  dont  le  texte  s'est  perdu; 
un  peu  plus  tard,  un  autre  poëte  allemand  retoucha  le  poëme 


1.  «Il  ne  faut  jamais  perdre  de  vue,  quand  on  traite  de  l'histoire  litté- 
raire de  ces  temps  obscurs,  que  c'est  par  rintermédiaire  du  latin  rustique  que 
le  germe  de  productions,  devenues  promptemenl  populaires,  a  pénétré  dans 
les  littératures  modernes.  Notre  roman  pourrait  donc  avoir  été  d'abord 
rédigé  en  prose  latine  plus  ou  moins  familière,  plus  ou  moins  rapprochée 
dn  ton  et  des  idiomes  néo-latins.  «  —  llUt.  litt.,  t.  XXII,  p.  89S. 

•2.  Roman  du  Renart,  d'aprcs  un  texte  flamand  du  xii®  aiêcle,  [jublié  par 
J.-F.  Willems;  traduit  par  Delapierre,  Bruxelles,  1837.  —  Histoire  littéraire, 
t.  XXII,  [).898. —  Les  deux  poëmes  latins  cités  plus  haut,  et  qu'on  suppose 
avoir  été  écrits  en  Flandre,  ont  pu  être  faits  sur  un  texte  tlamand  primitif  au- 
jourd'hui perdu,  ou  sur  un  texte  étranger,  soit  allemand,  soit  français.  Les 
auteurs  de  ces  traductions  latines  étaient  des  hommes  lettrés;  ils  vivaient 
sui'  une  frontière  par  où  se  touchaient  divers  peuples,  diverses  littératures. 


LE    ROMAN    DU    RENART.  49 

de  Glichesœre  ;  ce  remaniement  s'est  rt^trouvc.  On  a  décou- 
vert aussi  un  fragment  d'une  autre  rédaction,  en  haut  alle- 
mand, qui  parait  être  de  la  première  moitié  de  ce  mêm(! 
siècle  * . 

Au  delà  de  cette  époque,  nul  indice  ne  nous  signale  un 
texte  allemand  plus  ancien;  il  est  possible  que  les  fragments 
aujourd'hui  retrouvés  aient  été  précédés  de  rédactions  pri- 
mitives qui  ont  disparu  ;  la  conjecture  ne  manque  pas  de 
vraisemblance,  mais  rien  ne  l'autorise  et  ne  force  à  l'accep- 
ter. Or,  les  rédactions  allemandes  que  nous  possédons  doi- 
vent être  considérées,  au  fond  et  dans  leur  ensemble,  comme 
l'imitation  expresse  d'un  original  français.  La  plupart  d(!s 
noms  propres  donnés  aux  animaux  qui  y  figurent  sont  fran- 
çais, les  uns  purement  français,  les  autres  francisés  de  noms 
germaniques.  Le  coq  y  est  nommé  Chanteckr ;  la  poule, 
Pinte,  Pinlaùi ;  Vouvs,  Bi'un;  le  mouton,  Belin;le  lièvre, 
Coarz;  l'expression  Uebelloch  traduit  exactement  3/a^er^w/s, 
le  repaire  fameux  de  Renart^  Il  est  de  toute  évidence  que 
les  rédacteurs  allemands  n'ont  pu  emprunter  ces  noms  qu'en 
empruntant  aussi  les  objets,  les  choses,  les  aventures  où 
ils  se  trouvaient  mêlés.  On  ne  possède  plus,  ou  l'on  n'a  pas 
encore  retrouvé  l'original  français  qui  était  connu  et  imité  en 
Allemagne  avant  1150,  mais  l'existence  de  cet  ancien  poëme  nii 
saurait  être  contestée.  D'autres  indices,  fournis  par  des  his- 
toriens latins  du  xn""  siècle,  corroborent  l'induction  littéraire 
que  nous  venons  d'exposer  et  la  changent  en  certitude. 
En  1112,  Gaudri,  évêque  de  Laon,  fut  massacré  par  les  habi- 
tants de  la  ville  ;  le  chef  du  complot,  Teudegald,  surnommé 
Isengrin  par  l'évèque  à  cause  de  sa  ressemblance  avec  le  loup, 
lui  rendit  cette  injure  le  jour  de  l'assassinat.  Au  moment  de 
tuer  l'évèque  réfugié  dans  un  coin  obscur  du  palais,  il 
s'écria  :  <(  Où  est  donc  caché  cet  Isengrin?  »  Gnibert  de 
Nogent,  auteur  contemporain,  qui  raconte  ce  massacre,  nous 


j.  Grimm,  Reinhart  Fuc/is,  p.  cviii. 
2.  Histoire  littéraire,  t.  XXII,  p.  906. 


50  LA   POESIE   SATIRIQUE. 

apprend,  pour  expliquer  le  motif  de  ce  sobriquet,  que  l'usage 
du  pays  était  de  donner  au  loup  le  nom  d'Isengrin*.  Le 
roman  du  Renart,  sous  sa  forme  primitive,  devait  être  déjà 
très-populaire  à  Laon  et  aux  environs,  vers  l'an  1112  : 
comment  admettre,  en  effet,  ou  supposer  que  des  fables  qui 
avaient  une  prise  si  forte  sur  l'imagination  de  la  multitude 
ne  fussent  pas  écrites  en  français  ^  ? 

Tel  est  l'ensemble  des  renseignements  que  la  critique  l;t, 
plus  scrupuleuse  a  pu  recueillir  sur  les  origines  de  cette  fiction 
célèbre.  Voilà  ce  qu'on  appelle  l'ancien  Renart,  le  Renart  pri- 
mitif. A  la  fm  du  xn''  siècle  et  dans  les  commencements  de 
l'âge  suivant,  les  trouvères  français  se  passionnèrent  plus  que 
jamais  pour  cette  fiction,  ils  la  refirent,  l'ornèrent,  l'altérèrent 
dans  tous  les  sens,  suivant  en  cela  leurs  nouvelles  idées  et 
leurs  nouvelles  fantaisies.  De  ce  travail,  qui  dura  plus  d'un 
siècle,  est  sorti  le  Roman  du  Renart,  tel  qu'il  nous  reste  en 
français  ;  mais,  comme  on  le  voit,  ce  roman  n'est  qu'un 
remaniement  des  fables  dont  se  composait  l'ancien  Renart, 
et  dont  quelques  fragments  latins  ou  allemands  nous  sont 
seuls  parvenus.  Le  Renart  français,  œuvre  de  cette  seconde 
époque,  imitation  embellie,  développée  et  modifiée  de  la 
légende  primitive,  comprend  une  trentaine  de  branches  et 
donne  un  total  d'environ  trente  mille  vers.  Marquons  rapi- 
dement l'ordre  et  la  suite  de  ces  narrations  diverses,  en  carac- 
térisant les  plus  importantes. 

Les  deux  plus  anciennes  branches  du  cycle  français  sont 
îittribuées  à  Pierre  de  Saint-Cloud',  l'auteur  du  Testament 


1.  «  Solebat  autem  episcopus  eum  hemirhiam  irrideiido  vocare,  proplei- 
liipiiiam  scilicet  speciem;  sic  enim  aliqui  soient  appellare  liipos.  Ait  ergo 
sceleslus  ad  piœsulem  :  Iliccine  est  dominiis  /s('»;/rm((s  repositus?  »  —  Gui- 
bert  de  Nogent,  de  Xita  sua,  liv.  III,  cii.  viii.  —  Histoire  littéraire,  t.  X, 
p. 448. 

2.  Histoire  littéraire,  t.  XXII,  p.  900-901.  Le  Vhysiologus,  opuscule  attri- 
bué k  l'évèque  du  Mans,  Ilildcbeit,  mort  en  11:56,  ou  bien,  à  un  certain  Tiii- 
bauld,  qui  vécut  avant  Ilildebcrt,  contient  quelques  fables  sur  le  renard  qui, 
très-probablement,  sont  cnipiunlées  au  vieux  poëme  français. 

3.  Sur  ce  poêle,  voir  tnnie  I'''',  p.  254. 


LE    ROMAN    DU    RENART.  51 

d'Alexandre^  ;  ce  trouvère,  dont  la  vie  est  peu  connue,  sem- 
ble avoir  écrit  dans  les  premières  années  du  xiii'=  siècle.  11 
conte  la  naissance  de  Renart  et  d'Isengrin,  l'origine  d(!  leur 
querelle,  les  perfidies  de  Renart,  ses  amours  adultères  avec 
dame  Hersent,  femme  d'Isengrin,  les  incidents  de  la  longue  et 
dure  guerre  qui  éclate  entre  ((  les  deux  barons,  »  la  défaite  de 
Renart  qui  s'enferme  dans  son  château  de  Malpertuis  et  se 
venge  en  déshonorant  son  rival,  enfin,  la  réconciliation 
brusquement  imposée  par  le  lion  aux  deux  adversaires.  Un 
trouvère  anonyme,  contemporain  de  Pierre  de  Saint-Cloud, 
jugea  que  ce  poëte,  malgré  son  talent  et  l'intérêt  répandu  dans 
ses  ingénieux  récits,  n'avait  pas  tiré  tout  le  parti  possible 
d'une  matière  aussi  féconde  en  négligeant  de  développer 
l'histoire  du  procès  intenté  à  Renart  par  Isengrin  devant  le 
tribunal  du  Lion.  Il  voulut  réparer  cet  oubli  et  combler  cette 
lacune  ;  il  imagina  de  décrire  le  plaid  royal  où  l'afïaire  s'était 
débattue  solennellement.  De  là,  un  nouveau  récit  très-étendu, 
plein  de  verve  et  d'invention  poétique  ;  c'est  la  meilleure 
bronche  du  cycle  français.  Les  animaux  sont  réunis  en  cour 
plénière  au  logis  de  Noble  le  Lion  ;  Isengrin  fait  sa  plainte  ; 
tous  ceux  que  Renart  a  trompés,  lésés,  maltraités  se  lèvent  et 
l'accusent.  Renart,  qui  a  fait  défaut,  est  condamné,  mais 
il  refuse  de  subir  sa  peine,  et,  dans  son  repaire  de  Malpertuis, 
nargue  la  puissance  du  roi.  Celui-ci  vient  l'assiéger  avec 
toutes  ses  forces  :  après  une  résistance  fertile  en  stratagèmes, 
Renart  est  pris  dans  une  sortie  nocturne  ;  il  s'évade  en- 
core ;  Noble  le  Lion,  désespérant  de  le  reprendre,  invite 
quiconque  pourra  le  saisir  à  l'attacher  au  gibet  sans  autre 
forme  de  procès  ^ . 

Nous  n'essayerons  pas  d'indiquer,  même  brièvement,  les 
prodiges  d'habileté,  les  raffinements  de  ruse  et  de  malice,  les 
toiH's  variés  à  l'infini,  les  aventures  et  les  péripéties  dont  la 
légende  de  Renart,  fécondée  par  l'imagination  des  trouvères. 


1.  Vllhloire  littéraire,  t.  XXII,  p.  908-912,  analyse  ces  deux  brandies. 

2.  Histoire  littéraire,  t.  XXII,  p.  912-919. 


52  LA    POÉSIE    SATIRIQUE. 

s'est  enrichie  progressivement.  Ce  personnage  étant  devenu  le 
type  de  la  fourberie  victorieuse,  inépuisable  en  ressources,  il 
y  eut  une  sorte  d'émulation  et  de  concours  entre  les  poètes 
pour  créer  des  occasions  nouvelles  et  propices  au  déploiement 
de  son  génie  ;  ainsi  s'est  formée  autour  de  son  nom  une  épo- 
pée comique  et  satirique  dont  il  est  le  héros.  L'un  conte 
comment  il  prit  Chantecler  le  Coq  et  dépeupla  une  riche 
basse-cour  ;  un  autre,  comment  il  fit  descendre  Isengrin  au 
fond  du  puits  d'un  couvent  ;  puis  viennent  les  fables  de 
Renart  teint  en  jaune,  de  Renart  jongleur,  de  Renart  man- 
geant son  confesseur  ;  le  duel  de  Renart  et  dlsengrin,  la  ven- 
geance de  Drouineau  ^  :  quelques-uns  de  ces  épisodes  étaient 
indiqués  ou  ébauchés  dans  l'ancien  Renart,  et  l'on  peut  s'en 
convaincre  en  consultant  les  fables  latines  et  les  rédactions 
allemandes  du  xii""  siècle  mentionnées  précédemment  ;  mais  la 
plupart  sont  de  l'invention  des  trouvères  du  xiii"  siècle.  Si  l'on 
compare  ce  nouveau  Renart,  amplifié,  embelli,  au  ^enar/ pri- 
mitif, sur  tous  les  points  où  ils  se  ressemblent,  on  voit  que 
les  fictions  anciennes,  antérieures  auxm"  siècle,  ont  passé  des 
formes  simples  et  concises  de  l'apologue  à  des  formes  épiques 
de  plus  en  plus  complexes,  larges  et  pittoresques  ;  elles  se 
sont  dégagées  de  cet  état  où  l'art  touchait  encore  à  sa  naïveté 
primitive,  pour  s'élever  à  ce  degré,  qiù  peut  n'être  pas  toujours 
un  perfectionnement,  où  il  recherche  déjcà  la  nouveauté,  la 
variété,  un  certain  luxe  d'accessoires  et  une  certaine  subti- 
lité de  style  et  d'idées.  Telles  sont  les  vicissitudes  naturelles 
de  l'art  lorsqu'il  se  développe  librement  ;  telles  sont  celles  qu'il 
a  effectivement  éprouvées  dans  son  active  et  longue  exploi- 
tation des  aventures  de  Renart,  en  Allemagne  et  en  France-. 
Il  n'y  a  rien  à  dire  ni  des  trouvères  contemporains  ou 
successeurs  immédiats  de  Pierre  de  Saint-Cloud,  auteurs 


1.  ((  Si  comme  Renart  prùt  Chantecler  le  Coc.»  —  Méon,  t.  I,  p.  49,  vers 
1207-1720.  —  «  Si  comme  Renart  fis^t  avaler  hençirin  iledenz  le  jiniti.  »  Id., 
ihid.,  p.  240,  vers  6455-7027.  —  Méon,  t.  II,  p.  89,  109;  —  t.  III,  291. 
—  Ilii^t.  liltér.,  t.  XXII,  p.  919-932. 

2.  Histoire  littéraire,  t.  XXII,  p.  925,  926. 


LE    ROMAN    DU    HENAUT.  53 

de  ces  remaiiicnicnts,  ni  des  époques  diverses  où  furent 
écrites  les  nombreuses  parties  du  nouveau  Benart  :  deux 
de  ces  poètes  se  sont  nommés,  et  l'on  est  réduit  sur  leur 
compte  à  cette  simple  mention*.  Selon  toute  apparence,  bon 
nombre  des  trouvères  connus  ou  inconnus  à  qui  l'on  doit 
les  trente-deux  branches  du  Renart  français  ont  vécu  au 
xni"  siècle  ou  fort  peu  au-delà.  L'unique  chose  que  l'on  puisse 
affirmer  sur  ce  point,  et  qui  ait  quelque  importance,  c'est  que 
ces  fables,  ou  nouvelles  ou  renouvelées,  appartiennent  à  une 
seconde  époque  et  représentent  un  âge  intermédiaire  dans  l'his- 
toire de  la  légende  qui  nous  occupe.  Cette  légende  n'avait  plus 
sa  première  simphcité,  mais  elle  n'avait  encore  rien  perdu  ni 
de  sa  vogue  ni  de  sa  fraîcheur  ;  les  rimeurs,  encore  scrupu- 
leux et  réservés,  n'auraient  pas  osé  trop  altérer  les  motifs 
originaux  et  les  premières  inspirations^. 

Mais  voici  une  troisième  époque  où  l'on  prendra  d'étranges 
libertés  avec  la  célèbre  fiction  ;  nous  ne  rencontrerons  plus 
alors  fjiie  des  plagiats  grossiers,  des  redites  insipides,  des 
hardiesses  scabreuses  destinées  à  réveiller  la  curiosité  blasée, 
ou  bien  des  digressions  contraires  à  l'esprit  général  du  ro- 
man, en  un  mot,  les  inventions  m.alheureuses  d'une  fan- 
taisie qui  s'évertue  à  trouver  du  nouveau  dans  une  matière 
épuisée.  C'est  la  période  d'altération  et  de  décadence,  suc- 
cédant à  la  période  de  maturité  et  d'éclat,  comme  celle-ci 
avait  remplacé  l'âge  obscur  des  origines.  Un  cycle  particiûier, 
qui  se  divise  en  trois  poëmes,  est  l'œuvre  de  cette  dernière 
époque  :  il  comprend  le  Couronnement  de  Renart,  Renart 
le  Novel,  Renart  le  Contrefait,  et  l'ensemble  de  ces  poëmes 
donne  un  total  d'environ  soixante-deux  miUevers^. 


1.  Dans  l'édition  de  Méon,  la  seconde  branche  du  tome  III  est  donnée 
sous  le  nom  de  Richard  de  Lison;  la  sixième  du  tome  II  passe  pour  être 
d'un  curé  de  la  Croix  en  Brie.  Il  y  a  en  Normandie  un  village  de  Lison,  où 
il  parait  qu'était  né  l'auteur  d'une  de  ces  branches  ;  «  mais  on  n'a  pas  une 
syllabe  k  ajouter  à  ces  désignations.»  —  HiM.  littér.,\.  XXII,  p.  907. 

2.  Histoire  littcruin;  t.  XXII,  p.  932. 

3.  Ce  total  se  décompose  ainsi:  le  Couronnement  de  Renart,  3400  vers; 
Renart  le  NoveJ,  8048  vers;  Renart  le  Contrefait,  50900  vers. 


54  LA    POÉSIl::    SATIRIQUE.     ■ 

Il  ne  faut  chercher  ni  invention  ni  talent  poétique  dans  le 
Renart  couronné  ;  le  langage  en  est  habituellement  plat,  et 
manque  souvent  de  clarté.  La  seule  nouveauté  qui  s'y  trouve 
est  une  protestation  contre  le  règne  de  renardie  ^ ,  c'est-cà-dire 
contre  l'esprit  même  qui  avait  inspiré  la  légende  du  Benart  et 
que  celle-ci  avait  développé.  A  ce  triomphe  de  la  ruse,  de  la 
souplesse  et  de  la  fausseté,  à  l'art  nouveau  d'acquérir  du  pou- 
voir sans  mérite,  et  de  la  considération  sans  lionneur  et  sans 
courage,  le  poëte  anonyme,  picard  ou  flamand  d'origine, 
oppose  le  tableau  des  vertus  chevaleresques  ;  et  pour  donner 
])lus  d'expression  h  sa  peinture,  il  nous  présente,  comme  un 
modèle  de  la  vraie  chevalerie,  le  comte  Guillaume  de  Flandre, 
compagnon  de  saint  Louis  en  Palestine  et  tué  récemment 
dans  un  tournoi  par  trahison,  en  1251 -. 

Jacques  ou  Jakemart  Gelée,  qui  écrivit  à  Lille  le  Renai^t 
le  Novel,  terminé  en  1288,  n'a  fait  que  rassembler  en  huit 
miUe  vers  des  réminiscences  usées  et  mutilées  de  fictions 
plus  anciennes  ;  un  trait  original,  pourtant,  se  remarque  et 
nous  frappe  au  milieu  de  ces  plagiats  :  tous  les  quadru- 
pèdes, héros  du  poëme,  sont  mélomanes  ;  ils  chantent  à 
l'envi  des  chansons  amoureuses  dont  le  premier  ou  les  deux 
premiers  vers,  rapportés  textuellement  avec  leur  notation  mu- 
sicale, entrent  dans  la  suite  du  récit.  Ces  chansons,  aujour- 
d'hui perdues  et  inconnues,  étaient-elles  l'œuvre  de  Jacques 
Gelée  ?  A-t-il  vu  dans  son  Renart  le  Novel  une  occasion  de 
consacrer  sa  gloire  lyrique?  La  supposition  nous  paraît 
vraisemblable^.  Deux  trouvères  champenois,  dont  l'un  était 
épicier,  ont  composé  en  deux  parties  le  Renart  le  Contrefait: 
la  première  version  fut  écrite  de  1319  k  1322,  la  seconde 
de  1328  à  1311  *.  Le  sujet  y  dégénère  et  s'y  défigure  de  plus 


1.  Volpilhatgc,  en  provençal,  exprime  une  idée  semblable. 
!2.  Méon,  t.  IV,  p.  1-123.' 

3.  Histoire  littéraire,  t.  XXII,  p.  930.  —  La  Romans  du  Renart  exaininës, 
anulyaés  et  compares  par  M.  A.  Rothe.  Paris,  1815.  —  Méon,  t.  IV, 
p.  124-461.  —  limart  le  Novel,  par  Hondoy.  Lille,  1874. 

4.  Notices  et   extraits  des  inanuscrils  de  la  Bibliothèque  Naliounk,  t.  V, 


LE   ROMAN    DU    RENART.  oa 

en  plus.  Celle  œuvre  confuse  el  prolixe  ii'esl  qu'un  vasle 
répertoire  satirique  où  s'accumulent  une  érudition  indi- 
geste, des  chroni([ues  scandaleuses,  la  satire  de  t(jus  les 
états,  un  fatras  d'utopies  el  de  déclamations.  L'allégorie 
et  le  pédantisme  y  débordent.  On  y  récapitule  l'histoire 
du  monde  jusqu'en   1319*. 

Pour  achever  l'examen  des  transformations  d'une  légende 
si  longtemps  populaire,  nous  devons  signaler  certaines  pièces 
fastidieuses,  la  plupart  inédites,  où  la  fable  du  Renart  ne  fut 
plus  qu'un  argument  tout  lyrique,  thème  banal  de  réflexions, 
de  moralités,  d'allégories,  de  satires  locales.  C'est  à  ce 
genre  qu'il  faut  rapporter  l'inintelligible  et  insipide  Renart  le 
bcstourné  du  trouvère  Rutebeuf,  qui  du  moins  rachète  ses 
défauts  par  sa  brièveté,  car  il  ne  compte  que  cent  soixante- 
deux  vers-.  Au  xiv'=  siècle,  on  traduisit  en  prose  plusieurs 
branches  du  cycle,  ancien  ou  nouveau,  et  ces  traductions 
se  récitaient  comme  les  vers,  en  public.  Le  Roman  du  Renart 
eut  le  sort  de  toutes  les  grandes  compositions  poétiques 
du  moyen  âge,  et  l'on  a  pu  reconnaître,  dans  le  dévelop- 
pement trois  fois  sécidaire  de  celle  vasle  légende,  les  vicis- 
situdes et  les  fortunes  diverses  qui  caractérisent  l'histoire 
de  la  poésie  épique'. 


p.  330-357.  —  Robert,  Fables,  etc.,  t.  I,  p.  cxxxiii-cl.  —  Paulin  Pari?, 
Mss.  français,  t.  1I(,  p.  172.  —  Rothe,  p.  459-514. 

1.  On  peut  lire,  daus  le  volume  de  M.  Lenient  sur  la  Satire  au  moyen  âge, 
une  piquante  analyse  de  ce  dernier  poëme  et  du  cycle  entier  de  la  légende 
du  Renart.  P.  136-154;  200-207.  —  Résumons,  avant  de  finir,  les  indica- 
tions éparses  que  nous  avons  données  plus  haut  sur  l'étendue  comparée 
des  diverses  parties  de  ce  cycle.  1°  Ancien  Renart,  sue  siècle,  hengrinus  : 
(ÎSS  vers  ;  ReinharduA  :  C596  vers.  —  Rédactions  allemandes:  9150  vers.  — 
Même  texte  que  plus  loin.  —  2o  Deuxième  époque  :  Renart  français, 
xiiio  siècle  :  32  branches,  30,362  vers.  —  3"  Troisième  époque,  fin  du 
xiii"  siècle,  et  siècle  suivant.  Renart  le  Couronné  :  3398  vers.  —  Renart  le 
Novel:  8048  vers.  —  Renart  le  Contrefait  (inédit),  environ  50,000  vers. 
—  Le  total  général  est  d'environ  120,000  vers. 

2.  Supplément  à  l'Edition  de  Méou,  par  M.  Chabaille,  p.  31-38.  —  llist. 
littér.,  t.  XX,  p.  755-758. 

3.  ffis(oî>e  littéraire,  t.  XXII,  p.  939-946.  —  Le  lecteur  trouvera, 
daus  le  chap.  x  de  la   Satire  au  vioyen  âge,  par  M.  Lenient,  d'intéres- 


o6  LÀ    POÉSIE   SATIRIQUE. 

santés  indications  sur  quelques  ouvrages  satiriques  encore  inédits  et  très- 
peu  connus.  Ces  renseignements  compléteront  notre  étude  sur  la  Satire. 
Le  Romun  de  Fauvel,  composé  par  François  de  Rues,  sur  le  conseil  de 
Philippe  le  Bel,  est  une  longue  satire  allégorique  k  l'adresse  du  pape,  des 
ordres  mendiants  et  des  Templiers.  [Bibl.  Nat.,  mss.  n»  6812).  M.  Lenient 
cite,  en  outre,  le  Bit  du  Pape,  du  Roi  et  des  monnoies,  œuvre  anonyme,  qui 
se  rapporte  également  aux  querelles  de  ce  temps  {Mss.  fonds  Noîre-Bame, 
74  bis).  Ajoutons  les  Avisements  au  roy  Louis,  écrits  par  Godefroid  de 
Paris,  l'auteur  présumé  de  la  Chronifiue  métrique  qui  fut  rédigée  de  1300  k 
1317.  (Lenient,  p.  173-180.)  —  Un  autre  travail,  utile  k  consulter  sur 
l'histoire  de  la  Satire,  est  l'étude  en  trois  articles  que  M.  Louandre  a  publiée 
dans  la  Revue  des  deux  Mondes  sous  ce  titre:  VEpopêe  des  animaux  (1er  et  15 
octobre  1853,  15  janvier  185'»).  Le  Roman  du  Renart  y  est  analysé. 


CHAPITRE  II 

LA   POÉSIE   MORALE    ET   DIDACTIQUE 


Ancienneté  et  fécondité  de  ce  genre  poétique.  Ses  deux  principales 
formes  :  poésie  didactique  et  poésie  morale  proprement  dite.  — 
Les  plus  anciens  auteurs  connus  de  poëmes  didactiques  :  Piii- 
lippe  de  Than,  Evrart,  Samson  de  Nanteuil,  Priorat.  Guillaume 
de  Normandie.  —  Les  Bestiaires,  les  Volucraires,  les  Lapidaires. 
—  Les  arts  poétiques.  —  Les  fables.  —  Marie  de  France  et  les 
Ysopets.  —  Poëmes  sur  la  chasse,  sur  la  géographie  et  l'astro- 
nomie. —  li'Ordènc  de  chevalerie.  —  Image  du  monde.  — 
Poésie  morale  proprement  dite.  —  Les  vies  des  Saints  et  des 
Pères.  —  Les  paraphrases  des  Ecritures.  —  Prières  et  Sermons 
en  vers.  —  Les  Castoiements.  —  Le  Dolopathos,,  le  Doctrinal 
sauvage,  etc.  —  Le  Tournoiement  de  l'Ante-Christ.  —  Poésies 
morales  du  xiv"  et  du  xv"  siècle  :  le  Miroir  de  Mariage,  le  Bré- 
viaire des  Nobles.  Autres  pièces  d'Eustache  Deschamps,  de  Guil- 
laume de  Machaut,  de  Christine  de  Pisan  et  d'Alain  C.hartier. 


La  richesse  de  notre  poésie  d'enseignement  a  frappé  de 
très-bonne  heure  les  critiques  étrangers  ;  Dante  l'a  signalée  en 
comparant  les  langues  et  les  littératures  nouvelles  de  l'Occi- 
dent :  il  place  nos  pommes  «  du  genre  doctrinal  »  au  même 
rang  que  nos  célèbres  romans  épiques,  et  il  attribue  à  la 
langue  d'oïl  une  égale  supériorité  dans  ces  deux  sortes  de 
compositions*.  Bien  des  causes  ont  favorisé  chez  nous  le 
développement  précoce  de  cette  forme  de  poésie  qui  est  le 
plus  souvent  un  fruit  tardif  de  l'imagination  vieillissante  et 
la  suprême  ressource  des  littératures  qui  s'épuisent.  Deux  élé- 
ments très-distincts  se  mêlaient  et  se  tempéraient,  comme  on 
sait,  dans  la  constitution  de  ces  jeunes  sociétés  du  moyen 

1.  De  vxdgari  eloquio,  I,  10. 


B8  LA    POÉSIE    MORALE    ET    DIDACTIQUE. 

âge,  et  c'est  ce  mélange  qui  leur  donnait  un  caractère  ori- 
ginal. Les  mœurs,  la  langue,  l'esprit  de  la  nation,  tout 
était  vigoureux,  naïf,  ardent,  spontané  ;  une  source  profonde 
d'inspiration  épique  et  lyrique  y  débordait  de  toutes  parts  : 
mais  à  côté  de  cet  épanouissement  de  féconde  jeunesse,  la 
vénérable  antiquité,  nnitilée,  défigurée,  et  toujours  imposante 
dans  ses  débris,  se  conservait  pieusement  sous  la  garde  des 
universités.  La  tradition  de  la  science  et  de  l'expérience  du 
passé  dominait,  du  haut  de  ses  glorieux  souvenirs,  l'igno- 
rance aimable,  la  naïveté  joyeuse  de  la  poésie  naissante  ;  elle 
tentait  les  esprits  tout  à  la  fois  par  l'éclat  de  sa  longue 
renommée,  par  la  rareté  de  ses  trésors,  et  par  les  obstacles 
qui  en  défendaient  l'accès  aux  curiosités  vulgaires. 

Il  était  naturel  que  le  vers  français,  le  premier-né  de  tous 
les  rbythmes  nouveaux,  prêtât  sa  vive  clarté  et  sa  popularité 
rapide  à  cette  exploration  des  trésors  antiques,  et  fût  l'ins- 
^.^_  trument  préféré  de  tous  ceux  qui  voulaient  ouvrir  à  la  foule 
ces  dépôts  précieux.  Aussi  le  genre  didactique  a-t-il  com- 
mencé avec  la  langue  et  la  poésie  françaises.  Ce  monde  clé- 
rical, partout  répandu  et  si  puissant  partout,  ne  se  bornait 
pas  à  garder  les  restes  de  l'ancienne  civilisation  et  à  les 
commenter  ;  il  écrivait  sans  cesse,  il  composait  en  latin  des 
livres  d'une  utilité  générale  et  d'un  caractère  pratique,  qui, 
traduits  presque  aussitôt,  alimentaient  la  poésie  morale  et 
religieuse.  Nos  trouvères  les  plus  illustres,  comme  les  plus 
frivoles,  se  livraient  avec  zèle  à  ce  travail  de  traduction. 
N'ignorant  pas  tout  ce  qu'ils  avaient  à  se  faire  pardonner, 
ils  rachetaient  leurs  licences  les  plus  téméraires  en  <(  trans- 
latant du  latin  en  rimes  françoiscs  ))  les  sujets  graves  de 
la  littérature  édifiante  :  c'était  la  pénitence  qu'ils  impo- 
saient sur  le  déclin  à  leur  muse  convertie,  en  expiation  des 
folies  de  la  brillante  saison.  Les  poètes  versifiaient  les  ma- 
tières de  religion  et  de  science,  comme  les  moines  trans- 
crivaient les  manuscrits  anciens,  pour  faire  leur  salut.  De  là 
une  abondance  de  traités  et  d'autres  ouvrages  de  doctrine, 
presque  tous  traduits  du  latin  ;  la  poésie  morale  et  didactique, 


PHILIPPE  DE  THAN.  50 

surtout  au  xii'=  et  au  xiii"  siècles,  ne  se  compose  guère  que  de 
traductions  :  on  distingue  toutefois,  dans  cette  foule  de  pro- 
ductions imitées,  quelques  œuvres  originales  inspirées  par  le 
sentiment  rcdigieux.  Horace  a  remarqué  que  la  poésie 
naissante,  en  Grèce,  avait  servi  d'interprète  aux  dieux  et  aux 
sages  '  :  dans  la  France  du  moyen  âge,  elle  a  célébré  les  saints 
et  les  martyrs,  elle  a  présenté  au  peuple  les  modèles  accom- 
plis que  lui  fournissait  l'histoire  des  héros  chrétiens. 

Pour  étudier  avec  ordre  les  nombreuses  productions  du 
genre  moral  et  didactique,  attachons-nous  h  la  distinction  qui 
s'offre  d'elle-môme  entre  les  ouvrages  de  science  et  les  ouvra- 
ges d'édification.  Non  pas  que  la  différence  soit  toujours  bien 
tranchée  ;  certains  écrits  ont  h  la  fois  ce  double  caractère  ;  il 
est  également  difficile,  assez  souvent,  de  séparer  la  poésie 
morale  de  la  poésie  satirique,  puisqu'il  y  a  des  leçons  qui 
ressemblent  fort  à  des  satires.  Cette  division  néanmoins 
nous  semble,  à  tout  prendre,  simple  et  juste,  et  nous  nous  y 
tiendrons. 


P 


Les  pins  anciens  antenrs  et  les  principales  productions  de  la  poésie 
didactique. 


Notre  plus  ancien  poëte  didactique,  aujourd'hui  connu,  est 
Philippe  de  Than  qui  vivait  en  Angleterre  sous  le  règne  de 
Henri  F"",  au  commencement  du  xn'=  siècle.  Originaire  de 
Normandie,  comme  tant  d'autres  trouvères  qui  suivirent  au 
delà  du  détroit  les  conquérants  de  la  Grande-Bretagne,  il 
appartenait  à  l'ancienne  famille  des  de  Than,  seigneurs  de  la 
terre  de  ce  nom  à  trois  lieues  de  Caen^.  On  ne  sait  rien  de 
plus  sur  sa  vie^  Nous  avons  de  lui  deux  poëmes  dont  le  titre 


1.  Art  poét.,  V.  402. 

2.  Le  nom  de  notre  poëte,  en  latin  Taoncnsis  dans  les  manuscrits,  est 
quelquefois  écrit  en  français,  de  Thaon  ou  de  Thaun,  par  la  critique  moderne. 

3.  Histoire  littéraire,  t.  Xlil,  p.  60. 


60  LA    POÉSIE    MORALE    ET    DIDACTIQUE. 

seul  est  en  latin  :  le  Liber  de  Creaturis,  et  le  Bestiarius^ .  Le 
premier  est  un  traité  chronologique  versifié  ;  l'auteur  y  traite 
des  jours,  des  semaines,  des  mois  solaires  et  lunaires,  des 
éclipses,  et  en  général  de  tout  ce  qui  sert  à  la  connaissance  du 
comput  ecclésiastique.  H  explique  avec  assez  de  précision  les 
calculs  des  Juifs,  des  Grecs  et  des  Romains,  l'histoire  du 
calendrier  institué  par  Numa  Pompilius,  et  celle  de  sa  ré- 
forme par  Jules  César.  Philippe  de  Than  composa  ce  traité 
pour  l'usage  du  clergé  et  le  dédia  à  Homfrei  de  Than,  son 
oncle,  qui  était  chapelain  du  sénéchal  de  Henri  P"",  Hugues 
Bigod,  comte  de  Norfolk.  On  pense  qu'ilTécrivit  en  1119.  On 
y  trouve,  à  la  date  de  janvier,  à  propos  du  double  visage 
attribué  h.  Janus,  une  explication  légendaire  empruntée  au 
roman  indien  des  Sept  Sages;  c'est  le  récit  du  siège  de  Rome 
oîi  Janus,  un  des  sept  sages  de  la  ville,  se  couvre  la  tête  d'un 
masque  à  deux  visages,  la  surmonte  d'un  miroir  resplendis- 
sant, prend  une  épée  dans  chaque  main  et,  debout  sur  la 
plus  haute  tour,  entrechoque  ses  épées  qui  lancent  des  étin- 
celles et  mettent  en  fuite  l'ennemi  épouvanté.  Comment 
cette  légende,  reproduite  plus  tard  par  toutes  les  imitations 
occidentales  du  roman  indien,  avait-elle  pénétré  en  Europe 
avant  ce  roman  lui-môme  ?  Elle  était  déjà  dans  un  traité 
latin  du  vm"  siècle,  de  Divisionibus  temporum,  attribué  à 
Bède  ;  c'est  là,  ou  dans  quelque  imitatem'  de  Bède,  que 
l'a  prise,  sans  doute,  Phihppe  de  Than^. 

Le  second  ouvrage  du  même  trouvère,  le  Bestiarius, 
pareillement  écrit  en  vers  de  six  syllabes  à  rimes  plates, 
et  dédié  à  la  reine  d'Angleterre,  Adélaïde  de  Louvain,  est  un 
traité  sur  les  animaux,  sur  les  oiseaux,  et  sur  les  pierres  pré- 
cieuses. Adélaïde  ayant  épousé  Henri  P'  en  1121,  on  a  fixé 

1.  Ces  titres  en  latin  ont  fait  croire  à  quelques  historiens  de  la  littéra- 
ture française  que  le  premier  de  ces  deux  ouvrages  était  «  en  vers  latins.  » 

2.  Rfjinania,  janvier  1875,  p.  123-128.  Gaston  Paris.  —  Un  autre  article 
de  la  Romania  (janvier  1877),  publié  par  M.  Paul  Meyer,  nous  indique  un 
Calendrier  inséré  dans  un  manuscrit  bourguignon  du  xiv"  siècle.  Ce  ma- 
nuscrit appartient  au  musée  britannique.  (Addit.)  13006.  Il  est  rempli  d'ou- 
vrages inédits  du  genre  didactique.  —  Romonin,  p.  3  et  4. 


PHILIPPE  DE  THAN.  Gl 

avec  quelquo.  vraisemblance  raiinée  1125  pour  lacoiiipositiou 
(lu  Bestiarius.  Ces  deux  ouvrages  ne  sont  que  des  traductions  ; 
l'auteur  le  déclare  au  commencement  du  second,  sans  citer 
les  sources  oti  il  a  puisée  Malgré  leur  ancienneté,  les 
poëmes  de  Philippe  de  Than  sont  d'une  lecture  assez  facile  ; 
la  langue  est  vieille,  mais  le  style  est  net  et  d'un  tour  vif. 
Us  nous  présentent  ce  caractère  distinctif  des  ouvrages  di- 
dactiques du  moyen  âge,  et  notamment  des  Bestiaires  : 
nous  voidons  dire,  l'intention  de  moraliser  à  tout  propos  et 
de  chercher  dans  la  science  des  règles  de  conduite  et  des 
leçons  de  vertu.  Chaque  description  se  divise  en  deux  par- 
ties, l'une  scientifique,  l'autre  allégorique  et  interprétative  ^. 
N'oublions  pas  que  le  moyen  âge  considérait  le  monde 
comme  un  vaste  symbole  ;  au  lieu  de  s'en  tenir  aux  réalités 
apparentes,  il  tendait  sans  cesse  à  s'élever,  par  la  médita- 
tion, de  la  lettre  à  l'esprit,  du  fait  à  la  signification,  de 
l'objet  matériel  à  l'enseignement  moral.  De  là  cet  ascétisme 
étrange,  parfois  ténébreux,  des  traités  de  zoologie  que  la 
littérature  de  ce  temps  nous  a  légués  ;  les  animaux  y  sont 
décrits  et  le  plus  souvent  défigurés  avec  une  scrupuleuse 
attention  ;  les  fables  les  plus  absurdes  s'y  confondent 
avec  les  préceptes  les  plus  sages,  avec  les  traits  satiriques 
les  plus  vifs,  et  les  plus  ferventes  aspirations  du  mysticisme  ^ 
Ce  caractère  marqua  d'abord  les  traités  de  zoologie  composés 
en  latin  par  des  théologiens  ou  des  moines,  avant  le 
xii"  siècle  ^  ;  il  passa  ensuite  dans  les  Bestiaires  français. 


1.  Histoire  littéraire,  t.  XIII,  p.  61.  —  La  Romania  (article  déjà  cité), 
annonce  une  élude  de  M.  Mail  sur  les  sources  de  Philippe  de  Than. 

2.  Barlsch,  Chrestomathie,  p.  77. 

3.  Cette  appréciation  de  la  science  du  moyen  âge  est  développée  dans 
les  remarquables  articles  de  M.  Louandre,  intitulés  YEpoyéc  des  animaux.  — 
Revue  des  Deux  Mondes,  année  1853,  p.  1138-1141. 

4.  On  attribue  à  saint  Epiphane,  archevêque  de  Chypre,  mort  en  40(i. 
un  commentaire  sur  un  traité  de  zoologie  en  vers  grecs  intitulés  l'iiysio- 
logus,  et  récemment  publié  dans  VAnnuaire  de  l'Association  pour  l'encourage- 
ment des  études  grec(iues  en  France  (1873).  Saint  Âvit,  à  la  fin  du  \^  siècle, 
avait  écrit  un  poëme  sur  la  Création;  citons  encore  le  poème  latin,  sur  les 
animaux,  aUribué  à  Hildcbert,  qui  fut  évêque  du  Mans  et   archevêque  de 


62  LA    POÉSIE    MORALE    ET    DIDACTIQUE. 

en  vers  et  en  prose,  traduits  ou  imités  de  ces  pieux  écrits. 

Un  manuscrit  du  musée  britannique*,  acquis  en  1870  par 
un  libraire  de  Paris,  contient  un  Bestiaire  qui  jusqu'alors 
avait  échappé  aux  recherches  de  la  critique.  Composé  de 
douze  cent  quatre-vingts  vers  octosyllabiques,  ce  poëme  est 
l'œuvre  d'un  certain  Gervaise  absolument  inconnu  ;  tout  ce 
qu'on  sait,  grâce  au  prologue,  c'est  que  ce  texte  français  a  été 
traduit  d'un  traité  latin  qui  était  renfermé  dans  une  armoire 
de  l'abbaye  cistercienne  de  Barbery,  au  diocèse  de  Bayeux. 
Gervaise  était  donc  Normand,  comme  Philippe  de  Than  ;  on 
suppose  qu'il  a  vécu  à  la  fin  du  xii"  siècle  et  l'on  croit  le 
reconnaître  dans  un  curé  de  Fontenay-le-Marmion,  qui  portait, 
le  même  nom  et  qui  figure  dans  une  charte  antérieure  à 
l'an  1204^.  L'ouvrage  latin  qui  a  servi  de  modèle  à  Gervaise 
paraît  avoir  différé  sensiblement  de  celui  qu'imita  Philippe  de 
Than  ;  quant  au  mérite  du  traducteur,  il  est  médiocre  ;  sa 
langue  ni  sa  versification  ne  présentent  rien  de  remarquable. 
Nous  ne  possédons  pas  même  le  texte  original  de  ce  second 
Bestiaire  français  ;  le  manuscrit  conservé  n'est  qu'une  copie 
faite  par  un  lorrain  ou  un  champenois  :  tous  les  caractères  du 
dialecte  normand  en  ont  été  effacés^. 

Un  compatriote  et  un  contemporain  du  curé  de  Fontenay, 
Guillaume  clerc  de  Normandie  (c'est  le  nom  qu'il  se  donne), 
versifia  un  troisième  Bestiaire,  également  tiré  du  latin  et 
assez  différent  des  deux  premiers.  Ce  Guillaume,  qui  vécut 
sous  les  règnes  de  Jean  sans  Terre,  de  Louis  YIII  et  de  saint 
Louis,  auxquels  il  fait  allusion  assez  souvent,  était  un  des 
trouvères  les  plus  hardis  et  les  plus  féconds  de  son  temps. 
Tl  a  écrit  un  roman  du  cycle  d'Artus,  le  Chevalier  au  bel 

Tours  au  xi^  siècle,  enfin,  les  InMiintionei^  vionnaticx  de  Be»tni>  de  Hugues 
(le  Syinl-Victor  mort  en  1140.  —  «  Les  BiblioUièqucs  de  Fiance  et  d'Angle- 
terre renferment  d'innombrables  Bestiaires  latins,  qui  n'ont  pas  encore  été 
classés.»  —  P.  Meyer,  Romaniu,  oct.  1872,  p.  423. 

1.  Coté  Addit.  28,2(50. 

2.  Fontenay-le-Marmion  est  à  trois  lieues  de  Caen. 

3.  Sur  ce  poème,  voir  la  îiomania  (octobre  1872),  où  M.  P.  Meyer  l'a  tran- 
scrit, p.  421-443. 


LES    BKSTIAIRKS    KT   LES    CALENDRIERS.  63 

Escu  '  ;  on  a  de  lui  deux  contes  ou  fabliaux,  la  Maie  Honte,  le 
Prêtre  et  Alison;  il  a  composé,  outre  son  Bestiaire  divins,  un 
autre  poëme  didactique  intitulé  le  Besant  de  Dieu  ^ .  Toutes  ses 
œuvres  attestent  une  imaninalion  vive  et  facile  ;  la  dernière, 
le  Besant  de  Dieu,  se  distingue  par  l'audace  des  digressions 
satiriques.  Guillaume  y  prend  à  partie  les  rois  et  les  princes 
qui  ne  se  plaisent  que  dans  le  fracas  des  armes  ;  il  maudit  la 
guerre  des  Albigeois,  Rome  qui  l'a  déclarée,  et  le  roi  de 
France  qui  en  a  profité.  C'est  assurément  l'un  des  plus  libres 
esprits  que  la  littérature  anglo-normande  ait  produits. 

Les  «  Computs  »  et  les  Bestiaires  versifiés,  que  nous  avons 
vu  commencer  h  paraître  dès  le  xu"  siècle,  continuent  à 
figurer  parmi  les  œuvres  des  trouvères  dans  le  siècle  suivant. 
Un  manuscrit  de  1285  renferme  un  Cojnpuf  en  cent  quarante- 
deux  vers  ;  un  autre  manuscrit  du  même  temps  contient  un 
comput  à  peu  près  semblable,  mais  plus  court  qui,  ainsi  que 
le  premier,  enseigne  la  règle  pour  trouver  Pâques,  l'Ascen- 
sion, la  Pentecôte,  le  Carême,  les  années  bissextiles  et  les 
fêtes  mobiles  ' .  Les  pronostics  tirés  de  chacun  des  jours  de  la 
lune  sont  le  sujet  d'un  autre  opuscule  en  vers''.  Un  clerc 

1.  Histoire  littéraire,  t.  XIX,  p.  654-660. 

2.  Le  besant  était  une  monnaie  d'or,  frappée  à  Byzance,  que  les  croisés, 
à  lenr  retoui',  rapportèrent  en  assez  grande  abondance,  et  qui  eut  cours, 
surtout  en  Angleterre  et  en  Normandie,  pour  sa  valenr  intrinsèque.  C'est 
dans  un  sens  niétapliorique  que  notre  poète  prend  le  mot  besant.  Le  besant 
est  le  don  que  Dieu  lait  à  chaque  homme  en  le  lançant  dans  la  vie,  don  que 
tout  mortel  est  chargé  de  mettre  k  profit.  —  Hiatoire  littéraire,  t.  xlx, 
p.  661.  —  Li  Beaant  de  Dieu,  par  E.  Martin  (Halle,  1869). 

3.  Dans  certains  diocèses,  le  peuple,  par  une  réminiscence  fidèle  des 
siècles  où  l'on  parlait  latin  dans  les  Gaules,  appelait  quatiorlemiire  le  jevine 
«  des  quatre-temps  »;  c'est  l'un  de  ces  computs  qui  nous  l'apprend  : 

Ont  establi  une  jeune 
Qui  qualiortemprc  est  nommée 
De  la  gcnt  qui  n'est  pas  lelrée, 
Et  des  clers,  où  plus  a  de  sens, 
La  jeune  des  quatre  tens. 

«  iMais  il  se  trouve,  dit  M.  J.  V.  le  Clerc,  que  c'étaient  précisément  les  let- 
trés qui  s'éloignaient  bien  davantage  de  l'origine  latine.  »  Ils  étaient  moins 
savants  que  le  peuple.  —  Histoire  littéraire,  t.  XXIll,  p.  288.  —  Manuscrits 
de  Notre-Dame,  nos  273  bis  et  7019  3. 

4.  Des  Jours  de  la  lune,  ms.  de  Saint-Victor,  n"  647. 


64  LA   POÉSIE    MORALE    ET    DIDACTIQUE. 

inconnu,  nommé  Osmons,  est  auteur  d'un  Volucraire  qu'il 
nous  donne  comme  traduit  du  latin  ;  il  y  compare  le  chant  du 
paon  à  la  parole  du  prédicateur,  car,  dit-il,  le  paon  <(  hydeu- 
sement  chante  »  et  épouvante  autrui,  en  quoi  il  est  l'emblème 
du  prédicateur  qui  doit  nous  effrayer  par  ses  discours  sur 
l'enfer  * .  Ce  ne  sera  pas  trop  forcer  les  analogies  que  de  ratta- 
cher à  ces  deux  classes  d'écrits  quelques  poëmes  cosmogra- 
phiques, comme  le  Di(  des  Planètes  et  les  Vers  du  Monde'^, 
où  l'on  s'efforce  de  chercher  dans  les  astres,  le  soleil  et  la  lune 
des  leçons  pour  le  pécheur  et  des  moralités  à  l'usage  de  tous 
les  états.  A'oici  le  résumé  du  Dit  des  Planètes  :  le  lundi 
engage  les  gens  d'Eglise  cà  être  humbles  et  charitables  ;  le 
mardi,  les  hommes  d'armes  à  combattre  les  infidèles  et  à  ne 
point  piller  les  chrétiens;  le  mercredi,  les  marchands  à  être 
honnêtes,  loyaux  et  à  ne  pas  employer  de  fausses  mesures  ; 
le  jeudi,  les  laboureurs  à  être  moins  avides  et  plus  respec- 
tueux pour  les  prêtres  ;  le  vendredi,  tout  le  monde  à  éviter  la 
luxure  ;  le  samedi,  les  riches  cà  secourir  les  pauvres.  C'est  un 
almanach  ((  moralisé  »  en  vers  de  huit  syllabes.  La  parabole 
de  V Unicorne  et  du  Serpent^ ,  tirée  des  traductions  latines  de 
Calila  et  Dimna,  le  Roman  de  la  Panthère,  imité  du  Roman 
de  la  Rose  et  faussement  attribué  à  l'auteur  d'un  Bestiaire  en 
prose,  Richard  de  FournivaP,  rentrent  aussi  dans  le  vaste 
domaine  de  la  littérature  zoologique. 

Puisqu'il  s'agit  du  rôle  des  animaux  dans  la  poésie  didacti- 
que du  moyen  âge,  c'est  le  lieu  de  citer  les  poëmes  sur  la 
chasse  qui  devaient  certainement  plaire  aux  grandes  familles 
féodales.  Un  trouliadour  des  environs  de  Rodez,  le  chanoine 
Deudes  de  Prades,  mort  avant  1230%  avait  écrit  trois  mdle 
six  cents  vers  de  huit  syllabes  en  l'honneur  des  oiseaux 
chasseurs,   dels   Auzels  cassadors  ;  les   gentilshommes  du 

1.  Histoire  littéraire,  t.  XXIII,  p.  322. 

2.  Bibl.  Nat.,  uis.  7218.  —  Ms.  de  Notre-Dame,  198. 

3.  Histoire  littéraire,  t.  XXIII,  p.  257. 

4.  L'Histoire  littéraire  analyse  celte  pièce,  t.  XXIII,  p.  727-732.  —  Ms. 
de  Notie-Daiiie,  u"  198. 

5.  Histoire  littéraire,  t.  XYIII,  p.  558-560. 


POEMES   SUR   LA   CHASSE.  Co 

centre  et  du  nord  de  la  France  ne  pouvaient  manquer  non 
plus  d'encourager  de  telles  compositions.  La  Cliace  clou  cerf, 
long  poëme  anonyme  du  xm*^  siècle,  en  vers  de  huit  syllabes, 
abonde  en  détails  techniques  propres  à  faire  connaître  quelle 
était  alors  la  langue  de  la  vénerie.  C'en  est  presque  le  seul 
intérêt.  La  forme  du  dialogue  entre  le  maître  et  le  disciple,  et 
môme  quelque  mérite  de  style  ne  peuvent  rien  contre  l'aridité 
et  la  monotonie  du  plan  où  les  leçons  minutieuses  du  chasseur 
ne  laissent  aucune  place  à  l'invention  du  poëte'.  Il  y  a  un 
autre  Bit  de  la  Cace  don  cer/'qui  doit  être  distingué  du  pre- 
mier; il  est  inédit  et  on  le  nomme  aussi  le  Cerf  amoureux  : 
ce  n'est  réellement  pas  un  poëme  sur  la  chasse,  mais  un 
parallèle,  en  trois  cent  vingt  vers  obscurs  et  embarrassés, 
qui  fait  de  l'amant  le  chasseur,  et  de  la  dame,  le  cerf 
d'amom'.  Cette  comparaison  fournit  un  prétexte  à  l'auteur 
pour  se  moquer  de  la  haute  coiffure  des  femmes,  raillée, 
comme  on  sait  dans  le  Dit  des  Comètes-. 

Voici  encore  un  parallèle,  également  manuscrit,  institué  en 
cent  quatre-vingt-dix-huit  vers  octosyllabiques  entre  le  pauvr*; 
et  le  riche,  par  un  rimeur  inconnu,  sous  ce  titre  :  la  Compa- 
raison dou  Faucon^.  Le  superbe  faucon,  c'est  le  riche  ;  et  le 
pauvre  est  représenté  par  un  innocent  poulet.  Le  premier, 
environné  d'honneurs  pendant  sa  vie,  est,  dès  qu'il  meurt, 
abandonné  sur  le  fumier  aux  pourceaux  et  aux  chiens  ;  le  se- 
cond, sans  cesse  tourmenté  par  le  faucon  et  par  d'autres  puis- 
sants ennemis,  s'étale  avec  pompe,  après  sa  mort,  sur  les  plus 
magnifiques  taljles  :  telle  est  l'image  fidèle  du  sort  qui  attend, 
après  leur  passage  sur  cette  terre,  le  riche  et  le  pauvre. 

L'allégorie  ne  règne  pas  moins  dans  le  Uvre  célèbre  du  Roi 
Modus  et  de  la  Reine  Ratio,  dialogue  sur  tous  les  genres  de 
chasse,  mêlé  de  prose  et  de  vers,  et  composé  entre  1322  et 

1.  llktoire  littéraire,  t.  XXIII,  p.  291.  —  La  Chace  dou  cerf  â  été  imprimée 
deux  fois:  en  1839,  par  M.  Jubiaal,A'oureau  Recueil,  1. 1,  p.  164-172,  et  en  1840, 
sous  ce  titre  :  la  Chasse  du  cerf  en  rime  françoise.  —  Bibliotti.  Nat.,  ms.  7615. 

2.  Ms.  (le  la  Vallière,  n»  81.  —  Ms.  6988,  II,  n.  —  Histoire  littéraire, 
t.  XXIII,  p.  290. 

3.  Ibid.,  mêmes  manuscrits. 


66  LA.   POÉSIE    MORALE    ET    DIDACTIQUE. 

1327  :  l'auteur  anonyme  avait  vu  le  roi  Charles  le  Bel  chas- 
ser le  sanglier  dans  la  foret  de  Breteuil.  Ses  préceptes  un 
peu  diffus  ont  été  retouchés'.  Un  chapelain,  nommé  Gace  de 
Bigne,  choisi  par  le  roi  Jean  prisonnier  pour  enseigner  l'art 
de  la  chasse  à  son  jeune  fils  le  duc  de  Bourgogne,  rima  vers 
1360,  sur  ce  sujet,  des  vers  que  lui-même  jugeait  médiocres; 
mais  il  se  croyait  digne  d'indiûgence,  dans  ce  monde  et 
dans  l'autre,  ayant  été  chasseur  passionné  ^  Les  Z>eWM?V5 
de  la  chasse,  ouvrage  en  prose  du  fameux  comte  de  Foix, 
Gaston  Phéhus,  qui  posséda,  dit-on,  seize  cents  chiens, 
avaient  paru  en  1387  :  ils  furent  imités  dans  un  Trésor  de 
Vénerie,  écrit  vers  1394  par  un  gentilhomme  d'une  ancienne 
race  de  l'Anjou,  Hardouin,  seigneur  de  Fontaines-Guérin, 
qui  mourut  en  1399.  Le  Trésor  de  Vénerie  compte  douze  cent 
quatre-vingt-quatre  vers  de  huit  syUahes  ;  on  l'a  imprimé 
en  1856^  ;  mais  ce  n'est,  sans  doute,  pas  le  mérite  poétique 
de  ce  plat  opuscule  qui  a  pu  séduire  et  décider  l'éditeur. 

Ces  rimeurs  vertueux,  ces  «  prud'hommes  »  qui,  dans  une 
intention  meilleure  que  leur  style,  tournaient  en  quatrains 
moraux  l'histoire  naturelle,  comme  d'autres  plus  tard  ont  mis 
en  madrigaux  l'histoire  politique,  ne  pouvaient  négliger  un 
genre  de  poésie  didactique  où  l'on  se  sert  d'animaux  pour 
instruire  les  hommes  :  nous  avons  nommé  l'apologue.  Le 
moyen  âge  connaissait  les  fables  d'Esope  par  des  traductions 
latines,  les  fables  de  Phèdre  par  les  imitations  d'un  certain 
Romulus*  ;  il  possédait  le  recueil  d'Avianus  qui  avait  mis  en 

1.  Ms.  (le  la  Biblioth.  Nat.,  t.  I"  du  Catalogue,  vfi^  C14,  Ç,ia.  —  îlUtoire 
littéraire,  t.  XXIII,  p.  289,  et  XXIV,  p.  450. 

2.  Que  Dieu  H  pardoint  ses  défauts  ; 
Car  moult  ama  chiens  et  oyseaulx. 

—  lliatoirt  littéraire,  t.  XXIV,  p.  450. 

3.  Edition  Michelant.  —  Il  est  question,  dans  la  préface,  d'un  Art  âe 
vénerie  en  français,  écrit  au  xiii^  siècle  par  Guillaume  de  Twici,  venour  le 
roi  Enijkterre.  —  les  Déduits  de  la  Chasse  de  Gaston  Phébus,  en  quatre- 
vingt-sept  chapitres,  ont  été  publiés  assez  récemment  (1854),  avec  une  inté- 
ressante Introduction,  par  M.  Joseph  Lavallée,  «  aux  frais  de  M.  Léon  Ber- 
trand, diiecteur  du  Journal  des  Chasseurs,  n 

4.  Un  inconnu,  du  i.v  siècle  probablement,  composa,  sous  le  nom  de 


LKS    FABLES    DE    MARIE    DE    FRANCE.  07 

vers  latins,  au  v"  siècle,  le  livre  de  Babrias  ;  les  apologues 
orientaux,  traduits  en  toute  langue,  enrichissaient  et  va- 
riaient cette  classique  matière  où  Marie  de  France  prit  le 
sujet  de  la  plupart  des  cent  trois  fables  qu'elle  versifia  dans 
les  premières  années  du  xm''  siècle. 

Qu'était-ce  que  Marie  de  France  ?  On  sait  qu'elle  vécut  en 
Angleterre,  sous  le  règne  de  Henri  HT,  peut-être  cà  sa  cour, 
avec  la  faveur  du  comte  Guillaume  Longue-Epée,  fils  naturel 
du  roi  Henri  IL  Elle  a  dédié  ses  lais  à  Henri  HI,  qui  régna  de 
121G  à  1272,  et  ses  fables  au  comte  Guillaume  qu'elle  appelle 
((  fleur  de  chevalerie,  de  sens  et  de  courtoisie.  »  Un  poëte 
contemporain,  Denis  Pyram,  auteur  de  Partonopeus  de 
Biais  ^,  roman  d'aventures,  nous  apprend  que  les  poésies 
de  Marie  faisaient  les  délices  des  comtes,  des  barons,  des 
chevaliers  et  des  dames-  :  là  se  borne  l'histoire  de  cette 
femme  célèbre.  Ce  brillant  succès,  signalé  par  un  témoin 
non  suspect,  était  dû  non-seulement  au  talent  si  fin  et  si 
délicat  de  Marie,  à  la  pénétrante  sensiljililé  qui  est  le 
charme  de  ses  lais,  mais  aussi,  sans  doute,  à  la  pureté  de 
son  langage,  mérite  assez  rare  chez  ses  rivaux  dont  la  plu- 
part, nés  en  Angleterre,  parlaient  un  français  fort  mêlé  ;  elle 
avait  soin  de  se  distinguer  d'eux  en  rappelant  qu'elle  était  née 
en  France*.  L'expression  semble  indiquer  qu'elle  était  ori- 
ginaire de  l'Ile-de-France,  c'est-à-dire,  du  cœur  môme  du 
royaume  et  du  domaine  du  roi  :  c'était  là  le  pays  français  par 
excellence,  souvent  désigné  sous  le  nom  de  doulce  France 

Romulus,  quatre  livres  de  fables  en  prose  qui  ne  sont  en  général  que  des 
paraphrases  de  celles  de  Phèdre. 

1.  Sur  ce  poëte  et  sur  ce  roman,  voir  Vllistoire  lit(craire,l.  XIX,  p.629- 
648,  où  se  trouve  une  analyse  de  cette  composition. 

2.  Vie  de  saint  Edmond,  rimée  par  Denys  Pyram.  Ce  poëte  fut  longtemps 
l'un  des  plus  galants  trouvères  de  la  cour  de  Henri  111.  Il  se  convertit, 
comme  tant  d'autres,  et  versifia  des  sujets  pieux. 

3.  Au  finement  de  cest  escrit, 
K'en  roman  ai  turné  et  dit, 

Me  numcrai  par  rcmembrancc  ; 
Marie  ai  num,  si  sut  de  France. 

—  Epilogue  des  fables,  t.  II,  p.  401. 


68  LA    POÉSIK    MORALE    ET    UIDACTIOUE. 

dans  les  chansons  de  Gestes;  le  dialecte  qui  s'y  parlait  et  s'y 
écrivait,  fier  d'une  suprématie  dès  lors  reconnue,  a  donné  s(jn 
nom  et  son  caractère  propre  à  notre  langue.  Ainsi  se  justi- 
fierait mie  conjecture  qui  fait  naître  Marie  de  France  à  Com- 
piègne,  sur  la  foi  d'un  vers  de  Y  Evangile  des  Femmes,  satire 
du  trouvère  Jehan  Dupain,  où  elle  est  nommée  Marie  de 
Compiègne  * . 

On  a  d'elle  trois  sortes  d'ouvrages  :  quatorze  lais,  imités 
des  anciennes  poésies  bretonnes  ou  celtiques  -  ;  le  Purgatoire 
de  saint  Patrice,  poëme  de  trois  mille  trois  cent  deux  vers  de 
huit  syllabes,  traduit  de  la  prose  d'un  moine  de  Saltrey  qui 
vivait  en  lliO^  ;  enfin,  le  recueil  de  ses  fables,  tiré  d'une 
version  anglaise  d'Esope.  Marie  savait  trois  langues,  le  latin, 
le  breton  et  l'anglais  ;  elle  a  dû  à  ce  savoir  les  ressources 
variées  qui  ont  fécondé  son  talent.  La  légende  du  Purgatoire 
de  saint  Patrice,  invention  d'origine  irlandaise,  née  au 
xii'^  siècle  dans  l'esprit  de  quelques  moines,  avait  été  rédigée 
en  latin  deux  ou  trois  fois  ;  Marie,  qui  la  première  mit  ce 
conte  dévot  en  français,  fut  à  son  tour  imitée  par  des  trou- 
vères du  XIII''  siècle  dont  on  garde  en  Angleterre  les  pièces 
manuscrites  et  anonymes*.  Tous  ces  récits  nous  parlent  d'un 
chevalier  nommé  Owen,  qui  descendit  aux  enfers  par  la 
caverne  que  saint  Patrice,  apôtre  d'Irlande  au  v*"  siècle,  avait 
signalée  comme  étant  une  entrée  du  noir  séjour  :  le  chevalier 
revint  de  son  hardi  voyage  réconcilié  avec  Dieu  et  purifié  de 
ses  péchés  ;  de  là  ce  nom  de  Purgatoire  de  saint  Patrice 
jippliqué  à  une  légende  où  d'évidents  souM'uirs  mythologiques 
s'unissent  au  merveilleux  chrétien^. 


i.  HUtoire  littéraire,  t.  XIX,  p.  793. 

2.  Edition  de  Roquefort,  t.  Icr.  —  Sur  cette  forme  de  poésie  et  sur  ses 
origines,  voir  notre  touie  I''"',  p.  205-210. 

3.  Ce  moine  se  nommait  Henri.  L'abbaye  cistercienne  de  Saltrey  est  dans 
le  duché  de  Lancastre.  Un  autre  moine  de  cette  abbaye,  nommé  Jocelin, 
rédigea  en  latin  cette  histoire.  —  IliMoiri'  littéraire,  t.  XIX,  p.  799.  — 
Roquefort,  Œuvres  de  Marie  de  France,  t.  II,  p.  /i03-410. 

A.  Histoire  littéraire,  t.  XIX,  p.  804. 

5.  La  caverne  était  située  dans  le  comté  de  D;ingal  en  Irlande,  à  deux 


LES    FABLES    DE    MABIE    DE   FllANCE.  60 

(Chacun  de  ces  trois  ouvrages  a  son  trait  distinctif  et  son 
ni(''i'ite  propre.  Une  donre  mélancolie,  une  grâce  atten- 
drissante, une  aimable  nonchalance  caractérisent  la  poésie 
des  lais  ;  le  Purgatoire  de  saint  Patrice  est  écrit  d'un  style 
simple,  vif  et  précis  ;  on  n'a  pas  médiocrement  loué  ses 
fables  lorsqu'on  a  dit  quelquefois,  mais  sans  preuves,  que  la 
Fontaine  les  avait  lues  et  s'en  était  inspiré.  La  vérité  est  que 
la  délicatesse  des  pensées,  le  tour  fin  et  naïf  de  l'expression, 
les  saillies  d'un  cœur  généreux  et  d'un  bon  sens  piquant, 
relèvent  singiûièrement  la  forme  vieillie  de  ces  apologues, 
et  nous  donnent^omme  une  idée  première  et  lointaine  des 
([ualités  qui  formeront  un  jour  l'incomparable  génie  de  notre 
grand  fabuliste.  Parmi  les  cent  trois  fables  dont  se  compose 
le  recueil  de  Marie  de  France,  il  y  en  a  soixante-cinq  qui  sont 
empruntées  soit  à  Eso])e,  soit  au  pseudo-Romulus  ;  les  autres 
ont  été  prises  à  ce  fond  commun  et  anonyme  des  sujets  fabu- 
leux de  toute  provenance  où  le  moyen  âge  a  puisé  largement 
et  qu'à  son  tour  il  a  beaucoup  enrichi.  Mais  comme  on  était 
alors  aussi  peu  soucieux  que  peu  capable  d'étudier  les  sources 
et  de  discerner  la  diversité  des  origines,  Marie  a  donné  le 
nom  d'  Ysopet  à  toute  la  collection;  elle  l'avait  traduite,  nous 
dit-elle,  d'une  version  anglaise  faite  par  le  roi  Henri,  c'est-à- 
dire,  probablement,  par  Henri  I"  Beauclerc,  qui  régna  de 
1100  à  1133^  Le  texte  français  contient  un  certain  nombre 


lieues  de  la  ville  de  ce  nom,  au  milieu  d'une  ile  formée  pai'  les  eaux  sta- 
iïnantes  du  Derg.  —  Roquefort,  t.  II,  p.  405. 
1.  Histoire  littéraire,  t.  XiX,  p.  80().  —  Roquefort,  t.  Il,  p.  2S-20,  42-45. 

—  Voici  le  témoignage  de  Marie  : 

Par  amiir  le  ciimte  Willaume, 
Le  plus  vaillant  de  cest  royaume, 
M'entremis  de  cest  livre  feire 
Et  de  l'angleiz  en  roman  traire. 
Ysopet  apcluns  ce  livre 
Qu'il  traveilla  et  fist  escrire  ; 
De  Griu  en  Latin  le  turna. 
Li  rois  Henns  qui  moult  l'ama 
Le  translata  puis  en  engleiz, 
Et  jeo  l'ai  rimé  en  franceiz. 

—  Epilogue,  t.  II,  p.  401. 


70  LA.    POÉSIi:    MORALE    ET    DIDACTIQUE. 

d'expressions  anglaises,  de  nombreuses  allusions  aux  coutu- 
mes féodales  et  aux  usages  particuliers  de  l'Angleterre  ;  il 
serait  intéressant  de  l'examiner  par  ce  côté  et  de  l'observer 
attentivement  sous  cet  aspect. 

L'exemple  donné  par  Marie  de  France  fut  suivi  sur  le  con- 
tinent. Au  xiv"  siècle,  des  rimeurs  anonymes,  non  dépourvus 
de  talent,  traduisirent  les  différents  recueils  latins  des  fabu- 
listes, et,  comme  elle,  intitiûè^rent  leur  travail  Ysopet  /'''■  ou 
Ysopet  II  ;  l'un  d'entre  eux  pour  indiquer  les  emprunts  faits 
au  rhéteur  Avianus  ajouta  ce  nom  à  celui  d'Esope,  et  l'on  eut 
ainsi  en  français  un  Ysopet  Avianet  ^.  A  la  même  époque,  le 
fécond  versificateur  Eustache  Deschamps,  dont  il  sera  question 
plus  longuement  ailleurs,  écrivait  sous  forme  de  ballades  onze 
fables  qui  sont  comme  perdues  et  submergées  dans  les  qua- 
tre-vingt mille  vers,  la  plupart  inédits,  qu'il  nous  a  laissés'. 
La  meilleure  est  celle  qui  a  pour  titre,  les  Souris  et  les  Chats, 
et  pour  refrain  ce  vers  :  Qui  pendra  la  sonnette  au  chat.  Ces 
fables,  comme  celles  de  la  Mothe  ou  de  Florian,  sont  l'œuvre 
d'un  homme  d'esprit  ;  mais  tout  l'esprit  du  monde  est 
insuffisant  dans  l'apologue.  Le  style  naïf  de  Marie  de  France 
nous  paraît  très-supérieur  au  style  ingénieux  d'Eustache 
Deschamps  ' . 

Presque  toutes  les  sciences  qui  étaient  alors  connues  ont 
fourni  des  sujets  et  des  inspirations  aux  poètes  didactiques. 
On  a  mis  en  vers  le  droit  *  et  la  médecine  '"  ;  on  a  rimé  un 


1.  Voir  le  recueil  |iublié  par  Roiiert  :  Fabki  inédites  des  xn",  xmc  et 
xivc  j^iixles;  2  vol.,  1825. 

2.  Edition  Crapelet  (1832),  p.  187-201.  —  Celte  édition  contient  tout 
au  plus  la  dixième  partie  des  œuvres  complètes. 

3.  On  publié  à  Chartres  en  1834  une  quarantaine  de  fables  écrites  au 
xiiie  siècle  par  un  clerc  de  Voudai  ou  Vodoi  qui  avait  été  jiendaut  trente- 
sept  ans  maître  d'école.  Ce  recueil  est  distinct  des  Ysopets. 

4.  Histoire  littéraire,  t.  Xill,  p.  305.  Pierre  de  Beaugenci,  au  xii«  siècle, 
lit  des  vers  sur  le  recueil  de  Canons  et  de  Décrétales  publié  vers  1140  par 
le  professeur  Gratien  de  Bologne.  —  Voir  aussi  \eDit  de  Droit  composé  par 
le  clerc  de  Voudai.  —  Histoire  littéraire,  t.  XXIII,  p.  202. 

5.  Citons,  par  exemple,  les  vers  d'Eustache  Deschamps  sur  l'Epidémie 
de  1373  et  le  Notable  enseignement  iioiir  la  santé  maintenir.  P.  116,  145, 103. 


TRAITÉS    DE   (JRAMMAIUE    ET    DE   GÉOGRAPHIE.  71 

commontaire  de  l'alpliabeU  ;  on  a  a  moralisé  »  le  jeu 
d'échecs '^  11  y  a  une  foule  de  Dits  sur  les  monnaies,  sur 
les  métiers,  sur  les  rues  de  Paris  '.  Jehan  Priorat,  dont  on  ne 
connaît  que  le  nom,  a  traduit  en  vers  de  huit  syllabes,  au 
xn'=  siècle,  Y  Art  militaire  de  Végèce^  Un  trouvère  anonyme, 
vers  la  fin  du  même  siècle,  sous  le  titre  d'Ordène  de  Cheva- 
'lerie,  a  décrit  les  cérémonies  qui  accompagnaient  la  réception 
des  chevaliers  dans  l'ordre,  et  rimé  avec  un  soin  minutieux 
tous  les  articles  de  ce  règlement'.  La  Mappemonde  du 
rimeur  Pierre,  ou,  pour  parler  comme  lui,  la  iSape  du  monde, 
est  une  traduction  en  huit  cent  soixante-seize  vers  octosylla- 
biques  d'un  extrait  du  Polyhistor  de  Solin^ 

Dès  le  xu"  siècle,  un  trouvère  anglo-normand  rédigeait  en 
vers  de  dix  syllabes  une  sorte  de  traité  grammatical  pour  en- 
seigner aux  jeunes  anglo-saxons  l'art  de  parler  en  bon  fran- 
çais. Son  livre  a  pour  titre  la  Femme,  et  ce  titre  est  ainsi 
expliqué  :  c'est  la  femme,  c'est  la  mère  ou  la  nourrice  qui 
apprend  à  l'enfant  la  langue  qui  pour  cela  est  appelée  ma- 
ternelle; de  même  ce  livre  se  propose  d'apprendre  aux  jeunes 
gens  à  s'exprimer  élégamment  en  «  français'^.  »  Le  Dit  de 
vérité,  écrit  vers  1256,  donne  des  conseils  sur  l'art  de  prê- 
cher* ;  ce  même  sujet  fut  traité  en    1288  par  le  trouba- 

1.  La  Sencfiance  de  Va  b  c,  par  Rois  de  Cambrai  (xiii'^  siècle).  —  Histoire 
linéraire,  t.  XXIII,  p.  263. 

2.  Li  Jus  des  Esquics,  titre  d'un  Dit  en  298  vers  de  huit  syllabes.  Ce 
sujet  a  été  traité  ensuite  avec  beaucoup  plus  d'étendue  par  Jacques  de 
Cessoles.  —  Manuscrit  de  la  Bibliolhique  Nationale,  t.  l^r,  n»*  372,  380, 
812.  —  Voir  aussi  le  Dit  du  Gieu  de  I)ez,  dans  Eustache  Descliamps, 
p.  171. 

3.  Dit  dou  Denier,  Dit  des  Changeurs,  Dit  d'Ai^otr  et  de  Savoir,  Dits  des 
Marchéans,  des  Fevres,  des  Boulangiers,  des  Vaintres,  des  Cordoaniers,  des  Tis- 
seranz,  des  Bochiers,  des  Cordiers;  les  Cris  de  Paris,  les  Rues  de  Paris,  etc. 
—  Histoire  littéraire,  t.  XXIll,  p.  263-266. 

4.  Histoire  littéraire,  t.  XV,  p.  491-494. 
3.  Histoire  littéraire,  t.  XVIII,  p.  752-760. 

6.  Histoire  littéraire,  l.  XXIII,  p.  293. 

7.  Histoire  littéraire,  t.  XVII,  p.  63:;.  L'explication  est  donnée  eu  latin  : 
«  Liber  iste  vocalur  Fœmina,  quia,  sicut  fœniina  docet  infanteni  loqui  ma- 
ternani  linguam,  sic  docet  iste  liber  juvenes  rhetorice  loqui  gallicam.» 

8.  Histoire  littéraire,  t.  XXIIl,  p.  292. 


72  LA    POÉSIE    MORALE    ET    DIDACTIQUE. 

dour  Erniengaud  de  Béziers  dans  son  Breviari  d'amor^. 
Mais  le  pins  important  des  poi'mes  didactiques  dn  moyen 
âge,  celui  qui  les  résume  en  quelque  sorte,  puisqu'il  embrasse 
tout  l'univers,  c'est  cette  vaste  composition,  Ylmage  du 
monde,  attrijjuée  non  sans  vraisembl;ince  à  (îautier  de  Metz-. 
Les  modèles  en  latin  n'avaient  pas  manqué  à  l'auteur,  quel 
qu'il  soit.  Sans  vouloir  remonter  jusqu'au  traité  de  Universo., 
composé  par  Raban  Maur,  vers  le  milieu  du  ix''  siècle,  nous 
trouvons,  au  xii%  l'ouvrage  élémentaire  d'Honoré  d'Autun, 
Imago  mundi,  qui  a  presque  toujours  servi  de  guide  au  ver- 
sificateur français;  nous  y  trouvons  encore  YHortus  deli- 
ciarum  de  l'abbesse  Herrude,  le  traité  de  Guillaume  de 
Couches,  Philosophia  mundi,  souvent  imité  dans  V Image  du 
monde. 

Vers  ce  même  temps,  on  avait  traduit  de  l'hébreu  en 
latin  le  Trésor  de  Sidrac,  qui  plus  tard  fut  imité  en  prose 
française  sous  le  titre  de  Fontaine  des  sciences  ;  nous  pour- 
rions citer  encore  le  Mégacosme  et  le  Microcosme,  poèmes 
latins  de  Bernard  de  Chartres;  tous  ces  essais  d'enseigne- 
ments sans  limite  attestent  un  vif  désir,  une  intention  gé- 
nérale de  rendre  la  science  accessible  et  saisissable  en  la 
présentant  rassemblée,  expliquée  dans  un  abrégé^.  Gautier 

1.  Histoire  littéraire,  t.  XXIII,  p.  332.  — Sous  le  titre  de  Jardin  deplaisance, 
un  art  poétique  en  vers  a  paru,  à  la  fin  du  xv"  siècle.  L'auteur,  qui  se  cache 
sous  le  nom  de  l'Infortuné,  y  donne  des  préceptes  généraux  appuyés  sur 
un  recueil  d'exemples,  empruntés  aux  poëtes  contemporains.  —  Ce  Jardin, 
composé  sous  le  règne  de  Charles  VIII,  a  été  imprimé  trois  fois  au 
xvie  siècle.  —  Bibliothèque  de  l'ahbé  Goujet,  t.  X,  p.  396-408.  —  T.  III, 
p.  90-92.  —  Le  t.  X  du  RfCiteil  de  Poésies  françaises,  publié  par  M.  de 
Montaiglon,  contient  un  traité  assez  court,  en  vers  alexandrins,  intitulé  : 
Art  et  science  de  bien  parler  et  de  se  taire.  Cet  opuscule,  accompagné  d'une 
ballade,  avait  été  imprimé  à  Ilouen  en  1498.  Le  dessein  de  l'auteur  ano- 
nyme est  plutôt  moral  que  littéraire. 

2.  Un  manuscrit  qui  s'est  perdu  portait  cette  suscription  :  «  Si  le  fist 
maistres  Gautier  de  .Mè»  en  Loheraine,  un  très-boin  philosophe.  »  —  His- 
toire littéraire,  t.  XXIII,  296,  297.  On  ne  sait  rien  de  plus  sur  cet  auteur; 
son  ouvrage  prouve  qu'il  avait  étudié  longtemps  à  Paris. 

3.  Histoire  littéraire,  t.  XXIII,  p.  294,  29a.  —  Honoré,  scolastique  d'Au- 
tun, mourut  en  1143;  Herrude,  abbcsse  du  mont  Odile,  au  diocèse  de 
Strasbourg,  mourut  en   1196  ;   Dcrnard  de  Chartres,  surnommé  Silvestris, 


TRAITÉS    DE   GIIAMMAIIIK    ET    DE   GÉOGRAPHIE.  73 

(le  Metz,  voulant  joindre  l'agréiible  à  l'utile,  mit  en  vers 
français,  à  la  date  de  12i5,  ces  encyclopédies  latines.  Son 
ouvrage,  qui  est  une  imitation  de  plusieurs  modèles  i)lutôt 
que  la  traduction  d'un  seul  original,  contient  cinquante-cinq 
chapitres  distri]jn(''s  en  trois  parties  :  la' première  se  com- 
pose de  quatorze  chapitres  et  traite  de  cosmogonie  ;  la  seconde 
formée,  de  dix -neuf  chapitres,  peut  être  considérée  comme 
un  traité  de  géograi)hie,  en  comprenant  dans  cette  science 
l'étude  physique  du  globe  ;  la  troisième  partie,  en  vingt- 
deux  chapitres,  est  toute  astronomique.  Un  épilogue  assez 
long  récapitule  les  principaux  points  de  ce  développement 
qui  ne  manque  pas  de  méthode,  puistpie  les  grandes  divisions 
que  nous  venons  d'indiquer  se  résument  en  ce  peu  de  mots  : 
Dieu  et  l'homme,  la  terre  et  le  ciel'.  Quant  au  style,  la 
correction  générale  du  langage  et  plusieurs  traits  heureux 
doivent  nous  rendre  indulgents  pour  la  dureté,  l'embarras, 
la  sécheresse  et  les  autres  défauts  que  la  difficulté  de  la  ma- 
tière, surtout  alors,  peuvent  faire  excuser. 

La  célébrité  de  cette  composition  nous  est  suffisamment 
attestée  par  le  grand  nombre  des  manuscrits  qui  nous  l'ont 
transmise^,  par  les  imitations  en  prose  et  en  vers  qu'elle  a 
suscitées  de  bonne  heure,  en  France  et  à  l'étranger.  Bor- 
nons-nous à  signaler,  parmi  ces  imitations,  un  poème  d'Oli- 
vier de  la  Marche  sur  la  puissance  de  la  nature  :  écrit  en 
vers  français  de  huit  syllabes,  au  commencement  du  règne 
de  Louis  XI,  il  est  et  restera  sans  doute  inédit.  Telles  sont 

professait  dans  cette  ville  la  grammaire  et  les  humanités  au  xii"  siècle,  il 
mourut  avant  1156  ;  Guillaume  de  Conches,  né  en  1080,  mort  en  1154,  pio- 
fessa  la  grammaire  et  la  philosophie  à  Paris.  —  Histoire  littéraire,  t.  XII, 
p.  165-184;  2(>l-274;  455-566.  —  T.  XIII,  p.  588-590. 

1.  Un  résumé  encore  plus  concis  nous  est  fourni  par  l'auteur  lui-même  : 

Ci  fenist  l'Image  du  monde. 

A  Dieu  comence,  à  Dieu  prent  fin. 

—  On  trouvera,  dans  Vllistoire  litti'raire,  une  très-substantielle  et  très- 
clairc  analyse  de  l'ouvrage  entier.  T.  XXIII,  p.  301-320. 

2.  La  seule  Bibliothèque  Nationale  en  compte  une  trentaine.  Toute  cette 
partie  de  la  question  est  traitée  à  fond  dans  l'Histoire  littéraire,  t.  XXIII, 
p.  320-330. 


74  LA   POÉSIE    MORALE    ET    RELIGIEUSE. 

les  œuvres  qiii,  du  xii"  au  xvi"  siècles,  ont  représenté  chez 
nous  ce  genre  mixte  où  l'on  prétend  allier  la  science  et  la 
poésie  et  dans  lequel,  bien  souvent,  même  à  des  époques  plus 
cultivées,  on  ne  réussit  guère  qu'à  produire,  tantôt  des 
poëmes  qui  ne  sont  pas  assez  savants,  tantôt  des  traités 
qui  ne  sont  pas  assez  poétiques'. 

§n 

Poésie  morale  et  religieuse. 

Nous  avons  passé  en  revue  les  livres  d'enseignement  ; 
venons  maintenant  à  la  littérature  d'édification.  On  peut 
comprendre  dans  cette  seconde  classe  non-seulement  les  vies 
des  saints  rimées,  les  traductions  ou  les  paraphrases  poéti- 
ques des  livres  sacrés  et  des  prières  de  l'Eglise,  mais  encore 
les  traités  de  sagesse  et  les  fictions  morales  imités  des 
anciens  ou  de  l'étranger.  Le  moyen  âge  prêtait  au  monde 
entier  ses  croyances  et  sa  piété  ;  de  môme  qu'il  «  moralisait  » 
la  science,  il  «  christianisait  »  le  paganisme  ;  en  traduisant 
les  auteurs  anciens  ou  les  orientaux,  il  les  convertissait.  Les 
formes  diverses  de  cette  littérature  édifiante  se  montrent  dès 
le  XII"  siècle. 

Un  anglo-n(jrmand,  Samson  de  Xanteuil,  contemporain 
d'Etienne  de  Blois,  roi  d'Angleterre  (1135-1  loi),  traduisit  en 
vers  français  de  huit  syllabes  les  proverbes  de  Salomon,  à  la 
prière  d'Adélaïde  de  Condé  femme  d  un  seigneur  de  Horn- 
Castle  dans  le  Lincolnshire.  Son  style,  pour  le  temps,  ne 
manque  pas  de  clarté  ni  d'une  certaine  aisance-.  On  attribue 
à  Thibaut  de  Yernon,  qin  était  chanoine  de  Rouen  vers  le 
milieu  de  ce  même  siècle,  trois  vies  de  saintes  en  vers  fran- 
çais, celle  de  sainte  Thasie,  de  sainte  Catherine  et  de  sainte 
Marie  l'Egyptienne  ;    cette  poésie  est   divisée   en  strophes 

1.  Sur  les  prin(-i|iales   imitations  de  V Image  du  Monde,  voir  Ylliftoire 
littéraire,  t.  XXllI,  p.  330-335. 

2.  Histoire  litléniire,  t.  XIII,  p.  ()2. 


VIES   DES   SAINTS.  75 

d'alexandrins  monorimes.  Une  vie  rimcc  de  saint  Antoine, 
aussi  ancienne,  et  une  vie  de  sainte  BaUiilde,  femme  de 
Clovis  II,  paraissent  avoir  été  écrites,  l'une,  par  un  certain 
Alfrius  attaché  h  la  maison  des  comtes  de  Guines  et  cité  par 
Lambert  d'Ardrcs  en  sa  chronique,  l'autre,  par  Lambert  de 
Liège  qui  mourut  en  1177  '.  Deux  récits  en  vers  du  martyre 
de  saint  Thomas,  archevêque  de  Gantorbéry,  furent  composés 
en  1172  et  peu  après  1180  par  Garnier,  clerc  de  Pont  Sainte- 
Maxence,  et  par  Pierre  Longatosta,  chanoine  régulier  de 
Bridlington  en  Angleterre'-.  On  a,  du  même  temps,  une  vie 
de  saint  Barlaam,  une  vie  de  saint  Josaphat,  l'histoire  rimée 
de  la  sortie  d'Egypte,  une  explication  allégorique  et  morale  du 
cantique  des  cantiques  en  vers  de  huit  syllabes  ;  ce  sont  des 
ouvrages  anonymes^.  L'auteur  le  plus  fécond  en  ce  genre  de 
compositions  est  le  chanoine  de  Yalenciennes,  Herman,  qui 
vivait  h,  la  fin  du  xii"  siècle  :  il  a  écrit  une  Vie  de  Tobie,  en 
quatorze  cent  huit  vers  ;  les  Joies  de  Notre-Dame,  en  onze  cent 
cinquante-deux  vers  ;  Y  Histoire  de  la  Madeleine,  en  sept  cent 
douze  vers  ;  la  Mort  de  la  sainte  Vierge,  V Histoire  des 
SibijUcs,  en  deux  mille  quatre  cent  quatre-vingt  seize  vers  ; 
un  grand  poëme,  intitulé  Genesis  ou  Bible  de  Sapience,  où  il 
s'est  proposé  de  raconter  les  principaux  événements  contenus 
dans  l'ancien  Testament  ;  ce  poëme  est  en  vers  alexan- 
drins*. 

Les  traductions  d'auteurs  profanes  sont  d'une  égale  ancien- 
neté. Un  moine  de  rab])aye  de  Kirkliam,  dans  le  duché  de 
Lancastre,  traduisit  les  Distiques  de  Caton  un  peu  avant  1 1 45  : 
ses  vers  de  cinq  pieds,  à  rimes  croisées,  répartis  en  strophes, 
ne  manquent  ni  de  facilité  ni  de  clarté  ;  il  est  remarquable 


1.  Histoire  littéraire,  t.  XIII,  p.  112-114. 

2.  Histoire  liltcraire,  t.  XIII,  p.  471. 

3.  Histoire  littéraire,  t.  XV,  p.  479-483. 

4.  Histoire  littéraire,  t.  XVIII,  p.  830-837.  —  Bartscb,  Chrestomathie, 
p.  86-91.  —  On  attiiljue,  en  outre,  à  Herman  :  les  Trois  mots  de  l'cvéque  de 
Lincoln,  en  844  vers;  VAssomption  de  Notre-Bame;  la  Yie  de  saint  Alexis; 
la  Vie  de  sainte  Agnes;  la  Passion  de  Jésns-Clirist ;  Vnistoire  du  précieux 
sang  ;  la  Yie  de  saint  Sébastien;  la  Yie  de  Jehan  Paulus.  — P.  831. 


76  LA    POESIE    MORALE    ET    RELIGIEUSE. 

qu'un  rimour  du  xn"  siècle  ait  été  si  hahile  dans  l'art  d'entro- 
mcler  et  de  croiser  les  rimes.  Un  grammairien  du  m"  siècle, 
Dionysius  Cato,  avait  composé  quatre  livres  de  distiques 
moraux  ;  son  nom  les  accrédita.  Trompé  par  cette  ressem- 
blance du  nom  et  par  le  caractère  de  cet  écrit,  le  moyen  âge 
crut  posséder  une  œuvre  du  fameux  Gaton  le  censeur  ;  il 
l'admira  conune  un  oracle.  Ce  travail  d'un  rhéteur  obscur, 
traité  à  l'égal  des  monuments  du  génie  et  de  la  sagesse  anti- 
ques, fut  à  l'envi  commenté,  paraphrasé,  appris  dans  les 
écoles  et  devint  un  livre  d'éducation  pour  toute  l'Europe. 
Outre  les  vers  du  moine  de  Rirkham,  Everart,  nous  avons 
les  traductions  d'Adam  de  Suel  et  du  procureur  Lefèvre  :  la 
première  est  du  xin°  siècle,  la  seconde  du  siècle  suivante 

Pierre  de  Vernon,  autre  versificateur  du  xii"  siècle,  aussi 
peu  connu  qu'Adam  de  Suel,  Lefèvre  et  Everart,  traduisit 
du  latin  une  lettre  imaginaire  d'Aristote  au  roi  Alexandre  son 
élève  ;  ce  poëme  sentencieux,  rempli  de  lieux  communs  sur 
l'art  de  régner,  contient  deux  mille  deux  cents  vers  de  huit 
syllabes  et  n'a  rien  de  remarquable  que  son  ancienneté-.  Il  y 
a  plus  de  mérite  dans  l'imitation  que  fit  Simon  de  Fresne  de 
la  Consolation  de  Boëce  :  Simon  était  chanoine  de  Herefort 
dans  le  pays  de  Galles,  il  vivait  au  commencement  du 
xin'"  siècle  ;  sa  version,  en  seize  cents  vers,  est  écrite  d'un 
style  ferme  et  précis.  La  critique  y  signale  deux  curieux: 
passages  :  l'affirmation  nette  et  positive  de  l'existence  d'une 
(c  quatrième  partie  du  monde,  »  et  les  vingt  premiers  vers  du 
poëme  dont  les  lettres  initiales  donnent  cette  phrase  :  Simun 
de  Freisne  me  fist.  C'est,  croyons-nous,  le  plus  ancien  de  nos 
p<it'les  qui  ait  employé  l'acrostiche  pour  révéler  son  nom^ 

1.  Ilisloin  Utth-um,  t.  XIII,  p.  67.  —  T.  XVllI,  827-829.  —  Il  existe 
sept  anciennes  Iraduclions  françaises  en  vers  des  distiques  de  Dionysius 
Cato  :  celles  d'Hélie  de  NVinciiester,  d'Everarl,  d'Adam  de  Suel,  de  Jehan 
du  Ciiastelet,  de  Lefèvre  et  deux  anonymes.  On  compte  jusqu'à  treize 
exemplaires  manuscrits  de  celle  d'Adam  de  Suel.  — Ro'iuHua  (janvier  1877), 
p.  20. 

2.  Uidoire  littéraire,  t.  XIH,  p.  115-117, 

3.  Histoire  littéraire,  t.  XVIII,  p.  822-824. 


LC  ROMAN  DES  SEPT  SAGES.  77 

■On  ne  s'est  pas  contenté  de  traduire  en  vers  les  anciens  ;  on 
a  traduit  aussi  les  poètes  orientaux,  par  l'intermédiaire,  il  est 
vrai,  d'une  version  latine.  Un  Indien,  Scndebad,  qui  vivait  un 
si6cle  avant  notre  ère,  avait  écrit  le  Rojnan  des  sept  Sages 
où  prirent  place  une  foule  d(!  légendes  et  de  fictions  depuis 
longtemps  inventées  et  diversifiées  par  l'imagination  orien- 
tale. Ce  roman  passa  successivement  dans  toutes  les  langues 
d'Asie  et  d'Europe  :  traduit  en  persan,  et  du  persan  en  arabe, 
de  l'arabe  en  hébreu,  de  l'hébreu  en  syriaque,  puis 
en  grec  et  en  latin,  et  de  Yk  en  français,  en  flamand,  en 
allemand,  en  anglais,  en  espagnol,  en  italien,  il  fit  rapidement 
le  tour  du  monde  alors  connu.  Remanié  et  transformé  par 
tant  d'auteurs  et  pour  tant  de  lecteurs  si  différents,  l'ouvrage 
original  a  subi  de  graves  altérations  :  on  ne  retrouve,  dans 
la  plupart  des  versions  particidières,  ni  les  mômes  faits,  ni 
les  mêmes  noms,  ni  les  mêmes  personnages  ;  mais  partout  on 
a  conservé  à  peu  près  la  fiction  qui  sert  de  cadre  aux  nom- 
breuses histoires  contenues  dans  le  texte  le  plus  ancien  que 
nous  possédions. 

Vers  la  fin  du  xu"  siècle,  don  Jehan,  moine  de  l'abbaye  de 
Haute-Selve,  au  diocèse  de  Metz,  mit  en  latin  le  texte  grec 
du  roman  et  le  dédia  à  Bertrand,  évoque  de  Metz,  qui  occupa 
ce  siège  de  1179  à  1210*.  Un  autre  moine,  nommé  Herbert, 
contemporain  de  Philippe-Auguste,  rima  cette  traduction  en 
vers  français  de  huit  syllabes  pour  l'instruction  de  Louis, 
fils  du  roi,  qui  régna  plus  tard  sous  le  nom  de  Louis  VIIL 
La  version  française  a  pour  titre  Dolopathos ;  c'est  le  nom 
du  roi  dont  le  fils  est  le  principal  héros  des  aventures  qui 
remplissent  le  roman  :  ce  nom  de  souffre-douleurs  fait  allu- 
sion aux  longues  et  nombreuses  infortunes  de  celui  qui  le 
porte.  Dans  le  grec,  c'est  le  sage  Syntipas,  précepteur  du 
jeune  prince,  qui  donne  son  nom  au  poëme.  Il  s'est  conservé 
une  seconde  forme  française  du  même  récit,  œuvre  ano- 


1.  L'original  grec  existe  encore;  le  t.  XLI  des  Mémoires  de  V Académie 
des  Inscriptions  en  contient  l'analyse. 


78  LA   POÉSIE   MORALE    ET    RELIGIEUSE. 

nyme  d'un  trouvère  du  même  temps  ;  elle  se  distingue  de  la 
première  par  de  notables  différences  * . 

Dissipons  ici  une  confusion  qui  s'est  produite  assez  souvent 
dans  les  analyses  critiques  du  Dolopathos  et  du  Roman  des 
sept  Sages.  Ces  deux  poèmes,  imités  du  môme  original,  qui 
est  le  li^re  de  Sendebad,  sont  deux  ouvrages  distincts.  Le 
Dolopathos  dérive  de  la  traduction  latine  faite  par  le  moine 
Jehan  ;  le  roman  français  des  sept  Sages  procède  d'une  autre 
traduction.  La  différence  qui  existe,  entre  ces  deux  copies  d'un 
modèle  unique,  est  que  la  seconde  est  plus  fidèle  que  la  pre- 
mière :  le  Roman  des  sept  Sages  reproduit  plus  exactement  le 
type  de  l'ouvrage  indien.  Nous  venons  d'indiquer  les  deux 
versions  françaises  du  Dolopathos,  qui  sont  sorties  de  la 
rédaction  latine  du  moine  Jehan  ;  la  rédaction  latine  plus 
fidèle  qui  a  donné  naissance  au  roman  français  des  sept  Sages 
a  provoqué  de  nombreuses  imitations.  Les  plus  anciennes 
sont  certaines  versions  françaises  qu'on  possède  encore  en 
manuscrit.  Ces  versions  ont  été  à  leur  tour  traduites  en  latin, 
vers  1330,  dans  VHistoria  Sapientum  ;  et  cette  seconde 
rédaction  latine,  qui  s'est  conservée,  a  été  imitée  dans 
d'autres  versions  françaises  plus  récentes  et  dans  un  poëme 
pulîlié  par  M.  de  Relier  en  1836.  Telle  est  l'histoire  abrégée  de 
ces  deux  branches  de  la  légende  orientale  de  Sendebad-. 

Le  Castoiement  d'un  père  à  son  fils  est  aussi  d'origine 
orientale^.  Un  juif  aragonais,  Pierre-Mphonse,  né  en  1062, 
converti  au  christianisme  en  1106%  avait  publié,  peu  de 


1.  Histoire  liltcrnire,  t.  XIX,  p.  809-825.  Le  roman,  qui  est  longuement 
analysé  dans  ce  volume,  a  été  publié  en  18:58  par  M.  Leroux  de  Lincy. 

2.  Consulter  sur  cette  question  :  1°  Li  Romans  de  dolopathos,  par 
Ch.  Brunet  et  A.  de  Montaiglon,  1856  ;  2"  Vllistoire  des  sept  sages  de  Rome, 
par  G.  Paris,  1870;  3°  li  Romans  des  sept  safjes,  von  Keller,  Tiibingue,  1874. 
—  L'IIistoria  Sapientum,  a  été  imprimée  au  xv«  siècle;  la  traduction  fran- 
çaise de  VHistoria  a  été  publiée  à  Genève  en  1472.  M.  Leroux  de  Lincy  a 
publié  quelques  fragments  des  plus  anciennes  versions  de  la  même  légende, 
antérieures  à  VHistoria  ;  M.  G.  Paris  en  a  publié  deux. 

3.  Castoiement,  instruction,  castigatio. 

4.  Son  nom  juif  était  Rabbi  Moïse  Sephardi.  A  son  nom  de  baptême, 
Pierre,  il  ajouta  celui   du  roi  lie  Castiile  Alphonse  VI  qui  fut  son  parrain 


LA   DISCIPLINE   DE   CLERGIE;    LES   CASTOIEMENTS.        79 

temps  après  son  abjuration,  un  livre  latin  intitulé  Disciplina 
clericalis  :  c'était,  nous  dit-il  lui-même,  un  emprunt  fait  à  la 
morale  des  philosophes,  aux  fal)les  des  Arabes,  et  cà  l'histoire 
des  animaux.  On  y  reconnaît,  en  elîet,  une  imitation  d'un 
poëme  indien,  le  Pantchatanlra^ .  Le  Castoiement  est  une  des 
nombreuses  traductions  anonymes  que  les  trouvères  ont  faites 
de  la  Disciplina  clericalis;  formé  d'apologues  réunis  entre  eux 
par  un  faible  lien,  comme  les  contes  des  Mille  et  une  nuits,  ce 
poëme,  en  vers  de  huit  syllabes,  a  été  publié  en  1762  par 
Barbazan  et  en  1808  par  Méon^. 

Au  XV*  siècle  parut  une  traduction  en  prose  du  texte  latin 
sous  ce  titre  :  Discipline  de  clergie.  On  joint  d'ordinaire  au 
poëme  que  nous  venons  de  citer  un  (c  Castoiement  »  d'un 
genre  tout  différent,  et  qui  ne  ressemble  que  par  le  titre  au 
précédent  :  c'est  le  Castoiement  des  Dames,  dont  l'auteur  est 
Robert  de  Blois,  un  protégé  du  célèbre  Thibaut  comte  de 
Champagne^.  Figurons-nous  un  manuel  de  civilité  à  l'usage 
des  dames.  Robert  de  Blois,  qui  vivait  dans  un  monde  ga- 
lant et  poli,  a  voulu  leur  enseigner  le  bel  air.  Il  leur  recom- 
mande avant  tout  de  bien  veiller  sur  leur  maintien  et  sur 
leur  démarche  :  elles  ne  doivent  être  ni  trop  libres,  ni  trop 
prudes  ;  qu'elles  répriment  avec  soin  les  libertés  indiscrètes 
des  hommes  ;  qu'elles  refusent  tout  cadeau  ;  qu'elles  évitent 
de  trop  manger  et  de  trop  boire,  et  lorsqu'elles  ont  bu, 
qu'elles  se  gardent  bien  de  s'essuyer  le  nez  et  la  bouche  à  la 
nappe.  Suivent    des  conseils  sur  l'art  de  se  bien  conduire 

et  qui  lui  donna  la  charge  de  médecin  royal.  —  Il  composa  aussi  des  Dia- 
logues en  latin  où  il  réfute  avec  vigueur  le  judaïsme  et  élucide  les  obscu- 
rités des  prophéties.  [Max.  Fatr.  Biblioth.,  t.  XXI,  p.  172-221.) 

1.  Essai  sur  les  Fabks  indiennes  et  sur  leur  intrûduction  en  Europe,  par 
A.  Loiseleur-Deloiigchamps,  1838. 

2.  Il  est  analysé  dans  Vllistoire  liUcraire,  t.  XIX,  p.  82G-833,  et  dans  le 
chapitre  vi  de  la  Salire  au  moyen  âge,  par  M.  Lenient,  p.  105-109.  —  Voir 
aussi  Bartsch,  Chrestomathie,  p.  266. 

3.  Le  «Castoiement»  n'est  qu'un  épisode  du  roman  de  Robert  de  Blois 
intitulé  Beaudous.  Outre  ce  roman,  Robert  a  écrit  celui  de  Flore-Florie  et 
Lyriope,  et  plusieurs  chansons.  —  L'analyse  des  dix  mille  vers  de  Beaudous 
est  dans  le  t.  XXIII  de  VHistoire  littcraire,  p.  735-749. 


80  LA    POÉSIE   MORALE    ET    RELIGIEUSE. 

en  amour.  Ce  poëme  de  onze  cents  vers,  ou  plutôt  ce  frag- 
ment détaché  d'un  plus  long  poëme  est  écrit  d'un  style 
un  peu  diffus,  mais  il  abonde  en  traits  d'observation,  en 
aperçus  curieux  et  piquants  sur  les  usages  et  les  modes  du 
xiii"  siècle. 

Tous  les  auteurs  de  poésies  morales  et  didactiques  ne  sont 
pas  de  simples  traducteurs  ;  quelques-uns  ont  fait  preuve 
d'invention  et  d'originalité.  Il  y  a  de  l'énergie,  de  la  verve  et 
une  certaine  ampleur  de  style  dans  les  deux  poëmes  du 
Reclus  de  Moliens,  intitulés  le  Miserere  et  le  Roman  de 
Charité  :  l'un  et  l'autre  sont  en  vers  de  huit  syllabes,  et 
divisés  par  strophes  de  douze  vers  ;  le  premier  contient  deux 
cent  soixante-qmnze  strophes  et  le  second  deux  cent  quinze. 
Chaque  strophe  est  sur  deux  rimes  entrelacées  ;  le  plus 
souvent,  l'une  des  rimes  est  masculine  et  l'autre  féminine. 
Or,  ce  trouvère  qui  décrivait  et  censurait  les  mœurs 
pubhques,  dans  ses  deux  poëmes,  avec  tant  de  vigueur 
et  d'une  plume  si  habde,  appartient  au  xu"  siècle  ;  il  vivait 
sous  le  roi  d'Angleterre  Henri  II  qui  régna  de  1134  à  1189'. 
Un  mérite  semblable  caractérise  les  Stances  sur  la  mort, 
composées  avant  l'an  1200  parHéUnand  moine  de  Froidmont 
en  Beauvoisis-.  Avant  d'être  moine,  Hélinand  avait  été 
trouvère  ;  il  avait  chanté  ses  poésies  à  la  table,  du  roi 
Philippe- Auguste.  Fatigué  des  agitations  d'une  vie  errante  et 
licencieuse,  il  dit  adieu  au  monde,  entra  au  couvent  et 
devint  l'un  des  plus  éloquents  prédicateurs  de  son  temps  ;  il 
reparaîtra,  à  ce  titre,  dans  une  autre  partie  de  cette  histoire. 
Ses  Stances,  dont  chacune  contient  douze  vers  de  huit 
syllabes  sur  deux  rimes  redoublées,  comme  dans  le  Miserere 
du  Reclus  de  Moliens,  sont  au  nombre  de  quarante-neuf; 
l'auteur  envoie  la  Mort  saluer  ses  amis  et  ses  protecteurs 
afin  qu'elle  ne  les  enlève  pas  de  ce  monde  inopinément,  et 
tout  le  poëme  roule  sur  cette  idée  principale.  Il  existe  beau- 

1.  Histoire  littéraire,  t.  XIV,  p.  33-38. 

2.  Sur  cet  ouvrage,  on  peut  consullei'  une  savante  note  de  la  Rvinanin, 
juillet  1872,  p.  3f,4. 


LES    ENSEIGNEMENTS    ET    LE    DOCTRINAL   FRANÇAIS.      81 

coup  (le  manuscrits  de  cette  composition  ;  en  revanche,  les 
autres  poésies  d'Hélinand,  ses  pièces  profanes,  sérieuses  ou 
légères,  se  sont  perdues,  et  l'on  n'a  de  lui  que  des  ouvrages  en 
latin,  c'est-à-dire  des  sermons,  un  fragment  d'une  chronique 
qui  commençait  à  la  création,  et  trois  ou  quatre  opuscules 
moraux  ou  politiques  intitulés  Flores  Helinandi^. 

Bien  que  l'antiquité  soit  largement  mise  à  contribution 
dans  une  foule  de  traités  versifiés  qui  s'intitulent  Enseigne- 
ments, nous  ne  pouvons  pas  assimiler  ces  écrits  aux  traduc- 
tions ordinaires,  car  les  auteurs  ont  librement  paraphrasé, 
développé  et  modifié  ce  qu'ils  empruntaient.  Les  Enseigne- 
ments Trébor,  œuvre  d'un  poëte  du  xni°  siècle,  qui  nous  a  dit 
son  nom  sans  se  faire  connaître  davantage^,  sont  une  com- 
pilation encore  inédite  de  proverbes,  de  maximes  et  de  fables 
absolument  dépourvue  de  mérite  et  d'intérêt.  Les  mêmes 
recueils  manuscrits  contiennent  le  Doctrinal  de  Corteisie, 
le  Doctrinal  sauvage,  le  Doctrinal  français,  variantes  d'un 
texte  primitif  plusiem's  fois  remanié  et  interpolé.  L'ouvrage 
de  Trébor  est  en  vers  de  huit  syllabes  à  rimes  plates  ;  les 
trois  autres  poëmes  se  composent  de  quatrains  alexandrins 
monorimes.  Cette  forme  du  couplet  monorime  était  déjà  celle 
qu'on  adoptait  d'ordinaire  pour  les  préceptes  moraux  ;  elle 
est  rigoureusement  observée  dans  le  poëme  de  Chastie 
musart,  écrit  vers  le  même  temps  pour  prémunir  la  jeunesse 
contre  les  dangers  de  la  vie,  et  surtout  contre  ceux  de 
l'amour'.  Il  paraît  que  ces  quatrains  moraux  étaient  appris 


1.  Histoire  littéraire,  t.  XVIII,  p.  87-102. 

2.  Histoire  littéraire,  t.  XXIII,  p.  236,  an.  fonds  de  N.-Dame,  n"  273,  6tV. 

3.  Histoire  littéraire,  t.  XXIII,  p.  241.  —  Bibl.  Nat.,  ms.  no^  1239,  7613. 
Ce  poëme  contient  quatre-vingt-trois  quatrains.  — Sur  le  Doctrinal  sauvage, 
voir  une  note  importante  de  la  llomania  (janvier  1877),  p.  21.  Ce  même 
article  de  M.  Paul  Meyer  contient  des  appréciations  nouvelles  sur  des 
ouvrages  déjà  connus,  ou  des  indications  fort  curieuses  sur  des  poésies 
encore  inédites,  telles  que  celles-ci  :  1°  Por  chatoier  les  orguilloz;  2a  les 
Quinze  Signes  tJe  la  fin  da  monde;  Z°  un  poëme  allégorique,  anonyme,  de 
l'an  1180,  sur  le  Siège  de  Jérusalem,  par  Nabucliodonosor  ;  4°  une  para- 
phiase  du  psaume  Eructatit  ;  5o  un  Traité  de  lu  messe;  6°  une  légende 
pieuse  sur  la  Descente  de  saint  Paul  aux  Enfers  (168  vers  alexandrins  mo- 

0 


82  LA   POÉSIE    MORALE    ET    RELIGIEUSE. 

par  cœur  dans  les  familles  et  dans  les  écoles,  où  ils  furent 
insensiblement  remplacés  par  ceux  de  Pibrac,  du  président 
Favre,  et  par  les  <(  doctes  tablettes  »  du  conseiller  Pierre 
Mathieu*.  Nous  pouvons  rapporter  au  siècle  du  Chastie 
musart,  du  Doctrinal  et  des  Enseignements  plusieurs  des 
quatrains,  ou  monorimes,  ou  à  rimes  croisées,  ou  rimant 
deux  à  deux,  publiés  en  1835  par  M.  Monmerqué  ^  ;  mais  on 
sait  qu'il  faut  quelquefois  faire  remonter  très-haut  dans  le 
passé  la  première  rédaction  de  ces  formules  rimées  pour 
l'éducation  de  l'enfance,  qui  s'accommodent  ensuite  aux  va- 
riations du  langage  ;  car  il  est  nécessaire  que  le  respect  dû  à 
l'ancienneté  des  préceptes  ne  nuise  jamais  à  la  clarté  qu'exige 
une  leçon  ^. 

Citons  encore  les  Moralités  des  philosophes,  énorme  poëme 
moral  inédit  d'Alars  de  Cambrai,  en  trois  mille  vers,  oii 
Tulle  et  Cicéron  sont  deux  personnages  distincts  ;  les 
Quatre  complexions  de  l'homme,  par  Pierre  de  Maubeuge  ; 
les  Proverbes  des  philosophes,  en  neuf  quatrains;  un 
Enseignement  à  preudomme ,  petit  poëme  de  cinquante  vers 
faiblement  écrits  ;  plusieurs  Dits,  tels  que  Triade  et  Venin, 
ou  contre-poison  et  poison,  en  vers  alexandrins;  la  Chante- 
pleure'*,  la  Vigne,  en  sept  cents  vers  octosyllabiques  forl 
médiocres,  les  Sept  vices  et  les  sept  vertus,  pièce  inédite, 
en  quarante»  strophes  de  six  vers  chacune,  les  Vins  d'Ouan, 
sorte  d'homélie  rimée,  le  Dit  de  Pcrèce,  le  Dit  des  Quatre 


norimes)  ;  1°  des  prières,  un  seniioii  rimé  ;  8"  un  Enm<jnement  moral 
écrit  en  sixains  de  vers  octosyllabiques,  rimant  par  aab  aab  (216  vers). 
P.  1-40. 

1.  Le  seigneur  de  Pibrac,  qui  fut  conseiller  au  parlement  de  Paris  et 
conseiller  d'Etat,  naquit  en  1529  et  mourut  en  1584  ;  le  président  Favre, 
né  en  1557,  mort  en  1024,  présida  le  Sénat  de  Savoie;  le  conseiller 
Matthieu,  historiographe  de  France,  mourut  en  1621. 

2.  L'Hôtel  de  Cluni  au  moyen  ûge,  par  M""^  de  Saint-Suiin,  p.  103-132. 

3.  Histoire  littéraire,  t.  XXIII,  p.  242. 

4.  Une  note  sur  la  Chantepleure  ou  Plenrechante  se  trouve  dans  la 
Romania  (janvier  1877),  p.  26.  —  On  y  peut  lire  aussi  un  Poëme  moral  en 
444  vers  octosyllabiques,  publié  pour  la  première  fois  par  M.  Paul  Meyer. 
C'est  le  Dit  des  deux  Chevaliers,  p.  28-35.  • 


LES   SF.RMONS    lUMES.  83 

Sœurs,  prédicalion  aussi  froide  que  diffuse  où  figurent 
Miséricorde,  Vérité,  Justice  et  Paix,  la  Cotnparaison  du 
Pré  y  en  cent  quatre-vingt-quatorze  vers  obscurs,  et  la 
Brebis  dérobée  en  deux  cent  soixante-dix-huit  vers  alam- 
biqués.  Ces  poésies,  presque  toutes  inédites,  sont  du 
xiii"  siècle*. 

On  peut  aussi  considérer  connue  se  rattacliant  au  genre 
moral  et  didactique  les  Sermons  rimes  :  quelques-uns  sans 
doute  ont  été  récités  au  peuple  dans  les  églises,  en  même 
temps  que  les  vies  des  saints  mises  en  vers  français;  mais 
d'ordinaire,  ils  étaient  simplement  destinés  à  être  lus.  Deux 
ont  été  de  notre  temps  publiés  à  part,  l'un  sous  le  nom 
de  Guicliard  de  Beaulieu,  l'autre  sans  nom  d'auteur.  Le 
premier,  en  longs  couplets  de  grands  vers,  qui  ne  riment  quel- 
quefois que  par  assonances,  sur  les  vices  du  siècle,  les 
horreurs  de  Tenfer  et  les  joies  du  Paradis,  semble  appartenir 
au  xn"  siècle,  et  cette  conjecture,  que  le  style  ne  dément  pas, 
serait  une  certitude  si  ce  Guicliard  était  le  moine  de  Cluni 
appelé  par  Gautier  Map  Giscardus  de  Bellojoco^.  L'autre 
sermon  se  compose  d'environ  sept  cents  vers  qui  paraissent 
d'origine  normande  ;  ce  n'est  guère,  jusqu'au  milieu,  qu'un 
abrégé  de  l'ancien  Testament,  et,  dans  le  reste,  qu'une  décla- 
mation banale  sur  la  brièveté  delà  vie  et  la  vanité  des  choses 
humaines.  Le  C hapel  à  sept  fleurs  est  un  sermon  allégorique, 
d'une  invention  gracieuse,  souvent  imitée  depuis,  oii  sept 
fleurs  figurent  autant  de  vertus  qui  sont  la  plus  aimable 
parure  de  la  jeunesse^. 

Ces  mêmes  trouvères,  qui  donnaient  à  leurs  poésies  mo- 
rales la  forme  du  sermon,  faisaient  d'autres  emprunts  au 
rituel  de  l'Eglise  ;  ils  paraphrasaient  les  hymnes,  ils  imi- 
taient  et  'parfois    travestissaient    les   oraisons  consacrées 

1.  IlUtoire  littéraire,  t.  XXIII,  p.  243-262. —L'indication  des  manuscrits 
qui  contiennent  ces  pi'ces  est  dans  Vllistoire  littéraire. 

2.  Histoire  littéraire,  i.  XXIII,  p.  250.  —  Le  Sermon  de  Gaichard  de  Beau- 
lieu.  Paris,  1834.  —  Sermon  anonyme,  par  Jubinai.  Paris,  1834. 

3.  nibl.  Nat.,  nis.  n"  7595,  7265.  —  Histoire  littéraire,  t.  XXIII,  p.  249. 


84  LA   POÉSIE    MORALE    ET    RELIGIEUSE. 

par  la  liturgie  :  on  a  des  patenostres  en  français,  comprenaiiL 
plus  de  mille  vers,  des  patenostres  farsies,  dans  un  mauvais 
jargon,  mi-partie  de  latin  et  de  français,  des  Ave  Maria 
glosés  en  rimes  dévotes,  des  gloses  rimées  de  l'hymne  Salve 
Regina^  une  paraphrase  du  livre  de  Job  on  trois  mille  trois 
cent  trente-six  vers  ;  rien  n'est  plus  commun  que  ces  para- 
phrases, pieuses  ou  bouffonnes,  faites  sur  les  textes  sacrés  ^ 
Nous  n'insisterons  pas  davantage  sur  cette  partie  de  notre 
histoire  littéraire  oîi,  selon  la  remarque  de  M.  V.  le  Clerc, 
une  étude  approfondie  apporterait  plus  d'ennui  que  de  profit 
véritable.  Si  aux  ouvrages  déjà  mentionnés  nous  ajoutons 
quelques  pièces  peu  étendues  et  de  fort  médiocre  valeur,  les 
Trois  Signes,  ou  les  signes  précurseurs  de  la  fin  du  monde, 
le  Vi'ai  Anel,  qui  guérit  tous  les  maux,  le  Songe  du  Castel, 
peinture  allégorique  de  l'homme  assiégé  par  les  sept  péchés 
capitaux,  les  Six  manières  de  Fans,  en  couplets  de  quatre 
grands  vers  sur  une  seule  rime,  la  Folle  et  la  Sage,  débat 
entre  deux  femmes  dont  l'une  aime  son  mari  tandis  que 
l'autre  trahit  le  sien,  le  Dit  du  Bacheler  d'annes,  rempli  de 
conseils  à  la  jeunesse  guerrière,  le  Dit  de  Cointise  contre 
l'amour  effréné  de  la  parure,  le  Dit  de  Guersai  contre  les 
ivrognes;  cette  énumération  complémentaire  épuisera,  ou 
peu  s'en  faut,  la  série  des  productions  de  ce  genre,  impri- 
mées ou  manuscrites,  que  nous  a  léguées  le  xiii'^  siècle^. 

Les  deux  siècles  suivants  n'ont  pas  laissé  tomber  et  dé- 
croître cette  fécondité  de  la  poésie  morale;  on  peut  même 
remarquer  que  les  poètes  moralistes  de  la  fm  du  moyeu  âge 
traduisent  moins,  pensent  et  écrivent  avec  plus  d'originalité, 
et  l'emportent  sur  leurs  devanciers  par  le  mérite  de  l'invention. 
Pour  le  prouver,  il  nous  suffira  de  citer  les  exemples  les  plus 


1.  Ms.  (le  l'Arsenal,  ii"  175.  —  Bibl.  NaL,  siipplém.  fr.,  n»*  428,  7218, 
7609,  H:i2,  428.  —  iMs.  de  Berne,  354.  —  Iliatoire  lilimiire,  t.  XXIii, 
p.  254-259. 

2.'Ms.  (lu  Fonds  la  Vallière,  n»  81,  art.  32,  27,  58,  30,  .31,  39,  35.  — 
Ms.  7218.  —  Jiitiin.il,  Nouveau  Recueil,  t.  II,  p.  65-72.  —  Uisluire  littcraire, 
t.  XXIII,  p.  259-2ti3. 


LE   BRÉVIAIRE   DES    NOBLES.  85 

significatifs.  Bon  nomlji-c  do  Ijalladcs  dans  les  œuvres  d'Eus- 
lache  Descliamps  '  ne  sont  que  des  pièces  morales  sous  une 
forme  lyrique;  un  poëme  entier  du  même  auteur,  qui  ne 
compte  pas  moins  de  treize  mille  vers,  le  Miroir  de  Mariage, 
appartient  au  genre  que  nous  examinons  en  ce  moment.  L'ins- 
piration qui  l'a  dicté  se  résume  en  ce  vers  :  Qui  femme  prend, 
plus  est  que  sot-.  Eustache  Descliamps  eut  pour  ami  le  musi- 
cien-poëte  Guillaume  de  Mâchant,  dont  les  œuvres  sont  encore 
pour  la  plupart  manuscrites  ;  parmi  les  pièces  analysées  dans 
le  tome  XX  de  Y  Académie  des  Inscriptions  nous  distinguons 
le  Confort  d'Amy,  écrit  en  1364  et  dédié  au  nouveau  roi 
Charles  V  :  c'est  un  ouvrage  moral  et  politique  rempli  de 
conseils  sur  l'art  de  gouverner*. 

Vers  le  môme  temps,  Honoré  Bonnet,  prieur  de  Salons 
en  Provence,  auteur  de  Y  Arbre  des  batailles,  dont  il  sera 
question  plus  loin,  écrivait  Y  Apparition  de  maître  Jehan 
de  Meung,  poëme  bizarre,  entremêlé  de  vers  et  de  prose, 
qui  est  k  la  fois  un  roman,  un  traité  de  morale  et  une  satire 
des  désordres  du  siècle*.  Christine  de  Pisan,  dans  le  Livre  de 
Paix,  dans  le  Livre  de  Mutation  de  Fortune,  dans  YÉpître 
d'Othéa  à  Hector,  prodiguait  à  la  famille  royale  ses  avis  et 
ses  exhortations  ;  dans  les  Dits  moraux  ou  les  Enseignements 
de  Christine  à  son  fils,  elle  continuait  la  tradition  de  ces  qua- 
trains et  de  ces  distiques  si  fort  en  vogue  durant  tout  le 
moyen  age^  Alain  Charlier,  au  xv''  siècle,  composait  le  B)é- 

1.  Eustache  Deschamps,  né  au  commencement  du  xiv  siècle,  vivait  encore 
en  1403.  Il  sera  question  plus  longuement  de  lui  dans  le  chapitre  suivant. 

2.  L'édition  Crapelet  ne  donne  que  de  courts  fragments  de  ce  Mirover, 
p.  205-258. 

3.  Celte  analyse  comprend  trois  Mémoires;  le  premier  est  de  l'abhé 
Lebeuf,  les  deux  autres,  du  comte  de  Caylus,  p.  377-433.  —  Nous  revien- 
drons ailleurs  sur  Guillaume  de  Mâchant. 

4.  Ce  poëme  est  inédit.  —  Biblioth.  Nation.,  nis.  n»  811.  On  peut  en  lire 
l'analyse  dans  le  livre  de  M.  Lenient,  ch.  xvi,  p.  259-2()l.  —  Honoré  Bon- 
net avait  composé,  si;r  l'invitation  du  roi  Charles  V  et  pour  l'instruction  du 
Dauphin,  son  Arbre  rfes  Balaillcs,  dont  on  a  quinze  manuscrits  et  qui  fut, 
d'ailleurs,  imprimé  eu  1481  et  1493.  Il  y  traite  en  prose  de  matières  histo- 
riques, religieuses  et  politiques. 

5.  Les  poésies  de  Christine  de  Pisan  sont  inédites.  —  Biblioth.  Nal.,  ms. 


B6  LA    POÉSIE    MORALE    ET    RELIGIEUSE. 

viaire  des  Nobles  où  figurent  personnifiées  les  principales 
vertus  qui  doivent  orner  l'âme  du  parlait  gentilhomme,  c'est- 
tvdire  foi,  lionneur,  droiture,  prouesse,  amour,  com'toisie, 
diligence,  netteté,  largesse,  sobriété,  persévérance.  Chacune 
est  décrite  à  son  tour  dans  mi  style  ferme  et  précis,  et  les 
maximes  que  contiennent  ces  descriptions  forment  le  Bréviaire 
de  la  Noblesse  ^ .  Nous  bornerons  ici  cette  étude  du  genre  moral 
et  didactique  dont  il  importait  surtout  de  faire  connaître  les 
origines  et  les  plus  anciens  développements-. 

n"s  452,  603,  826.  M.  Thomassy,  dans  son  Essai  sur  les  Ecrits  politiques  de 
Christine  (1838;,  a  donné  l'analyse  de  celles  qui  se  rapportent  à  son  sujet. 

—  Christine  de  Pisun,  née  à  Venise  en  1363,  morte  en  1415,  était  lille 
d'un  astroloi;iie  de  Charles  V.  Nous  parlerons  d'elle  plus  auiplenient  à  pro- 
pos des  historiens. 

1.  Alain  Chaitier,  qui  reparaîtra  dans  le  chapitre  suivant,  vécut  de  1386 
à  1458.  Le  Bii'viaire  des  Nobles  est  en  vers  de  six  et  huit  syll.ibes.  Kdit.  de 
1617,  p.  580-594.  —  M.  Delaunay  dans  sa  Thèse  récente  sur  Alain  Chartier 
(1876)  a  longuement  apprécié  cette  composition,  p.  115,  142-152. 

2.  Parmi  les  poètes  ou  versificateurs  moralistes  du  second  ordre,  au 
siv**  siècle,  on  peut  citer  Renax,  Pierre  de  Nevon  et  une  foule  d'anonymes  qui 
mettent  en  rimes  fiancaises  la  Bible,  les  Vies  des  Saints,  les  miracles  de  la 
Vierge.  Viennent  ensuite  des  poésies  édifiantes,  comme  les  trente  histoires 
pieuses  du  Tombel  de  Chartrose ;  le  Miroir  de  la  vie  et  de  la  mort,  par 
Robert  de  Lnrmes  (1366);  le  livre  de  Pauvreté  et  de  Richesi^e,  par  Jac- 
ques Bruant,  parisien;  les  Trois  Maries,  par  Jean  de  Venette;  les  trois 
Pèlerinages  que  fait  en  songe  Guillaume  de  Guillcville,  vers  1330;  3/aii- 
devie,  autre  songe  en  prose  et  en  vers,  par  Jehan  Dupain,  moine  de  Vaucelles 
(1340);  le  ReqjH  de  la  mort,  composé  en  1376,  par  Jean  le  Fèvre,  auteur 
de  l'anti-Mulheolus,  où  il  répond  au  Mutheolus,  satii'C  contre  les  femmes. 
On  peut  ranger  dans  cette  liste,  on  nous  n'admettons  qu(  les  poëmes  de 
vaste  dimension,  les  Mètamorplioses  d'Ovide  moralisées,  en  71,000  vers  par 
Philippe  de  Vilry  évêque  de  .Meaux.  —  Histoire  lilléraire,  t.  XXIV,  p.  449. 

—  Goujet,  Bibliolliêquc  française,  t.  IX,  p.  72-112,  146-154,  176-186.  — 
T.  X,p.  129-157.  —  M.  Tarbé  a  publié,  en  1850  (Reims),  (|uelques  fragments 
des  Métamorphoses  de  Philippe  de  Vitry  et  de  ses  autres  poésies  morales. 

—  1  vol.  de  180  pages,  dans  la  Collection  des  poètes  champenois  atitérieurs  au 
xvie  siècle. 


CHAPITRE  III 

LES   DERNIERS   TOËTES   LYRIQUES   DU   MOYEN   AGE 

La  poésie  lyriijue  aux  xiv<=  et  xv^  siècles.  — Vogue  des  formes  nou- 
velles :  le  Chant  royal,  la  Ballade,  le  Rondeau,  etc.  —  Le  livre 
des  Cent  Ballades. —  Poètes  ou  versificateurs  connus  :  Guillaume 
de  Machaut,  Froissard,  Eustache  Deschamps,  Alain  Chartier.  — 
L'inspiration  patriotique.  —  Les  chants  nationaux.  —  Olivier 
Basselin.  —  Les  deux  plus  célèbres  poètes  de  cette  époque  : 
Charles  d'Orléans  et  Villon.  —  Nouveaux  documents  sur  l'auteur 
du  Petit  et  du  Grand  Testament.  —  Poètes  et  rimeurs  de  la  fin 
du  xv^  siècle  :  Coquiliard,  Crétin,  Molinet,  Jean  Marot,  Octavien 
de  Saint-Gelais,  etc.  —  Les  «  grands  rhétoriqueurs.  »  —  Fin  de 
la  poésie  du  moyen  âge. 

Au  xiv"  siècle,  la  décadence  et  l'épuisement  sont  les  carac- 
tères de  la  haute  poésie  française.  Les  chansons  de  gestes, 
les  longs  poëmes  narratifs  se  répètent,  tournent  à  la  parodie, 
ou  se  traduisent  en  prose.  Le  genre  satirique  lui-même  a  pro- 
duit, avant  cette  époque,  ses  meilleurs  fabliaux  et  la  partie  la 
plus  originale  de  ses  vastes  compositions.  Dans  tout  le 
domaine  poétique  s'arrête  le  progrès  de  l'esprit  inventif. 
N'exagérons  pas,  toutefois,  ce  déclin  et  ne  croyons  pas  que  la 
poésie  ait  été  dès  lors  frappée  d'une  absolue  stérilité.  Sans 
parler  du  théâtre  qui,  sous  sa  forme  séculière  est  réservé  à  de 
brillants  destins,  la  poésie  lyrique,  dont  nous  avons  déjà 
retracé  les  développements  féconds  • ,  ne  manquera,  jusqu'à  la 
fin,  ni  d'inspirations  heureuses,  ni  de  talents  nouveaux. 

n  est  VTai  qu'au  lendemain  du  xni"  siècle  l'imagination  des 
poètes  lyriques  semble  languir;  un  art  subtil  et  quintes- 

1.  Tomeler,  p.  345-371. 


88  LA   POÉSIE   LYRIQUE  AU   XIV''   SIÈCLE. 

sencié  raffine  les  formes  anciennes  et  les  hérisse  de  difficultés, 
comme  si  l'on  voulait  suppléer,  par  un  redoublement  de  labeur 
industrieux,  au  génie  poétique  aiîaibli.  De  ce  savant  et  bizarre 
travail,  poussé  parfois  jusqu'à  la  puérilité,  sortirent  les  chants 
royaux,  les  ballades  et  les  rondeaux;  ces  petites  pièces  rem- 
placèrent, dans  les  goûts  et  la  faveur  des  classes  élevées,  les 
grands  poëmes  narratifs  dont  on  parlait  encore,  mais  qu'on 
lisait  peu.  Comme  dit  Pasquier,  on  «  enta  ces  nouveaux 
fruits  sur  la  vieille  tige  de  notre  poésie  * .  »  Les  règles  qui  furent 
alors  inventées  avaient  l'inconvénient  grave  d'enfermer  l'ins- 
piration dans  des  cadres  étroits,  de  lui  imposer  une  habileté 
toute  mécanique,  et  de  réduire  l'art  délicat  du  poëte  à  un 
exercice  pédantesque;  du  moins,  ces  entraves  forcèrent  les 
rimeurs  diffus  à  serrer  leur  style,  à  condenser  leur  pensée, 
à  peser  et  à  choisir  leurs  mots.  Toute  gène,  en  exigeant  un 
effort,  provoque  l'esprit  à  s'enrichir  d'une  qualité.  Expliquons 
d'abord  les  principales  lois  de  la  nouvelle  poétique  ;  selon  l'ex- 
pression de  Pasquier,  donnons  le  <(  formulaire  »  de  ces  genres 
compliqués  que  de  vrais  talents  ont  cultivés  et  fait  fleurir,  et 
qu'un  fatras  de  prétentieuses  frivolités  a  fini  par  discréditer. 
Le  Chant  royal  était  l'ode  du  moyen  âge.  On  n'y  traitait 
que  de  hautes  et  sérieuses  matières;  le  plus  souvent,  il  célé- 
brait la  Vierge  et  Dieu  lui-même.  Dans  les  concours  ouverts 
par  les  sociétés  littéraires  qui  sous  les  noms  de  puys ,  de  jeux 
sousl'ormel  et  de  chambres  de  rhétorique  %  couronnaient  des 
vers  d'amour  et  de  dévotion,  le  grand  prix,  le  prix  d'honneur 
se  décernait  à  cette  composition  ;  l'auteur  couronné  était  eu 
quelque  sorte  déclaré  roi  du  concours  :  de  là,  le  nom  donné 
aupoëme  comme  un  titw;  de  noblesse  et  de  supériorité  ^  Cinq 
stroplies,  de  onze  vers  chacune,  formaient  le  Chant  royal;  les 
vers  étaient  de  dix  syhabes,  et  toutes  les  strophes,  faites  sur 


1.  L^?,  Ikcherches  de  la  Vrnnce,  t.  VII,  cli.  v. 

2.  Des  clianibres  de  rhétorique  s'élablirent  à  Valenciennes  en  1229,  k 
Diest  en  1302,  à  Douai  en  1330,  à  Amiens  en  1388.  —Histoire  littéraire, 
t.  XXIV,  p.  451. 

3.  Pasquier,  ibid. 


LE   CHANT   ROYAL.    LA   BALLADE.  89 

le  modèle  de  la  première,  en  reproduisaient  les  rimes  ainsi 
que  le  dernier  vers  qui  servait  de  refrain.  On  ajoutait  un  envoi 
de  cinq  vers  qui  résumait  l'idée  développée  dans  le  poëme  et 
adressait  le  tout  au  prince,  c'est-à-dire  au  président  du  con- 
cours. 

La  Ballade  tirait  son  nom  du  verbe  baller,  danser,  parce 
qu'elle  avait  été  dans  l'origine  une  chanson  de  danse.  Au 
xiv^  siècle,  elle  prit  une  allure  plus  étudiée  et,  selon  le  mot  de 
Boileau,  s'asservit  à  des  «  maximes  »  plus  rigoureuses.  C'était, 
comme  dit  encore  Pasquier,  un  chant  royal  a  raccourci  au 
petit  pied;  »  elle  comprenait  trois  stances  ou  strophes,  de 
même  mesure  et  sur  les  mômes  rimes,  terminées  toutes  les 
trois  par  un  refrain,  et  suivies  de  la  demi-strophe  appelée 
envoi  :  la  longueur  des  vers,  leur  nombre  dans  chaque  strophe 
variaient  au  gré  dupoëte  ;  la  strophe  en  comptait,  d'ordinaire, 
huit  ou  dix,  et  les  vers  étaient  de  sept,  huit  ou  dix  syllabes  le 
plus  souvent.  Le  rondeau  simple,  qu'Eustache  Deschamps  dans 
son  Ai't  de  dicter  et  faire  chansons,  etc.,  appelle  (c  rondel 
sangle  *  » ,  et  qu'on  nomma  plus  tard  triolet,  se  composait  de 
huit  vers  sur  deux  rimes  ;  le  premier  se  répétait  après  chaque 
distique,  et  le  second  k  la  fin^  Le  rondeau  double  était  de 
douze  vers,  et  quelquefois  de  vingt-quatre  sur  deux  rimes  ;  on 
répétait  le  premier  vers  au  milieu  et  à  la  fin  de  la  pièce  ^.  Le 

1.  Edit.  Crapelet,  p.  277.  — Cet  art  poétique  en  prose  fut  écrit  vers  1392. 

2.  Il  y  a  des  rondeaux  de  sept  vers:  souvent  aussi  c'est  le  premier  vers 
qui  se  répète  au  milieu  et  à  la  fin.  Voici  un  exemple  tiré  d'Eustache  Des- 
chanips  : 

Je  ne  vueil  plus  à  vous,  dame,  muser  ; 

Vous  pouvez  bien  quérir  autre  musart  : 

Tari  m'apperçois  qu'on  m'a  fait  amuser. 

/('  ne  vueil  plus  à  vout,  dame,  muser. 

Ne  plus  n'espère  en  vous  mon  temps  user, 

Quant  d'esprevier  scavez  faire  busart, 

Je  ne  vueil  plus  à  vous,  dame,  muser.  P.  277. 

3.  Exemple  tiré  de  Charles  d'Orléans: 

Gardez  le  trait  de  la  fenestre, 
Amans,  qui  par  rues  passez; 
Car  plus  tost  en  seres  blessez 
Que  de  trait  d'arc  ou  d'arbalestre. 
N'allez  à  destro  n'a  senestre 
Regardant;  mais  les  yeulx  baissez  : 


90  LA   POÉSIE  LYRIQUE  AU   XIV   SIÈCLE. 

virelai,  chanson  vive  et  légère,  beaucoup  plus  longue  que  le 
rondeau,  tournait  aussi  sur  deux  rimes,  et  le  premier  vers, 
ramené  à  la  fin  de  chaque  stance  ou  couplet,  formait  le 
refrain  ^ . 

Ces  règles  générales,  qui  gardent  encore  dans  leurs  combi- 
naisons un  reste  de  simplicité,  ne  peuvent  nous  faire  com- 
prendre à  quel  excès  de  subtilité  et  de  raffinement  le  mauvais 
goût  du  siècle,  l'esprit  de  puérilité  laborieuse  et  pédantesque, 
qui  régnait  alors,  s'est  par  degrés  porté.  Eustache  Deschamps 
s'épuise  à  distinguer  les  ballades  en  «  léonines,  sonnantes, 
équivoques,  rétrogrades  ;  »  un  siècle  après,  Henry  de  Croy  dans 
son  Art  et  science  de  Rhétorique'^ ^  subdivise  la  ballade  en 
«  commune,  balladante,  fratrisée  ;  »  il  nous  enseigne  à  ne  point 
confondre  ((  les  lignes  doublettes  ou  distiques  ;  les  vers  sixains, 
septains ,  huitains ,  alexandrins  ;  la  rime  batelée ,  brisée , 
enchaînée,  à  double  queue.  )>  Vient  ensuite  une  espèce 
de  combinaison  appelée  «  ricquerac  ;  »  il  y  en  a  une  autre 
appelée  «  baguenaude'.  »  Les  bouts  rimes,  les  logogriphes, 

Gardez  le  trait  de  la  (enestre. 

Si  n'avez  médecin  bon  maistre, 

Si  tost  que  vous  serez  naviez, 

A  Dieu  soyez  recommandez. 

Mors  vous  tiens  ;  demandez  le  prestre. 

Gardez  le  trait  de  la  [enestre. 

1.  Voir  dans  les  poésies  d'Eustache  Descliamps  la  gracieuse  pièce  inti- 
tulée :  Portrait  d'une  jeune  fille,  édit.  Crapelet,  p.  86. 

2.  Ouvrage  en  prose,  imprimé  et  dédié  au  Roi  en  1493;  réimprimé  par 
Crapelet  en  1832.  —  Dans  le  prologue,  l'éloquence  du  roi  est  comparée 
«à  la  harpe  d'Orplieus,  à  la  cliallemelle  de  Pan,  à  la  flûte  de  Mercure  et 
à  la  vielle  d'Amphion.» 

3.  Un  seul  exemple  signilicalif  nous  dispensera  de  plus  longs  détails. 
Voici  la  première  strophe  d'une  ballade  «équivoque,  rétrograde  et 
léonine»  d'Eustache  Descliamps.  La  rime  y  est  «  annexée  et  fratrisée  :  » 

Lasse,  lasse  !  malheureuse  et  dolente! 
Lente  me  voy,  fors  de  souspirs  et  plains. 
Plains  sont  mes  jours  d'eiinuy  et  de  tourmente. 
Mente  qui  veult,  car  mes  cuers  est  certains  ; 

Tains  jusqu'à  mort,  et  pour  ccUi  que  j'uniS, 
Ains  mais  ne  fut  dame  si  fort  atainte, 

Tainte  me  voy,  quant-il  m'ayme  le  mains. 
Mains,  entendez  ma  piteuse  complainte. 

«  Et  sont  les  plus  fors  balades  qui  se  puissent  faire,  car  il  convient  que 


LES    RONDEAUX,    LES  VIRELAIS.  91 

les  énigmes,  les  chronographes,  les  acrostiches,  les  fatrasies 
et  autres  inepties,  non  moins  recherchées  des  beaux  esprits  de 
ce  temps,  ont  aussi  leur  place  marquée  dans  les  comparti- 
ments de  Henri  de  Croy,  qui  nous  apprend  à  bien  distinguer 
les  fatras  simples  des  fatras  doubles.  Toute  celte  ((  rhétorique  » 
est  pieusement  recueillie,  méthodiquement  classée,  dis- 
tinguée, étiquetée  dans  les  Traités  de  vei^ si fi cation  composés  au 
xvf  siècle.  V Art  poétique  français  de  Thomas  Sibilet,  publié 
en  1548%  «  pour  l'instruction  des  jeunes  sludiens  encore  peu 
avancés  en  la  poésie,  »  énumère  longuement  et  défmit  les 
diverses  espèces  de  rimes  :  la  kyrielle,  suite  de  rimes  redou- 
blées à  l'infini  ;  la  rime  dite  annexée,  lorsque  la  dernière  syl- 
labe d'un  vers  est  la  première  du  vers  suivant,  ou  fratrisée, 
quand  le  dernier  mot  d'un  vers  est  le  premier  du  vers  suivant  ; 
la  rime  baielêe,  senée,  couronnée,  l'emperiere  à  triple  cou- 
ronne* :  c'est  un  héritage  de  subtihtés  scolastiques,  transmis 
par  les  derniers  poètes  du  moyen  âge  au  siècle  de  la  Renais- 
sance'. Voilà  donc,  —  pour  emprunter  les  expressions  d'un 
savant  historien  de  notre  littérature,  —  voilà  où  en  est  à  cette 
époque  la  poésie  française  :  déchue  de  sa  grandeur,  on  la  par- 


la dernière  sillabe  de  chascim  ver  soit  reprinse  au  commencement  du  ver 
ensuivant,  en  autre  signification  et  en  autre  sens  que  la  tin  du  ver  pré- 
cédent....» —  P.  271. 

1.  Chez  G.  Corrozet,  au  Palais,  27  juin. 

2.  Livre  II,  cli.  xv.  —  La  rime  est  se/idt',  quand  tous  les  vers  de  la 
strophe,  ou  tous  les  mots  d'un  vers  commencent  par  une  même  lettre  ; 
elle  est  fiaxiTQmxh,  quand  les  deux  derniers  mots  du  vers  ont  la  même 
désinence  : 

La  blanche  colombelle  belle... 

L'emperiève  est  une  rime  trois  fois  répétée  dans  le  même  vers  : 

En  gra.nd  remord  Mort  mord... 

La  rime  est  batelée  quand  la  finale  d'un  vers  se  répète  à  la  césure  du 
vers  suivant. 

3.  La  rhétorique  (]&  Fabri  en  prose,  publiée  en  1544,  entre  dans  les  mêmes 
détails.  Fabri  ou  le  Fèvre,  qui  était  curé  de  Méray  en  Normandie,  a  beaucoup 
imité  le  Jardin  de  Plai>iaiice  que  nous  avons  cité  plus  haut.  Deux  autres 
opuscules  du  même  genre  furent  publiés  vers  le  même  temps;  l'un  est  ano- 
nyme, et  l'autre  a  pour  auleur  Gratien  du  Pont,  de  Toulouse,  et  pour  date 
1539.  —  Biblioth.  Nation.,  Imprimés,  n»»  4326.  A.  et  3290. 


92  LA   POÉSIE   LYRIQUE  AU   Xl\^   SIÈCLE. 

tage,  on  la  découpe,  on  ((  l'amenuise  »  de  plus  en  plus  ;  on  la 
réduit  en  dentelle,  en  broderie,  comme  la  sculpture  des  stalles 
ou  du  portail  des  églises  ' . 

On  connaît  les  genres  nouveaux  que  le  goût  public  a  sub- 
stitués aux  formes  libres  et  simples  créées  par  nos  anciens 
trouvères;  venons  aux  poètes  qui  les  ont  cultivés. 

§  I" 

Poètes  lyriques  du  XlVe  siècle.  —  Le  livre  des  Cent  Ballades. 

A  défaut  de  talent,  les  poètes  lyriques  du  xiv"  siècle  se 
distinguent  par  l'inépuisable  facilité  de  leur  verve  et  par  une 
rare  longévité.  Presque  tous,  ils  ont  vécu  et  versifié  pendant 
quatre-vingts  ans  et  au  delà  ;  rien  d'étonnant  s'ils  nous  ont 
laissé  d'énormes  manuscrits  ^  Une  autre  particularité  à 
signaler,  c'est  leur  existence  aventureuse.  Attachés  à  la 
personne  de  quelque  prince,  ils  le  suivent  en  voyage  et  à  la 
guerre,  partagent  sa  destinée,  chantent  ses  exploits,  ses  féli- 
cités et  ses  malheurs  ;  ils  trouvent  dans  les  mille  accidents  de 
cette  vie  agitée  le  sujet  et  l'occasion  de  ces  poésies  légères 
qu'ils  prodiguent  si  aisément  et  qui  durent  si  peu.  Guillaume 
de  Machaut,  l'un  des  moins  connus,  est  cependant  l'un  des 
plus  féconds.  Il  a  laissé  plus  de  quatre-vingt  miUe  vers, 
presque  tous  inédits  et  qui  ne  méritent  guère  d'être  publiés, 
du  moins  en  entier^.  Eustache  Deschamps,  dans  une  ballade 
sur  les  poëtes  de  Champagne,  le  revendique  comme  une  des 
gloires  de  cette  province.  Sa  famille  possédait  le  fief  de  Ma- 
chaut dans  la  Brie  française.  Son  nom  se  trouve,  à  la  date 
de  1301,  sur  les  tables  de  cire,  conservées  à  Florence,  qui 

1.  J.  V.  le  Clerc,  Hbloire  littéraire,  t.  XXIV,  p.  454. 

2.  Guilliuine  Mâchant,  né  selon  les  uns,  en  1282,  selon  d'autres  en  1295, 
mourut  eu  1380;  Eustache  Deschamps,  né  avant  1328  ne  mourut  qu'après 
1415;  Kroissarl  vécut  77  ans,  de  1333  à  1410;  le  poëte  satirique  Jehan 
Dupain,  l'auteur  déjà  cité  de  Man  dévie,  \ècnl  sous  sept  rois,  depuis  Philippe 
ie  Bel  jusqu'à  Charles  V;  Alain  Charlier  vécut  72  ans,  de  1386  à  1438. 

3.  Quelques  fragments  ont  été  publiés  en  1849  par  M.  Tarbé. 


GUILLAUME  DE   MACIIAUT.  93 

relatent  les  voyages  du  roi  Philippe  le  Bel  en  celte  même 
année  ;  on  y  lit,  dans  l'état  dt;  la  Reine  :  Guillelmus  de  Ma- 
cholio,  valetus  camerx.  Sept  ans  après,  il  est  qualifié  valet 
de  chambre  du  roi.  Le  quarante  et  unième  registre  du 
Trésor  des  Chartes  contient  des  lettres  du  roi  par  lesquelles, 
en  considération  de  ses  bons  et  loyaux  services,  on  lui  aban- 
donne au  mois  d'août  1308,  les  biens,  profits  et  revenus, 
échus  de  la  confiscation  de  Jean  dePouville  de  Bouilly  écuyer, 
pour  les  posséder  lui  et  ses  héritiers  légitimes  à  perpétuité*. 
Vers  1314,  après  la  mort  de  Philippe  le  Bel,  Guillaume 
alla  en  Bohème  et  se  mit  au  service  de  Jean  de  Luxem- 
bourg qui  en  était  roi.  Il  loue  beaucoup  ce  prince-  dont  il 
fut  le  secrétaire  et  posséda  la  confiance  pendant  plus  de  trente 
ans.  Le  roi  de  Bohême  ayant  succombé  à  Crécy,  en  1346, 
Bonne  de  Luxembourg,  sa  fille,  qui  avait  épousé  le  futur 
roi  de  France,  Jean  II,  recueillit  notre  poëte  et  le  garda  jusqu'à 
l'année  1349,  où  elle  mourut.  Guillaume  de  Mâchant  ne  per- 
dit point  la  protection  du  roi  Jean  ;  il  «  fut  nourri,  )>  dit-il, 
aux  dépens  de  ce  prince,  et  lorsque  Jean,  pris  à  Poitiers, 
passa  en  Angleterre,  il  se  retira  à  Reims  où  il  avait  une 
prébende  de  soixante  livres  par  an.  En  1364,  à  l'avènement 
de  Charles  V,  il  composa  pour  le  nouveau  roi  le  Confort 
d'Amy  :  dans  cette  pièce,  écrite  en  vers  de  huit  syllabes,  il 
lui  propose  pour  modèle  la  vie  et  les  hauts  faits  de  son  aïeul 
le  roi  de  Bohême'.  A  la  cour  de  France,  il  connut  le  roi  de 


1.  M.  Tarbé  pense  que  c'est  au  père  de  notre  poëte  que  fut  faite  cette 
donation.  Pierre  de  Mâchant,  père  de  Guillaume,  était  chambellan  du  roi. 
11  laissa  six  enfants.  —  Les  dates  et  les  particularités  de  la  longue  existence 
de  notre  poëte  ont  été  fort  discutées.  Saisissons  cette  occasion  de  signaler 
un  article  savant  et  précis  de  M.  de  Mas  Latrie  où  sont  résumées  et  exami- 
nées il  fond  toutes  ces  controverses.  —  Bibliothèque  de  l'Ecole  (/es  Chartes, 
187G,  p.  4'i5-470.  M.  de  Mas  Latrie  a  lu,  en  outre,  à  l'Institut  (Académie 
des  inscriptions  et  belles-lettres),  dans  la  séance  du  9  février  1877,  un  mé- 
moire sur  le  même  sujet. 

2.  Le  livre  du  Jugement  du  roi  de  Behaifjne.  (Acad.  des  Inscript.,  t.  XX, 
p.  393.) 

3.  Un  assez  long  fragment  est  cité  par  l'abbé  Lebeuf  dans  le  tome  XX 
des  Mémoires  de  l'Académie  des  inscriptions,  p.  382-394. 


94  LA    POÉSIE    LYRIQUE   AU    XlV    SIÈCLE. 

Chypre,  Pierre  de  Liisignan,  qui  était  venu  solliciter  les 
secours  de  la  chrétienté  :  malgré  son  âge,  il  s'attacha  paraît- 
il,  à  ce  prince  aventureux  ;  du  moins,  il  a  décrit  ses  voyages 
et  ses  expéditions  dans  un  long  poëme  qui  ne  finit  qu'avec  la 
vie  de  Pierre  de  Lusignan,  assassiné  dans  son  lit  le 
16  janvier  1370*. 

Comme  poëte  et  comme  musicien,  Guillaume  de  Machaut 
eut  au  xiv"  siècle  une  grande  réputation,  qui  disparut  avec 
lui.  Eustache  Deschamps,  dans  la  ballade  qu'il  a  écrite  sur  sa 
mort%  l'appelle  ((  fleur  de  toutes  fleurs,  noble  poëte  et  faiseur 
renommé  :  n  quelle  est  la  cause  de  ce  prompt  et  profond  oubli 
succédant  à  une  éclatante  célébrité  ?  Deux  raisons,  ce  nous 
semble,  peuvent  expliquer  une  si  brusque  disgrâce.  Musicien 
d'un  talent  original,  Machaut  n'était  qu'un  rimeur  prolixe  ;  il 
avait  inventé  des  airs  nouveaux,  ((  des  tailles  nouvelles,  »  et 
le  succès  de  ces  innovations  mit  à  la  mode  ses  poésies  lyri- 
ques. Comme  il  arrive  souvent,  l'air  faisait  passer  et  réussir 
la  chanson.  Mais  la  vogue  ainsi  obtenue  est  nécessairement 
éphémère  ;  tous  les  prestiges  de  la  musique  ne  peuvent  cou- 
vrir et  dissimuler  longtemps  l'irrémédiable  faiblesse  de  vers 
sans  poésie.  Ajoutons  que  le  style  monotone  et  prosaïque  de 
Machaut  ayant  retenu  les  formes  de  l'ancien  français,  sans  en 
avoir  la  piquante  naïveté,  a  vieiUi  très-vite  dans  cette  époque 
de  crise  et  de  transformation;  à  peine  mort,  cet  écrivain 
célèbre  s'est  trouvé  hors  de  mode  et  ses  œuvres  ont  été 
marquées  de  vétusté.  Les  manuscrits  nous  ont  conservé  de 
lui  plus  de  deux  cents  ballades,  cent  rondeaux,  cinquante  lais 
ou  virelais,  complaintes  et  chants  royaux  ;  une  chronique 
rimée  des  exploits  de  Pierre  de  Lusignan  ;  le  livre  du  Vov' 
Dit^  \  le  Vergier  ;  YEcu  Bleu  ;  le  Jugement  du  roi  de  Be- 

1.  Ce  poëme,  qui  remplit  88  pages  du  manuscrit  et  contient  12  000  vers, 
est  longuement  analysé  par  M.  de  Caylus  dans  le  tome  XX  de  l'Académie  des 
Inscriptions,  p.  415-438.  —  Les  détails  qu'il  renferme  avaient  été  contés 
au  poëte  par  Gautier  de  Conflans,  genlilhomine  champenois,  son  ami. 

2.  Edition  (Irapelet,  p.  81. 

3.  Le  Yoir  Dit,  ou  histoire  véritable,  fui  écrit  à  la  demande  d'une  jeune 
princesse  de  dix-sept  ans,  Agnès  de  Navarre,  sœur  de  Charles  le  Mauvais, 


EUSTACHE    DESCHAMPS.  93 

haiffne;  le  Jugement  du  roi  de  ISavarre;\e.  livre  du  Lyon; 
le  livre  des  Quatre  Oiseaux  ;  le  livre  de  Morpheus;  le  Confort 
d'Amy;\e  livre  ûe  la  Harpe .  L'ensemble  de  ces  productions 
est  analysé  dans  trois  mémoires  du  tome  XX  de  l'Académie 
des  Inscriptions  et  Belles-Lettres  ' . 

Guillaume  de  Machaut  eut  pour  ami  et  pour  disciple  son 
compatriote  Eustache  Descliamps,  né  à  Vertus  en  Champagne, 
vers  1340,  et  qui  égalant  son  maître  en  facilité  le  surpassa 
par  la  verve  de  l'esprit  et  par  la  vigueur  de  l'expression. 
L'existence  de  ce  poëte,  presque  aussi  longue  que  celle  de 
Macliaut,  fut  tout  aussi  (irrante  et  agitée  :  la  guerre  le  mena 
souvent  en  Flandre  ;  son  office  d'huissier  d'armes  et  de  messa- 
ger royal,  sous  Charles  V,  l'envoya  en  Allemagne,  en  Hongrie 
et  en  Bohème  ;  ses  relations  avec  de  hauts  personnages  le 
forcèrent  à  visiter  la  Lombardie.  Il  exerça  cependant  des 
fonctions  plus  sédentaires  :  Charles  VI  le  nomma  successive- 
ment gouverneur  de  Fismes,  bailli  de  Senlis,  et  trésorier  sur 
le  fait  de  la  justice  ;  ces  places  lui  firent  des  envieux  et  lui 
causèrent  bien  des  ennuis.  On  croit  qu'il  a  vécu  au  delà  de 
4410  ;  une  pièce  de  Christine  de  Pisan  lui  est  adressée  à  la 
date  de  4403.  De  son  vivant,  il  se  nommait  Morel  et  non 
Deschamps  ^  ;  ces  deux  noms  ne  sont  d'ailleurs  que  des 
surnoms  :  le  premier  lui  venait  de  son  teint  noir  et  hâlé',  le 

qui  s'était  éprise  de  !a  gloire  d'un  poëte  âgé  de  plus  de  cinquante  ans.  Elle 
voulut  qu'il  chantât  leurs  poétiques  et  platoniques  amours,  et  entre  eux 
s'engagea  une  correspondance  où  il  y  a  plus  de  rhétorique  que  de  passion 
véritable. 

1.  P.  377-439.  —  La  collection  des  Poètes  français  (1861).  publiée  par 
MM  L.  Moland  et  de  Monlaigion,  contient  deux  ou  trois  pièces  de  Machaut. 
P.  318-328.  —  M.  Tarbé,  dans  l'édition  qu'il  a  donnée  de  quelques  frag- 
ments de  ce  poëte,  analyse  l'ensemb'e  de  ses  œuvres.  Citons  enfin  une 
dissertation  de  l'abbé  Rives  qui  se  trouve  au  tome  IV  de  l'Essai  sur  la 
musique  composé  par  MM.  de  Laborde  et  Roussier. 

2.  L'auteur  du  Songe  du  vicl  Pèlerin  dit  à  Charles  VI  :  «  Tu  peux  bien 
lire  et  ouïr  les  dictiez  vertueux  de  ton  serviteur  et  officier  Eustache 
Mourel.  » 

3.  Chascuns  me  dit  :  Tu  es  lais  garnemens, 
Gros  visage  as,  tu  es  ?!Oi>.s  et  halles.. 

Ms.,  p.  ccix. 


96  LA   POÉSIE    LYRIQUE  AU   XIV   SIÈCLE. 

second  lui  fut  donné  parce  qu'il  avait  aux  environs  de  Vertus 
un  domaine  ou  une  maison  des  champs  * ,  et  c'est  seulement 
en  1564  que  ses  descendants,  dont  les  derniers  connus  ont 
servi  sous  Louis  XIV,  se  firent  autoriser  à  s'appeler  Deschamps 
au  lieu  de  Morel.  De  cette  explication  il  résiûte  que  notre 
poëte,  comme  la  plupart  des  roturiers  du  moyen  âge,  n'avait 
pas  de  nom  patronymique  ;  son  prénom  était  Eustache,  et 
suivant  l'usage,  on  y  ajouta  un  surnom. 

Le  manuscrit  de  ses  œuvres,  inscrit  à  la  Bibliothèque 
Nationale  sous  le  n°  8i0^,  contient  onze  cent  soixante-quinze 
ballades,  cent  soixante  et  onze  rondeaux,  quatre-vingts  vire- 
lais, le  Miroir  de  mariage  en  treize  mille  vers,  une  traduction 
en  vers  du  Géta  de  Vital  de  Blois^,  plusieurs  autres  petits 
poëmes,  des  fables,  des  lettres,  un  art  poétique  en  prose 
déjà  cité  :  le  tout  formant  onze  cent  soixante-deux  pages  de 
texte  à  deux  colonnes,  et  environ  quatre-vingt-deux  mille 
vers.  Nous  n'entrerons  pas  dans  le  détail  de  ces  nombreuses 
compositions  ;  on  peut  en  apprécier  le  caractère  et  la  valeur 
dans  les  deux  éditions  partielles  pidjliées  par  Crapelet 
en  1832  et  par  Tarbé  en  1849.  Disons  seulement  qu'elles 
mériteraient  d'être  publiées  presque  entièrement,  car  on  y 
trouve  de  précieuses  indications  sur  l'histoire  morale  et  poli- 
tique du  xiv"  siècle.  Esprit  vigoureux  et  positif,  Eustache  Des- 
champs n'est  pas  un  faiseur  d'élégies,  il  ne  chante  pas  ses 
amours  vraies  ou  feintes  ;  c'est  un  homme  d'action,  mêlé  au 
conflit  des  passions  et  des  intérêts,  c'est  un  observateur  péné- 
trant et  sévère,  un  moraliste  satirique,  qui  s'inspire  de  la  vue 


1,  Dehors  Vertus  ay  maison  gracieuse, 

Où  j'avoye  par  long  temps  demeuré, 
Où  pluseurs  ont  mené  vie  joyeuse, 
Maison  des  champs  l'ont  pluseurs  appelé. 

2.  Ancien  7219.  —  La  Bibliothèque  de  l'Arsenal  possède  une  copie  de  ce 
manuscrit  en  trois  volumes,  Belles-Lettres,  w"  83.  —  On  a  calculé  que  ce 
manuscrit,  qui  est  en  vélin,  avait  dû  coûter  deux  mille  sept  cents  francs  à 
établir. 

3.  Sur  cette  imitation  latine  de  ÏAmphitnjon  de  Plante,  voir  notre  Tome 
premier,  p.  493. 


FROISSART.  97 

(les  désordres  privés  et  pul)lics,  qui  peint  avec  rudesse  la 
société  troublée  dont  il  ressent  les  souffrances  et  connaît  les 
fail)lesses.  Son  style  pesant  et  sans  grâce  plaît  par  un  tour 
concis,  par  une  sincérité  brusque  et  hardie  ;  Eustaclie  Des- 
chanips  lient  de  Rutebcuf  et  de  Jean  de  Meun*. 

A  côté  de  ce  poëtc  qui,  dans  ses  ballades,  fait  souvent  la 
chronique  de  son  temps,  plaçons  l'illustre  chroniqueur  du 
xrv"  siècle,  Froissart,  dont  il  existe  d'assez  nombreuses  poé- 
sies récemment  recueillies  et  entièrement  publiées-.  Né 
en  1337,  Froissart  mourut  au  commencement  du  xv°  siècle, 
'comme  Eustache  Deschamps  qu'il  a  dû  rencontrer  et  con- 
naître à  la  cour  de  Venceslas  de  Luxembourg,  duc  de  Bra- 
bant.  Mais  nous  réservons  pour  un  autre  chapitre  l'étude  si 
curieuse  de  la  vie  de  Froissart  ;  nous  voulons  seulement 
noter  ici  le  mérite  de  ses  œuvres  légères  qu'on  lit  peu,  et  qu'on 
apprécierait  plus  vivement,  peut-être,  si  sa  prose  ne  faisait 
pas  tort  à  ses  vers.  Ce  recueil  de  poésies  contient  les  pièces 
suivantes  :  li  Orloge  amoureux,  ((  dittié  d'amour,  )>  de  onze 
cent  soixante-quinze  vers  de  dix  syllabes  ^  ;  le  Dittié  de  la 
fleur  de  la  ynarghcritte,  en  cent  quatre-vingt-douze  vers  et  en 
strophes  monorimes  ;  le  Débat  du  cheval  et  du  lévrier,  de 
quatre-vingt-douze  vers  de  huit  syllabes,  composé  pendant  un 
voyage  de  l'auteur  en  Ecosse  ;  le  Trettié  de  Vespinette  amou- 
reuse et  le  Joli  Buisson  de  Jonèce,  deux  assez  longs  poèmes, 
l'un  de  quatre  mille  cent  quatre-vingt-douze  vers,  l'autre  de 
cinq  mille  quatre  cent  trente-huit  vers,  intéressants  l'un  et 
l'autre  à  consulter  sur  l'histoire  des  premières  années  de  notre 


1.  Crapelet,  Vrick  hisiorvim  et  liiléraii'e,  etc.,  p.  i-lvi.  —  Tarbé,  t.  l", 
Introduction.  —  Moland  et  de   Montaiglon,  les  Pocles  français,  p.  373-377. 

2.  Par  Auguste  Scheler,  Bruxelles,  1871,2  volumes.  —  Une  paitie  de  ces 
poésies  avaient  déjà  paru  dans  le  t.  XVl  de  la  collection  des  chroniques 
nationales  françaises.  —  Buclion,  1829. 

3.  Cette  pièce  n'est  qu'une  longue  comparaison  entre  les  ressorts  et  les 
mouve.uenls  d'une  liorloge  et  les  situations  diverses  d'un  cœur  agité  par 
l'amour.  Elle  fournirait  des  renseignements  instructifs  pour  une  histoire  de 
l'horlogerie.  Sainte-Palaye  Ta  analysée,  ainsi  que  d'autres  poésies  de  Frois- 
sart, dans  les  t.  X  et  XIV  de  l'Académie  des  Inscriptions  et  Belles-Lettres. 

7 


98  LA   POÉSIE    LYRIQUE   AU    XIV   SIÈCLE. 

poëte  ;  le  Dit  dou  florin,  de  quatre  cent  quatre-vingt-dix  vers, 
qu'il  fit  à  son  retour  du  pays  de  Foix  et  de  Béarn,  vers  1387  ; 
la  Plaidoierie  de  la  rose  et  de  la  violette,  en  trois  cent  qua- 
rante-deux vers  ;  le  Paradis  d'amour,  composition  allégori- 
que de  dix-sept  cent  vingt-trois  vers,  imitée  du  Roman  de  la 
Rose;  le  Temple  d'honneur,  sorte  d'épithalame  de  mille 
soixante-seize  vers,  écrit  à  l'occasion  du  mariage  du  fils  de 
Guy  comte  de  Blois  avec  la  fille  du  duc  de  Berry  ;  le  Joli  mois 
de  may,  éloge  du  printemps  en  quatre  cent  soixante-quatre 
vers  ;  le  Dit  dou  bleu  Chevalier,  en  cinq  cent  quatre  vers  et  en 
strophes  ;  la  Prison  amoureuse,  de  trois  mille  neuf  cents  vers 
môles  de  lettres  en  prose. 

A  cette  énumération  ajoutons  treize  lays  amoureux,  vingt- 
sept  pastourelles,  quarante  ballades,  treize  virelais,  cent 
sept  rondeaux,  six  cliants  royaux  couronnés  à  Valenciennes, 
à  Lille,  à  Abbeville,  des  servantois  couronnés  à  Valenciennes 
et  à  Tournai.  Le  plus  ancien  manuscrit  de  ce  recueil  est 
daté  de  1393.  Dans  ces  jeux  et  ces  ébats  d'une  imagination 
puissante  au  repos,  les  qualités  qui  dominent  sont  la  verve 
et  l'harmonie  du  style,  un  frais  coloris,  une  grâce  naturelle 
et  riante;  on  n'y  trouve  pas,  assurément  la  force,  l'éclat, 
l'ampleur  et  la  richesse  qui  caractérisent  avec  tant  de  relief 
les  descriptions  et  les  récits  des  chroniques  ;  c'est  surtout  en 
prose  que  Froissart  est  un  grand  poëte.  On  aurait  tort  néan- 
moins de  trop  dédaigner  cette  moindre  partie  de  son  talent 
et  de  sa  gloire  ;  il  y  est  inférieur  à  lui-même,  mais  il  y  sur- 
passe la  plupart  des  rimeurs  de  son  temps  * . 

Christine  de  Pisan,  qui  reparaîtra  un  peu  plus  loin,  à  un 
autre  titre,  dans  ce  volume  aussi  bien  que  Froissart,  cultiva 
comme  lui  la  poésie  et  l'histoire  ;  elle  écrivit  aussi  comme 
Eustachc  Deschamps,  dont  elle  se  dit  l'élève^,  sur  la  morale 

1.  Sur  Froissart  poëte,  on  peut  lire,  outre  la  publication  de  M.  Sdieler 
elles  deux  mémoires  de  Sainte-Palaye,  l'article  de  la  Bibliothèque  franraise 
de  Goujet,  t.  IV,  p.  121-146. 

2.  Elle  lui  adressa  une  épitre  signée  :  «Ta  disciple  et  ta  bienveillante.  » 
—  Née  en  13G3,  elle  était  d'une  génération  plus  jeune  qu'Eustache  Des- 
champs et  Froissart. 


CHRISTINE    DK    PISAN.  '99 

ot  la  politique.  Elle  n'a  pas,  clans  ses  vers,  la  brillante  facilité 
du  premier,  ni  l'énergie  du  second  ;  sa  musc  abondante  et 
prolixe  réussit  particulièrement  à  exprimer  les  sentiments 
doux  et  tendres,  avec  quelque  alTélerie  :  c'est  la  Deshoulières 
du  règne  de  Charles  VI.  Ses  poésies  sont  de  trois  sortes.  11  y 
a  les  pièces  légères,  les  vers  amoureux,  comme  le  Dit  de  la 
Pastoure,  écrit  en  1403';  le  «  livre  compilé  de  plusieurs 
ballades,  lais  et  dittiez,  »  la  plupart  adressés  à  des  amis  ou 
à  des  princes^;  le  Dit  de  Poissy  composé  au  retour  d'une 
visite  faite  au  couvent  de  sa  fdle^  :  mais  Christine  avait 
l'esprit  trop  sérieux  pour  s'arrêter  longtemps,  môme  en 
vers,  à  des  badinages.  Elle  touche  à  la  politique  dans  le 
Chemin  de  longue  estude,  adressé  au  roi  en  1403;  elle  y 
discute  la  question  de  savoir  quelle  vertu  mérite  le  mieux  le 
gouvernement  du  monde,  ou  la  noblesse,  ou  la  valeur,  ou  la 
richesse,  ou  la  sagesse '^.  Le  livre  de  Mutacwn  de  fortune, 
rédigé  en  1403,  est  un  essai  d'histoire  universelle  versifiée 
Le  Roman  dOthéa  et  d'Hector,  ou  (c  l'Epistre  d'Othéa,  déesse 
de  Prudence  à  Hector  de  Troye,  »  l'un  des  premiers  ouvrages 
de  Christine,  est  un  traité  de  morale  dédié  au  jeune  duc  d'Or- 
léans fds  de  Charles  V  ^ . 

L'auteur  y  suppose  qu'une  <(  moult  sage  dame,  Othéa  ap- 
pelée, considérant  la  belle  jeunesse  d'Hector  de  Troye,  à  l'âge 
de  quinze  ans,  qui  jà  llorissoit  en  vertus,  desmonlrance  des 
grâces  à  venir,  lui  envoya  plusieurs  dons  beaux  et  notables... 


\.  Bibliothèque  Nationale,  ms.  n»  7216,  f"  48.  Ce  dit  est  rempli  de  ron- 
deaux et  de  rhansons.  C'est  un  de  ses  meilleurs  poënies. 

2.  Ms.  no  7217.  On  y  compte  100  ballades,  75  rondeaux, 16  virelais,  etc. 
—  P.  Paris,  Manns^criu  de  la  Bibliothèque  du  roi,  t.  V,  p.  148-185.  — Le 
livre  des  Cent  Biilludes  de  Christine  a  été  publié  par  M.  J.-M.  Guichard  dans 
la  Re>'ue  Nonnnnde. 

3.  Publié  en  partie  par  M.  Paul  Pougin,  dans  la  Bibliothc<iue  de  l'École 
des  Chartes. 

4.  Ms.  nos  7216-7641.  —  Une  traduction  en  prose  de  cet  ouvrage  a  été 
imprimée  en  1549,  par  Jean  Chaperon. 

3.  Ms.  nos  70G7. 

6.  Dans  cette  dédicace  en  vers  elle  raconte  son  enfance  et  Torigine  de 
sa  famille. 


100  LA    POÉSIE    LYRIQUE   AU    XIY^    SIÈCLE. 

Et  pour  ce  que  toutes  les  grâces  mondaines  que  bon  chevalier 
doit  avoir  fussent  en  Hector,  lui  adressa  ceste  epistre  comme 
pouvant  servir  à  tous  ceux  désirans  bonté  et  sagesse.  »  Chnquc 
précepte  est  appuyé  d'un  exemple,  ou  d'un  fait  tiré  de  l'his- 
toire et  de  la  fable;  chaque  fait  est  exprimé  par  une  figure  et 
accompagné  d'une  glose  et  d'une  allégorie  ;  l'allégorie  ramène 
les  faits  à  la  morale  chrétienne.  De  là,  ce  second  titre 
du  môme  ouvrage  :  les  Cent  histoires  de  Troye^ .  Cequ'Othéa 
lit  pour  Hector,  Christine  voulut  le  faire  aussi  pour  son 
propre  fds,  Jean  Cas  tel,  qui  devait  continuer,  mais  faiblement, 
les  traditions  maternelles  :  dans  le  dessein  de  former  en  lui 
l'honnête  homme,  sa  tendresse  éclairée  composa  et  lui  dédia 
plusieurs  Dits  moraux  et  Enseignements  utiles  et  prouffita- 
bles'.  Un  livre  de  sentences  extraites  des  auteurs  anciens 
complète  ces  enseignements^. 

Son  dernier  poëme,  et  le  plus  éloquent,  fut  écrit  par  elle 
à  l'époque  du  sacre  de  Charles  VH,  sous  le  coup  de  l'émotion 
excitée  par  les  miraculeuses  victoires  de  Jeanne  d'Arc  :  ar- 
dente amie  du  roi  et  de  la  France,  Christine  s'enorgueillit  à 
double  titre  de  cette  délivrance  due  au  courage  d'une  femme  ; 
avec  tous  ses  contemporains,  elle  voyait  dans  ce  triomphe 
inespéré  le  doigt  de  Dieu.  Son  chant  éclate  comme  un  cri  de 
surprise,  de  joie,  et  d'admiration  reconnaissante*.  Gabriel 
Naudé  disait  au  xvii''  siècle  :  «  Toutes  les  fois  que  j'aperçois 
les  œuvres  encore  inédites  de  Christine  de  Pisan  je  ne  puis 
m'empêcher  de  déplorer  le  sort  de  cette  femme  vraiment  su- 

1.  Cet  ouvrage  a  été  imprimé.  —  Consulter  le  iMémoire  Je  l'abbé  Sallier 
dans  le  tome  XVII  de  l'Acadcnue  des  Jiiscriptions,  p.  515. 

2.  Bibliothèque  Nationale,  ms.  n»  8038-3,  f"  7. 

3.  Ms.  no  7088. 

4.  Le  «Dittié»  à  la  louange  de  Jeanne  d'Arc  a  été  publié  par  M.  Jubinal 
dans  un  rapport  au  ministre  de  l'Instruclion  publique  et  cité  par  M.  Tho- 
inassy  dans  son  Essai  sur  les  ouvrages  yolititiues  de  Clwistine  de  Pisan  (1839). 
Nous  en  citerons  quelques  vers  : 

Une  fillette  de  seize  ans. 
N'est-ce  pas  chose  fors  nature? 
A  qui  armes  ne  sont  pesans, 
Mais  semble  que  sa  nourriture 


ALAIN    CHARTIEIl.  101 

périeure;  »  le  poëmc  sur  Jeanne  d'Arc  et  la  plupart  des  traités 
on  prose  que  Christine  a  laissés  justifient  l'opinion  d'un  tel 
connaisseur  ' . 

Bien  qu'Alain  Cliartier,  né  vers  1390,  mort  en  14o8,  appar- 
tienne plutôt  au  siècle  suivant,  sa  place  nous  semble  ici  mar- 
quée à  côté  de  Christine  de  Pisan  et  d'Eustache  Deschamps, 
car  il  a  exprimé  les  mêmes  sentiments  et  souffert  les  mêmes 
douleurs.  Il  était,  lui  aussi,  un  bon  Français  attaché  au  roi, 
aimant  et  plaignant  le  peuple,  détestant  les  factieux  et  les  agi- 
tateurs, appelant  de  tous  ses  vœux  la  paix  avec  l'étranger  et 
la  concorde  à  l'intérieur  du  royaume.  Ses  premières  poésies 
ne  sont,  il  est  \Tai,  que  des  pièces  galantes  où  l'éternelle  mé- 
taphysique de  l'amour  est  étudiée  et  discutée  en  d'inter- 
minables analyses.  L'amour  donne-t-il  plus  de  joie  que 
d'ennuis?  Quelle  est  la  dame  la  plus  à  plaindre,  ou  celle 
dont  l'amant  a  été  tué,  ou  celle  dont  le  soupirant  a  été  fait  pri- 
sonnier? Leur  sort  n'est-il  pas  préférable  au  malheur  d'ap- 
prendre que  l'amant  a  pris  la  fuite?  Telles  sont  les  questions 
qui  se  débattent  dans  le  Réveil-matin,  les  Deux  Fortunés, 
le  Livre  des  quatre  Dames,  le  Lay  de  Plaisance,  le  Lay  de  la 
belle  Dame  sans  mercy.  Tout  cela  est  médiocre,  d'une  facilité 
commune,  rempli  d'allégories,  de  symboles,  de  personnifica- 
tions, de  métaphores  à  outrance,  en  un  mot,  des  brillants 
défauts  à  la  mode-. 


Y  soit,  tant  y  est  forte  et  dure  ! 
Et  devant  elle  vont  fuyant 
Ses  ennemis,  ne  nul  n'y  dure. 
Elle  fait  ce,  maints  yeulx  voïant. 
N'appercevez-vous,  gent  aveugle, 
Que  Dieu  a  icy  la  main  mise 

—  Tliomassy,  p.  xi,vn. 

1.  G.  Naudé,  bibliothécaire  de  Mazarin,  auteur  de  VAvb  pour  dreaxer  une 
bibliothèque,  mourut  en  1653.  —  Sur  les  poésies  de  Christine  de  Pisan,  on 
peut  lire,  outre  les  ouvrages  déjà  cités,  une  notice  de  M.  de  Montaiglon, 
l'oëles  français,  p.  385-388,  quelques  pages  de  la  Bibliothèque  de  Goujet, 
t.  IX;  le  t.  V,  de  M.  P.  Piris,  Manuscrits  de  la  Bibliothèque  du  Roi,  à  la  fin, 
et  surtout  l'ouvrage  de  M.  Thomassy. 

2.  Sur  ces  pièces,  consulter  l'analyse  qu'en  a  donnée  M.  Delaunav  dans 
sa  Thèse  sur  A.  i'hortier  (187G). 


102  LA    POÉSIE    LYRIQUE   AU   XIV   SIÈCLE. 

Mais  Alain  Chartier  était  jeune  alors.  Sorti  des  bancs  de 
l'Université  de  Paris  oîi  il  était  venu  de  Bayeux,  sa  ville 
natale,  il  faisait  son  entrée  à  la  cour,  en  qualité  de  secré- 
taire du  roi,  et  sans  doute  avec  l'appui  de  son  frère  aîné 
qui  devait  être  plus  tard  évêque  de  Paris.  Plaire  aux  dames 
était  alors  sa  suprême  ambition.  Avec  l'âge,  les  pensées 
sérieuses  prirent  le  dessus.  Quand  il  vit  la  France  préci- 
pitée, après  1415,  au  fond  de  cet  abîme  de  maux  où  elle 
devait  si  longtemps  rester  et  souffrir,  son  cœur  s'émut  et  son 
patriotisme  le  rendit  éloquent.  C'est  surtout  en  prose,  dans 
ses  Lettres  latines  au  roi,  k  l'Université,  dans  ses  Traités  et 
ses  Dialogues  en  latin,  dans  le  Quadrilofje  invectif^  que 
se  déploie  cette  éloquence  :  quelques-unes  de  ses  poésies, 
écrites  dans  un  âge  mûr,  le  Lay  de  Paix,  la  Ballade  de  Fou- 
gères^, s'inspirent  du  même  sentiment.  Si  le  style  en  reste 
diffus,  monotone,  sans  trait  et  sans  éclat,  du  moins  elles  sont 
animées  et  relevées  d'une  vertueuse  émotion,  d'un  souffle 
généreux''. 

Le  grand  nombre,  la  variété,  et  l'on  peut  dire  le  mérite  des 
poésies  que  nous  venons  d'analyser,  nous  semblent  atténuer 
le  reproche  de  stérilité  et  de  décadence  qu'on  a  souvent  fait  au 
xiv^  siècle;  sans  égaler  la  fécondité  inventive,  la  richesse 
exubérante  des  deux  siècles  précédents,  cet  âge  n'est  pas  aussi 
dépourvu  de  talents  ni  aussi  déshabitué  des  goûts  délicats  et 
des  plaisirs  littéraires  qu'on  l'a  généralement  prétendu.  Nous 
avons  cité  ailleurs  les  noms  et  les  ouvrages  des  principaux 


1.  Voici  les  titres  des  principaux  écrits  en  prose  d'Alain  Chartier  : 
10  Lettres  latines  à  Charles  VII  et  à  l'Université  de  Paris;  2»  Leitre  de 
detestatione  belli  ijaUici  et  siiasione  pacis  ;  S"  Dialogua  fainiliaria  amici  et 
mdalis;  4°  Missidiis  diplomatiques  en  Allemagne  et  en  Ecosse,  harangues 
latines;  5°  Lettre  en  latin  sur  Jeanne  d'Arc.  — Lettre  à  un  ami  ingrat; 
6»  Ecrits  en  français  :  Le  quadriloge  inveclif,  le  Curial.  —  Delaunay, 
p.  52-115. 

2.  Le  Lay  de  Paix  est  de  1425  environ;  la  Ballade  de  Fougères  fut  com- 
posée en  1448. 

3.  L'Étude  de  M.  Delaunay,  déjà  citée,  contient  d'amples  renseignements 
sur  la  vie  et  lea  «nires  d'Alain  Chartier,  avec  des  appréciations  un  peu  trop 
favorables,  surtout  en  ce  qui  regarde  la  poésie. 


LE    LIVRE    DES    CENT    BALLADES.  103 

poëtes  moralistes  ou  didactiques  du  xiv''  siècle,  Guillaume  de 
Déguilleville,  Jehan  Dupaiii,  Jean  le  Fèvre,  Jean  de  Venette, 
Jean  Nesson  *  ;  nous  pourrions  encore  rappeler  ici  le  sou- 
venir du  chansonnier  Jehannot  de  Lescurel,  le  successeur 
en  gaieté  de  l'aimable  trouvère  Colin  Muset,  et  nous  ne  sau- 
rions omettre  Watriquet  de  Convins,  célèbre  par  le  luxe  de 
ses  rimes  (c  senées  et  couronnées.  » 

On  ne  connaît  de  Jehannot  de  Lescurel,  ou  Jean  de  l'Ecu- 
reuil, que  son  nom  ou  plutôt  son  sobriquet;  on  sait  en  outre 
qu'il  a  vécu  au  commencement  du  xiv"=  siècle;  on  ignore  le 
reste.  On  a  découvert  un  fragment  de  ses  œuvres,  en  tout 
trente-trois  pièces,  ballades,  rondeaux  et  chansons,  dans 
un  manuscrit  déchiré;  ce  qui  subsiste,  pulîlié  en  1855, 
suffit  à  faire  regretter  ce  qui  est  perdu-.  L'éditeur  moderne 
résume  son  impression  sur  ce  trouvère,  en  disant  que  c'est 
un  des  ancêtres  littéraires  de  Charles  d'Orléans.  Quant  à 
Watriquet  de  Couvins,  rimeur  du  Hainaut,  ménestrel  atta- 
ché à  la  maison  de  Guy  comte  de  Blois,  la  plupart  des  pièces 
qui  forment  son  recueil  sont  datées  de  1319  à  1329  :  il  y 
faut  voir  autre  chose  qu'une  passion  déréglée  pour  la  rime 
riche  et  les  jeux  de  mots,  car  Watriquet  a  de  la  verve,  une 
abondante  facilité,  dont  il  abuse,  et  ses  défauts  viennent 
quelquefois  de  l'excès  même  de  ses  qualités^.  D'autres  noms 
viendraient  s'offrir,  s'il  nous  était  permis  de  suivre  jusqu'au 
bout,  dans  leur  curiosité  patiente  et  patriotique,  les  érudits 
qui  s'efforcent  de  remettre  en  lumière  les  poëtes  oubliés  dont 
la  gloire  locale  et  viagère  a  illustré  nos  plus  savantes  pro- 
vinces* ;  qu'il  nous  suffise  de  clore  cet  exposé  en  insistant  sur 
une  œuvre  collective,  témoignage  irrécusable  des  habitudes 
littéraires  conservées  parla  société  chevaleresque  du  xn""  siècle. 
Nous  voulons  parler  du  Livre  des  Cent  ballades. 

1.  Sur  ces  versificateurs  et  sur  leurs  œuvres,  voir  Bibliothèque  de  Goujet, 
t.  XI,  p.  71,  96,  104,  146,  177,  181. 

2.  liibliulhéque  Nationale,  ms.  6852.  —  L'édition  imprimée  est  de 
M.  de  Montaiglon. 

3.  les  Di(s  de  Walriquez,  Auguste  Sclieler,  1868. 

4.  Trouvères  belges  du  xn^  au  xive  siècle,  par  Scheler,  Bruxelles,  1876. 


104  LA    POÉSIE    LYRIQUE   AU   XIV   SIÈCLE. 

Voici  d'abord  le  sujet  de  ce  livre  qui  fut  écrit  entre  1386  et 
1392  • .  Un  jeune  bachelier,  chevauchant  tout  pensif  entre  An- 
gers et  Pont-de-Cé,  rencontre  un  chevalier,  homme  d'âge 
et  d'expérience  :  celui-ci,  devinant  à  l'air  de  son  compagnon 
qu'il  est  amoureux,  lui  conseille  d'être  loyal  en  amour,  et  lui 
explique  les  règles  de  la  courtoisie  et  de  la  loyauté.  L'expli- 
cation est  contenue  dans  les  cinquante  premières  ballades. 
Le  jeune  homme  promet  de  ne  pas  failUr  à  ces  obligations  et 
poursuit  sa  route.  Il  tombe  au  milieu  d'une  joyeuse  com- 
pagnie de  dames  et  de  gentilshommes  qui  s'ébattaient  dans 
une  prairie  arrosée  par  la  Loire  ;  une  dame  vient  à  lui,  l'inter- 
roge, et  lui  donne  des  conseils  contraires  à  ceux  du  chevalier, 
en  lui  vantant  la  légèreté  et  l'inconstance^.  Fort  embarrassé, 
le  bachelier  soumet  l'épineuse  question  aux  chevaliers  qui 
étaient  alors  les  plus  renommés,  en  amour  comme  en  guerre, 
et  leur  demande  de  lui  renvoyer  leur  avis  motivé,  sous  forme 
de  ballade.  Treize  seigneurs  ont  répondu  :  sept  sont  de  l'avis 
du  vieux  chevalier;  deux  ont  donné  raison  à  la  dame;  les 
trois  autres  éludent  la  question  et  s'en  tirent  par  un  mot  spi- 
rituel*. La  seconde  moitié  du  récit  comprend  les  cinquante 
dernières  ballades  qui  sont  suivies  des  treize  réponses  deman- 
dées et  obtenues. 

Quel  est  l'auteur  de  cette  ingénieuse  fiction  développée  dans 


—  Bomancero  de  Cham'pngne,  Reims,  1863  :  collection  en  cinq  volumes  dont 
deux  seulement  se  rapportent  au  moyen  âge.  —  Poètes  de  Champwjne  anté- 
rieurs au  xvie  siècle,  Reims,  1851. 

1.  Le  Livre  des  Cent  Ballades,  contenant  des  conseils  à  un  chevalier  pour 
aimer  loialement,  et  les  responses  aux  ballades,  publié  par  le  marquis  de 
Queux  de  Sainl-Hilaire,  1868. 

2.  Ballade  lui». 

3.  Le  duc  de  Touraine,  frère  du  roi,  Lyonnet  de  Coismes,  Jaquet  d'Or- 
léans, Tignonville,  Ivry,  La  Trémouiile,  Bucy  se  piononcent  pour  les  ver- 
tueux conseils  du  Clievaliei';  Regiiault  de  Troi  et  (Jhambrillac  n'hésitent 
pas  à  être  de  l'avis  de  la  dame;  François  d'Âuberchicourt,  Jehan  de  Mailly, 
le  duc  de  Rerry,  le  bâtard  de  Couci  forment  le  tiers  parti.  —  Saisissons 
cette  occasion  de  dire  que,  lorsque  M.  le  marquis  de  Queux  publia  l'ouvrage 
en  1808,  la  xiii"  ballade,  celle  du  bâtard  de  Coucy,  était  perdue;  M.  Léo- 
pold  Pannier  l'a  retrouvée  et  insérée  dans  la  Romania  (juillet  1872, 
p.  367-373). 


OLIVIER   BASSELIN.  105 

un  style  gracieux  et  délicat?  Des  indices  précis  font  supposer 
que  le  maréchal  de  Bouciquaut,  alors  âgé  do  vingt-deux  à 
vingt-huit  ans,  composa  cet  ouvrage  en  collaboration  avec 
trois  de  ses  amis,  pendant  Fexpédition  d'outre-mer  qui  se 
termina  en  1390  sur  le  champ  de  bataille  de  Xicopolis.  La  Vie 
de  Bouciquaut  dit  (ju'étant  jeune  ((  il  se  prit  à  faire  ballades, 
rondeaux,  virelais,  lais  et  complaintes  d'amoureux  sentiment. 
Des  quelles  choses  faire  gayement  et  doidcement  Amour  le 
feist  en  peu  d'heures  si  bon  maistre  que  nul  ne  l'en  passoit,  si 
comme  il  appert  par  le  Livre  des  Cent  ballades,  duquel  hiivi' 
luy  et  le  sénéchal  d'Eu  furent  compagnons  au  voyage  d'oultre- 
mer-  »  Or,  il  est  question  de  ce  voyage  dans  la  ballade  xni'',  et 
Bouciquaut,  le  sénéchal  d'Eu,  avec  leurs  amis,  sont  cités  dans 
un  autre  passage  du  livre,  ce  qui  nous  paraît  confirmer  plei- 
nement l'assertion  des  Mémoires  du  marfkhal^ . 


§  II 


La  poésie  patriotique  pendant  la  guerre  de  Cent  ans.  —  Olivier  Basselin 
et  les  compagnons  du  Vau  de  Vire. 


Ce  n'était  pas  assez  pour  les  poètes  du  xiv''  siècle  de  célé- 
brer les  dames  et  l'amour  ;  les  malheurs  de  la  guerre  de  Cent 
ans,  en  leur  donnant  des  émotions  plus  fortes  et  des  soucis 
plus  sérieux,  leur  inspirèrent  des  chants  plus  virils.  Le  senti- 
ment patriotique,  affaibli  par  la  paix  et  par  de  longues  discor- 
des, se  ranima  sous  l'aiguillon  de  la  colère  et  de  la  honte,  en 
face  de  l'Anglais  victorieux,  au  spectacle  du  royaume  envahi 
et  ravagé.  Dans  les  deux  siècles  précédents,  les  luttes  féodales 
et  les  croisades,  exaltant  l'âme  guerrière  de  la  France,  avaient 
suscité  une  poésie  héroïque,  dont  on  connaît  la  force,  l'éclat, 
et  la  durée;  rien  d'aussi  puissant  n'a  jailli  de  la  crise  doulou- 
reuse où  la  nationalité  française  faillit  périr,  cà  la   fin  du 

1.  Rei'He  criWiue  d'kistoire  et  de  littérature  (9  mars  1872,  p.  148). 


106  LA    POESIE    PATRIOTIQUE. 

moyen  âge.  11  n'en  est  pas  moins  intéressant  de  signaler 
ce  réveil  de  l'esprit  patriotique  et  ce  retour  de  vigueur  qui  se 
déclara,  sous  son  influence,  dans  notre  littérature. 

Le  Vœu  du  Héron,  en  1328,  est  comme  le  premier  mani- 
feste de  la  guerre  entre  Edouard  III  et  Philippe  de  Valois,  ou 
plutôt  entre  deux  peuples  que  les  mœurs,  les  lois,  la  langue 
avaient  étroitement  unis  depuis  la  conquête  normande. 
Vingt  ans  après,  Colins,  trouvère  de  Jean  de  Hainaut,  sire  de 
Beaumont,  en  cinq  cent  soixante-six  vers  de  huit  syllabes, 
conservés  par  le  chroniqueur  Gilles  li  Muisis ,  pleure  le  vieux 
roi  de  Bohème  et  tant  d'autres  guerriers  morts  à  Grécy  :  ce 
poëme  est  un  long  catalogue,  sous  la  forme  banale  d'un  songe, 
où  l'on  voudrait  plus  de  faits  et  moins  de  personnages  allégo- 
riques^. Dans  une  complainte  sur  le  désastre  de  Poitiers,  les 
nobles  sont  hautement  accusés  de  couardise  et  de  trahison^. 
Le  Combat  des  Trente,  récit  épique  du  duel  de  trente  Bretons 
contre  autant  d'Anglais,  est  comme  un  dernier  écho  de  nos 
chansons  de  gestes  :  il  a  suivi  de  près  la  bataille,  qui  se  livra 
en  mars  1350.  Nous  l'avons  mentionné  dans  le  précédent 
volume  ^  En  1 376,  Chandos,  le  héraut  de  sir  John  Chandos,  con- 
nétable d'Aquitaine,  célèbre  les  faits  d'armes  du  Prince  Noir, 
dans  un  poëme  de  cinq  mille  quarante-six  vers,  d'un  français 
obscur,  où  l'on  peut  recueiUir  plus  d'un  curieux  détail  sur  les 


1.  Collection  des  Chroniques  de  Flandre,  t.  II,  p.  246-263.  —  Histoire 
littéraire  de  la  Flandre,  t.  XXIV,  p.  446. 

2.  Cette  pièce  anonyme,  qui  contient  quatre-vingt-seize  alexandrins,  a 
été  trouvée  au  milieu  de  conclusions  capitulaires,  dans  le  registre  du  ctia- 
pitre  de  Notre-Dame  de  Paris.  Voici  comment  sont  décrits  les  gentils- 
hommes : 

Bonbanz  et  vaine  gloire,  vesturc  doshonnète, 
Les.  ceintures  dorées,  la  phime  sur  la  tète, 
La  granl  barbe  de  bouc,  qui  est  une  orde  beste. 
Les  vous  font  estordiz  comme  fouldre  et  tempeste.... 
La  très-gi-ant  traïson  qu'ils  ont  longtemps  covée 
Fut,  en  l'ost  dessus  dit,  très-clèrement  provce 

Bibliothèque  de  VÈcole  des  Chartes,  3«  série,  T.  II,  (1850-51),  p.  257-263. 

3.  P.  263.  Combat  de  trente  Bretons  contre  trente  Anglais.  Crapelet,  1827. 
—  Le  recueil  des  Poètes  français  en  cite  un  long  fragment,  p.  345. 


OLIVIER   BASSELIN.  107 

grands  événements  de  cette  époque'.  Le  trouvère  Cuvelier, 
en  -1384,  nous  laisse  une  des  liistoires  rimées les  plus  instruc- 
tives, celle  de  Bertrand  du  Guesclin*. 

Ce  ne  sont  pas  seulement  des  chroniques  rimées  ou  des 
imitations  épiques  qui  viennent  attester  le  poig;nant  intérêt 
excité  par  les  scènes  sanglantes  de  la  guerre,  par  l'héroïsme 
des  combattants  et  par  la  grandeur  du  péril  public.  Le  senti- 
ment national,  dans  son  enthousiasme  ou  dans  son  désespoir, 
prend  toutes  les  formes;  bien  peu  de  poiHes  lyriques  échap- 
pent à  cette  émotion  :  les  plus  éloquents,  les  plus  renommés 
la  traduisent  avec  énergie,  et  doivent  cà  l'inspiration  du  patrio- 
tisme leurs  plus  beaux  vers.  Nous  avons  déjtà  cité  le  remar- 
quable poëme  de  Christine  de  Pisan  sur  Jeanne  d'Arc  '. 
Un  demi-siècle  auparavant,  Eustache  Deschamps  avait  glorifié 
un  premier  libérateur,  du  Guesclin,  et  pleuré  sa  mort  dans  une 
noble  et  touchante  ballade*.  Ce  même  poëte,  vengeant  les 
humiliations  présentes  par  l'espoir  des  revanches  de  l'avenir, 
prédisait,  d'après  Merlin,  la  ruine  ((  d'Albion  ^  ;  »  il  signifiait 
aux  Anglais  qu'ils  n'auraient  jamais  la  paix  ((  s'ils  ne  rendaient 
Calais®  ;  «puis,  se  tournant  vers  ses  compatriotes,  il  flagellait 
de  ses  plus  amères  satires  cet  affaiblissement  des  vertus 
guerrières,  cause  de  tous  nos  désastres''.  Alain  Chartier,  dans 
le  Lay  de  Paix  et  dans  la  Ballade  de  Fourjères,  appelle  de 
tous  ses  vœux  les  deux  grands  biens  après  lesquels  la  France 


1.  Londres,  1842.  —  Ehtoire  litUh-aire,  t.  XXIV,  p.  446. 

2.  Ce  poëme,  de  vingt-trois  mille  vers  distribués  en  tirades  monorimes, 
à  l'imitation  des  chansons  de  gestes,  a  été  publié  par  E.  Charrière  dans  la 
Collection   des  Documents  inédits  (1839). 

3.  Voir  aussi  sa  Comidainte  sur  la  maladie  de  Charles  VI,  et  sa  ballade 
sur  le  combat  de  sept  Français  contre  sept  Anglais  en  1403.  —  Leroux 
de  Lincy,  t.  1,  p.  278-287. 

4.  Crapelet,  p.  27. 

5.  ...Puis  passeront  Gauloys  le  bras  marin, 
Le  povre  An^lat  destruiront  si  par  guerre, 
Qu'à  donc  diront  tint  passant  ce  chemin  : 
Au  tems  jadis  cstoit  cy  Angleterre.  —  P.  3t. 

ti.  Paix  n'arez  jà  s'ilz  ne  rendent  Calays.  —  P.  73. 

7.  Voir  p.  44,  91,  97,  117,  233. 


108  .  LA    POESIE    PATRIOTIQUE. 

depuis  si  longtemps  soupirait  :  la  fin  des  hostilités  et  la  déli- 
vrance du  territoire  * .  Lorsque  la  Guyenne  et  la  Normandie 
sont  reconquises,  Charles  d'Orléans  entonne  le  chant  du 
triomphe,  avec  un  accent  lyrique  et  superbe  qu'on  n'aurait  pas 
attendu  de  son  élégante  douceur  ^  Un  bon  citoyen,  versifica- 
teur médiocre,  Martial  d'Auvergne,  écrit  les  Vigiles  de 
Charles  Vif,  longue  oraison  funèbre  de  ce  roi  qui  a  rétaljli  la 
fortune  et  l'indépendance  nationales  3;  YiUon,  dans  la  Ballade 
de  l'Honneur  français,  maudit  tous  ceux  ((  qui  mal  vouldroient 
au  royaume  de  France  ''  !  » 

La  poésie  populaire,  celle  que  des  inconnus  improvisent, 
que  tout  le  monde  répète  et  que  personne  ne  songe  à  conser- 
ver, cette  expression  négligée  et  fugitive  des  sentiments  qui 
se  succèdent  dans  l'âme  confuse  de  la  foule,  ne  devait  pas 
rester  silencieuse  et  sans  inspiration  à  une  époque  où  les 
angoisses  patriotiques  remuaient  si  profondément  le  peuple. 
Nous  avons  quelques-unes  des  chansons  que  les  belligérants 
français,  anglais  et  bourguignons,  échangeaient  d'un  camp 
à  l'autre  et  se  lançaient  comme  des  défis  ^  ;  nous  avons  sur- 


1.  P.  542  et  717.  Edit.  de  1617.—  Delaunay,  p.  75,  78,  115. 

2.  Ballade  me.  Édit.  d'Héricaalt  (1874),  t.  1,  p.  H5: 

Comment  voy  je  les  Anglois  esbays  ! 

Resjoys  toy,  franc  royaume  de  France  ! 

Mais  à  présent  Dieu  pour  toy  se  combat, 
Leur  grant  orgueil  entièrement  abat, 
Et  t'a  rendu  Guyenne  et  Normandie 


3.  Martial  d'Âuversne,  procureur  au  Parlement  de  Paris,  mourut  eu 
1508.  Son  i)Oëme  historique  est  fort  loiii:?.  11  le  lit  imprimer  en  1490;  mais 
il  l'avait  composé,  étant  jeiuie.  et  peu  après  la  mort  de  Charles  VIL 

4.  P.  229.  Édit.  du  liihliophile  Jacob.  1854. 

5.  Voir  dans  les  Chants  Jtistoriques  fraiiraif,  recueillis  par  M.  Leroux  de 
Liiicy,  la  Complainte  srtr  l'état  de  la  Vranee,  après  la  bataille  d'Azincourt, 
composée,  dit  Monstrelet  (L.  L  ch.  156),  par  aulciins  clercs  du  royaume;» 
les  Mladea  du  siège  de  Pontoise  (1441).  —  T.  l",  p.  296,  320-328.'—  Outre 
ce  recueil  publié  en  1841,  M.  Leroux  de  Lincy  a  fait  connaître  en  1857 
des  chansons  soldatesques,  composées  en  dialecte  picard  mélangé  de  patois 
et  rimant  par  assonances;  elles  furent  chantées  par  les  soldats  anglais  et 
bourguignons  sur  les  événements  accomplis  de  1407  à  1472.  La  plupart  sont 
des  satires  contre  Louis  XL 


OLIVIER   BASSELIN.  109 

tout  un  s(juvenir  célèbre,  le  nom  de  l'Iiomnic  qui  inventa  ou 
illustra  la  ciumson  joyeuse  et  guerrière  du  xv"  siècle,  le  poète 
du  Vau-de-Vire,  Olivier  Basselin,  Qu'était-ce  que  Basselin  ? 
A-t-il  vraiment  existé?  Les  Vaux-de-Vire  qu'on  lui  attribue 
sont-ils  bien  de  lui?  De  récentes  découvertes  ont  éclaire!  cette 
question  controversée. 

M.  Armand  Gaslé,  docteur  es  lettres,  ancien  élève  de 
l'École  normale  supérieure,  nous  paraît  avoir  solidement 
établi,  dans  ses  intéressants  travaux  sur  Basselin,  trois  faits 
essentiels  :  nous  donnerons  en  substance  les  résultats  de  ses 
investigations.  Basselin,  nommé  aussi  Bachelin  ou  Vasselin, 
a  réellement  existé  au  milieu  du  xv'^  siècle  ;  il  était  foulon  dans 
une  jolie  vallée  sinueuse,  voisine  de  la  \ille  et  arrosée  par  la 
Vire-et-Virene,  qu'on  appelait  les  Vaux-de-Vire  ' .  La  société 
des  Gales-bon-temps  ou  des  Compagnons  vaudevirois ,  l'avait 
choisi  pour  chef  ou  capitaine-.  Celte  association  de  gens  de 
plaisir  et  de  gens  d'esprit  ressemblait  à  toutes  celles  qui, 
dès  le  commencement  du  moyen  âge,  s'étaient  formées 
dans  la  plupart  de  nos  provinces,  comme  nous  l'avons 
dit  à  propos  des  origines  de  la  comédie^  :  on  y  aimait  la 
bonne  chère  et  le  bon  vin,  les  gais  propos,  les  chansons 
joyeuses  et  satiriques*.  Lorsque  la  Normandie  se  souleva 
contre  les  Anglais,  les  Compagnons  vaudevirois  firent  des 

1.  On  montre  encore,  près  du  pont  des  Vaux,  sous  le  coteau  des  Cor- 
deliei's,  le  petit  moulin  à  fouler  les  draps,  que  possédait,  dit-on,  Basselin. 
—  Gasté,  Etude  sur  0.  Basselin  (1866),  p.  6. 

2.  On  les  appelait  aussi  i'oinpaignons  Gallois: 

Je  suis  bon  Virois 

Et  compaignon  Gallois.  —  Gasté,  p.  17-20. 

3.  Tome  l",  p.  516,  517.  —  Eustache  Deschamps,  dans  la  partie  inédite 
de  ses  œuvres,  parle  de  l'Ordre  de  la  Famée,  de  VEmpire  et  de  l'Empereur 
des  Fumeux,  qui  existaient  à  Vertus  en  Champagne.  Il  décrit  aussi  la  Charte 
des  Boiis-Eiifants  du  même  pays.  —  Copie  du  ms.  t.  III,  p.  404-412. 

4.  Dans  une  chanson  populaire  de  Normandie,  tirée  d'un  manuscrit  du 
xv«  siècle,  on  dit  de  Basselin: 

Vous  souillés  gayement  chanter 

Et  démener  joyeuse  vie, 

Et  les  bons  compaignons  hanter 

Par  le  pays  de  Normandie.  —  (Ms.  de  Bayeux,  ch.  38.) 


no  LA    POÉSIE    PATRIOTIQUE. 

chansons  politiques  et  belliqueuses;  ils  fomentèrent  la  résis- 
tance, et  passant  des  paroles  à  l'action,  ils  prirent  les  armes. 
Leur  courage  accrut  leur  popularité.  Les  <(  Yaux-de-Yire  »  guer- 
riers que  leur  inspira  le  patriotisme  se  chantèrent  dans  tout 
le  bocage  normand;  la  mort  de  Basselin,  tué  dans  une  bataille 
contre  les  Anglais,  fut  un  deuil  public,  et  les  chansonniers 
survivants  célébrèrent  la  mémoire  du  généreux  poëte,  de 
l'intrépide  Français  tombé  sous  le  1er  ennemie  Voilà  un  en- 
semble de  traditions,  confirmé  par  des  preuves  nettes  et 
précises,  exposé  dans  un  travail  uniquement  fondé  sur  les 
sources;  l'histoire  peut  tenir  ces  faits  pour  authentiques-. 

Faut-il  aller  plus  loin  et  reconnaître  le  même  caractère 
d'authenticité  aux  Yaux-de-Yire  ou  vaudevilles  *  attribués  à 
Basselin  et  pul^liés  sous  son  nom  depuis  1811?  Nullement. 
Ce  sont  là  deux  questions  très-distinctes  dont  la  solution  est 
toute  différente.  En  1811  parut  la  première  édition  moderne 
des  prétêiidues  chansons  de  Basselin  ;  on  les  avait  tirées  d'un 
manuscrit  et  d'une  édition  du  xvi''  siècle,  en  les  donnant 
comme  une  œuvre  de  Basselin  lui-même,  corrigée  et  rajeunie 
par  l'un  de  ses  successeurs,  Jean  le  Houx,  avocat  de  Vire  qui 
mourut  en  1616.  Les  éditions  suivantes,  celles  de  1821,  de 
1823,  de  1858,  ont  reproduit  la  publication  de  1811,  avec 
l'opinion  du  premier  éditeur,  mais  en  émettant  des  doutes  sur 
lesquels,  à  plusieurs  reprises,  une  critique  avisée  a  fortement 
insisté  \ 

1.  Dans  la  chanson  populaire  du  xv^  siècle,  déjà  citée,  on  lit  encore  : 

Hellas  !  Ollivicr  Basselin, 

N'onon-nous  point  de  vos  nouvelles  ? 

Vous  ont  les  Engloys  mys  à  fin... — (Ms.  de  Bayeux,  ch.  x.x.vviii.) 

—  Sur  le  rôle  belliqueux  des  Compaignovs  Yirori>,  voir  les  témoignages 
recueillis  p^ir  .M.  Gasté,  p.  22-26.  —  Il  est  de  tradition  constante  dans  le 
Bocage  virois  que  Basselin  a  été  tué  à  la  bataille  de  Formigny  en  1450. 

2.  La  Revue  critique  (année  1866,  n»  2.36,  p.  347,  348,  article  de 
M.  G.  Paris)  a  favorablement  apprécié  le  travail  de  M.  Gasté. 

3.  Les  «  Vaux-de-Vire  »  sont  les  chansons  qui  se  chantaient  dans  le 
val  ou  vuu  de  Yire  ;  de  ce  nom  on  a  fait  Vaudeville  par  le  changement 
ordinaire  de  \'r  en  l.  —  Sur  l'origine  de  ce  mot,  voir  Chansons  Nûrmandes 
(A.  Gasté),  p.  xxix-XLUi. 

4.  Citons,  parmi  ces  juges  éclairés  et  pénétrants,   M.  Julien  Travers, 


OLIVIER   BASSELIN.  111 

Averti  par  la  sagacité  de  ses  devanciers,  et  surtout  par 
la  découverte  d'un  autre  manuscrit,  trouvé  dans  la  Bil)lio- 
thèque  de  Caen,  M.  Gasté  n'a  pas  tardé  à  se  convaincre  que 
les  chansons  dites  deBassolin  étaient,  sans  exception,  l'œuvre 
originale  et  personnelkî  de  Jean  le  Houx.  Il  a  fait  de  celte 
assertion  hardie  et  décisive  une  vérité  littéraire,  en  réunis- 
sant une  série  de  preuves  irréfragables  qui  forment  la  pre- 
mière moitié  d'une  excellente  thèse  de  doctorat.  Tout  démontre, 
en  effet,  que  le  Houx  n'est  pas  l'éditeur,  ni  le  correcteur,  mais 
bien  l'auteur  de  ces  «  vaux-de-vire  »  attribués  faussement 
à  Basselin  :  l'écriture  du  manuscrit,  qui  est  de  Jean  le  Houx, 
le  style  du  poëte,  son  propre  témoignage,  l'érudition  remar- 
quable qui  remplit  ces  chansons,  des  emprunts  faits  aux  écri- 
vains du  xvi^  siècle,  des  allusions  aux  guerres  de  religion,  une 
foule  de  mots,  de  dates  et  d'événements  que  Basselin  ne  pou- 
vait connaître.  Comment  donc  les  premiers  éditeurs  ont-ils  pu 
se  tromper  à  ce  point  et  égarer  l'opinion  publique?  Préoccupés 
de  cette  idée,  assez  accréditée  aux  xyii*^  et  xviii''  siècles,  que 
Jean  le  Houx  s'était  contenté  de  retoucher  les  chansons  de  Bas- 
selin, ils  ont  rejeté  de  leur  publication  les  pièces  du  manuscrit 
et  de  l'édition  ancienne  qui  accusaient  l'erreur  trop  vite 
adoptée  par  eux;  leur  choix  systématique  a  supprimé  tout  ce 
qui  pouvait  les  gêner  et  les  démentir. 

En  résumé,  jusqu'à  ces  derniers  temps,  on  n'avait,  sous 
le  nom  usurpé  de  Basselin,  qu'une  édition  tronquée  des  vaux- 
de-vire  de  Jean  le  Houx  :  M.  Gasté,  après  avoir  restitué 
son  bien  et  son  œuvre  à  cet  avocat  lettré  du  xvi"  siècle, 
vient  de  publier,  dans  une  édition  complète  et  définitive,  le 
manuscrit  autographe  que  possède  la  biljliollièque  de  Caen 
et  qu'il  y  avait  récemment  découvert'.  Et  de  Basselin, 
n'avons-nous  donc  plus  rien?  Ne  reste-t-il  de  lui  qu'un 
souvenir  et  un  nom?  S'il  s'est  conservé  quelques  vaux-de-vire 


Béranger,  MM.  Edelestand  du  Méril,  Paul  Boiteau,  Eugène  de  Beanrepaire, 
le  Bibliophile  Jacob.  —  Pour  les  détails,  voir  la  thèse  de  M.  Gasté,  Éfu'ie  sur 
Jean  le  Houx  (1874).  p.  1-12. 
1.  Les  Vaux-de-Vire  de  Jean  le  Houx,  Caen,  1876. 


112  LA   POÉSIE   LYRIQUE  AU    XV"   SIÈCLE. 

(le  Basselin,  il  faut  les  chercher  parmi  ce  recueil  de  chan- 
sons populaires  normandes  que  M.  Gaslé  a  également 
publiées*  :  quelques-unes  de  ces  pièces  peuvent  être  sans 
invraisemblance  attribuées  soit  à  Basselin  lui-même,  soit 
à  l'association  vaudeviroise  dont  il  était  le  chef  ^ 

La  question  des  origines  du  vaudeville  nous  conduit  à  l'étude 
générale  de  la  poésie  lyrique  du  xv"  siècle  ;  les  plus  célèbres 
poètes  de  ce  siècle,  Charles  d'Orléans  et  Villon,  ont  aussi 
appelé  l'attention  de  la  critique  érudite,  dans  ces  derniers 
temps. 

§  iir 


Les  poëtes  lyriques  du  XV"  siècle.  —  Charles  d'Orléans.  —  Villon  et  ses 
nouveaux  biographes. 


Avant  de  jeter  son  dernier  éclat,  la  poésie  française  du 
moyen  âge,  poésie  essentiellement  nationale,  qui  s'adressait 
au  public  le  plus  élégant  comme  à  l'auditoire  le  plus  populaire, 
a  rassemblé  en  quelque  sorte  et  résumé  ses  qualités  les  plus 
expressives  dans  les  œuvres  très-différentes  et  le  talent  tout 
opposé  de  deux  poëtes  éminents,  Charles  d'Orléans  et  François 


1.  Chansons  Normandes  du  xV  siècle,  publiées  pour  la  première  fois  sur  les 
manuscrits  de  Bayenx  et  de  Vire,  par  A.  Gasté,  Caen,  1866. 

2.  G.  Paris.  — Revue  critique,  1866.  —  P.  348.  —  Les  chansons  qu'on 
peut  attribuer  avec  quelque  vraisemblance  à  Basselin  ou  à  ses  amis  sont  : 
l^  Les  Chansons  III,  XXXV  bis,  XXXVUl,  LXl,  LXXXVI  qui  se  rapportent 
évidemment  à  la  guerre  de  Cent  ans.  Voici  le  début  de  celle  que  M.  Gasté 
appelle  la  Marseillaise  des  Normands: 

Entre  vous,  gens  de  village, 
Qui  aimés  le  roy  Franooys, 
Prenez  chascun  bon  courage 
Pour  combattre  les  Engloys... 
Ne  craignez  point  à  les  battre, 
Ces  godons,  panches  à  pois  ; 
Car  ung  de  nous  en  vaut  quatre, 
Au  moins  en  vault-il  bien  trois  !.... 


2"  On  peut  aussi  leur  attribuer  quelques  chansons  à  boire. 

30  11  y  a  en  outre  sept  chansons  où  il  est  parlé  de  Vire  et  des  Vaux  de 

Vire.  —  Gaslé,  Introduction,  p.  xiv-xxix. 


CHARLES    D  ORLEANS.  113 

Villon.  L'un  osl  un  princo.  du  sang-;  l'autre,  un  écolier  pauvre 
et  vagabond,  on  pourrait  presque  dire,  un  truand  de  Paris.  Le 
premier,  esprit  aimable  et  doux,  élevé  dans  les  élégances  et 
formé  aux  délicatesses  de  la  \ig  aristocratique,  continue  la  tra- 
dition des  Thibaud  de  Champagne,  des  (Juesne  de  Béthune  et 
de  tant  d'autres  trouvères  ou  troubadom's  grands  seigneurs. 
Il  est  le  plus  poli  des  poëtes  de  bonne  compagnie,  l'interprète 
le  plus  parfait  des  sentiments  tendres,  des  pensées  fines  et 
gracieuses,  comme  aussi  des  mignardises  quintessenciées  où 
se  plaisait  et  s'affadissait  la  préciosité  du  moyen  âge.  L'autre 
descend  en  droite  ligne  de  Rutebeuf,  de  Jean  de  Meun,  de  la 
légion  cynique  des  auteurs  de  nos  vieux  fabliaux.  Sa  verve 
grossière,  mais  puissante,  nourrie  de  souffrance  et  de  liberté, 
laisse  éclater,  dans  ses  accents  hardis,  parfois  éloquents  et 
pathétiques,  la  trivialité  pittoresque  et  les  vivacités  mali- 
cieuses de  l'imagination  populaire.  Ce  talent  aventurier,  qui 
s'inspire  de  la  taverne  et  de  la  prison,  a  des  instincts  de 
génie.  N'est-ce  pas  une  bonne  fortune  de  notre  poésie  du  moyen 
âge,  de  nous  présenter  ainsi,  à  son  déclin,  et  comme  à  l'ex- 
trémité de  cette  perspective  historique  prolongée  pendant 
(juatre  ou  cinq  siècles,  le  contraste  frappant  de  ces  deux 
hommes  supérieurs,  qui  se  font  valoir  et  se  complètent  par 
leur  opposition  et  qui  reproduisent,  en  se  réunissant,  les  ca- 
ractères dominants  d'une  littérature  tout  entière? 

Né  en  1391,  Charles  d'Orléans  était  fils  de  ce  duc  Louis 
d'Orléans,  frère  de  Charles  VI,  le  plus  voluptueux,  le  plus  spi- 
rituel et  le  plus  séduisant  des  princes  de  son  temps,  qui  fut, 
comme  on  sait,  assassiné  par  les  gens  du  duc  de  Bourgogne, 
Jean  sans  Peur,  en  1407.  Valentine  de  Milan,  sa  mère,  fille  de 
Galéas  Visconti,  avait  apporté  d'Italie  cette  grâce  aisée, 
ouverte,  pénétrante,  cette  imagination  souriante  et  rêveuse 
dont  le  charme  a  passé  dans  le  talent  de  notre  poëte.  Il  fut 
élevé  au  château  de  Blois,  en  pays  de  «  doulce  France,  » 
comme  disent  les  chansons  de  gestes,  dans  la  compagnie  des 
lettrés  et  des  artistes  que  protégeait  son  père,  au  milieu  des 
beaux  livres,  des  belles  peintures,  de  tout  le  luxe  délicat,  Intel- 


114  LA    POÉSIE    LYRIQUE   AU    X\'   SIÈCLE. 

ligent,  rassemblé  dans  cette  noLle  maison;  nous  sa^ons  par 
lui  qu'il  apprit  le  latin  et  qu'il  s'appliqua  de  très-bonne  heure 
à  la  poésie.  Marié  à  quinze  ans  avec  Isabelle  de  France,  qui 
mourut  en  1409,  marié  une  seconde  fois  en  1410,  avec  lafdle 
du  comte  d'Armagnac,  il  perdit  sa  mère  en  1408  :  la  coura- 
geuse veuve  n'avait  pas  voulu  survivre  à  l'attentat  qu'elle  ne 
pouvait  venger.  Le  voilà  donc  orphelin  à  dix-sept  ans,  chef 
d'une  famille  outragée  et  mutilée,  héritier  de  ses  ressenti- 
ments, en  butte  aux  intrigues,  aux  complots,  aux  violences 
d'adversaires  implacables,  aux  exigences  d'amis  turbulents,  et 
cela,  dans  les  temps  les  plus  néfastes  de  notre  histoire,  au  sein 
de  la  cour  la  plus  perverse  qui  fût  jamais*.  Les  sept  années 
qui  s'écoulent  entre  la  mort  de  sa  mère  et  la  bataille  d'Azin- 
court  nous  le  montrent  occupé  a  fortifier  ses  villes,  à  lever 
des  impôts  et  des  soldats,  formant  des  ligues,  repoussant  les 
attaques  des  Bourguignons,  signant  des  trêves  passagères, 
jusqu'au  jour  où  la  défaite  et  la  captivité  l'enlèvent  aux  res- 
ponsabilités d'une  situation  trop  forte  pour  son  âge  et  pom* 
son  caractère^.  La  prison  changea  sa  destinée,  décida  sa 
vocation  littéraire,  et  d'un  politique  médiocre,  d'un  général 
inexpérimenté,  fit  un  bon  poëte. 

Conduit  à  Windsor,  le  vendredi  31  octobre  1415,  trans- 
féré successivement  à  Londres,  à  Bolingbroke,  à  Domfret, 
à  Yingfield,  il  resta  vingt-cinq  ans  en  Angleterre,  sous 
une  garde  rigoureuse,  sans  compagnie,  sans  distraction, 
réduit  aux  plaisirs  de  la  chasse  au  faucon,  ne  pouvant 
causer  avec  personne  sans  témoins.  Les  gravures  d'un  ma- 
nuscrit anglais  nous  le  représentent  assis  dans  son  roide 
banc,  devant  sa  table,  écrivant  et  rêvant  au  milieu  de  geô- 
liers et  de  soldats,  entouré  d'une  muraille  vivante  de  cori)s 

1.  La  mort  de  son  père  lui  donnait  le  diuhé  d'Orléans,  les  comtés  de 
Valois,  de  Blois,  de  Danois  et  de  Beaumont,  la  baronnie  de  Couoy,  la  châ- 
telleiiie  de  Cliauny,  Fallouel  et  Coudren,  le  duché  de  Luxembourg,  le 
comté  d'Ast  et  tous  les  droits  qui  pouvaient  lui  venir  du  chef  de  sa  mère. 

2.  Charles  d'Orléans  amena  sur  le  champ  de  bataille  d'Azincourt  un  con- 
tingent de  cinq  cents  hommes  d'armes;  il  commandait  en  chef  l'armée  fran- 
çaise avec  le  duc  de  Bourbon.  11  fut  pris  à  l'avant-garde. 


CHARLES   D'ORLÉANS.  11» 

brutaux  et  de  cœurs  ennemis  qui  ne  le  quittaient  plus'. 
Sa  garde,  mise  au  rabais  par  adjudication  publique,  coû- 
tait au  gouvernement  anglais,  tantôt  <(  vingt  solz,  »  tantôt 
«  quatorze  solz  et  quatre  deniers  par  jour  ^.  »  Mais  les  Anglais 
eurent  beau  faire,  dit  Michelet,  il  y  eut  toujours  un  rayon 
du  soleil  de  France  dans  cette  prison  anglaise  :  la  plupart  des 
poésies  de  Charles  d'Orléans  furent  écrites  pendant  sa  capti- 
vité. Certains  manuscrits  nous  donnent  en  note  cet  avis  :  «  Ici 
finit  le  livre  que  Monseigneur  écrivit  dans  sa  prison.  » 

Quelle  est  cette  Beauté  qu'il  invoque  et  célèbre  sans  cesse  ? 
Quelle  est  cette  <(  dame,  »  cette  <(  très-belle  maîtresse  »  qui 
le  retient  sous  l'empire  du  dieu  Amour,  et  qui  reçoit  l'ex- 
pression trop  peu  variée  de  sa  tendresse  plaintive,  les  soupirs 
monotones  de  son  cœur  affligé  ?  A  notre  avis,  ce  terme  vague 
ne  désigne  pas  une  personne  distincte  et  unique  ;  il  s'adresse 
au  souvenir,  à  l'image  adorée  de  toutes  les  femmes  qui, 
dans  la  variété  des  amours  du  poëte,  ont  tour  à  tour  occupé 
sa  pensée.  Ou  bien  encore,  si  l'on  veut,  le  poëte  a  réuni  dans 
une  seule  idée  et  confondu  dans  une  même  évocation  les 
attachements,  les  regrets,  les  espérances  qui  ont  troublé  son 
âme  et  que  sa  rêverie  lui  rappelle  :  selon  la  remarque  fort 
juste  d'un  critique'',  ce  n'est  pas  un  amour  qu'il  a  chanté, 
mais  toute  sa  vie  amoureuse.  Beauté,  ce  n'est  pas  telle 
femme;  c'est  la  femme,  la  femme  belle,  la  femme  qu'on 
aime,  c'est  le  symbole,  l'allégorie  de  tous  ces  cœurs  féminins 
qui  se  sont  donnés  à  lui. 

On  regrette,  avouons-le,  de  ne  pas  trouver  dans  ses  poé- 
sies l'indication  plus  précise  des  temps,  des  heux,  des  évé- 
nements et  des  personnes  :  sauf  de  rares  exceptions,  il  est 
impossible  d'inscrire  une  date  certaine  en  tête  de  ces  pièces, 

\.  Ch.  (l'FIéricault,  Yie  ie  Charles  d'OrUans.  —  Edit.  de  1874,  p.  28. 

2.  lia  dit  lui-même,  dans  le  plaidoyer  qu'il  prononça  en  1458  pour  le 
duc  d'Alençon  :  «  En  ma  prison,  pour  les  ennnys,  desplaisances  et 
dangiers  en  quoy  je  me  trouvoye,  j'ay  maintelFois  souhaidié  que  j'eusse  été 
mort  k  la  bataille  où  je  fus  prins.  »  —  Louis  et  Charles  tlvcs  d'Orléans,  par 
Champollion-Figeac,  1844,  p.  B69. 

3.  M.  d'Héricault,  p.  xxx. 


116  LU    POÉSIE   LYRIQUE  AU    W"   SIÈCLE. 

quel  qu'en  soit  le  Ion  ou  le  sujet.  Ce  monde  idéal,  où  tout 
reste  flottant  et  indéterminé,  ce  cortège  ohligé  d'impal- 
pables abstractions,  de  fictions  vieillies,  de  symboles  convenus 
est  trop  loin  de  nous,  trop  en  l'air,  pour  nous  intéresser 
beaucoup  et  nous  émouvoir.  Un  voile  brillant  et  uniforme 
couvre  ces  effusions  de  sensibilité  rêveuse  et  nous  inter- 
cepte l'état  vrai  du  cœur,  la  nature  intime  et  sincère  de 
l'bomme  aimant  et  souffrant  :  luie  sorte  de  langueur  circule 
dans  la  veine  poétique,  semble  y  engourdir  la  vie  ;  on  dirait 
que  ces  chants  délicats,  ingénieux  et  fades,  sont  une 
œuvre  de  l'esprit  plutôt  qu'une  inspiration  du  sentiment. 

De  li30  à  1440,  une  lueur  d'espoir,  tour  îu  tour  éteinte  et 
ravivée,  releva  son  courage  et  lui  permit  d'entrevoir,  dans  un 
avenir  prochain,  ces  deux  grands  biens  auxquels  il  avait  dit 
adieu,  la  délivrance  et  la  paix.  Mais  par  combien  de  déceptions, 
pendant  ces  dix  années,  il  expia  les  courtes  joies  d'une  attente 
si  souvent  trahie,  dont  l'objet,  un  instant  montré,  se  dérobait 
sans  cesse  !  Fatigué  de  tant  d'émotions  contraires  qui  ne 
l'exaltaient  que  pour  mieux  l'abattre,  il  succomba  un  jour, 
en  1 433,  et  commit  un  acte  justement  reproché  à  sa  mémoire  : 
il  reconnut  dans  un  écrit  officiel  le  roi  d'Angleterre  comme 
roi  de  France  et  lui  jura  fidélité  '.  Cette  faute,  qu'une  longue 
captivité  explique  sans  l'excuser,  fut  inutile,  car  il  dut  at- 
tendre sept  ans  encore  sa  délivrance.  Ses  plus  belles  pièces,  la 
Ballade  sur  la  Paix-,  V Invocation  à  la  France,  qu'il  aperce- 
\ait  du  haut  des  côtes  de  Douvres^,  sont  de  cette  époque. 
Dégagées  de  l'appareil  d'une  poésie  artificielle,  elles  expri- 
ment avec  grâce,  avec  simplicité,  avec  une  heureuse  précision 
de  langage,  un  sentiment  vif  et  profond.  Pourquoi  n'a-t-il  pas 
toujours  écrit  aussi  naturellement  ? 

Une  convention  rédigée  en  latin,  le  i  juillet  1440,  lui  rendit 
la  liberté.  Sa  rançon  était  fixée  à  deux  cent  mille  écus  d'or. 

\.  D'Héric;iult,  p.  xxxvi.  —  Constant  IJeaufils,  Thèse  sur  Charles  d'Orléans 
(18G1),  p.  42. 
2.  Ballade  xxv.  P^lition  d'IIéricault,  p.  U'i. 
o.  Ballade  xxiv.  Ibid.,\^.  lU. 


CHARLES   D'ORLÉANS.  H* 

Le  12  novembi'c  suivant,  le  duc  et  la  (luclicsso  de  Bourgogne 
avec  toute  leur  cour  allèrent  au  de^aut  de  lui  et  le  reçurent 
à  Gravelines  :  ((  Ils  s'entre  accolèrent  et  embrassèrent 
plusieurs  fois,  dit  Monstrelet  ;  et  pour  la  grande  joie  qu'ils 
a^aient  de  voir  l'un  l'autre,  ils  furent  moult  longue  espace 
([u'ils  ne  disaient  rien  l'un  à  l'autre  ' .  »  Dès  le  0  du  même 
mois  on  l'avait  fiancé  à  Marie  de  Clèves,  fille  de  Marie  de 
liourgogne  et  nièce  de  Philippe  de  Bourgogne-  ;  le  mariage  fut 
célébré  le  18  à  Saint-Omer.  Charles  d'Orléans  avait  alors 
(|uarante-neuf  ans.  Un  manuscrit  de  la  Bibliothèque  Natio- 
nale' nous  donne  deux  portraits  qu'on  croit  être  le  sien  et 
celui  de  Marie  de  Clèves.  La  figure  du  duc  est  maigre,  sèche, 
avec  une  grande  bouche,  un  nez  fin,  une  physionomie 
austère.  Dans  l'armoriai  manuscrit  du  héraut  Berry  nous 
avons  un  autre  portrait  de  lui  un  peu  plus  jeune.  Mais  c'est 
bien  le  même  type,  cou  long,  figure  maigre,  h  l'air  naïf  et 
timide,  d'une  vulgarité  presque  champêtre,  nez  fin  légèrement 
retroussé,  cheveux  châtains,  teint  fort  coloré.  La  statue 
couchée  sur  son  tombeau  donne  seule  une  idée  noble  de  son 
type;  le  profil  très-régulier  est  d'une  grande  délicatesse; 
le  nez  surtout,  légèrement  aquilin,  est  d'un  dessin  très-fin '*. 
Cette  liberté  si  longtemps  souhaitée  et  disputée,  il  en 
goûta  la  douceur  pendant  vingt-cinq  ans.  Après  tant  d'agita- 
tions et  d'épreuves  il  entra,  pour  n'en  plus  sortir,  dans  le 
temple  de  la  Fée  Nonchaloir  et  finit  paisiblement  ses  jours 
en  prince  religieux  et  lettré.  Les  états  de  dépenses  de  la 
maison  d'Orléans  permettent  aux  historiens  de  retracer  avec 
fidélité  cette  arrière-saison  clémente,  cet  automne  brillant  et 
calme  qui  lui  apporta  de  tardifs  dédommagements  et  lui  fil 
connaître,  a^ant  de  mourir,  le  bonheur  de  vivre.  Ils  nous 
montrent  jusque  dans  ses  plus  intimes  détails  celte  petite 
cour  de  Blois,  élégante  et  ordonnée,  grave  et  joyeuse,  oii  les 

1.  Chroniques,  t.  II,  f»  173. 

2.  Il  avait  perdu  sa  seconde  femme,  Bonne  d'Armagnac,  dans  les  pre- 
miers temps  de  sa  caj>livité. 

3.  Traduction  de  la  l'assion,  n»  908. 

4.  D'Héricault,  p.  xxxix-xl. 


118  LA   POÉSIE   LYRIQUE  AU   XV  SIÈCLE. 

plaisirs  de  l'esprit  ennoblissaient  les  amusements  d'mie  exis- 
tence princière*.  Autour  de  Charles  d'Orléans  se  pressaient 
des  écrivains  de  renom  et  des  poètes,  René  d'Anjou,  Olivier 
de  la  Marche,  Villon,  Meschinot,  Robertet,  Martin  Franc  ; 
puis  ces  princes  et  grands  seigneurs,  amis  des  vers  et  ilns 
connaisseurs  en  poésie,  Jean  de  Lorraine,  Jean  de  Bourbon, 
le  grand  sénéchal,  Jacques  de  la  Trémoille,  Bouciquaut,  le 
sire  de  Tignonville  et  la  plupart  des  personnages  qui  figurent 
dans  les  Cent  Ballades  ;  enfin,  les  serviteurs  et  les  officiers 
du  prince  et  de  la  princesse,  parmi  lesquels  nous  distinguons 
l'un  des  hommes  les  plus  éloquents,  l'un  des  esprits  les  plus 
politiques  de  ce  temps,  le  futur  orateur  des  états  généraux 
de  1484,  Philippe  Pot,  seigneur  de  la  Roche. 

Le  château  de  Blois  devint  un  lieu  de  rendez-vous  où  les 
lettrés  et  les  artistes  accoururent  ;  il  s'y  forma  sous  le  noble 
patronage  d'un  si  grand  prince,  qui  était  en  même  temps  un 
poëte  excellent,  une  sorte  d'académie  oîi  les  talents  se  mesu- 
raient dans  des  tournois  pacifiques  :  le  duc  donnait  lui-même 
le  sujet  du  concours,  et-  parfois  concourait  en  personne- .  Pen- 
dant son  séjour  en  Angleterre  il  avait  activement  recherché  et 
racheté  les  manuscrits  de  la  bibliothèque  de  Charles  V  que  le 
duc  de  Bedfort  avait  vendus  et  dispersés  lorsqu'il  était  maître 
de  Paris  :  aussi  la  bibliothèque  du  château  de  Blois,  par  les 
soins  éclairés  et  par  la  munificence  de  Charles  d'Orléans, 
devint-elle  l'une  des  plus  riches  collections  de  livres  qu'il  y 
eût  au  xv^  siècle  en  Europe  ;  son  fils  Louis  XII  l'enrichit 
encore,  et  elle  constitua  le  fonds  primitif  de  ce  qui  est 
aujourd'hui  la  Bibliothèque  Nationale*.  Charles  d'Orléans 
mourut  en  1465,  trois  ans  après  la  naissance  de  cet  enfant 


1.  D'Héricaull,  p.  xliv. 

2.  Beaufils,  p.  CO-65.  —  D'Héricaiilt,  p.  xliv.  —  Villon  parait  avoir  com- 
posé pour  la  cour  de  Blois  une  ballade  pleine  d'antithèses  dont  le  refrain 
est  :  Bkn  recueilli,  débouté  de  chascun.  —  L'un  des  derniers  vers,  Que 
acay-je  plus?  —  Quoy?  —  Les  qaiges  ravoir,  a  fait  supposer  qu'il  touchait 
des  gages  dans  la  maison  d'Orléans  ou  qu'il  en  recevait  une  pension.  —  Edit. 
du  Ribiiophile  Jacob  (1834),  p.  219. 

3.  Académie  des  Inscriptions  et  Belles-Lettres,  l.  V,  p.  333. 


CHARLES   D'ORLÉANS.  119 

qui  devait  mériter  sur  le  trône  de  France  le  rare  surnom  de 
Père  du  peuple.  Est-ce  à  la  dernière  époque  de  sa  vie,  à 
l'intervalle  d'heureuse  tranquillité  compris  entre  sa  captivité 
et  sa  mort,  qu'il  faut  rapporter  ses  rondeaux  et  ses  chan- 
sons, cette  seconde  moitié  vive  et  légère  de  ses  œuvres  qui 
nous  découvre  dans  son  talent  une  veine  de  gaîté,  une  dispo- 
sition alerte  et  souple  qu'on  n'aurait  pas  attendue  de  l'auteur 
mélancolique  des  ballades?  Nous  inclinons  à  le  croire.  Nous 
y  rattacherons  aussi  quelques  pièces  bouffonnes  ou  macaro- 
niques,  simples  divertissements  de  société,  improvisations 
facétieuses,  nées,  sans  doute,  d'un  défi  ou  d'une  gageure  dans 
les  saillies  de  belle  humeur  qui  éclatent  entre  gens  d'esprit. 
Nous  placerons,  au  contraire,  parmi  les  œuvres  de  l'exil, 
outre  les  pièces  écrites  en  anglais  * ,  ces  belles  peintures  de 
l'hiver  et  du  printemps  si  souvent  citées  et  qui  expriment  un 
sentiment  de  la  nature  si  profond  et  si  tendre^.  C'est  aux 
heures  tristes,  en  effet,  que  ce  sentiment  a  toute  sa  force, 
et  rien  ne  fait  aimer  la  nature  comme  de  l'apercevoir  à  tra- 
vers les  barreaux  d'une  prison. 

Comment  l'auteur  de  ces  vers  charmants,  un  poëte  d'un  ta- 
lent si  français,  a-t-il  pu  tomber  en  oubli  pendant  plus  de  deux 
siècles  et  demeurer  inconnu  jusqu'au  jour  où  l'abbé  Sallier, 
en  1731,  découvrit  et  signala  un  manuscrit  de  ses  poésies? 
Avait-il  désiré  et  fait  lui-même  ce  silence  inexplicable,  en 
évitant  de  répandre  dans  le  public  des  œuvres  réservées  aux 
confidences  de  l'intimité?  Son  fds  Louis  XII  et  son  petit- 
neveu  François  I"  ont-ils  pensé  qu'une  indiscrète  pubUcité 
ferait  peu  d'honneur  à  sa  mémoire,  et  qu'un  prince  de  son 
rang  dérogerait  en  inscrivant  son  nom  parmi  les  poètes? 
Ce  qui  est  sûr,  c'est  qu'à  la  fin  du  xv"  siècle  un  recueil  de 
ces  gracieuses  compositions  a  couru  :  Martin  Franc  les  cite% 


1.  On  en  compte  neuf:  sept  chansons,  une  ballade,  et  un  rondeau.  — 
Beaullls,  Thèse,  etc.,  p.  175. 

2.  Ballade  lxxvi.  Rondeaux,  p.  136-147.  —Edition  Guichard. 

3.  Sur  Martin  Franc,  poëte  du  xv"   siècle,  v.  la  Bibliothèque  de  l'abbé 
Goujet,  t.  IX,  p.  187-230. 


120  LA    POÉSIE    LYRIQUE   AU    XV   SIÈCLE. 

Octavien  de  Saint-Gelais,  Biaise  d'Auriol  les  ont  imitées  *  ;  et 
notre  opinion  est  que  Clément  Marot  lui-même,  dont  le  tour 
délicat,  la  finesse  naïve  rappelle  si  souvent  le  style  de 
Charles  d'Orléans,  a  connu  et  lu  avec  profit  les  œmres  d'un 
devancier  qui  était  bien  digne,  à  plus  d'un  litre,  de  lui  servir 
de  modèle^. 

Quittons  maintenant  le  château  de  Blois,  les  entretiens 
délicats,  la  cour  polie  d'un  prince  du  sang,  pour  les  rues 
sombres  et  tortueuses  du  vieux  Paris,  et  pour  la  société  du 
héros  des  Bepues  franches.  Représentons -nous,  s'il  est 
possible,  cette  rive  gauche  de  la  Seine,  telle  que  nous  la 
décrivent  la  Chronique  scandaleuse  sous  Louis  XI,  et  les 
Mémoires  d'un  Bourgeois  sous  Charles  YI;  essayons  de 
ressaisir  l'aspect  gothique  de  ce  pays  latin,  aujourd'hui 
supprimé  et  disparu,  figurons-nous  ce  Paris  noir,  fangeux, 
bruyant,  cette  fourmilière  d'écoliers  de  toute  langue  et  de 
toute  nation,  cette  bigarrure  de  collèges,  de  couvents, 
d'églises,  de  boutiques  et  de  tavernes,  ce  coin  pittoresque 
de  la  grande  ville,  ceint  de  hauts  murs  et  entouré  d'une 
banlieue  à  demi  déserte  :  voilà  le  théâtre  des  exploits  de 
Yillon.  C'est  là  qu'il  est  né  et  qu'il  a  grandi  ;  c'est  dans  ce 
monde  étrange,  sur  ces  places,  dans  ces  carrefours  peuplés 
d'une  bohème  scolastiquc  qu'il  a  exercé  sa  verve  et  donné 
carrière  à  son  humeur  aventureuse  :  de  là  lui  est  venue  l'ins- 
piration, là  s'est  formé  ce  célèbre  génie  poétique,  tout  de  pre- 
mier élan  et  plein  de  contrastes,  railleur,  pathétique,  sérieux, 
bouffon,  toujours  énergique  et  sincère,  qui  descend  jusqu'à 
l'ignoble  pour  se  relever  jusqu'au  sublime. 

1.  Beaiifils,  p.  235.  —  Octavien  de  Saint-Gelais  est  né  vers  1405. 
Biaise  d'Aiiiiol  est  du  commencement  du  xvi''  siècle.  —  Abbé  Goujet,  t.  X, 
p.  226-282,  300-312. 

2.  Sur  Charles  d'Orléans,  sa  vie  et  ses  œuvres,  on  peut  consulter  :  l'abbé 
Sallier,  Mémoires  de  l'Académie  des  Inscriptions,  t.  Xill  (1740),  p.  580-592; 
Cbampollion-Figeac,  Louis  et  Charles  ducs  d'Urléans  (1844);  —  les  éditions 
successives  de  Chalvet  (1803),  de  J.  M.  Guichart,  de  Champollion-Fitreac 
(1842);  une  notice  de  M.  de  Montaigion  dans  les  l'oétes  français  (1861); 
enfin,  et  surtout,  l'édition  publiée  par  M.  d'Héricaull  eu  1874,  et  la  Thèse 
de  M.  Constant  Beaufils  (1861). 


VILLON    ET   Si:S    NOUVEAUX    BIOGRAPHES.  121 

Villon,  qui  paniU  jnoir  connu  Chnrk'S  dOrléans  dans  la 
vieillesse  de  ce  prince,  îivail  quarante  ans  do  moins  que  son 
noble  contemporain,  puisqu'il  était  né  en  1431,  l'année 
même  de  la  mort  de  Jeaiuie  d'Arc,  comme  nous  l'apprend  le 
préamhule  du  Grand  Teslcunent^  11  se  déclare  enfant  de 
Paris  dans  un  quatrain  bien  connu,  qu'il  écrivit  à  la  veille 
d'être  pendu,  vers  H5î),  poui'lui  servir  d'épitaplie-  ;  ailleurs, 
parmi  les  legs  distribués  dans  le  Grand  Testament,  il  donne  le 
droit  d'eschevin,  ou  d'être  élu  échevin,  que  possédait  tout 
bourgeois  de  Paris  ^.  Sa  famille  était  pauvre,  illettrée,  et 
de  petite  condition  ;  son  père,  dont  il  parle  avec  tendresse, 
n'existait  plus  en  1461  '•  ;  sa  mère  vivait  encore  à  cette  date, 
et  il  a  clianté  la  foi  naïve  «  de  la  bonne  femme  »  dans  l'une 
de  ses  plus  jolies  ballades,  en  s'accusant  de  l'avoir  souvent 
affligé  par  ses  dérèglements^.  Villon  est,  dans  toute  la  force 
du  terme,  un  enfant  du  peuple^. 

Quel  était  son  véritable  nom?  Le  docte  président  Faucliel 
a  dit,  en  1599,  qu'on  l'avait  surnommé  Villon  (c  à  cause  des 
tromperies  qu'il  fit  en  sa  vie  )>  :  c'est  une  erreur  ;  ce  sens  par- 
ticulier du  mot  Villon  ne  remonte  pas  au  moyen  âge,  et  il  est 
dû  précisément  à  la  mauvaise  réputation  de  notre  poète, 
comme  pateliner  et  patelinage  viennent  de  la  farce  de  Patelin. 
Mais  il  reste  vrai  que  Villon  était  un  surnom  et  non  pas  un 
nom.  Répétons  ici  une  remarque  déjà  faite  ailleurs.  Au  moyen 
âge,  le  nom  de  famille  n'avait  point  parmi  le  peuple  ce  carac- 


1.  En  ran  trentiesme  de  mon  eage... 

Et  escript  l'an  soixante  et  un... 

Edition  du  Bibliophile  Jacob  (1854),  p.  39-45,  huilains  i  et  xi. 

-.  Je  suis  Franooys,  dont  ce  me  poise, 

Né  de  Paris,  empi-ès  Pontoise...  P.  19t'. 

3.  P.  113.  G.  Testament,  hiiitaiii  xciii. 

4.  P.  58-CO.  G.  Testament,  hiiitaiiis  xxxv,  xxxvm. 

5.  P.  104-106.  G.  Testament,  huitaia  i.xxix. 

6.  Il  avait  cependant  quelques  parents  plus  fortunés.  Les  docunieuts 
d'archives  nous  apprennent  qu'un  de  ses  ondes  était  religieux  à  Angers  en 
145G.  Mais  ces  parents  riches  le  repoussaient.  —  G.  Te.s<aî(ienf,luiitain  xxiii, 
p.  52. 


122  LA   POÉSIE   LYRIQUE  AU   XV«   SIÈCLE. 

tère  de  fixité  et  d'invariabilité  que  lui  a  donné  le  code  mo- 
derne. La  plupart  du  temps,  les  gens  du  peuple,  les  bourgeois, 
les  vilains  n'avaient  d'autre  nom  et  d'autre  désignation  parmi 
leurs  contemporains  que  leur  nom  de  baptême  ;  on  y  ajoutait 
sans  doute  un  autre  nom  tiré  soit  du  pays,  soit  de  la  pro- 
fession ou  des  infirmités  de  l'individu  :  et  c'est  ce  surnom,  ce 
sobriquet  qui  passant  aux  enfants  pouvait  devenir  et  souvent 
est  devenu  un  nom  de  famille.  Mais  il  n'y  avait  là  rien  de  fixe 
ni  de  stable  ;  chaque  individu,  en  l'absence  d'un  véritable 
(Hat  civil,  pouvait  toujours  recevoir  de  la  fantaisie  de  ses 
contemporains  et  des  hasards  de  sa  vie  un  nouveau  surnom. 
Le  nom  de  baptême,  le  prénom,  était  alors  le  véritable  nom, 
le  seul  invariable  ' .  Aussi  Vihon,  dans  l'épitaphe  déjà  citée, 
s'est-il  uniquement  désigné  sous  le  nom  de  François.  Son 
surnom  lui  vint  de  ses  relations  étroites  avec  un  respec- 
table ecclésiastique  qui  protégea  sa  jeunesse  et  lui  tint  lieu 
de  père. 

Ce  prêtre,  dont  il  est  fait  mention  dans  l'un  et  l'autre 
Testament,  se  nommait  Guillaume  de  Villon'-;  il  était 
maître  es  arts  et  bachelier  en  décrets,  chapelain  attaché 
au  cloître  de  Saint-Benoît-le-Bétourné,  à  quelques  pas  du 
collège  de  Sorbonne.  Les  nombreuses  pièces  d'archives  qui 
nous  font  connaître  le  nom,  l'origine,  l'état  et  la  fortune 
de  ce  personnage  nous  apprennent  qu'il  possédait  une 
maison  située  entre  le  cloître  et  la  Sorbonne,  un  hôtel, 
sis  à  l'extrémité  sud-ouest  du  môme  cloître  ^,  une  autre 
petite  maison  ((  ruigneuse  et  indigente  »  dans  la  partie 
orientale,  une  maison  voisine,  à  l'enseigne  de  la  Cuiller, 
un  fonds  de  terre  de  dix  deniers  parisis,  une  rente  de 
quarante  sols  à  percevoir  sur  la  maison  du  Coq  de  la  rue 
Saint-Jacques.  Né  à  ViUon,  petit  village  près  Tonnerre, 
où  sa  nièce  demeurait  encore  en  1-480,  maître  Guillaume, 


J.  M.  Campaux,  Thèse  sur  Villon  (1859),  p.  43. 

2.  P.  103.  G.  Te^tammi,  liuitain  lxxvii.  —  P.  Testament,  liuilain  ix. 

3.  L'hôtel  (le  la  l'orte-Roiige.  —  Auguste  Longnon,  Etude  biographique  su 
François  Villon,  p.  16-23. 


VILLON    ET   SES    NOUVEAUX    BIOGRAPHES.  123 

suivant  un  usage  constant  au  moyen  âge,  avait  pris  le 
nom  de  son  pays  natal;  il  prolongea  sa  vie  jusqu'en  i4G8. 
Ce  surnom  passa  à  notre  jeune  poëte,  et  il  était  bien  na- 
turel que  dans  le  monde  des  écoles  on  désignât  le  protégé 
par  le  nom  même  de  l'homme  qui,  selon  l'expression  du 
Grand  Testament,  était  pour  lui  ((  un  plus  que  père.  »  Par 
(juelles  circonstances  maître  Guillaume  de  Villon  avait-il  été 
amené  à  recueillir,  a  prendre  sous  sa  garde  et  sa  tutelle  cet 
enfant  pauvre,  dont  il  aimait  sans  doute  l'esprit  vif  et  ou- 
vert? Existait-il  entre  lui  et  la  famille  de  notre  poëte  des 
liens  d'amitié  ou  de  parenté  ?  C'est  ce  que  nous  ignorons, 
mais  il  est  permis  de  suppléer  à  ce  silence  de  l'histoire  par 
des  conjectures  plausibles. 

Grâce,  apparemment,  à  ses  libéralités,  l'enfant  suivit  les 
cours  de  l'Université;  nous  savons  que  la  bourse  de  notre 
écolier,  c'est-à-dire  la  somme  qu'il  versait  chaque  semaine 
entre  les  mains  de  l'économe  du  collège  pour  sa  nourriture, 
était  de  deux  sols  parisis.  Il  fut  reçu  au  baccalauréat  en 
mars  1450;  et  dans  l'été  de  1432  il  devint  licencié  et  maître 
es  arts,  sous  Jean  de  Conflans,  l'un  des  bons  prédicateurs 
de  ce  temps,  qui  remplissait  alors  l'office  de  procureur  de 
la  nation  de  France  à  l'Université  de  Paris*.  Ce  grade, 
cette  nomination  de  l'Université^  est  l'objet  d'un  legs  du 
Petit  Testament'.  Pourquoi  n'alla-t-il  pas  plus  loin  et  plus 
haut  dans  une  voie  de  sagesse  et  de  travail  qui  l'aurait 
conduit,  comme  tant  d'autres,  à  quelque  solide  «  bénéfice  » 
ecclésiastique  ?  Sa  vie  et  ses  vers  nous  le  disent  assez  :  ce 
pétulant  enfant  de  Paris  n'avait  guère  la  vocation  scolas- 
tique  ;  il  trompa  les  espérances  du  bon  chapelain,  les  désirs 
de  sa  pieuse  mère,  et  laissant  de  côté  Aristote,  ((  les  com- 
ments  d'Averroès,  »  et  saint  Thomas,  il  se  rua,  avec  la 
fougue  de  son  humeur,  dans  la  liberté,  le  plaisir  et  la 
poésie.  11  faut  toutefois  diviser  en  deux  époques  très-diffé- 


1.  Étude  biographique  sur  François  Villon,  p.  31-34. 

2.  P.  27,  Iniitain  xxvii. 


124  LA    POÉSIi!:    LYRIQUE  AU    XV   SIÈCLE. 

rentes  l'histoire  de  ses  folies.  La  première,  celle  où  nous 
sommes,  qui  finit  en  1  ioo,  ne  nous  présente  rien  de  gjrave  ni 
d'irréparaljle  :  Villon  est  alors  un  écolier  étourdi,  paresseux 
et  libertin*,  un  compagnon  «  des  gratieux  gallanls,  si  plai- 
sans  en  faictz  et  en  dictz,  »  un  bon  ((  folastre-,  »  comme  il 
s'appelle  lui-même,  mais  il  n'a  commis  que  des  légèretés  de 
Jeunesse  ;  il  n'exerce  pas  encore  l'industrie  décrite  dans 
les  Repues  franches  ;  aucun  méfait  ne  l'a  mis  aux  prises  avec 
la  justice*.  A  cette  première  époque  se  rapportent,  selon 
nous,  les  regrets  qu'il  exprime  dans  ses  deux  Testaments  et  le 
souvenir  mélancolique  qu'il  donne  en  passant  aux  erreurs  de 
ces  joyeuses  années*.  En  1455  survint  un  événement  qui 
devait  troubler  à  jamais  sa  vie,  dépraver  son  caractère  et 
l'engager,  sans  espoir  de  retour,  dans  le  désordre,  le  crime  et 
la  misère.  Les  nouvelles  découvertes  d'une  érudition  péné- 
trante et  sûre  ont  éclairé  d'une  vive  lumière  cette  époque 
décisive  de  son  existence. 

Le  5  juin  lioo,  jour  de  la  Fête-Dieu,  vers  les  neuf  heures 
du  soir,  Villon,  qui  demeurait  encore  chez  son  prolecteur, 
((  était  assis  pour  soy  esbaltre  sur  une  pierre  située  soubz  le 
cadran  de  l'oreloge  Saint-Benoist-le-Bétourné,  »  en  compa- 
gnie d'un  prêtre,  nommé  Gilles  et  d'une  femme  nommée 
Isabeau,  lorsque  s'approchèrent  un  autre  prêtre,  du  nom  de 
Philippe  Sermoise  ou  Chermoye,  et  un  jeune  maître  es  arts 
natif  du  diocèse  de  Tréguier,  Jean  le  Merdi.  Exaspéré  contre 
Villon,  —  nous  ne  savons  pour  quelle  cause,  —  Philippe 
Sermoise  le  frappa  d'une  dague  qu'il  tenait  cachée  sous  sa 
robe  et  le  blessa  à  la  bouche.  Pour  éviter  de  se  compro- 
mettre dans  la  querelle,  les  témoins  s'enfuirent.  Villon  ri- 


1.  Siii'les  mœurs  des  écoliers  du  moyen  âge,  voir  la  Tlièse  Je  M.  Cam- 
jiaux  :  François  Villon,  savie  et  ses  œuvres  (1859),  p.  49-Gl. 

2.  Cl.  Testament,  Imitai»  clxiv.  P.  182. 

3.  Dans  la  lettre  de  rémission  qui  lui  fut  accordée  en  l'iSG  on  l'.t  : 
«  Attendu  que,  en  autres  choses,  il  s'est  bien  et  lionnorablenient  gouverné 
sans.Himais  avoiresté  attaint,  reprins  ni  convaincu  d'aucun  autre  vilain  cas, 
blasnie  ou  reprouche...  »  —  Longnon,  p.  135. 

4.  (j.  Testament,  Imilaius  xxii,  xxvi,  xxix,  p.  53-55. 


VILLON    ET  SKS   NOUVEAUX   BIOGRAPHES.  li'i 

posta,  et  liranl  sa  dagiie',  à  son  lour,  blessa  rassaillani  à 
l'aine  :  Sermoise  continuant  la  lutte,  et  Jean  le  Mcrdi  étant 
revenu  se  joindre  à  lui  pour  accabler  Villon,  celui-ci  ra- 
massa une  pierre,  la  lança  au  prêtre  et  l'abattit  du  coup. 
Puis  il  se  réfugia  chez  un  barbier  voisin  pour  se  faire  panser, 
tandis  qu'on  relevait  Sermoise  qui  mourut  le  lendemain  à 
l'Hôtel-Dieu.  Craignant  l'action  de  la  justice,  Villon  quitta 
Paris  et  fut  c(jndamné  au  bannissement  par  contumace.  Six 
mois  après,  une  lettre  de  grâce  ou  de  rémission,  sollicitée 
sans  doute  par  le  chapelain  de  Saint-Benoît,  leva  la  peine 
et  le  réhabilita^. 

Tous  les  détails  de  cet  événement,  qui  fut  pour  Villon  de 
si  grave  conséquence,  sont  tirés  de  la  lettre  de  rémission 
signée  en  janvier  1456,  et  récemment  découverte  aux  Ar- 
chives par  MM.  Longnon  et  Vitu.  Particularité  digne  de 
remarque  :  notre  poëte  y  est  désigné  sous  le  nom  de  «.  Fran- 
çois des  Loges,  autrement  dit  de  Villon,  âgé  de  vingt-six  ans 
ou  environ.  »  Portait-il  donc  deux  surnoms,  l'un  qu'il  tenait 
de  son  père  ou  de  sa  famille,  et  l'autre  de  son  protecteur? 
Cela  est  probable.  Chose  plus  étrange  encore  :  il  existe  aux 
Archives  une  seconde  lettre  de  rémission,  paredle  à  la 
première,  relatant  le  même  fait  accompli  dans  les  mêmes 
lieux,  citant  les  mêmes  coupables  et  les  mêmes  témoins  ;  et 
Villon  y  est  nommé  François  de  Montcorbier!  L'histoire 
intime  de  la  famiUe  de  notre  poëte  pourrait  seule  nous 
expliquer  le  sens  et  l'origine  de  ces  surnoms  à  l'aide  desquels, 
peut-être,  il  avait  essayé,  pendant  sa  fuite,  de  donner  le 
change  aux  investigations  de  la  justice.  Le  5  juin,  il  avait 
déclaré  au  barbier  qui  le  pansa  qu'il  se  nommait  Michel 
Mouton.  Ajoutons  que  la  première  de  ces  lettres  de  grâce  fut 

• 

1.  Cette  dague  est  menlionnée  dans  le  Velit  Testament  écrit  en  1456  : 

Item,  à  maistrc  Ithier,  marcliant, 

Auquel  je  me  sens  très  tenu, 

Laisse  mon  branc  d'acier  tranchant...  —  Page  14,  Iiuitain  xi. 

2.  Âi'chives  nationales,  JJ.  183,  pièce  67,  f"  49.  —  Etude  bioriraiihiqne  sur 
François  Villon,  par  Auguste  Loiignon,  1877,  p.  33,  133-140.  —  Notice  sur 
François  Villon,  par  Auguste  Vitu,  1873,  p.  48. 


126  LA   POÉSIE   LYRIQUl-:  AU   XV''   SIÈCLE. 

délivrée  par  la  grande  chancellerie  à  Sainl-Pourçain,  où  était 
alors  le  roi,  et  que  la  seconde  provient  de  la  petite  chancel- 
lerie \  qui  siégeait  à  demeure  auprès  du  Parlement  de 
Paris. 

Revenu  au  pays  latin  en  1 456,  il  le  quitta  de  nouveau  au 
bout  d'un  an,  à  la  suite  d'un  second  accident  qui  nous  paraît 
n'être  pas  sans  rapport  avec  le  premier.  Une  femme,  dont  il 
se  croyait  aimé,  le  fit  tomber  dans  un  guet-apens  où  l'atten- 
dait soit  un  gardien,  soit  un  rival  ;  dépouillé,  battu,  meurtri, 
sa  mésaventure  le  rendit  la  fable  des  écoliers-  :  il  se  déroba 
à  cette  avanie  et  partit  pour  Angers*.  L'un  de  ses  oncles, 
nous  l'avons  dit,  y  était  religieux.  La  femme  qui  l'avait  si 
cruellement  joué  se  nommait  Catherine  de  Yausselles  ;  peut- 
être  était-elle  la  nièce  de  maître  Pierre  de  Vaucel,  l'un  des 
quatre  chanoines  de  Saint-Benoît,  et  si  l'on  admet  cette  con- 
jecture très-vraisemblable,  on  peut  supposer  qu'elle  habitait 
le  cloître  avec  lui'^.  Avant  de  partir,  ne  voulant  pas  être  en 
reste  avec  les  moqueurs,  Villon  fit  ses  adieux  au  pays  latin 

1.  Il  est  impossible  de  ne  pas  être  frappé  de  la  ressemblance  qui  existe 
entre  l'un  de  ces  surnoms,  Corbier  ou  Montcorbier,  et  Corbueil  qui  nous 
est  donné  par  un  huitain  que  le  Président  Fauchet  a  cité  le  premier  en 
1599.  Ce  huitain,  qui  se  trouve  dans  un  manuscrit  français  de  la  bibliothè- 
que de  Stockholm  (n»  53),  est  l'anivre  d'un  copiste  et  la  paraphrase  du 
quatrain  de  Villon  cité  plus  haut.  11  commence  ainsi  : 

Je  suis  François,  donl-il  me  poise, 
Nommé  Corbueil  en  mon  seurnom... 

Si  l'on  réfléchit  aux  altérations  que  subissait  l'orthographe  des  noms 
propres  au  moyen  âge,  on  admettra  sans  peine  que  Corbueil  et  Corbier  sont 
un  seul  et  même  surnom.  On  peut  donc  modifier  ainsi  ce  vers  : 

Nommé  Corbicv  en  mon  seurnom, 

ou,  selon  la  variante  adoptée  par  M.  Longnon  : 

De  Montcorbier  en  mon  seurnom...  —  Longnon,  p.  6-i4. 

2.  Double  ballade  sur  l'amour,  p.  89-91. 

3.  I'.  Testament,  huitain  vi,  p.  12. 

4.  Villon  l'appelle  «  une  demoyselle.  n  Gr.  Testantent,  huitain  lxxxiii, 
p.  109.  —  Voir  Longnon,  p.  41-45.  La  diiïérence  d'orthographe  entre 
Yausselles  et  Yaucel  est  insignifiante.  Villon  inodillc  souvent  les  noms  pro- 
pres, pour  la  rime. 


VILLON    ET  SES   NOUVEAUX   BIOGRAPHES.  127 

ol  distribua  autour  de  lui  une  foule  de  legs  satiriques  réunis 
sous  le  titre  de  Petit  Testament^ .  Ce  poëme,  qui  contient 
quarante-cinq  octaves  ou  Imitains,  fut  écrit  à  la  fin  de  dé- 
cembre lioB  :  l'auteur  était,  nous  dit-il,  a  seulet  et  tout 
emmouflé,  »  faute  de  feu;  le  froid  avait  gelé  son  encre,  et 
lorsqu'il  eut  fini  d'écrire,  il  entendit  à  quelques  pas  de  là 
sonner  la  cloche  de  Sor])onne,  ou  V angélus  de  neuf  heures 
du  soir.  Comme  les  vrais  poètes,  Villon,  en  quelques  traits 
expressifs,  fait  un  tableau.  Il  y  a  longtemps  que  Clément 
Marot  l'a  remarqué  :  l'ignorance  où  nous  sommes  des  lieux, 
des  choses  et  des  personnes  dont  parle  le  poëte  nous  empêche 
de  comprendre  «  l'industrie  des  lays,  »  qui  remplissent  ses 
Testaments;  plus  d'un  trait  de  satire  nous  échappe  et  nous 
ne  sentons  pas  toute  la  finesse  des  allusions  *«  Ces  obscu- 
rités sont  aujourd'hui  éclaircies,  en  partie  du  moins,  grâce 
au  travail  récent  de  M.  Longnon,  qui  est  un  modèle  d'éru- 
dition et  de  sagacité';  mais,  à  vrai  dire,  il  n'est  pas  be- 
soin d'un  bien  profond  commentaire  pour  apprécier  le  mérite 
de  ce  style  au  tour  net  et  franc,  et  pour  reconnaître  à  sa 
verve  facile,  abondante,  h  ses  saillies  imprévues,  la  marque 
originale  d'un  esprit  éminemment  parisien.  L'écolier  du 
xv^  siècle  a  déjà  quelque  chose  de  la  grâce,  de  l'aisance,  de 
la  finesse  piquante  qui  distinguent  les  poésies  légères  de  Vol- 
taire; on  songe,  en  le  lisant,  aux  vers  ingénieux  et  moqueurs 
que  prodiguait  le  jeune  Arouet,  échappé  du  collège,  sous  la 
Régence. 

Villon  était  parti  pour  Angers  depuis  deux  mois  au  plus, 
lorsqu'un  vol  avec  effraction  commis  dans  la  chapelle  du  col- 
lège de  Navarre,  le  8  mars  i4o7,  mit  en  émoi  le  quartier  latin. 


1.  C'est  le  public  et  non  le  poëte  qui  donna  ce  titre  aux  «  lays  »  que 
Villon  avait  faits.  Le  poëte  s'en  plaint  dans  le  Grand  TestnmenI,  luiitain  t.xv, 
p.  96.  —  Cette  forme  de  poésie  était  ancienne  dans  notre  littérature,  comme 
nous  avons  eu  l'occasion  plus  haut  (p.  24)  d'en  faire  la  remarque.— Voir  Cam- 
peaux,  p.  10,  34,  35,  37,  luiitains  ii,  xxxv,  xxxix. 

2.  Edition  de  1533. 

3.  Ch.  VI.  Les  légataires  de  Villon,  p.  96-1 2G, 


128  LA   POESIE    LYRIQUE  AU    XV<^   SIECLE. 

le  guet  et  la  justice.  On  avait  dérobé  une  somme  de  300  écus 
d'or,  enfermée  dans  un  double  coffre  et  sous  triple  serrure. 
Deux  examinateurs  du  Chàtelet  furent  chargés  d'instruire 
l'alfaire.  Au  commencement  de  mai,  les  révélations  de  maître 
Pierre  Marchand,  curé  de  Paray-le-Moniau,  près  d'Ablis,  les 
mirent  sur  la  trace  d'une  bande  de  malfaiteurs  à  laquelle  était 
affiliés  Guy  Tabarie,  Colin  de  Cayeux,  Régnier  de  Montigny, 
Casin  Cholet,  tous  mentionnés  dans  les  poésies  de  Villon, 
enfin,  A'illon  lui-même*.  Guy  Tabarie,  arrêté  le  premier, 
confirma  par  ses  aveux  cette  déposition.  Colin  de  Cayeux, 
fils  d'un  serrurier  de  la  rue  des  Poirées,  située  h  peu  de 
distance  au  sud  du  cloître  Saint-Benoît,  était  un  très-habile 
crocheteur  ;  Régnier  de  Montigny,  fils  d'un  gentilhomme  du 
Bourbonnais-,  avait  pour  oncle  un  chanoine  de  Saint-Benoît  : 
la  liaison  entre  eux  et  Villon  avait  été  facile  ^  Ces  deux  amis 
de  notre  poëte,  plusieurs  fois  graciés  et  coupables  de  réci- 
dive, finirent  leurs  jours  à  la  potence  ^ 

Quant  à  Villon,  les  rapports  faits  au  Chàtelet  nous  le  pré- 
sentent comme  la  plus  forte  tête,  sinon  comme  le  chef  de  la 
bande;  au  dire  de  Guy  Tabarie,  s'il  était  allé  à  Angers, 
c'était  afin  d'y  étudier  «l'estat  »  d'un  vieux  moine,  possesseur 
de  cinq  ou  six  cents  écus  ;  et  ses  compagnons  n'attendaient 
que  le  signal  convenu  pour  s'élancer  cà  la  conquête  de  ce 
trésor  \  L'audace  de  la  bande  ne  connaissait  plus  de  bornes. 


1.  Guy  Tabarie,  dans  le  Grand  Testamml,  nous  est  donné  comme  le  trans- 
cripteur  du  Roman  du  ?et  au  Diabk  que  Villon  lègue  à  son  protecteur  Guil- 
laume de  Villon.  —  Colin  de  Cayeux  est  cité  dans  la  Ballade  aux  EnfanU 
p^.rduii.  —  Régnier  de  Montigny,  en  qualité  de  «  noble  homme,  »  reçoit  en 
legs  trois  chiens  dans  le  Mit  Testament.  —  Casin  Cholet  reçoit  un  «  canard 
pris  dans  les  fossés  de  la  ville.  »  Les  deux  examinateurs  du  Chàtelet  sont 
aussi  nommés  dans  les  Testaments.  —  G.  Testament,  huitain  lxxviii.  — 
P.  Testament,  hnilains  xviii,  xxiv,  p.  20,  25,  103,  16G. 

2.  Pour  les  détails,  voir  les  pièces  judiciaires  citées  par  M.  Longuon, 
p.  50-76,  170-170. 

3.  Longnon,  p.  74,  75.  —  Vitu,  p.  /.8-50. 

4.  ...c(\)uUre,  le  dit  maistre  Guy  dist  au  dit  déposant  qne  ilz  avoient  un 
autre  complice  nommé  maistre  François  Villon,  lequel  estoit  allé  à  Angiers 
en  une  abbave  en  laquelle  il  avait  ung  sien  oncle  qui  estoit  religieulx  en 
ladite  abbaye,  et  qu'il  y  estoit  allé  pour  savoir  Testât  d'ung  ancien  religiculx 


VILLON    ET   SES    NOUVEAUX   BIOGRAPHES.  12'J 

Dans  ce  même  lihor  elle  .-uail  noL-,  en  plein  jour,  six  cents 
('•eus  d'or  au  i'rrrc  Guillaume  Cuiffiei',  relif;ieu\  des  Auguslins 
de  Paris,  pendant  que  l'un  des  complices  menait  ce  religieux 
à  l'église  des  Mathurins  pour  lui  faire  dire  une  messe;  un 
coup  tenté  la  nuit  contre  l'église  des  Mathurins  venait  d'é- 
chouer, parce  que  les  aboiements  d'un  chien  avaient  dénoncé 
les  ^■oleurs.  L'alfaire  de  Navarre  avait  été  dirigée  par  Villon 
en  personne;  c'était  lui  qui  avait  régalé  ses  compagnons  à  la 
taverne  de  la  Mule  avant  l'entreprise'.  Beaucoup  d'auti'es 
projets  étaient  à  l'étude.  Nous  avons  donc  maintenant  devant 
nous,  non  plus  un  écolier  étourdi  et  paresseux,  mais  bien 
le  vrai  Villon  des  Repues  franches^,  et  la  seule  excuse  qu'on 
l)uisse  alléguer  ici  pour  obtenir  en  faveur  de  sa  mémoire  des 
circonstances  atténuantes,  c'est  l'état  de  désordre  où  vi^ait, 
à  la  suite  de  longues  agitations,  la  société  contempoi'aine. 

]1  existe  au  cabinet  des  estampes  de  la  Bibliothèque  Natio- 
nale un  portrait  de  Villon,  lithographie  d'après  une  gravure 
en  bois  qui  se  trouvait  en  tète  de  ses  œuvres  publiées  par 
(élément  Marot.  La  face  est  pleine  et  vigoureuse,  le  front 
large,  les  sourcils  élevés,  arqués  ;  l'œil  largement  ouvert  et 
saillant,  profondément  cerné  ;  le  nez  fort  et  busqué,  la  bouche 
grandement  ouverte  et  demi-riante,  le  menton  rond  et  un  peu 
relevé.  L'homme  est  vêtu  d'une  ample  robe  assez  négligée, 
garnie  de  fourrure  noire,  et  coiffé  d'une  sorte  de  bonnet  plat 
posé  de  travers  sur  des  cheveux  noirs  un  peu  longs  et  frisés  ^ 
Villon  aussi  a  fait  son  portrait  en  vers,  mais  sans  se  llaller. 
Cette  esquisse  poétique,  crayonnée  en  1 4oG  et  recommencée 


(lu  dit  lieu,  lequel  estoit  renommé  d'estre  riche  de  V  ou  VI  cents  escus,  et 
que,  lui  retourné,  selon  ce  qu'il  rapporteroit  par  de  ça  aux  autres  compa- 
1,'nons,  ilz  yroient  tous  par  delà  pour  le  desbourser,  et  que,  à  quelque  matin, 
ilz  auroient  tout  le  sien  nettement...»  Lon.^'non,  p.  33,  59,  169. 

1.  Longnon,  Interrogatoire  de  Guy  Taharie,  p.  101,  162,  163,  166,  107. 

2.  Ce  recueil  d'aventures,  qui  contient  la  légende  des  bons  tours  et  des 
escroqueries  de  Villon,  n'est  pas  son  œuvre.  On  l'ajoute  ordinairement  à 
l'édition  de  ses  poésies. 

3.  Nutice  sur  F.  Villon,  par  .\.  Vitu,  p.  S3,36.  —  La  lithographie  est  de 
lUilmana  (1830).  Collection  générale  de  portraits,  fonds  de  Bure. 

9 


130  LA    POÉSIE   LYRIQUE   AU    XV^   SIÈCLE, 

en  li(il,  est  moins  belle  que  la  gravure.  11  se  dépeint  <(  noir 
et  sec  comme  escouvillon,  plus  noir  que  meure,  plus  maigre 
que  Chimère,  ne  devant  pas  laisser  grant  graisse  aux  vers,  ras 
de  tète,  de  barbe  et  de  sourcilz*.  »  11  est  vrai  que  Villon,  lors- 
qu'il traçait  de  lui-même  cette  image,  sortait  de  prison;  les 
deux  portraits,  qui,  à  première  vue  se  démentent,  peuvent 
s'accorder,  selon  le  temps  et  les  occurrences.  Absent  de  Paris 
au  moment  de  la  capture  de  ses  complices,  il  ne  fut  pris 
qu'un  peu  plus  tard  et  comparut,  sans  doute,  devant  la 
cour  de  révoque,  puisqu'il  élait  justiciable  de  l'Église  en  sa 
qualité  de  clerc-.  On  le  condamna  à  la  potence,  après  l'avoir 
mis  à  la  question,  et  c'est  alors  qu'il  composa  la  fameuse 
ballade  des  Pendus,  où  il  se  voit,  en  idée,  accroché  au  gibet 
de  Montfaucon  avec  cinq  ou  six  de  ses  compagnons  :  tout  le 
monde  a  lu  ces  vers  d'une  expression  si  naïve  et  si  forte, 
d'un  relief  si  frappante  Sa  présence  d'esprit,  dont  la  ballade 
elle-même  témoigne,  le  sauva.  11  en  appela  au  Parlement  qui 
comnuia  la  peine  de  mort  en  exil*. 

Le  ^  oilà  lianni  du  royaume  et  recommençant  une  série  de 
pérégrinations  dont  on  saisit  quelques  traces  dans  ses  poésies. 
Mais  il  est  bien  difficile  de  dresser  son  itinéraire.  Est-ce  à 
cette  époque,  ou  n'est-ce  pas  plutôt  en  1457,  lors  de  son 

1.  P.  Test.,  h.  XL.  —  Gr.  Test.,  h.  Lxxiv,  lxxvi,  clxv,  p.  37,  51,  101, 102, 
182,  183. 

2.  Guy  Tabarie,  qui  était  clerc,  comme  Villon,  fut  enfermé  dans  les 
prisons  de  l'Officialité  et  passa  devant  une  cour  ecclésiastique  dont  nous 
connaissons  la  composition.  Selon  toute  apparence,  c'est  cette  même  cour 
qui  jugea  Villon  en  1457  ou  1458.  —  Longnon,  p.  58. 

3.  La  pluye  nous  a  debuez  et  lavez, 
Et  le  soleil,  desséchez  et  noirciz  ; 

Pies,  corbeaulx,  nous  ont  les  yeux  cavez, 
Et  arrachez  la  barbe  et  les  sourcilz. 
Jamais,  nul  temps,  nous  ne  sommes  rassis  ; 
Puis  cà,  puis  là,  comme  le  vent  varie, 
A  son  plaisir,  sans  cesser,  nous  charrie, 
Plus  becquetez  d'oyseaulx  cjue  dés  ii  coudre... 

Épituphe  en  forme  de  Ballade,  p.  201. 

4.  La  Requête  de  Yillon,  ludkde  de  l'Appel,  p.  203-207.  —  On  n'a  pas  les 
pièces  du  procès  de  Villon. 


VILLON  i:t  ses  nouveaux  biographes.  131 

voyagfc  là  Angers,  qu'il  a  résidé  on  Poitou,  sur  les  limites  de 
la  Bretagne  et  de  l'Anjou  '  ?  ^'ers  quel  temps  faut-il  placer  ses 
relations  avec  le  duc  Charles  d'Orléiins,  et  la  composition  de 
la  ballade  qu'il  envoya  pour  l'un  des  concours  poétiques 
oiiNcrts  par  ce  prince  au  château  de  Blois-?  Le  Dit  de  la  nais- 
sance Marie,  écrit  en  l'honneur  de  la  (illt;  du  duc  d'Orléans,  née 
le  19  décembre  lio7,  esL-il  bien  de  noire  poëte-^?  On  ne  peut 
rien  affirmer  sur  tous  ces  points.  La  spirituelle  <(  Requeste  )>, 
qu'il  adressa  au  duc  de  Bourbon  Jean  11,  nous  est  une  preuve 
de  l'accueil  favorable  et  des  secours  en  argent  qu'il  reçut  de 
ce  prince'*.  Ouelques  vers  du  Grand  Testament  marquent 
comme  une  étape  lointaine  de  sa  fuite  la  ville  de  Roussillon 
en  Dauphiné,  qui  appartenait  alors  au  maréchal  et  sénéchal 
du  Bourbonnais,  Louis  légitimé  de  Bourbon,  cité  dans  un 
luiitain  du  mèmepoëme^  Là  s'arrêtent  les  indications  cer- 
taines et  précises. 

En  1461  nous  le  retrouvtjns  dans  la  prison  épiscopale  de 
Meun-sur-Loire.  Il  y  passa  tout  l'été,  au  pain  et  à  l'eau '^  :  de 
quel  nouveau  méfait  était-il  coupable?  On  l'ignore.  Peut-être 
avait-il  commis  quelque  délit,  un  vol  sans  doute,  aux  envi- 
rons de  Montpipeau,  forteresse  située  à  dix  kilomètres  de 
Meun  :  la  Ballade  aux  Enfants  perdus  nous  apprend  qu'il 
avait  pris  ce  lieu  en  aversion  et  qu'il  le  signale  comme  dan- 
gereux à  ses  amis'.  Thibault  d'Aussigny,  qui  fut  évoque 
d'Orléans  de  1452  h  1-473,  lui  infligea  cette  dure  pénitence 
pour  laquelle  son  nom  est  maudit  au  début  du  Grand  Testa- 
ment. Sur  ces  entrefaites,  le  roi  Charles  VII  mourut  le  22  juil- 
let. En  vertu  du  droit  de  joyeux  avènement,  Louis  XI  remit 

1.  A  Saint  Generoiix,  dans  les  Deux-Sèvres.  —  Gr.  Test.,  h.  xcxiv. 

2.  Ballade  Villon,  p.  ^19.  —  I^roliUet,  De  la  Vie  et  des  ouvrages  de  Yillo)), 
\).  29. 

3.  Longnon,  p.  8-2.  —  Villon,  p.  214. 

4.  P.  21G,  217.  —  Longnon,  p.  85. 

b.  Htiitain  ci.vii.  —  Ballade  finale.  —  P.  178,  190.  La  ville  de  Rous- 
sillon est  sur  la  rive  gauche  du  Rhône  à  six  lieues  au  sud  de  Vienne.  — 
Longnon,  p.  84. 

a.  Gr.  Test.,  h.  i  et  ii,  p.  39. 

7.  Page  IGG. 


132  LA    POÉSIE    LYRIQUE   AU    XV   SIÈCLE. 

leurs  peines  à  divers  pi-isonniers  des  villes  où  il  passa  après 
son  sacre.  La  délivrance  de  Villon  dut  être  octroyée  vers  le 
2  octobre  liGl,  date  à  laquelle  le  roi  Louis  XI  signa  deux 
ordonnances  à  Meun-sur-Loire  ' . 

A  peine  sorti  de  la  prison  de  Meun,  Villon,  âgé  de  trente  ans, 
((  ayant,  dit-il,  toutes  ses  hontes  bues%  »  composa  le  Grand 
Testament.  Ce  poëme  diffère  du  premier  par  l'ampleur  et  la 
variété  du  développement,  par  le  sérieux  de  l'inspiration  :  les 
legs  satiriques,  qui  formaient  tout  l'intérêt  du  Petit  Testa- 
ment, ne  sont  plus  ici  qu'un  accessoire  ou,  si  l'on  veut,  qu'une 
partie  du  poëme  ;  ils  sont  entrecoupés,  entremêlés  de  ballades 
et  de  rondeaux  oti  le  poëte  donne  un  libre  cours  aux  réflexions 
dont  son  esprit  est  obsédé,  aux  sentiments  qui  agitent  son 
àme.  Le  malheur  l'avait  mûri  et,  pour  un  temps  du  moins, 
corrigé;  tout  ce  qui  restait  en  lui  d'honnête  et  de  généreux 
s'était  ranimé  par  l'épreuve,  avait  repris  vigueur  dans  la  souf- 
france; et  de  ce  fond  de  repentir,  de  cette  conversion  émue 
et  doiûoureuse  d'un  cœur  plutôt  égaré  que  perverti,  partent 
les  plaintes,  les  regrets,  les  remords,  les  confessions,  les 
leçons  saisissantes,  les  accents  pathétiques  qui  remplissent  le 
Grand  Testament.  Dans  Vin-pace  épiscopal  de  Meun,  Villon 
avait  vu  la  mort  de  près;  aussi  la  pensée  de  la  mort  est-elle 
l'une  des  inspirations  dominantes  du  poëme.  Il  songe  à  sa 
jeunesse  dissipée  et  disparue,  aux  parents,  aux  amis  qu'il  a 
perdus*;  puis  s'élevant  à  des  considérations  plus  hautes,  il 
se  représente  les  générations  qui  passent,  saisies  tour  à  tour 
et  emportées  sans  exception  par  la  mort.  Oîi  sont  les  belles 
dames  du  temps  jadis*?  Où  sont  les  papes,  les  rois,  les  empe- 
reurs ((  aux  poings  dorés?  »  Où  est  du  Guesclin,  le  bon  Bre- 
ton? Où  est  le  preux  Charlemagne?  ((  Autant  en  emporte  le 


1.  Lon!j;non,  p.  89.  —  Ordonnances  des  rois  de  France,  t.  XV.  p.  118,  120. 
—  Voir  la  liste  des  prisonniers  graciés  par  le  roi  en  1461,  à  l^einis,  a  Mcanx, 
à  Paris,  à  Bordeau.x. 

2.  Gr.  Test.,  h.  i,  p.  39. 

3.  Huitains  xxii-xxx;  xxxv-xi,,  p.  51-62. 

4.  Ballade  des  Dames  du  tewjis  jadis.  Page  62. 


VILLON    KT   SES    NOUVEAUX   BIOGRAPHES.  133 

vent  *  !  )>  Pour  rendre  et  drvr'loppei'  ces  Mérités  si  connues, 
Villon  trouve  des  expressions  d'une  force  singulière  ;  il  traite  ce 
lieu  commun  de  morale  et  de  religion  avec  une  originalité  dont 
aucun  poëte  ou  prédicateur  français  n'avait  approclié  avant 
lui,  et  c'est  Là  précisément  la  inanpie  d'un  talent  supérieur  -. 
Notons  une  autre  qualité  distiiictive  de  son  imagination,  une. 
(''tonnante  promptitude  à  changer  de  ton,  à  passer  du  rire 
aux  larmes,  à  caractériser  par  quelques  traits  saillants  ce 
([ui  Fa  frappé,  «à  tourner  en  descriptions  animées,  en  tableaux 
■\ivanls,  les  rétlexions  abstraites.  Dans  un  legs  satirique, 
Villon  a  cité  plaisamment  <(les  Innocents'  »  :  aussitôt  ce  mot 
lui  l'cmet  en  idée  ces  ossements  qui  s'entassaient  dans  les 
galeries  du  cimetière  et  qui  y  formaient  une  permanente  et 
funèbre  exposition.  Et  voilà  qu'il  se  représente  ces  têtes 
inanimées  dans  la  gloire  de  leur  jeunesse  et  de  leur  beauté, 
((  s'inclinantles  unes  contre  les  autres  en  leur  vie,  »  rivalisant 
de  parui'e  et  d'orgueil;  sur  tous  ces  fronts  superbes  la  mort 
aujourd'hui  a  passé  son  niveau*. 

On  l'a  dit  fort  justement  :  tout  est  neuf,  sincère,  énergique 
et  naïf  dans  cette  poésie  d'un  enfant  du  peuple,  qui  n'a  d'autre 
tort  que  de  ne  pas  toujours  respecter  le  lecteur  et  de  ne  pas 
assez  se  respecter  lui-même.  Villon  n'imite  pas  le  Roman  de 
la  Rose,  bien  qu'il  le  cite  ;  il  laisse  ces  froides  allégories, 
ce  pédantisme  mignard  et  suranné;  il  tire  ses  pensées  de  son 
propre  fonds  et  ses  images  des  fortes  impressions  qu'il  reçoit 
de  son  temps.  Le  vieux  Paris  latin  revit  tout  entier  dans  ses 
vers,  avec  sa  population  pittoresque,  avec  ses  mœurs  libres 


1.  Ilidldde  (/t'.s  Seigneurs  du  tempa  jadis,  p.  65-71. 

2.  Huitaiii  xl,  xli,  p.  61. 

3.  Iliiitain  cxlvii,  p.  172. 

4.  Et  icellcs  qui  s'inclinoient 

Unes  contre  autres  en  leurs  vies, 

Desquelles  les  unes  régnoient, 

Des  autres  craintes  et  servies  : 

Là  les  voy  toutes  assouvies, 

Ensemble  en  ung  tas  pcsle-mcslc. 

Seigneuries  leur  sont  ravies  : 

Clerc  ne  maislre  ne  s'y  a[)pclle.  —  Huitain  cl,  p.  1T3. 


134  LA   POÉSIE    LYRIQUE   AU    XV^   SIÈCLE. 

et  son  langage  coloré.  Après  tant  d'années,  tant  de  change- 
ments dans  la  civilisation  et  dans  le  style,  sous  les  mots  gros- 
siers, sons  les  hémistiches  mal  scandés,  à  travers  les  tour- 
nures barbares,  on  voit  reluire  le  poëte  comme  un  soleil  dans 
un  nuage,  comme  une  ancienne  peinture  dont  on  enlève 
le  vernis  '.  Cette  poésie  qui  éclot  à  la  fin  d'une  longue  période 
littéraire,  dans  un  temps  d'épuisement  et  de  décadence,  a  tous 
les  caractères  des  poésies  primitives,  la  fraîcheur,  le  naturel, 
une  richesse  qui  coule  de  source,  comme  elle  a  aussi,  bien 
souvent,  la  simplicité  négligée  de  la  poésie  populaire.  On 
comprend  l'erreur  de  Boileau  qui  a  placé  à  l'entrée  de  notre 
histoire  littéraire  un  poëte  qui  avait  été  précédé  par  trois 
siècles  de  poésie  :  sa  science  était  en  défaut,  mais  son  goût 
si  sûr  ne  s'était  trompé  qu'à  demi. 

Après  la  composition  du  Grand  Testament,  il  n'y  a  plus 
qu'incertitude  et  obscurité  dans  l'existence  de  Villon.  Son  pré- 
tendu voyage  en  Angleterre,  raconté  par  Rabelais^,  n'est  sans 
doute  qu'une  fable  ;  car  l'autorité  du  narrateur  se  ruine  elle- 
même  par  les  inexactitudes  flagrantes  du  récit.  La  catastrophe 
du  sacristain  des  Gordeliers  de  Saint-Maixent  peut  se  rap- 
porter aussi  bien  aux  premières  pérégrinations  de  Villon,  en 
1456  et  liGO,  qu'à  ses  dernières  années,  malgré  l'assertion  de 
Rabelais  qui  rattache  ce  fait  à  la  vieillesse  du  poëte  ^  Ceux 
qui  prolongent  son  existence  jusqu'en  1480  ou  1484  *  se  fon- 
dent sur  le  Dialogue  de  Mallepaye  et  de  Baillevent  et  sur  le 
Monologue  du  franc-arclier  de  Bagnolet,  pièces  qui  n'ont  pas 
été  composées  par  Villon  * . 

La  première  édition  de  ses  œuvres,  qu'il  n'a  pas  donnée 

1.  Théophile  Gautier.  —  Thèse  de  M.  Campaux,  p.  301,  302. 

2.  Fantagruel,  1.  IV,  ch.  lxvii. 

3.  Ibid.,  I.  IV,  ch.  XIII.  —  M.  Longnon,  p.  92-93. 

4.  Par  exemple,  M.  Campaux,  p.  247-275. 

5.  Ces  pièces,  ainsi  que  les  Repues  franches,  ont  paru  pour  la  première 
fois  à  la  suite  des  onivres  de  Villon  dans  les  éditions  données  en  1532  et 
1533  par  Galiot  du  Pré,  Bonneniaire  et  Lotrian  ;  mais  elles  y  sont  distin- 
guées soigneusement  des  «œuvres  de  maistjc  Fiancoys  Villon.»  Elles  ne 
figurent  pas  dans  l'édition  de  Marot  datée  de  1533;  il  n'en  est  pas  même 
fait  mention  dans  la  préface. 


VILLON    ET  SES   NOUVEAUX   BIOGRAPHES.  135 

Ini-mcme,  parut  en  l  i89  :  il  élail  mort,  par  consoqiionl,  avant 
cette  époque  ;  c'esltoutce  qu'il  est  possi])le  d'aftirmer.  De  1480 
à  1320,  on  peut  citer  dix-huit  imitations  diverses  ou  parodies 
de  ses  deux  Testaments^  ;  de  IWJ  à  15 't2,  on  compte  ^ing•t- 
sept  éditions  de  ses  oaivres-.  Clément  Marot  nous  dit  que 
«  les  bons  vieillards  »  du  temps  de  François  I"  en  savaient  de 
longs  passages  par  cœur.  Ce  sont  Là  des  preuves  manifestes 
de  la  durable  renonmiée  de  François  Villon.  11  était  juste 
([u'uii  talent  si  original,  qu'un  es[)ritsi  français  réussît  auprès 
du  public  de  tous  les  temps,  et  le  trouvât  sensible  à  des 
mérites  dont  l'à-propos  est  éternel  dans  notre  pays  ;  on  peut 
dire,  en  effet,  que,  malgré  les  variations  du  goût  et  les  révo- 
lutions littéraires,  Villon  est  du  nombre  des  poètes  sur  les- 
({uels  le  sentiment  général  n'a  jamais  varié''. 


S  IV 


Fin  de  la  poésie  du   moyen  âge. —  L'Ecole  flamande   et  bourguignonne 
des   «grands  rhétoricqueurs.  » 

Au  XV''  siècle,  le  fait  dominant  de  l'histoire  que  nous  écri- 
vons, c'est  l'existence  d'une  école  llamande  et  bourguignonne 
dans  la  littérature  française.  Le  terme  d'école  nous  paraît  à 
sa  place,  puisqu'il  s'agit  d'une  poésie  pédantesque.  Comme 
toujours,  les  phénomènes  littéraires  ne  sont  ici  qu'une  consé- 
quence des  événements  politiques.  Depuis  la  fin  du  siècle  pré- 
cédent, la  puissance  des  ducs  de  Bourgogne  constituait  en 

1.  Elles  sont  citées  et  analysées  dans  le  savant  et  consciencieux  ouvrage 
de  M.  Caiiipaux,  p.  277-288. 

2.  De  1489  à  nos  jours,  il  y  en  a  en  tout  trente-deux.  La  plus  récente  est 
celle  du  Bibliophile  Jacob,  que  nous  avons  citée  (1834).  —  Il  y  a  en  outre 
six  manuscrits  de  Villon:  quatre  de  la  fin  du  xv«  siècle,  et  un  du  xvi" (Biblio- 
thèque >!ationale),  plus  un  nis.  du  xviii»  siècle  (Bibliothèque  de  l'Arsenal). 
On  trouvera  dans  la  Thèse  de  M.  Canipaux  (p.  289-293  ;  364-287),  et  dans  la 
Préface  du  Bibliophile  Jacob  (p.  v-xvi),  le  catalogue  de  ces  éditions  impri- 
mées et  la  description  de  ces  manuscrits. 

3.  Aux  ouvrages  cités  dans  cette  étude  on  peut  ajouter  celui  du  docteur 
Nagel,  professeur  à  l'école  supérieure  de  Mulhouse  :  Francoh  Villon,  Ver- 
sucli  dner  kritischen  Darstellung  seines  Lebens  nach  seinen  Gedichten  (1830). 


d3G  LES    DERNIERS    POÈTES    DU    MOYEN    AGE. 

hce  de  la  royauté,  au  sein  du  royaume,  un  État  ind('']>endant 
et  rival  :  le  seul  titre  de  roi  manquait  à  ces  ducs  orgueilleux 
et  magnifiques.  Aussi  vit-on  bientôt  se  rassembler  à  leur 
cour,  ou  dans  la  domesticité  de  leurs  grands  officiers,  une 
légion  d'écrivains  et  de  poètes  qui,  tout  en  parlant  français, 
avaient  le  cœur  bourguignon  et  l'accent  llamand. 

Entre  ces  littérateurs  du  pays  wallon  et  les  purs  esprits 
français,  entre  la  poésie  qui  fieurit  sur  les  bords  de  la  Seine 
ou  de  la  Loire  et  celle  qui  est  cultivée  dans  le  Hainaut  ou  le 
Brabant,  une  sensijjle  différence  éclate  ;  c'est  celle  que  l'an- 
tiquité signalait  entre  le  style  asiatique  et  l'atticisme.  Les 
beaux  esprits  bien  rentes  et  richement  apanages  dont  se  dé- 
core la  cour  fastueuse  des  ducs  de  Bourgogne  sont  doctes  et 
sérieux  ;  ils  ont  de  la  verve  et  une  certaine  ampleur,  mais  il 
leur  manque  cette  qualité  distinctive  du  poëte  et  de  l'artiste, 
la  grâce  et  la  délicatesse.  Leur  naturel  est  lourd  et  emplin- 
tique;  leur  muse  a  de  l'embonpoint.  Cette  plantureuse  région, 
où  le  pédantisme  est  une  dignité,  voilà,  au  xv"  siècle,  la  vraie 
patrie  des  a  grands  rliétoricqueurs.  »  Nous  ne  voulons  pas 
dire  que  ce  goût  épais,  exotique,  soit  inconnu  en  France  el 
que  l'école  ilamande  et  bourguignonne  ne  compte  aucun 
adepte  dans  le  reste  du  royaume  ;  mais  nos  meilleurs  poëtes, 
comme  Villon  et  Charles  d'Orléans,  et  après  eux  nos  plus  spi- 
rituels versificateurs  échappent  h  la  contagion.  La  médiocrité 
seide  est  atteinte  et  paie  tribut  aux  ambitieux  défauts  mis  en 
honneur  par  nos  voisins.  Les  talents  français  restent  fidèles 
à  leur  simplicité  native,  el  l'on  sent,  à  les  lire,  (ju'ils  ont  res- 
piré un  air  plus  vif  et  plus  léger. 

Vers  le  temps  oii  Vifion  écrivait  ses  deux  Testaments,  un 
jeune  bourgeois  de  Reims,  fils  d'un  avocat,  Guillaume^ 
Coquillart,  était,  lui  aussi,  <(  escolier  »  à  Paris,  et  peut-être 
y  a-t-il  connu  et  fréquenté  les  <(  eslourdiz',  »  dont  maître 
François  menait  la  ])ande^.  Leste  d'esprit  et  de  propos, 

1.  Gens  d'esperit,  nng  pntit  cslourdiz.    Villon,  Epistre,  p.  l'JT. 

2.  FAuàesur  CoiimUiird,\>A^ 'Si.  d'Héricault,  1857,  Introduction,  p.  l-lih. 
—  Coquillart,  est  né  en  1421. 


GUILLAUME  COQUILLART.  137 

ciraclt'i'o  hardi,  gaillard  et  cynique,  prompt  à  saisir  les  ridi- 
cules et  k  s'égayer  aux  dépens  du  prochain,  Coquillarl 
pouvait  ri^-aliser  de  belle  humeur  et  de  verve  malicieuse  avec 
les  plus  ivnnmmés  de  ces  a  gratieux  gallants.  »  Mais  en 
champenois  avisé  et  positif,  que  le  plaisir  ne  détournait  pas 
des  affaires  et  qui  allait  à  son  but  sous  un  air  d'insou- 
ciante gaité,  il  se  garda  bien  de  suivn;  jusqu'au  bout  les 
folles  équipées  qui  se  terminaient  en  prison  ou  à  la  potence. 
Ses  études  faites,  bien  pnur\u  de  grades  universitaires,  il 
i-egagna  sa  ville  natale,  s'y  installa  dans  un  bon  emploi  et  se 
mit  en  mesure  d'atteindre,  par  un  progrès  constant  et  régu- 
lier, aux  dignités  compatibles  avec  son  état  et  permises  à  son 
ambition.  D'abord,  modeste  u  practicien,  »  c'est-cà-dire 
avocat  et  procureur  tout  à  la  fois,  il  fut  successivement  con- 
seiller de  ville,  procureur  de  rarclievcché,  chanoine  et  officiai  ' . 
Ses  petits  vers,  où  il  avait  soin  d'intéresser  l'amour-propre 
de  ses  concitoyens,  de  llatter  leurs  préjugés  et  leurs  rancunes, 
de  venger  leurs  injures,  ne  nuisirent  pas  à  son  avancement  et 
à  ses  succès  ;  ils  le  firent  estimer  et  redouter.  Coquillart, 
moitié  homme  de  chicane,  moitié  homme  d'église,  et  par 
dessus  tout  poi'te  et  b<'l  es[)rit,  devint  dans  son  pays  une 
manière  de  personnage.  Connue  Villon,  il  emprunta  au  monde 
où  il  vivait  le  sujet  de  ses  poésies.  Dans  le  Plaidoyer  de  la 
Simple  et  de  la  Busce^,  il  se  moque  des  gens  de  justice;  dans 
le  Monologue  du  Gendarme  cassé,  il  tourne  en  ridicule  les 
gens  du  roi,  les  garnisaires  royaux,  ennemis  du  bourgeois  : 
les  Droits  nouveaux,  son  plus  long  poëme,  sont  une  revue 
gé'uérale  des  travers  et  des  lidicules  du  jour,  des  sottises  et 
(les  impertinences  à  la  mode%  une  Bible  satirique,  comme 
celle  de  Guyot  de  Provins. 


1,  Il  fut  élu  clKuioine  en  1483  et  nommé  officiai  vers  1490.  —  L'official 
était  le  président  de  la  cour  épiscopale,  le  chef  de  la  juridiction  ecclésias- 
tique, en  un  mot,  le  second  peisonnage  du  diocèse. 

3.  Sur  cette  comédie,  voir  notre  I<^''  volume,  p.  341. 

;i.  Voir  le  portrait  du  vaniteux,  du  parvenu.  T.  i<^f,  p.  G5,  93.  —  Edit. 
d"Héricault,  1857. 


138  LES    DERNIERS    POÈTES    DU    MOYEN    AGE. 

Le  style  de  Coquillart  est  ahondant  et  facile  ;  ses  tableaux 
sont  vivants,  il  décrit  avec  verve  et  marque  avec  force  les  ridi- 
cules *  ;  mais  il  ne  sait  pas  se  contenir,  il  s'épanche  au  hasard 
et  bavarde  à  satiété.  On  pense,  en  l'écoutant,  à  «  ces  langa- 
gières au  bec  affdé,  à  ces  harangères  »  dont  parle  Villon  en  sa 
ballade  ^  L'élévation  de  la  pensée  et  la  vivacité  du  sentiment, 
qualités  si  éminenles  dans  l'auteur  du  Grand  Testament,  lui 
font  absolument  défaut.  On  l'a  défini  <(  un  bourgeois  qui  fait 
des  vers  en  amateur.  »  On  a  dit  encore  :  la  poésie  de  Coquillart 
est  le  journal  de  la  ville  de  Reims  au  xv''  siècle  ^  Rien  de  plus 
vrai,  c'est  Là  le  trait  distinctif  et  c'est  aussi  la  borne  de  son 
esprit.  Sa  malice  s'évertue,  sa  fantaisie  s'amuse  dans  ce 
milieu  communal  et  municipal  ;  son  vol  ne  franchit  pas  l'en- 
ceinte de  la  cité.  Poëte  caustique,  écrivain  fécond  et  néghgé, 
homme  d'imagination  dans  les  petites  choses,  Coquillart,  avec 
tout  son  esprit,  n'est  qu'un  talent  de  province.  Il  mourut 
en  1510.  Clément  Marot  prétend  qu'il  se  ruina  au  jeu  et  que 
le  désespoir  ajjrégea  sa  vie\  En  bon  Parisien,  Marot 
a  saisi  l'occasion  de  cette  déconfiture  pour  dauber  son  con- 
frère champenois  ^. 

1.  Portrait  du  gentilhomme  à  la  mode  : 

Nos  grans  gentilz  hommes  mondains, 
Volaiges,  estourditz,  legiers, 
Esservelez  comme  beaulx  dains, 
Qui  ont  la  verve,  et  sont  soubdains, 
Esveillez,  faronnez,  quarrez, 
Et  tousjours  les  estomacz  plains 
D'ung  tas  de  lacez  bigarrés 

—  Lt's  Lroitz,  nouveaulx,  ï.  1er,  p.  13t. 

2.  Ballade  des  Femmes  de  Parts,  p.  155. 

3.  M.  d'IIéricault,  Préface,  p.  xxxviii,  lxxviii,  lxxx,  cxli. 

4.  A  ce  mécliant  jeu  Coquillart 
Perdit  la  vie  et  ses  coquilles. 

—  Coquillart  portait  trois  coquilles  d'or  dans  ses  armes.  Bibliotliêque  fran- 
roise,  de  l'abijé  Goiijet,  t.  X,  p.  164. 

5.  En  publiant  les  œuvres  de  Coquillart  (1837),  M.  d'IIéricault  a  consacré 
à  ce  poëte  une  étude  approfondie  que  nous  signalons  ici.  —  Le  second 
volume  se  termine  par  un  remarquable  travail  bibliographique  sur  les  édi- 
tions qui  ont  précédé  celle  de  1857,  p.  329-382. 


OCTAVIEN    DE   SAINT-GELAIS.  139 

Si  Coquillart  a  quelque  ressemljlance  avec  Yillou,  Oclavicu 
(le  Sainl-Gelais,  né  à  Cognac  en  1465,  rappelle,  dans  ses 
meilleurs  endroits,  la  douceur  ('déganle  de  Charles  d'Orléans. 
Il  était  gentilliomme,  et  il  fut  évèque  d'Ang'oulème  en  149i. 
()n  a  de  lui,  outre  une  complainte  sur  la  mort  de  Charles  VIII, 
deux  poëmes  assez  développés  :  la  Chasse  ou  le  Départ 
d'Amours,  et  le  Séjour  d'honneur.  Le  premier  est  un  recueil 
de  petites  pièces  de  circonstance  qu'il  a,  selon  l'usage  du 
temps,  encadrées  dans  une  fiction  fort  banale,  c'est-à-dire 
dans  un  songe  allégorique;  le  second,  qui  est  mêlé  de  prose 
et  de  vers,  nous  présente  plus  d'unité  et  se  recommande  par 
une  intention  morale.  L'auteur  s'y  propose  de  signaler  à  la 
jeunesse  les  écueils  qui  l'attendent  à  travers  le  monde,  sur  le 
chemin  du  plaisir,  de  la  cour  et  de  l'ambition;  on  y  voit 
paraître  Sensualité,  Abus,  Vaine  Plaisance,  Bonne  Fin, 
Déduit  mondain,  Raison,  et  les  autres  personnages  de  ces 
sortes  de  compositions  :  heureusement,  le  récit  est  semé 
d'allusions  et  de  détails  historiques  qui  relèvent  la  fadeur  de 
l'alh'gorie  tour  à  tour  sentimentale  et  pédantesque.  Octavien 
de.  Saint-Gelais  mourut  en  1502,  à  trente-six  ans  ;  cet  imita- 
teur attardé  du  Roman  de  la  Rose  était  d'une  santé  délicate 
que  le  plaisir  ruina  bientôt.  Vieilli  avant  le  temps,  attristé  du 
sentiment  de  sa  fin  prochaine,  il  a  exprimé  la  mélancolie  de 
son  àme  avec  une  grâce  touchante'.  L'histoire  ne  doit 
pas  oul)lier  qu'Octavien  de  Saint-Gelais  a  traduit  en  vers 
l'Enéide,  vingt  et  une  épîtres  d'Ovide  et  l'Odyssée;  peut-être 
cette  dernière  traduction  a-t-elle  été  faite  ou  revue  sur  le  texte 
d'Homère,  car  l'auteur  avait  étudié  avec  succès  au  collège  de 
Sainte-Barbe,  à  Paris,  où  le  grec  fut  enseigné  dès  la  fondation 
même  de  l'établissement  * . 

Le  xv"  siècle,  dans  son  déclin,  a  produit  d'autres  poètes 
fort  habiles  à  composer  un  chant  royal,  à  cadencer  une 
ballade,  à  tourner  un  rondeau  ;  mais  aucun  d'eux  ne  se  dis- 


1.  BibUothcfiue  franroise,  de  Goujet,  t.  X,  p.  226-283.  —  Les  poêles  fran- 
mis,  notice  par  A.  de  xMontaii.'^lon,  p.  476-481. 


140  LES    DERNIERS    POÈTES    DU    MOYEN    AGE. 

lingue  de  la  foiile  des  rimeiirs  pcar  un  mérite  original.  Ce 
sont,  comme  on  disait  alors,  ((  de  bons  et  renommés  acteurs 
ou  facteurs,  »  absolument  dépourvus  de  génie  poétique,  ^'euus 
dans  un  temps  oii  la  paix,  en  rendant  la  sécurité,  enlevait 
aux  talents  amollis  les  inspirations  de  la  souffrance  et  du 
patriotisme,  ils  suivirent  sans  indépendance  les  sentiers 
battus  et  traitèrent  sans  invention  des  matières  usées.  Cet 
abaissement  uniforme,  cette  médiocrité  générale  nous  présente 
un  trait  particulier  qui  veut  être  signalé  :  la  plupart  de  ces 
versificateurs,  originaires  des  vieilles  provinces  de  France, 
gardent  les  traditions  du  goût  français  et  n'imitent  qutî 
par  exception  l'emphase  de  l'école  bourguignonne.  Martial 
d'Auvergne,  qui  mourut  en  laOS',  est  souvent  sec  et  plat 
dans  ses  Vigiles  de  Charles  VII,  déjcà  citées  ;  mais  il  a  du 
naturel,  de  la  netteté  dans  le  style  et  môme  de  la  naïveté;  ;  il 
dit  simplement  ce  qu'il  veut  dire  ;  et  le  petit  poëme  de 
Y  Amant  Cordelier-,  qu'on  lui  attribue,  seml)]e  reproduire  les 
qualités  de  légèreté  et  de  finesse  qui  ont  donné  si  longtemps 
du  charme  à  son  livre  en  prose  sur  les  Arrêts  d' Amour 'K 
C'est  aussi  un  gaulois  bien  plus  qu'un  flamand,  ce  poëtc  ou 
ce  rimeur  récemment  exhumé,  Henri  Bande,  <(  élu  des  aides 
pour  le  bas  Limousin,  »  c'est-à-dire  répartiteur  des  impôts 
pour  la  guerre*.  Bien  qu'il  ait  habité  le  pays  de  l'écolier  que 
Panurge  a  immortalisé,  il  ne  parle  ni  grec  ni  latin  en  fran- 
çais, et  son  petit  recueil  de  chansons,  de  ballades,  de  testa- 
ments et  d'épigrammes,  est  assaisonné  de    malice   et  de 


\.  Marlial,  surnommé  d'Auvergne,  naquit  à  Paris,  vers  1420,  comme  le 
prouve  son  épitaplie  en  lalin.  —  Traité  des  offices  de  France,  par  Girard, 
annoté  par  Jacques  Joly  (1614),  t.  l^r,  p.  cxliv. 

2.  L  Amant  rendu  Cordelier  à  l'observance  d'Amour;  234  strophes  de  huit 
vers  octosyllabiques  chacune. 

3.  11  a  lait  aussi  un  poëme  intitulé  les  Dévoies  louanges  à  la  Yierge  Marie. 
—  Bibliothèque  franroise,  t.  X,  p.  39-()8.  —  Les  poètes  français,  par  M.  de 
Montaiglon,  p.  421-428. 

4.  Henri  Baude,  yoiite  ignoré  du  temps  de  Louis  XI  et  de  Charles  YIU,  par 
Jules  Qnidianl.— Bibliothèque  de  l'Ecole  des  Charles  (1848-1849,  2"  série,  5), 
p.  93-133.  Ce  travail,  corrigé  et  augmenté,  a  paru  sous  forme  de  volume, 
en  185(i. 


HENRI    BAUDE    ET  JEAN    MAROT.  141 

.miit'té'.  Dans  un  sôjour  qu'il  fil  à  Paris,  cette  verve  railleuse 
faillit  lui  devenir  funeste.  11  a\ait  écrit  une  moralité  satiri- 
([ue,  ou  une  farce  moralisée,  qui  fut  jouée  sur  la  grande  Table 
de  marbre  au  Palais  en  1  '180  ;  pour  avoir  fait  rire  le  public 
aux  dépens  des  courtisans  il  passa  trois  mois  au  Chàtelet. 
Baude  a  parfois  imili'  Villon,  et  Cl(''ment  Marot  a  fait  à  Baudc 
<|uelques  emprunts. 

Parmi  les  poètes  restés  fidèles  aux  qualiti'S  nall\es  do 
Tesprit  français  nous  rangerons  Guillaume  Alexis  et  Jean 
Marot  :  le  premier  ressemble  à  Baude  par  la  netteté  et  la  vi- 
\a('ité  du  style;  le  second  se  rapproche  de  Martial  d'Auvergne 
j)ar  le  caractère  historique  de  ses  compositions.  Guillaume 
Alexis,  prieur  de  Bussy  dans  le  Perche,  mourut  sous  le 
règne  de  Louis  XII.  Son  meilleur  poëme  est  intitulé  le  Grant 
Blazon  des  fanlses  amours^.  C'est  un  dialogue  entre  un  gen- 
tilhomme qui  soutient  le  parti  de  l'amour,  et  l'auteur  qui  s'en 
déclare  l'adversaire  :  les  femmes,  comme  on  le  pense  bien, 
n'y  sont  guère  épargnées,  et  l'éternelle  satire  de  leurs  incorri- 
gibles défauts  est  tournée  avec  esprit.  Jean  Marot,  dont  le 
vrai  nom  était  Jean  des  Mares  ou  des  Marets,  naquit  en 
Normandie  près  de  Caen,  vers  1163^.  Présenté  au  roi 
Louis  XII  par  Anne  de  Bretagne,  il  oljtint  la  charge  de  valet 
de  garde-robe  dans  la  maison  du  roi  et  suivit  ce  prince  en 
Italie,  à  Gènes  et  à  Venise,  dans  les  années  lo07  et  1508.  Ce 
double  voyage  est  le  sujet  de  deux  relations,  envers  mêlés  de 


■1.  Il  u;uniil  à  Moulins  en  1430  et  mourut  un  peu  après  1490,  avec  la 
renommée  de  «très-clair  et  renommé  composenr.  » 

2.  On  a  de  lui,  en  outre,  le  Vasse-iemitA,  traduction  libre  d'un  ouvrage 
latin  attribué  au  pape  Innocent  III,  un  bialoque  du  Crucifix  et  du  l'ckiin, 
composé  en  1486  à  Jérusalem;  enfin,  un  certain  nombre  de  ballades  et  de 
rondeaux.  —  Bibliothèque  franroiae,  t.  X,  p.  103-128. 

3.  Diins  l'impossibilité  où  nous  sommes  de  développer  et  de  motiver 
notre  jugement  sur  Jean  Marot,  nous  indiipierons  ici  deux  sources  érudites 
oii  le  lecteur  pourra  puiser:  1"  l'article  assez  étendu  de  la  Bibliothique 
franrûise  de  Goujet,  t.  XI,  p.  1-37;  2"  une  Elude  »ur  Jean  Marot,  par 
Thereau  (Caen,  1873).  C'est  un  mémoire  couronné  en  1866  par  l'Académie 
des  belles-lettres  de  Caen.  «  L'auteur,  est-il  dit  dans  le  rapport  sur  le 
concours,  a  llxé  et  comme  arrêté  la  biographie  de  Jean  Marot.  » 


142  LES    DERNIERS    POÈTES    DU    MOYEN    AGE. 

prose,  qui  réunies  à  des  l)aUades,  à  quelques  épîtres  et  à  de 
nombreux  rondeaux,  forment  le  recueil  de  ses  œuvres  com- 
plètes. Il  s'en  faut  que  le  père  de  Clément  Marot  ait  la  sou- 
plesse et  le  brillant  du  talent  de  son  fils  ;  ses  vers  martelés 
attestent  l'effort  d'un  esprit  judicieux  et  solide  qui  rime  en 
dépit  de  Minerve  :  on  a  reconnu  dans  ses  deux  Voyatjes  un 
mérite  de  précision  et  d'exactitude  historique  ;  mais  ils  man- 
quent de  verve  et  de  couleur  ;  le  poëte  a  l'humeur  triste,  c'est 
((  un  hanni  de  liesse.  »  Ajoutons  que  sa  prose  est  encore  plus 
pénible  et  plus  contournée  que  ses  vers.  Jean  Marot,  qui 
écrit  assez  simplement  quand  il  rime,  devient  emphatique, 
prétentieux,  alambiqué  dès  qu'il  s'exprime  en  prose  ;  il  est 
alors,  comme  il  dit  lui-même,  ((  le  moindre  disciple  et 
loingtain  imitateur  des  meilleurs  rhétoriciens  * .  )> 

Poursuivrons-nous  cette  énumération?  Citerons-nous  ces 
poètes  de  cour,  secrétaires  ou  valets  de  chambre  du  roi,  de 
la  reine  et  des  princes,  ces  magistrats  amateurs  de  la  poésie, 
dont  les  noms  remplissent  les  catalogues  historiques,  mais 
qu'aucune  histoire  ne  tirera  jamais  d'un  trop  juste  oubli?  Nous 
connaissons  déjà  comme  auteurs  dramatiques  André  de  la 
Vigne  et  Roger  de  Collerye  ^  ;  ce  sont  les  plus  célèbres  d'entre 
les  noms  obscurs  de  ce  temps-Là.  Le  premier  était  secrétaire 
d'Anne  de  Bretagne  ;  il  écrivit  en  prose  et  en  vers  le  Journal 

1.  Avant  de  qiiittei-  les  poëtes  du  gi'oupe  français  qui  évitent  le  iiédantisme 
à  la  mode,  signalons  un  recueil  de  Chansons  populaires  du  \\«  siècle,  récem- 
ment publiées  par  M.  Gaston  Paris  (1875).  Elles  sont  au  nombre  de  143. 
Chants  d'amour,  rondes,  pastourelles,  pièces  satiriques,  improvisations  de 
circonstance,  actualités,  elles  viennent  de  presque  toutes  les  provinces  du 
royaume.  Il  y  en  a  de  l'Ile-de-France,  de  la  Normandie,  de  la  Picardie,  du 
Lyonnais,  de  la  Provence  et  de  la  Gascogne.  C'est  une  veine  de  poésie 
vive,  naturelle  et  fraîche  qui  jaillit  à  l'époque  où  le  faux  goût  des  grands 
«  rhéturicqueurs  »  tend  à  s'imposer  et  à  dominer  partout.  Autre  raison  de 
l'intérêt  qui  s'attache  à  cette  publication  :  ces  chansons  se  distinguent  de  la 
poésie  populaire  des  siècles  antérieurs;  elles  sont  restées  le  type  elle 
modèle  des  pièces  du  même  genre  qui  ont  paru  dans  les  temps  plus  modernes. 
—  l'n  recueil  du  même  genre,  mais  plus  court,  a  paru  à  Leipzig  en  1877, 
par  les  soins  de  .M.  Tobler,  sous  ce  litre  :  Franzœsische  Yolkslieder,  zusam- 
nieiigeslellt  von  Moriz  Ilaupt.  {Revue  critique,  1877,  p.  395.) 

■2.  T.  L'i-,  p.  V'.8,  317. 


HENRI    BAUDE    ET  JEAN    MAROT.  143 

de  l'expcdilion  de  Charles  VIII  en  Italie,  sans  compter  plus  de 
six  cents  petites  pièces,  rondeaux,  triolets,  ballades  et  com- 
plaintes*; le  second,  qui  vécut  au  delà  de  1538  auprès 
des  évoques  d'Auxerre,  dont  il  était  secrétaire,  n'a  guère  com- 
posé que  des  chansons  à  boire  et  des  poésies  comiques 
ou  satiriques^.  Les  autres  Aersificatcurs  que  nous  pour- 
rions mentionner,  —  Simon  Bougoing,  Robert  Gobin, 
Symphorien  Champier,  Biaise  d'Am'iol,  Guillaume  Michel  de 
Tours,  Guillaume  Telin,  Michel  d'And)oise,  Jean  du  Pré, 
Charles  de  Hodic,  Pierre  Grognet,  Laurent  Desmoulins,  — 
appartiennent  plutôt  à  la  littérature  du  xvi"  siècle  qu'à  l'his- 
toire du  moyen  âge  ;  la  plupart  ont  vécu  sous  François  I". 
Simon  Bougoing,  auteur  de  YEspinette  du  jeune  Prince, 
poëme  hérissé  de  métaphysique,  était  valet  de  chambre 
de  Louis  XII;  Robert  Gobin,  curé  de  Lagny-sur-Marne,  vers 
l'an  1510,  s'est  proposé  d'instruire  et  de  moraliser  toutes 
les  conditions  sociales  dans  un  long  sermon  rimé,  cjui  a  pour 
titre  les  Loups  ravissants;  Symphorien  Champier,  docteur  en 
théologie  et  en  médecine,  conseiller-échevin  de  Lyon,  mort  en 
'lo3o,  a  composé  la  Nef  des  Dames  vertueuses,  la  Nef  des  Prin- 
ces, et  des  chroniques  rimées;  on  a  de  Biaise  d'Auriol,  juris- 
consulte toulousain,  des  complaintes  amoureuses,  imitées 
(rOcta\  ien  de  Saint-Gelais  ;  Guillaume  Michel  de  Tours,  rimeui- 
diffus  et  barbare,  a  successi^  ement  publié  une  traduction  des 
Bucoliques  et  des  Géoryiques  de  Virgile,  la  Forêt  de  Conscience, 
le  Penser  royal,  le  Siècle  doré,  le  Soûlas  de  Noblesse,  poèmes 
dont  la  platitude  burlesque  ne  dément  pas  ces  titres  amphi- 
gouriques. Un  Panégyricque  pastoural,  en  l'honneur  de  Fran- 
çoys  1",  est  inscrit  sous  le  nom  de  Guillaume  Telin,  secré- 
taire du  duc  de  Guise,  mort  en  1550;  un  Estrif  entre  Amour 
et  Fortune,  imprimé  vers  1532,  porte  le  nom  de  Charles  de 
Hodic,  seigneur  de  Annoc;  n'oublions  pas  le  Cymetière  des 


1.  liiblivth'jqiie  fmnçoise,  t.  X,  p.  283-299.  André  de  la  Vigne  mourut 
vers  lois. 

2.  Ibid.,  p.  373-383.  —  Les  jioctes  franraU,  par  Moland  et  de  Montaiglon, 
p.  531-539. 


144  LES    DERNIERS    POETES    DU    MOYEN    AGE. 

malheureux,  composr  vers  151:2  par  Laurent  Desinoiilins, 
prêtre  du  diocèse  de  Chartres.  Michel  (rAm]}oise,  surnomim'' 
VEsclave  fortuné ,  fit  imprimer  vingt  épîtres,  trente  ron- 
deaux et  des  C()m[)hïintes  en  15:29,  cent  épigrammes  en 
•1530,  le  Blason  de  la  dentvw  1 536,  le  Secret  d'amours  en  15  4:2, 
un  fatras  de  pièces  de  circonstance  sous  le  titre  de  Panthaire 
en  1545.  Jean  du  Pré,  gentilhomme  du  Ouercy,  blessé 
ù  Pavie  en  15^5,  a  rimé  un  ouvrage  semi-historique  assez 
intéressant,  le  Palais  des  nobles  Dames,  cjrii  est  une  apologie 
et  non  une  satire  du  sexe  féminin;  son  contemporain, 
Pierre  Grognet,  né  près  d'Auxerre, l'a  imité  dans  sa Lo'ùange 
des  Femmes,  dédiée  à  une  reine  ;  il  est  en  outre  auteur  de 
chroniques  rimées,  de  traités  géographiques  en  vers,  et  d'une 
notice,  également  en  vers,  des  poètes  français  et  des  poètes 
italiens  de  son  temps  ^  Peut-être  une  étude  spéciale,  une 
critique  détaillée  de  cette  masse  flottante  de  productions 
insipides  et  ])aroques  ne  serait-elle  pas  inutile  pour  éclairer 
l'histoire  poétique  des  cinquante  premières  années  du 
xvi"  siècle;  mais  ce  travail,  dont  nous  voulons  du  moins  sug- 
gérer l'idée,  formei'ait  la  préface  naturelle  d'un  livre  sur  la 
littérature  des  temps  modernes  et  sortirait  absolument  des 
justes  bornes  de  notre  plan. 

En  li99  parut  une  compilation  anonyme,  intitulée 
Jardin  de  Plaisance  et  fleur  de  Rhétorique  :  c'était  à  la  fois 
un  art  poétique  en  vers  et  une  anthologie.  L'auteur,  qui 
se  cache  sous  l'épithète  ({'Infortuné,  commence  à  tracer  en 
dix  chapitres  les  principales  règles  de  la  composition,  «ippli- 
quées  aux  genres  à  la  mode  ;  le  reste  de  l'ouvrage  contient  de 
nombreux  exemples  empruntés  aux  meilleurs  poët(;s  contem- 
porains. Cette  publication,  placée  sur  la  limite  de  deux  siè- 
cles profondément  distincts,  résume  et  clôt  les  derniers 
efforts   de  l'activité  poétique  du  moyen  âge;   elle  met  fin 

1.  Pour  de  plus  amples  renseignements  sur  cette  foule  de  plats  versifica- 
teurs, on  |ieut  consulter:  l"  la  miiUothèque  franroiae,  de  Goujet,  t.  X,  p.  93, 
102;  105-22(3;  28:5-;]9r);  2o  les  notices  insérées  dans  les  imles  f nuirais 
(18G1),  p.  510-577. 


l'école  flamande  et  BOURGUIGNONN'E.  ii'ô 

h  riiistoiro  dos  portes  du  groupe  fi'inie.'iis:  là  ;nissi  s'arrêtera 
notre  exposé  ' . 

L'école  pédantesque,  qui  [X'ndaul  ce  temps  llorissait  en 
l^'landre,  à  la  conv  de  princes  semi-alleniands,  semi-fi'ançais, 
exerçait  son  iniluence  sur  tout  k;  royaume,  y  recrutait  des 
adeptes,  et,  secondée  par  la  vogue  renaissante  des  langues  et 
des  littératures  anciennes,  donnait  la  première  impulsion  au 
mouvement  dont  la  IMéiade  devait  faii'e  uneri'volulion.  Parmi 
li's  imitateui's  français  des  a  rliétoriciens»  bourguignons, nous 
citerons  au  premier  rang  (iuillaume  (Crétin  et  Jean  Mescliinot. 
Crétin,  qui  mourut  en  \ù2o,  était  parisien;  il  fut  d'abord 
trésorier  de  la  Sainte-Chapelle  de  Yincennes,  puis  chantre  et 
chanoine  de  la  Sainte-Chapelle  de  Paris ^.  Ses  œuvres  ne  com- 
prennent que  des  pièces  de  peu  d'étendue,  chants  royaux,  bal- 
lades, rondeaux,  oraisons,  complaintes,  épîtres,  quatrains, 
invectives,  débats  ou  plaidoyers-'  :  tout  cela  ((  sent  richement 
sa  rhétorique,  »  comme  le  dit  un  de  ses  admirateurs, 
(^Iiarles  Bordigné*.  Rimes  équivoquées,  obscurités  allégori- 
([ues,  phraséologie  contournée  et  péniblement  puérile,  siditi- 
lités  scolastiques  compliquées  de  réminiscences  classiques, 
rien  n'y  manque,  et  le  fatras  ampoulé  de  l'école  flamande  s'y 
étale  au  complet.  Cn-tin  réussit,  comme  beaucoup  d'autres 
[lotHes  de  son  temps  et  de  tous  les  temps,  par  ses  défauts 
mêmes  :  Clément  Marot,  sans  estimer  beaucoup  n  ses  vers  équi- 
voques, ))  s'inclina  devant  sa  gloire  et  le  [)roclama  a  un  souve- 
rain poëte  françois.  »  Quelques-uns  poussèrent  l'enthousiasme, 
ou  la  complaisance,  jusqu'à  le  mettre  au-dessus  d'Homère, 


1.  La  Uibliotlinpie  fnti\njUi:  (t.  X,  p.  39f)-'i08),  ot  surtout  la  Thèse  do 
M.  Cauipanxsur  Villun  ip.  3âG-3C4),  analysent  assez  longuemeiït  ce  curieux 
ouvraiie. 

2.  Crctin,  dans  l'ancienne  langue,  signifie  petit  panier.  On  prétend  que 
sou  vrai  noui  était  Dubois;  mais  cette  opinion  est  contestée.  —  liibUutli''qm 
franroiae,  t.  X,  p.  18-32.  —  Lea  Fortes  franrai)',  par  A.  de  Montaiglon,  p.  484. 

3.  On  y  trouve  le  rondeau  dont  Rabelais  s'est  moqué  dans  le  chapitre  xxi 
du  livre  111  de  Pantagruel  où  Crétin  est  désigné  sous  le  nom  de  Hoiitinurirobi». 
—  1'.  240,  édit.  de  17-2:'.. 

4.  Eiiitrf  de  tiinUre  l'ivrre  Faifen  au.r  Angeviiis  (lo31). 

10 


146  LES    DERNIERS    POÈTES    DU    MOYEN    AGE. 

(lé  Virgile  et  de  Dante;  Rabelais,  le  premier,  fit  prompte  jus- 
tice (le  ces  flatteries  hyperboliques,  en  imprimant  au  bel-esprit 
vulgaire  et  affecté,  au  digne  ami  de  Jean  Molinet,  an.  Cotin 
du  xy"  siècle,  un  ridicule  qui  ne  s'est  plus  effacé. 

Meschinot,  né  à  Nantes,  passa  presque  toute  sa  vie  dans  la 
maison  des  ducs  de  Bretagne,  en  qualité  d'écuyer  et  de  maître- 
d'hôtel;  il  mourut  fort  vieux  en  1509.  Comme  Guniaumc 
Crétin,  il  cherchait  ses  inspirations  et  prenait  en  quelque  sorte 
le  mot  d'ordre  poétique  à  Gand,  ou  à  Bruxelles;  plusieurs  de 
ses  ballades  sont  dédiées  à  son  ami,  à  son  modèle  Georges 
Chastelain,  On  lit,  çà  et  là,  des  indications  de  ce  genre  en  tète 
de  ses  petites  pièces  :  h  Les  huit  vers  ci-dessous  écrits  se  peu- 
vent lire  et  retourner  en  trente-huit  manières...  Cette  oraison 
se  peut  dire  par  huit  ou  par  seize  ^  ers,  tant  en  rétrogradant 
que  aultrement.  Tellement  qu'elle  se  peut  lire  en  trente-deux 
manières  différentes,  et  à  cliascune  il  y  aura  sens  et  rime,  et 
peut  commencer  tousjours  par  mots  différents  qui  veult*.  » 
Sa  pièce  de  résistance  est  un  poëme  allégoi'ique  et  moral 
intitulé  :  les  Lunettes  des  Princes.  Sur  l'un  des  verres  de  ces 
lunettes  se  lit  le  mot  Prudence,  sur  l'autre,  le  mot  Justice  ; 
l'ivoire  qui  les  enchâsse  se  nomme  Force,  le  clou  qui  les  joint 
a  nom  Tempérance.  L'auteur  assure  <(  que  jamais  œil  ne  vit 
telles  besicles.  »  Elles  servent  à  lire  couramment  dans  le  livre 
de  Conscience  présenté  par  Raison. 

Il  existe  un  curieux  monument  des  relations  qui  s'étabhs- 
saient  entre  les  ((  grands  rhétoricqueurs  »  de  l'École  bour- 
guignonne et  leurs  admirateurs  de  France  :  c'est  un  recueil 
intitulé  les  Xll  Dames  de  Rhétoricque-.  Un  secrétaire  du  duc 
de  Bourbon,  qui  i'ut  plus  tard  secrétaire  de  ti'ois  rois  de 
France,  Roljertet,  né  k  Montbrison",  auteur  de  quelques  élé- 
gies, v(julut  dans  sa  jeunesse  obtenir  l'amitié  ou  le  patronage 
de  Georges  Chastelain,  dont  la  renommée  au  loin  répan(hu' 
dominait  alors  la  littérature.  Un  M.  de  Montferrand,  officier 

1.  hihUotkèque  franchise,  t.  ]\.  p.  400-419. 

2.  Publié  par  L.  Batissicr,  Moulins,  1838. 
'■i.  Il  nioiii'iil  en  13^2. 


LES   XII    DAMES    DK    liH  ÉTOIUiJi;  K.  147 

(lu  (lue  (lo  B()iii'])oii,  (''tîint  allt-  h  Hrii^cs,  |{()])('i'l<,'l  lui  i'i'i'i\il  et 
l'infonna  de  ce  di'sii'.  Montferrand,  i)our  donner  à  sa  mission 
un  air  galant,  emploie  une  fiction  bien  connue  des  poètes  de 
ce  temps-là  :  il  suppose  (pie  les  d(nize  dames  de  rht'tori(iue, 
«  Science,  Éloquence,  Profond! lé,  (Iravilé  de  sens.  Vieille 
Acquisition,  Multiforme  Iticlicce,  Flourie  Mémoire,  Noble 
Nature,  Clère  Invention,  l'récieuse  Possession,  ])(''ducli(jn 
louable,  Glorieuse  Aclievissance,  »  lui  apparaissent  dans  son 
verger  et  font  l'éloge  de  Hobertet,  Elles  se  présentent  l'une 
après  l'autre;  chacune  d'elles  d(''crit  h  son  tour  avec  complai- 
sance ses  attributs  et  ses  perfections  :  afin  de  piquer  l'amour- 
propre  de  Chastelain,  elles  le  plaisantent  sur  l'embarras  où  il 
est  de  répondre  dignement  aux  avances  de  Robertet.  Montfer- 
rand envoie  le  récit  de  l'apparition  aux  deux  poètes  ;  ceux-ci 
échangent  plusieurs  lettres  et  le  commerce  d'amitié  s'établit. 

Cet  ouvrage  est  mêlé  de  vers  et  de  prose;  quelques  let- 
tres même  sont  en  latin;  partout  la  rhétorique  à  la  mode  pro- 
digne ses  fleurs  et  ses  trésors.  Les  ((  douze  Dames  »  interpel- 
lent Montferrand  et  lui  disent  :<(  (Jue  penses-tu,  o  Monlferrand, 
que  ce  soit  de  Georges?  (Jnel  tillre  lui  assignes-tu  en  faculté 
de  parlm'?  Cuides-tu  que  ce  soit  l'aigle  de  la  terre,  |)ar  qu<i\ 
la  celsitude  en  doive  survoler  les  autres?...  Nous  souunes  qui 
en  avons  la  congnoissance,  qui  avons  l'enfonsement  de  son 
valoir. . .  Il  est  un  Hercules  en  estour,  il  est  estoille  en  ténè- 
bres fulgent;  il  est  l'estoremeut  des  montagnes  d'Amergne 
pour  les  circonférer  de  gloire.  »  Robertet  répond  au  même 
Montferrand  pour  le  remercier  de  ces  descriptions  :  «  Où  est 
l'œil  capable  de  tel  object  visible?  Où  est  l'oreille  pour  ouyr 
le  hault  son  argentin  et  tintinnabide  d'or?  N'est-ce  pas  la  res- 
plendeur égale  au  curre  de  Pliébus?  »  Ce  beau  style  date  du 
règne  de  Louis  XI,  puisque  Chastelain  mourut  en  i47i. 

Nous  ne  dirons  qu'un  mot  de  quelques  rimeurs  bourgui- 
gnons assez  médiocres,  tels  que  Ri'-gnier  de  Guerchy,  Pierre 
Michaidt,  Olivier  de  la  Marche.  Le  premier  était  bailli 
d'Auxerre  et  conseiller  de  Philippe  le  Bon.  Fait  prisomùei' 
par  les  Français  en  1  'i31 ,  il  occupa  les  loisirs  de  sa  captivité, 


148  LES    DERNIERS    POÈTES    DU    MOYEN    AGE. 

comme  Charles  d'Orléans,  en  composant  des  Lallades,  des 
virelais,  des  triolets  et  antres  mennes  pièces  qn'il  encadra 
dans  nne  sorte  de  testament.  Villon  a  pn  connaître  l'œn^re 
de  Régnier  de  Guerchy  et  s'en  inspirer  ;  ponr  le  sûr,  il  n'a  pas 
imité  le  style  dn  bailli  d'Anxerre'.  Pierre  Michanlt,  secré- 
taire du  comte  de  Charolais,  Charles  le  Téméraire,  a  laissé 
deux  poëmes  entremêlés  de  prose  :  Le  Doctrinal  de  cour, 
dédié  h  Philippe  le  Bon  en  lWi6,  et  la  Danse  des  Aveugles. 
Si  Tune  ni  l'autre  composition  ne  se  distinguent,  soit  pour  le 
fond,  soit  pour  la  forme,  de  ces  banalités  morales,  métaphy- 
siques, allégoriques  dont  le  xy"  siècle  a  tant  abusé.  Avec  un 
peu  de  talent,  l'auteur  eût  pu  tirer  parti  de  l'idée  qu'il  déve- 
loppe dans  sa  Danse  des  Aveugles  :  mn  but  était  de  nous 
montrer  le  genre  humain  tournant  en  aveugle  dans  une 
ronde  que  mènent  l'Amour,  la  Fortune  et  la  Mort.  Mais  que 
sort-il  de  cette  conception  vraiment  poéti([ue?  La  plate  fiction 
d'un  songe  oii  paraissent  Entendement,  Cupidon,  Oiseuse, 
Fol  appétit,  et  les  éternels  figurants  de  ces  ennuyeuses  mo- 
ralités^. 

On  connaît  moins  les  poésies  d'Olivier  de  la  Marche  que  ses 
m(''moires;  aussi  ne  valent-elles  pas  sa  prose  historique,  ni 
])onr  l'utilité,  ni  pour  ragn'ment.  ^'é  en  1122,  mort  en  loOl, 
Olivier  de  la  Marche  était  maître  d'hôtel  et  capitaine  des  gardes 
de  Charles  le  Téméraire  ;  il  fut  armé  chevalier  par  le  duc,  en 
1463,  à  la  journée  de  Montlhéry  ;  tomba  aux  mains  de  l'ennemi 
en  l'i77,  lorsque  son  maître  fut  tué  sous  les  murs  de  Nancy, 
puis,  après  sa  captivité,  passa  au  service  deMaximilien  d'Au- 
triche. 11  a  raconté  la  vie  et  la  mort  de  Charles  le  Téméraire 
sous  la  forme  d'un  poëme  allégorique  intitulé  le  Chevalier 
délibéré;  on  a  de  lui  une  autre  ])ièce  encore  plus  allé'gorique, 
le  Parement  et  Triomphe  des  Dames  d'honneur  :  par  la  façon 
mystique  dont  est  composé  ç?  parement,  ou  cette  toilette  des 
Dames,  on  jugera  des  inventions  de  l'auteur.  Il  leur  doniK' 


1.  liililiollii'iiiic  frniiroixe,  t.  I\,  p.  S'io-^liG, 

2.  l',ibliotli<que  fraitrui^e,  t.  IX,  p.  :>^2't-'i't'>. 


ilEOIjr.RS    CIIÂSTI'LAIN    ET  JEAN    MOLINET.  140 

(I  les  panloudos  (riiuiiiilili'-,  les  souliers  de  sdiiig-  cl  homie 
(lilig'ciu'o,  les  chausses  de  persévérance,  le  jarretier  de  l'ei'uie 
propos,  la  chemise  dliuueslelé,  la  colle  de  chasteté,  le  lacet 
de  loyauté,  l'espin.i^lier  de  patience,  la  hourse  de  lihéralité,  le 
consleau  de  justice, la  ^■or.^crelie  de  sohriété,  la  hagiK^  de  l'oy, 
la  roi )e  de  beau  niaintieu,  les  p,;mts  de  charité,  le  peigne  de 
l'eniors  de  conscience,  le  ruban  de  crainte  de  Dieu,  le  chape- 
ron de  bonne  espérance,  la  coidle  de  honte  demelTaire,  enlin, 
le  miroër  d 'entendement  pai'  la  mort.  )>  C'est  ce  qu'il  appelle 
parer  les  Dames  devant  Dieu  et  devant  le  monde. 

Les  trois  principaux  représentants  de  l'école  savante 
au  w'^  siècle,  ses  trois  grands  maîtres  et  docteurs,  coryphé-es 
du  groupe  bourguignon,  sont  Georges  Chastelain,  Jean 
Molinet  et  Jean  le  Maire  de  Belges,  tous  les  trois  ilamands 
d'origine.  Chastelain,  né  à  Gand,  tenait  à  la  cour  des  ducs  le 
double  (jflice  de  pçmetier  et  de  conseiller.  Ses  longs  voyages 
en  France,  en  Italie,  eu  Espagne,  en  Angleterre,  ses  faits 
d'armes,  —  car  il  était  gentilhomme,  —  le  firent  surnommer 
V  Aventurier;  sa  verve  facile,  en  prose  et  envers,  lui  valut 
les  titres  de  souverain  orateur,  d'excellent  historien,  et  de 
parfait  poëte.  Ainsi  le  qualifia  l'engouement  public.  Connue 
orateur,  il  composa  Y  Instruction  d'un  jeune  prince  ;  connue 
historien,  il  écrivit  le  Temple  de  la  ruine  de  quelques  nobles 
malheureux,  une  Chronique  des  ducs  de  Bourgogne,  Y  Histoire 
du  bon  chevalier  Jacques  de  Lalaing ;  comme  poëte,  il  rima 
les  Kpitaphes  d'Hector,  ([UQ  lui  inspii'a  son  enthousiasme  pour 
le  héros  troyen,  et  il  mit  en  vers  l;i  Récollection  des  choses 
merveilleuses  arrivées  de  son  temps.  Dans  Chastelain,  comme 
on  le  voit,  l'historien  prime  le  poi'te^ 

11  eut  pour  successeur,  dans  son  travail  de  chronique  ri- 
mée  et  dans  sa  gloire  poétique,  Jean  Molinet,  chanoine  de 
Vulenciennes.  Celui-ci  est  le  type  achevé  du  bel  esprit  lla- 
mand  à  la  fin  du  moyen  âge.  Rimeur  infatigable,  ^erbeux 


1.  Sur  Chastelain  et  Olivier  de  la  Marche,  voir  abbé  Goujel.  l!iblioth''i[He 
fnniroifc,  t.  IX,  p.  372-390;  397-404. 


150  LES    DERNIERS    POÈTES    DU    MOYEN    AGE. 

écrivain,  niaisement  solennel  et  prétentieux,  rempli  de 
pointes  insipides,  de  jeux  de  mots  forcés,  il  a  touché  à 
tout  en  vers  et  en  prose;  tout  sujet  lui  est  bon,  sacré  ou 
profane,  héroïque  ou  satirique,  moral  ou  licencieux,  et  quel- 
que sujet  qu'il  iraite,  il  noie  les  faits  et  les  idées  sous  un 
déluge  de  mots  emphatiques  ou  grotesques.  Une  mémoire 
inépuisahh^  et  déréglée,  voilà  tout  son  talent.  Il  est  telle  de 
ses  pièces  qui  pourrait  tenir  lieu  d'un  dictionnaire  des  syno- 
nymes. C'est  un  rhétoricien  que  sa  rhétorique  a  grisé.  Le 
recueil  de  ses  [)(jé'sies  contient  des  Oi^aisons  à  la  Vierge,  aux 
saints  et  aux  saintes,  d'autres  poëmes  rehgieux  plus  étendus, 
YAdvocat  des  ihnes  du  purgatoire,  le  Chapelet  des  Dames;  un 
grand  nombre  d'Floges  et  de  Complaintes  en  l'honneur  des 
princes  et  princesses  de  la  maison  de  Bourgogne  et  de  1», 
maison  d'Aulrii-he  ;  quelques  poi-mes  moraux ,  comme  le 
Temple  de  Mars;  une  foiûe  de  pièces  histopques  et  d'actua- 
lité; des  Fantaisies  et  des  Amphigouris,  les  Neuf  preux  de 
Gourmandise,  le  Débat  de  la  chair  et  du  poisson,  le  Dialogue 
du  Gendarme  et  de  l'Amoureux  :  rien  de  tout  cela  ne  su])- 
porte  aujourd'luii  la  lecture;  c'est  un  pur  fatras,  et  l'auteur,  à 
force  de  contorsions,  ne  cesse  d'être  plat  que  pour  devenir 
ridicule  ' . 

Jean  le  Maire,  né  à  Belges,  ville  du  HainauL,  en  1 173,  est 
bien  supérieur  à  Molinet  et  à  Chastelain.  ]i  avait  un  vrai 
talent,  sinon  de  poëte,  au  moins  de  versificateur,  un  senti- 
ment très-juste  de  Tharmonie  et  du  rhythme,  la  science  des 
mots  expressifs  et  des  larges  périodes.  On  l'a  comparé  à 
uonsard;  il  lui  ressemble,  en  effet,  par  ces  qualités  exté- 
rieures du  style,  par  la  facture  sonore  et  brillante  du  vers. 
11  est  un  des  modèles  qui'  Honsard  a  étudiés  dans  sa  jeunesse 
et  dont  il  a  reproduit  quelques  traits.  Né  cinquantt^  ans  plus 
tard,  Jean  le  Maire  aurait  certainement  brillé  dans  la  Pléiade. 
De  tous  ces  poètes  llamands,  c'est  lui  qui  aie  style  et  le  cœur 
le  plus  français.  S'il  a  été  au  service  de  Marguerite  d'Au- 

1.  Bibliolhêque  /"crtH^o/sf,  t.  X,  p.  1-20, 


J1']AN    LH   MAIRE   DE   BELGES.  loi 

Li'iclio,  s'il  lui  a  (lt''(lit''  les  Regrets  de  la  Dame  infortunée,  en 
1507,  Y  Amant  verd,  en  lolO,  et  la  Couronne  margaritique, 
vers  la  fin  de  sa  vif,  il  a  longtemps  séjourné  en  France; 
plusieurs  de  ses  poésies,  comme  le  Temple  d'honneur  et 
la  lielation  de  la  bataille  d'Agnadel,  sont  adressées  au  duc 
(4  à  la  duchesse  de  Bourbon,  à  la  reine,  Anne  de  Bretagne, 
dont  il  fut  le  secrétaire,  et  au  roi  Louis  XII.  Il  a  servi  la 
politique  française  dans  plusieurs  écrits  de  circonstance,  par 
exemple,  dans  la  Légende  des  Vénitiens  qui  parut  en  1509. 
Son  plus  célèbre  ouvrage  en  prose,  VIllust7-ation  des  Gaules, 
est  un  essai  bien  informe  encore,  mais  d(''jà  méritoire,  de 
(•riti({ue  érudite  applicpiéi;  à  l'étude  des  origines  de  notre 
nation.  On  sait  que  Jean  le  Maire,  le  premier,  a  signalé 
l'insuffisance  de  la  césure  qui  tombe  sur  un  e  muet  '  ;  il  en 
avertit  le  jeune  Clément  Marot,  son  élève,  et  lui  apprit, 
comme  celui-ci  le  reconnaît,  à  ne  pas  faillir  en  ce  point. 
Pasquier,  dans  les  Recherches  de  la  France,  a  fait  l'éloge 
de  Jean  le  Maire  :  (c  Nous  lui  sommes,  dit-il,  infiniment  re- 
de\ables,  non-seulement  pour  son  livre  Aç  Y  Illustration  des 
Gaules,  mais  aussy  pour  avoir  grandement  enricliy  nostre 
langue  d'une  infinité  de  beaux  traicts,  tant  prose  que  poésie, 
dont  les  mieux  escrivans  de  nostre  temps  se  sont  sceu  quel- 
(p.ies-fois  fort  bien  ayder'^  » 

Ainsi  finit  la  poésie  du  moyen  âge.  L'école  bourguignonne 
disparut  avec  la  situation  politique  dont  elle  était  une  con- 
séquence. Cette  province  littéraire,  détachée  du  domaine  fran- 
çais pendant  près  d'un  demi-siècle,  y  fit  retour  à  l'époque 
même  de  la  Renaissance,  et  la  réunion  s'accomplit,  en  quel- 
que sorte,  ou  se  prépara  dans  les  œuvres  de  ce  poëte  histo- 
rien qui  écrivit  sur  la  France  avec  patriotisme  et  qui  ensei- 
gna l'art  des  vers  à  Clément  Marot  et  à  Ronsard.  Au  point  oii 
nous  sommes  arrivés,  il  serait  à  propos,  ce  nous  semble,  (1(^ 

1.  Comme  dans  ce  vers  de  Villon  : 

Blanche,  tendre,  polie  et  accointée. 
-2.  L.  VII,  ch.  V. 


lo2  LES    DERNIERS    POÈTES    DU    MOYEN    AGE. 

jeter  un  regard  en  arrière,  de  résumer  Thistûire  de  ce  vaste 
développement  poétique  que  nous  avons  étudié  dans  ses  plus 
lointaines  origines,  considéré  sous  ses  aspects  variés  et  suivi 
dans  ses  transformations.  Pourquoi  notre  poésie  du  moyen 
âge,  après  avoir  donné  tant  de  preuves  de  vigueur  et  de  IV-- 
condité,  s'est-elle  presque  subitement  affaiblie  et  diminuée  ? 
Pourquoi  est-elle  tombée  en  langueur  et  en  décadence,  sans 
pouvoir  atteindre  à  cette  perfection  du  style,  à  cette  délica- 
tesse de  goût,  à  cette  durable  élégance  de  la  forme  où  In 
poésie  italienne,  née  après  la  nôtre  et  si  longten.ips  tribu- 
taire de  l'imagination  française,  s'est  élevée  dès  le  xn'""  et  le 
xv°  siècles?  Comme  ces  questions  s'appliquent  à  la  prose  aussi 
bien  qu'cà  la  poésie,  nous  les  réservons  p<jur  un  cliapitre 
spécial  qui,  endjrassant  l'ensemljle  de  la  Uttérature  du  mo}  en 
âge,  terminera  ce  travail,  et  nous  passons  à  la  dernière  partie 
de  notre  sujet,  à  l'histoire  des  genres  en  prose. 


TROISIÈME  PARTIE 


LES  PROSATEURS  FRAM^AIS,  DU  Xir  AU  W  SIÈCLE 


PREMIERE  SECTION 

LES    UISTORIENS 


CHAPITRE  PREMIER 

LES   ORIGINES   DE   l'hISTOIRE    EN   LANGUE    FRANÇAISE 

Ktat  des  étu  les  histori(iue3  en  France  avant  Yillelianlouin.  — 
Chroniqueurs  latins  et  clironiijueurs  français  du  xn"=  siècle.  —  Les 
chroniques  versillées. —  Commencements  de  l'histoire  officielle  : 
les  Grandes  Chroniques  de  France.  —  Les  Mémoires  personnels. 
Le  livre  de  Villehardouin,  Travaux  récents  sur  le  texte  de  ces 
mémoires.  —  Rare  mérite,  originalité  supérieure  de  la  narration 
historique  dans  Yillehardouin.  —  Son  continuateur  Henri  de 
Valencionnes. 

Nous  avons  oxpliqui-,  dans  noire  première  partie,  conimcnl 
la  langue  française,  du  yf  au  xi'^  siècle,  s'est  constituée  ; 
nous  avons  ensuite  observi''  et  d(''crit  le  développement  de 
cette  langue  nouvelle  sous  la  forme  du  vers  et  dans  l'ample 
\ariété  des  genres  poétiques  :  nous  revenons  maintenant  à  la 
|)rose,  et  reprenant  l'examen  de  ses  plus  anciens  monuments 


154  l.ES    ORIGINES    DE    L'HISTOIRE, 

au  point  où  nous  l'civons  laissé,  nous  allons  étudier  et  signa- 
ler ses  progrès  en  passant  en  revue  les  œuvres  nomljreuses 
qui,  à  partir  du  \\f  siècle,  attestent  l'heureux  et  fécond  génie 
de  nos  écrivains.  Jusqu'ici  nous  ne  connaissons  de  la  prose 
française  que  des  Glosses  du  yW  et  du  vni"  siècles,  le  texte  des 
Serments  de  Strasbourg  et  les  fragments  obscurs  d'un  Com- 
mentaire  sur  Jouas,  qui  appartiennent  au  siècle  suivant'.  On 
peut  citer,  au  x"  siècle,  quelques  extraits  de  Chartes  rédigées 
en  français-.  Nous  rencontrons,  à  la  fin  du  xr  siècle,  un 
monument  historitjue  de  la  plus  haute  importance  :  les  Lois 
de  Guillaume  le  Conqué)-ant,  dont  cinq  articles  furent  puljliés 
en  1069  et  cinquante  en  l'an  1080^, 

Ce  n'était  pas  seulement  en  Angleterre  que  la  conquête 
avait  alors  porté  l'usage  de  la  prose  française.  A  cette  époque, 
on  p;ii-lait  et  on  écrivait  notre  langue  en  Italie,  en  Sicile,  où 
régnaient,  depuis  1()4(),  des  aventuriers  normands,  en  ()rient, 
où  Godefroy  de  Uouillon  faisait  r(''diger  en  français  les  Assises 
de  Jérusalem'' .  Au  xu''  siècle  paraissent,  sous  forme  de  ro- 

'\.  Voyez,  t.  I",  p.  58-64. 

2.  VHi^toire  Utlcraire  (t.  VIII,  p.  lix)  cite  d'après  les  Antiquités  Gau- 
loises et  Françoises  de  Borel,  ce  passade  d'une  charte  donnée  par  Adal- 
béi'on  l"^,  évèqiie  de  Metz,  en  940  :  Bon  vir  sergens  et  feunles  enjoie  ti,  car 
pour  cest  que  tu  as  esteis  feuules  sus  petites  coses,  je  t'aususeraij  {exhausserai) 
sus  çirans  coses,  evtre  en  la  joie  ton  signour.  Ces  mots,  tirés  de  l'Évangile 
(S.  Matli.,  XXV,  51),  sicfiiilient  :  «  0  bon  et  fidèle  serviteur,  réjouis-toi,  car 
parce  que  tu  as  été  fidèle  en  de  petites  choses,  je  t'établii'ai  sur  de 
grandes;  entre  en  la  joie  de  ton  Seigneur.»  —  La  loi  de  Vervins,  au  pays 
de  Thiérache  en  Picardie,  avait  été  rédigée  en  français,  de  1116  à  1130. 
Le  texte  en  est  perdu. 

3.  On  peut  lire  ce  texte  dans  Ciievalet,  Origines  de  lu  langue  franrnisc, 
t.  Jer,  p.  36,  et  dans  la  Chrestomatkie  de  Karl  Bartsch  (3"  édition),  p.  30. 
—  iSous  en  citerons  ce  seul  fragment  (Article  xiii)  :  «  Si  ceo  avient  que 
alquens  colpe  le  puing  a  altre  u  le  pied,  si  li  rendrad  demi  were  (amende), 
sulunc  ceo  que  il  est  nez  ;  del  pochier  (pour  le  pouce)  rendrad  la  meité 
de  la  main  ;  del  dei  après  le  polcier,  xv  solz  ;  del  lung  dei,  xvi  solz;  del 
altre  ki  ported  l'anel,  xvii  solz;  del  petit  dei,  v  solz,  del  ungle,  si  il 
colpe,  de  cascun  v  solz;  al  ungle  del  petit  dei,  iv  deners...  Si  alcuns  crieve 
l'oil  à  l'altre  per  aventure  quel  que  seit,  si  amendrad  (paiera  comme  amende) 
i.xx  solz,  e  si  la  piirnele  i  est  remis,  si  ne  rendrad  lui  que  la  meité.» 

4.  En  1099.  Le  texte  ancien  n'est  plus.  On  en  possède  des  copies  ou 
des  imitations  rajeunies  qui  datent  du  xiii"  siècle.  Histoire  littéraire^ 
t.  \\l,  p.  436-460.  Nous  aurons  l'occasion  d'y  revenir. 


CHRONIQUEURS    LATINS    ET   Cil  RON IQUEURS   FRANÇAIS.    Ib5 

mans  ou  de  Iruduclioiis,  ])uis  sous  foi-nic  de  ('lironi(iuf'S  et  do 
sermons,  los  prciuifi's  inoiuiinciiLs  lillt''rair('s  de  notre  prose 
du  moyen  ùge  :  ils  s'oiïnroiil  h  nous  lour  à  tour,  chacun  à  sa 
place,  dans  l'élude  que  nous  niions  entreprendre  de  tous  ces 
genres;  et  sans  plus  larder  nous  éclaircirons  les  origines  du 
genre  historique  où  la  prose,  dès  ses  débuts,  a  brillé  d'un  si 
vif  éclat.  Vers  quel  temps  a-t-on  commencé  à  ré'diger  des 
chroni(jues  et  des  mémoires  en  langue  vulgaire?  (Juels  sont 
les  créîiteurs  de  l'histoire  en  France  et  les  prédécesseurs  im- 
médiats de  A'illehardouin? 


S  p 


Les  études  historiques  au  XII"  siècle.  —  Chroniqueurs  latins,  chroni- 
queurs français.  —  Commencements  des  Grandes  Chroniques  de 
France. 

Avant  le  xii''  siècle,  l'Iiisloire  de  France  ne  s'écrivnit  qu'en 
latin;  la  chronique  habitait  les  cloîtres,  et  les  agitations  de  la 
société  séculière  étaient  racontées  par  des  hommes  qui  avaient 
renoncé  à  la  vie  agitée  du  monde.  Ce  vaste  ensemble  de  ré- 
cits et  d'informations,  base  première  du  futur  monument  de 
notre  histoire  nationale,  conniience  h  se  former  au  lendemain 
des  invasions  du  vi''  siècle  ;  successivement  agrandi  pendant 
six  cents  <uis,  il  se  suljdi\  ise  en  plusieurs  classes  de  docu- 
ments, en  plusieurs  gi'oupes  d'(''crits,  suivant  l'importance  et 
le  caractère  particulier  de  chacun  des  éléments  dont  il  se 
compose.  On  y  distingue  des  histoires  générales,  comme  les 
dix  livres  de  Grégoire  de  Tours,  embrassant  un  espace  de 
temps  considérable  et  de  longues  suites  d'événements^;  les 

1.  VEûtoire  îles  Francs,  de  Grégoire  de  Tours,  va  de  397  à  c591;  l'his- 
torien avait  vécu  pendant  les  ciriquaiile-deux  dernières  années.  —  Les  cinq 
livres  de  Frédcgaire  (mort  vers  GtiO)  continuent  cette  histoire  jusqu'en  6'rl 
et  sont  eux-mêmes  continues  par  des  anonymes  jusqu'en  7(>8.  —  Ajoutons 
à  cette  catégorie  d'ouvrages  les  Annaks  d'Eginhard,  qui  enilirassent  trois 
r^-gnes,  de  741  à  829,  les  quatre  livres  de  Nithard  sur  les  dissensions  des 
lils  de  Louis  le  Débonnaire,  la  chronique  de  Raoul  Glaber,  publiée  en  1047, 
et  comprenant  un  siècle  et  demi. 


loG  LES    ORIC.INES    DlC    L'HISTOIRI':. 

simples  annales  y  sont  en  grand  nombre,  sèclios,  incohéren- 
tes, incomplètes  et  souvent  mensongères,  par  exemple,  les 
Gesta  regum  francorum,  les  Annales  de  Saint- Berlin,  ou  les 
Annales  de  Metz  '  :  a  iennent  enfin  les  histoires  locales,  rédi- 
gées en  l'honneur  d'une  église  ou  d'un  couvent,  les  relations 
développées  de  certains  faits  contemporains  dignes  de  mé- 
moire, les  vies  des  rois  et  des  plus  illustres  personnages'.  Dès 
le  xi"  siècle,  les  croisades  ouvrent  une  nouAelle  carrière  à 
l'histoire  et  fournissent  la  matière  d'un  genre  d'écrits  classés 
à  part^  Il  n'entre  pns  dnns  notre  dessein  de  juger  ces  com- 
positions d'une  valeur  très-inégale  et  qui  sont  étrangères  au 
sujet  que  nous  traitons;  des  recueils  bien  connus  en  contien- 
nent le  texte  ou  l'appréciation,  et  si  nous  les  mentionnons  à 
cette  place,  c'est  qu'elles  ont  précédé  et  inspiré  quelques-unes 
des  plus  anciennes  histoires  écrites  en  langue  française*. 

Entre  tous  ces  monastères,  nouveaux  ou  restaurés,  qui 
lleurirent  après  la  terreur  de  l'an  lOlX)  et  ranimèrent  le  goût 
des  solides  études,  quelques-uns  se  signalèrent  par  le  zèle  de 

1.  Les  Gt's/a  rcçjiun  francoruin,  œuvre  anonyme  et  fabuleuse,  sont  du 
viii«  siècle  sans  doute;  \es  Annales  de  Saint-Berlin,  ahm  appelées  du  mo- 
nastère où  le  manuscrit  fut  trouvé,  s'étendent  de  741  à  88^,  elles  sont 
de  plusieurs  mains;  les  Annales  de  Metz,  composées  par  un  moine  de 
Saint-Arnoul  de  Metz,  résument  l'histoire  de  la  nionarcliie  jusiiu'en  903. 

2.  Citons,  en  ce  genre,  la  Yie  de  saint  Léijev,  écrite  [)ar  deux  conteni- 
jiorains  ('6ë0-680),  la  Yie  de  Pépin  de  Landen,  ouvrage  anonyme  qui  est  du 
ix<=  ou  du  x"  siècle,  les  Faits  et  Gestes  de  Charleniaffne,  par  le  moine  de 
Saint-Gall  (884),  la  Xie  de  Louis  le  Débonnaire,  par  Tliégan,  coadjuteur  de 
l'évèque  de  Trêves  (833),  le  même  ouvrage,  par  l'Astronome  limousin, 
biographe  anonyme  (840),  le  poëme  d'Ermoldus  .Niger  sur  cet  empereur 
(820),  ['Histoire  ds  l'Eglise  de  Reims,  par  Frodoard,  né  en  894,  le  poëme 
d'Ahbon,  sur  le  siège  de  Paris  (89()),  la  Yie  du  roi  Robert,  par  Helgand, 
moine  de  Saint-Benoit-sur-Loire  (1042),  la  Yie  de  Louis  le  Gros,  par  Suger 
(1081-1149),  la  Yie  de  Suger,  par  Guillaume  de  Saint-Denis,  la  Yie  de  saint 
Bernard,  par  Guillaume  de  Saint-Thierry  et  Geollroy  de  Clairvaux,  la  Yie 
de  Vhiliiqie-Awjuste,  par  Rigord,  continuée  par  Guillaunii:  le  Breton,  etc. 

3.  Consulter  la  liibliothêque  des  Croisades  en  quatre  volumes,  par  Micliau(L 

4.  Mous  renvoyons  le  lecteur  curieux  de  ces  doctes  antiquités  à  la  l'ol- 
lection  des  Mnnoires  sur  l'histoire  de  Franee,  publiée  en  ti'cute  volumes  par 
M.  Guizot  (1824),  aux  vingt-deux  volumes  in-folio  des  Historiens  de  Gaule 
et  de  France,  et  aux  douze  premiers  volumes  de  l'Histoire  liltéraire  de  la 
France. 


CHROXinUEURS   LATINS    ET   CIIROXIOrKURS   FRANÇAIS.    \Ti 

leurs  (''l'iulils,  par  la  l'iclicssc  de  leurs  bibliollièqnes,  el  dans 
celte  éinulatiou  de  travail  iiilelligent  et  de  gloire  renaissante 
conquironlime  sorte  de  |trinianlé.  C'étaient  ral)l)aye  de  Sainl- 
Hcnoîl-sur-Loire,  Saint-IJeniy,  de  Reims,  Saint-Victor  et 
Sainl-Cierinain-des-Pri's,  à  ]*ai'is,  la  célèbre  maison  de  Saint- 
Denis,  dont  le  p'nie  el  les  lra\au\  de  Snger  avaient  porté  si 
haut  la  ré[)utalion '.  J.a  science  y  fui  considérée  comme  l'un 
des  grands  devoirs  et  l'une  des  ()his  nobles  prérogatives  de  la 
])rofossion  monastique,  l^à  se  l'ormèrent,  jiour  ainsi  dire,  des 
é'coles  liistoriques  où  l'on  s'em|)ressa  de  réunir  et  de  coor- 
donner les  éléments  épars  des  Annales  de  la  monarchie  :  à 
mesure,  que  le  sentiment  de  l'unité  nationale  piniétrail  dans 
les  esprits,  sous  l'impression  des  succès  et  de  l'habile  poli- 
tique de  nos  rois,  il  inspirait  la  rédaction  des  chroniques  et 
suggérait  l'idée  d'un  travail  de  synthèse  qui  devait  al)ontir  à 
constituer  l'histoire  de  la  nationaliti-  française. 

Un  moine  de  Saint-Benoît-sur-Loire,  Aimoin,  rédigea,  dans 
les  jiremières  années  du  xr  siècle,  iuk;  compilation  latine,  oîi 
il  mettait  en  concordance  les  historiens  ses  i)rédécesseurs, 
Grégoire  de  Tours,  Fi'édégaire,  l'auteur  anonyme  des  Gesta 
Dafjoherti,  Paul  Diacre  et  qnehjues  hagiographes;  cet  essai, 
(pii  s'arrête,  dans  les  nianusci'its  les  plus  sincères,  à  la  sei- 
zième année  du  règne  de  Clovis  II,  fut  repris,  remanié  et 
contiiuié,  à  l'aide  de  nouveaux  emprunts,  jusqu'à  l'année 
1105,  parmi  moine  de  Saint-Germain-des-Prés,  à  la  fin  du 
xn°  siècle.  L'ouvrage  d'Aimoin  était  alors  désigné  sous  le  nom 
de  Chronique  de  Saint-BenoU,  et  la  compilation  anonyme 
de  son  successeur  s'appelait  Chronique  de  Saint-Germain- 
dcs-Prcs.  A'ers  t^^Oa,  un  autre  écrivain,  qui  ne  s'est  pas 
nommé  et  qui  paraît  étranger  à  la  vie  monastique,  rédigea 
une  troisième  compilation  sous  le  titre  d' Historia  regum  fran- 
coruw.  en  })uisant  également  à  des  sources  anciennes,  mais 


1.  Outie  une  \k  de  Louis  V/,  Sugoi'  (1082-1152)  a  laissé  des  Mémoires 
en  latin  sur  lui-même  et  sur  les  actes  de  son  gouvernement.  —  Voir  Acu- 
di'mic  (/('S  Inscriplions,  t.  XXIII,  p.  538. 


i.j8  les  origines  de  l'histoire. 

un  peu  différentes  de  celles  que  ses  prédécesseurs  avaient 
consultées.  Sa  préface,  curieuse  à  plus  d'un  titre,  nous  montre 
quelles  erreurs  avaient  cours,  même  dans  le  pul)lic  réputé 
savant,  et  comlnen  l'histoire  de  France  était  peu  connue  des 
contemporains  de  Philippe-Auguste  *.  Voilà  donc,  en  résumé, 
un  premier  effort  tenté  à  plusieurs  reprises  pendant  ces  deux 
siècles,  avec  peu  de  critique,  il  est  vrai,  mais  avec  ime  ])onne 
volonté  manifeste,  pour  condenser  en  un,  seul  corps  d'ouvrage 
la  substance  des  informations  recueillies  par  les  chroniqueurs 
depuis  l'origine  de  la  monarcliie  :  ce  travail  de  composition 
témoignait  des  progrès  accomplis  dans  les  études  liistoriques 
au  moment  oii  l'histoire,  sans  délaisser  la  langue  latine, 
allait  emprunter  à  la  langue  française  ses  naïvetés  aimables 
et  sa  popularité-. 

Cette  érudition,  enfouie  dans  quelques  archives  de  cou- 
vent, n'intéressait  qu'un  puljlic  spécial  et  restreint;  quant  à 
ceux,  iio])les  ou  vilains,  qui  n'étaient  pas  grands  clercs,  ils 
avaient  demandé,  jusque-là,  l'histoire  de  France  aux  trouvè- 
res, et  s'étaient  instruits  à  l'école  des  Chansons  de  Gestes. 
La  plupart  de  nos  vieux  poëmes,  nous  l'avons  dit  plus  haut'', 
reposaient  sur  un  fond  réel  :  les  poètes,  plus  fiers  de  leur  pré- 
tendue sincérité  que  de  leur  fécondité  d'invention,  affectaient 
de  rivaliser  d'exactitude  avec  les  chroniqueurs  érudits;  la  lé- 
gende, pour  se  produire  et  s'autoriser,  usurpait  les  apparen- 
ces de  la  vérité  historique  \  A  côté  de  ces  fictions  épiques, 


1.  Hhtoire  littéraire,  t.  XXI,  p.  731,  732. 

2.  Voii'  dans  la  Bibliothèque  de  l'Ecole  de^  ChinieA  d'intéressaïUes  nolices 
sur  les  manuscrits  qui  contiennent  des  essais  d'histoire  générale  eu  latin, 
essais  composés  à  Saint-Denis  au  xii»  siècle,  et  notaninicnt  les  deux  ou- 
vrages intitulés:  Nova  Gesta  Francorum,  et  Abbreriatio  Gei^torum  re<ium 
francorum.  (Manuscrit  12,710,  Bibl.  Nat.)  —  T.  XXXV,  p.  542  (1874).  Une 
autre  composition  latine,  très-vaste  aussi,  mais  plus  récente,  est  contenue 
dans  le  manuscrit  5947  de  la  même  Dibliotlièque.  Elle  s'étend  de  l'année 
1057  à  1270.  Un  savant  moderne  la  désigne  sous  le  nom  de  Grande  Chro- 
■nique  latine  de  Saint-Denis.  —  T.  XXXIV,  p.  243  (1873). 

3.  Tome  I^'-,  p.  172. 

4.  Immédiatement  après  la  première  croisade,  des  histoires  en  vers, 
composées  pour  l'usage  de  ceux  qui  n'entendaient  pas  le  laliii,  racontèrent 


LKS   POÈMIÎS   HISTORIQUlîS.  lo9 

sinctros  uiiiquemontpar  la  fidMc  pcintun^  des  mœurs  féodales, 
on  voit  pai'aîfre,  vers  le  uiilieu  du  xir  siècle,  d'autres  poëmes 
beaucoup  plus  courts  et  d'un  caractère  bien  moins  fabuleux, 
consacrés  à  célébrer  soit  un  fait  récent,  soit  un  personnage 
contemporain  ou  de  mémoire  encore  vivante;  les  savants 
auteurs  de  V Histoire  littéraire,  (jiii  ont  étudié  ces  produc- 
tions dans  les  manuscrits,  les  désignent  sous  le  nom  collectif 
de  Poésies  historiques  et  en  forment  un  genre  séparé,  tenant 
le  milieu  entre  les  Cliansons  de  Gestes  et  les  Chroniques  ri- 
mées,  déjcà  fort  nombreuses  vers  le  même  temps'. 

Deux  éléments  distincts  entrent  le  plus  souvent  dans  la 
composition  de  ces  poëmes  :  on  y  traduit  les  cbroniques  la- 
tines, quand  il  en  existe  quelqu'une  sur  le  sujet;  on  y  re- 
cueille, d'autre  part,  la  tradition  orale,  les  témoignages  des 
anciens,  les  cantilènes  poi)ulaii'es  inspirées  par  les  circon- 
stiuices  les  plus  curieuses  de  r(''\(''nement  ou  par  les  princi- 
paux exploits  du  béros.  C'est  ainsi  que  l'auteur  anonyme  d'un 
poëme  de  trois  mille  quatre  cent  soixante  vers  octosyllabiques 
sur  la  Conquête  de  l'Irlande,  faite  ])ar  les  armes  de  Henri  II, 
en  1172,  s'y  réfère  à  d'anciens  textes,  appelés  tantôt  «  la 
Geste,  »  tantôt  «  la  Cliançon,  »  tantôt  «  l'escrit;  »  un  autre 
poète,  Jordan  Fantosme,  cbancelier  de  l'église  de  Wincester, 
qui  rima  en  deux  mille  soixante  et  onze  vers  alexandrins, 
d'un  style  vigoureux,  la  double  campagne  de  ce  môme  roi 
contre  les  Écossais-,  imite  les  cbroniques  contemporaines  de 
Guillaume  de  Xeubrige,  de  Benoit  de  P(''terl)oroug,  de  Raoul 
de  Dicet,  de  Roger  de  Hoveden,  mais  il  y  ajoute  des  détails 
familiers,  les  récits  des  témoins  survivants,  une  foule  de 
particularités  semblables  à  celles  que  nous  offriront  plus  tard 
les  Mémoires  écrits  en  jjrose  française. 

Ces  mêmes  traits  simples  et  naïfs,  ces  traditions  locales 


l'aventureuse  expédition  de  Godt'fidi  de  I5ouilion  et  celles  qui  la  suivirent. 
Ces  récits,  ou  se  sont  perdus,  ou  ne  nous  sont  parvenus  que  rajeunis  et 
transformés  par  les  Chansons  de  Gestes  du  xii«  et  du  xiu<=  siècles. 

1.  T.  XXIII,  p.  337. 

2.  Années  1173,  1174. 


iOO  LES    ORIGINES   DE    l'UISTOIUE. 

jibondonL  dans  la  Vie  de  saint  Thomas  le  Martyr,  qui  ne 
comprend  pas  moins  do  six  mille  quatre-vingt-cinq  alexan- 
drins, non  sans  mérite,  et  qui  fut  composée  vers  1177,  par 
un  clerc  picard,  Garnier  de  Pont-Sainte-Maxence  :  Taiiteur  a 
dû  faire  plus  d'mi  emprunt  aux  complaintes  (pie  cliantaienl 
les  pèlerins  sur  la  tombe  du  <(  martyr.  »  Nous  possédons 
un  fragment  de  ces  cantilènes  pieuses,  qui  compte  quatorze 
cent  soixante-vers  ' .  Tout  nous  porte;  à  croire  que  les  compo- 
sitions citées  plus  haut  se  déclamaient  en  public,  etpeut-iMrc 
même  se  chantaient  dans  les  assemblées  des  l)arons-. 

La  seconde  moitié  du  xn'^  siècle  a  vu  paraître  aussi  les 
Chroniques  rimées  :  semblables  aux  Poëmes  historiqms,  puis- 
qu'elles recueillent  les  mènu'S  témoignages  et  se  forment  des 
mêmes  éléments,  elles  en  diffèrent,  cependant,  par  plus 
d'exactitude  et  de  précision,  comme  par  l'étendue  plus  vaste 
et  plus  compliqu(''e  des  sujets  qu'elles  embrassent.  C'est  en 
Angleterre  que  les  plus  anciennes  furent  écrites,  à  la  demande 
des  rois  Henri  I"  et  Henri  II,  dans  la  cour  lirillante  et  leltrc'c 
des  Plantagenets^.  Là,  Guillaume  de  Malmesbury,  Henri  de 
Huntingdon,  Karadoc  de  Lancarvan,  Geoffroy  de  Monmoutb, 


\.  niatoire  lUtcraire,  t.  XXIII,  p.  383,  38 'i.  —  Fi'oissnrd,  en  conimenranf 
le  récit  des  guerres  de  Bretagne,  se  plaint  des  «jongleurs  et  cliantenrs)) 
qui  avaient  par  «  leuis  rimes  et  eliançons  »  altéré  la  véiité  des  faits.  A  l'ori- 
gine de  l'histoire,  comme  dans  les  débuts  de  la  poésie  épique,  nous  trou- 
vons la  cantilène  populaii'C  et  primitive.  «  Pluiseur  jongleour  et  cliantcour 
en  place  ont  clianté  et  rimé  les  guerres  de  Bretagne  et  conompn  par  leur> 
chanrons  et  rimes  controuvées  la  juste  et  vraie  histoire,  dont  trop  en  dé- 
plaist  à  Mgr  Jehan  Lebiel  et  à  moi  sire  Jehan  Froissard  qui  justement  et 
ioiaument  l'ay  poursuivie  à  mon  pooir...»  (Manuscrit  d'Amiens,  l"  32.) 

i.  L'IIUtoire  lUtcraire  indique,  en  outre,  comme  ayant  appartenu  à  ce 
même  temps,  quatre  poèmes  historiques  dont  voici  les  titres:  Vlli^ttoire. 
(ht  Mont-Sdiiil-Michcl  écrite^  par  (luillaume  de  Saint-Paer  en  vers  octo?\i- 
labiques  à  rimes  plates,  d'après  une  ancienne  chronique  latine,  un  iiou 
avant  llSfi;  —  la  Yie  de  GiUea  de  Cliiii.  au  jiays  de  Touinai,  par  Gautier  le 
Cordier,  l'un  de  ses  compatriotes  ;  —  Li  ivnuim^  de.s  Frnureix,  composé  par 
André  de  Coutances,  un  peu  avant  120i  ;  —  une  Satire  en  tirades  monorimes 
contre  Jean  s^ns  Ton',  par  Thomas  de  liailleul  (1214).  T.  XXIll,  p.  38(i- 
412.  Ce  même  chapitre  de  Vllititoire  liltérnire  cite  d'autres  compositions 
iiistoriqnes  d'une  date  ultérieure,  que  nous  retrouveions  plus  tard. 

3.  Sur  l'éclat  du  règne  de  Henri  II,  voir  t.  \'"^,  p.  2't2. 


LES    POEMES    HISTORIQUES.  161 

dociles  aux  conseils  du  comte  Robert  de  Glocester,  rassem- 
blent les  chroniques  latines,  les  traditions  galloises,  font 
appel  à  la  légende  et  h  l'histoire,  à  la  prose  et  à  la  poésie,  et 
dans  un  dessein  assez  semblable  à  celui  que  nous  avons  si- 
gnalé en  France  dès  le  xi"  siècle,  s'efforcent  de  soumettre  à 
l'unité  d'une  composition  régulière  les  annales  discordantes 
d'un  peuple  où  trois  races  ennemies,  tour  à  tour  victorieuses 
et  vaincues,  se  sont  superposées  sans  consentir  encore  à  se 
mêler.  Leurs  ouvrages,  rédigés  en  latin,  commencent  cà  se 
répandre  vers  1135'. 

Excité  par  ces  exemples,  un  clerc  normand,  Geoffroy  Gay- 
mard,  protégé  de  la  reine  Adélaïde  de  Louvain,  seconde 
femme  du  roi  Henri,  rima  en  six  mille  vers  octosyllabiques 
à  rimes  plates  une  Chronirjue  des  rois  anglo-saxons.  Son 
récit,  emprunté  à  des  livres  gallois,  latins  et  français,  fut 
composé  un  peu  avant  1146;  il  s'arrête  au  règne  de  Guil- 
laume le  Roux,  c'est-à-dire  cà  l'année  1087 -.  Dix  ans  plus 
tard,  un  autre  clerc,  que  nous  connaissons  déjà,  ^N'ace  de 
Jersey,  cédant  aux  mêmes  influences  de  cour,  embrassa  dans 
un  plan  beaucoup  plus  large  les  deux  principales  branches 
de  l'histoire  d'Angleterre,  et  fit  le  Brut,  en  quinze  mille  trois 
cents  vers  pour  les  Gallois  ou  Bretons,  et  le  Bou,  en  seize 
mille  cinq  cent  quarante-sept  vers,  pour  les  Normands.  Le 
premier  poëme  parut  en  lloo,  le  second,  en  1160.  L'auteur 
avait  mis  à  contribution  les  chroniqueurs  latins  d'Angleterre, 


1.  Voir  t.  1er,  p.  213-222,  où  nous  avons  touché  ce  point  et  traité  cette 
question,  à  propos  des  origines  du  Cycle  breton. 

2.  «  Gaymard  nous  apprend,  dans  le  préambule  de  son  bistoire,  qu'il  a 
employé  un  temps  considérable  à  la  recherche  de  matériaux  puisés  dans 
des  manuscrits  latins,  français,  gallois.  Il  avoue  qu'il  n'aurait  jamais  pu  se 
les  procurer  sans  le  secours  de  Constance  Fitz  Gilbert.  Cette  dame  envoya 
à  Hamlake,  en  Yorkshire,  prier  un  baron  alors  célèbre,  \Valter  Espec,  d'em- 
prunter pour  elle  à  Robert  de  Caen,  comte  de  Glocester,  une  histoire  des 
rois  d'Angleterre,  que  ce  dernier  avait  traduite  des  livres  gallois.  Robert 
prêta  ce  livre  et  Constance  le  confia  à  Gaymard.  \Valter  Espec  mourut  en 
1153  et  Robert  en  1146.»  —  Histoire  littéraire,  t.  XIII,  p.  63,  64.  —  L'œuvre 
de  Gaymard  a  été  publiée  dans  les  deux  volumes  des  Chroniques  anglo- 
normandes.  (Édition  de  M.  Francisque  .Michel.) 

il 


162  LES   ORIGINES    DE   l'HISTOIRE. 

Monmoutli,  Malmosljury,  et  ceux  de  Xorinandie,  Orderic  Vi- 
tal, i)udon  de  Saint-Qiienlin,  Guillaume  de  P(Htiers,  en  com- 
plétant par  la  tradition  orale  et  par  les  chants  populaires  cet 
ensemble  d'informations  savantes*.  La  Chronique  des  ducs 
de  ISormandie,  par  Benoist  de  Sainte-More,  contemporain  de 
Wace,  succède  au  Roman  de  Rou,  qu'elle  remanie  et  déve- 
loppe en  cpiarante-deux  mille  trois  cent  dix  vers^.  Enfin,  un 
anonyme,  dans  les  vingt  dernières  anné('s  du  siècle,  abrège 
Wace  et  Benoist  ^  :  sa  compilation  sèche  et  bizarre,  qui  ne 
compte  que  trois  cent  quatorze  alexandrins,  est  intitulée 
Chronique  ascendante,  parce  qu'au  lieu  de  descendre  le  cours 
des  temps  et  l'ordre  des  générations,  l'auteur  rebrousse  che- 
min en  remontant  du  règne  de  Henri  II  aux  conquêtes  de 
RoUon^ 

Ce  n'est  donc  pas  une  époque  stérile  pour  l'histoire  que  ce 
xu"  siècle,  qui  a  produit,  à  côté  d'œuvres  considérables  en 
latin,  tant  de  compositions  françaises,  semi-savantes,  semi- 
poétiques,  dont  l'ampleur  et  la  variété  attestent  la  faveur  qui 
s'attachait  cà  ces  études,  à  ces  lectures ^  Rencontrons-nous, 


1.  Voir  t.  1"'',  p.  222-224,  ce  que  nous  avons  dit  de  \Vace  et  de  ses 
œuvres.  Voir  aussi  Histoire  littéraire,  t.  XIII,  p.  5,18,  et  t.  XVII,  p.  615.  — 
Orderic  Vital  (1085-1130),  a  laissé  une  histoire  ecclésiastique  qui  comprend 
celle  des  Nornjands  jusqu'en  1141  (Duchesne,  Scriptores  historix  Norman- 
nfcii').  Avant  lui,  Dudon,  doyen  de  Saint-Quentin,  avait  écrit  en  trois  livres 
une  histoire  des  Normands  pendant  un  siècle  environ,  de  912  à  996.  Cet 
ouvrage  fut  continué  par  Guillaume  de  Jumiéges  mort  en  1090.  Guillaume 
de  Poitiers,  archidiacre  de  Lisieux,né  en  1020  écrivit  une  vie  de  Guillaume 
le  Conquérant  (1033-1070)  dont  il  avait  été  le  chapelain. 

2.  Benoist  de  Sainte-More  vivait  à  la  fin  du  règne  de  Henri  II.  Sa  chro- 
nique a  été  écrite  de  1170  à  1180.  —  Voir  t.  h''',  p.  24 1-230.  M.  Fran- 
cisque Michel  a  donné  une  édition  de  ce  poëme  dans  les  Documents  inédits 
sur  l'Histoire  de  France  (183C-1844). 

3.  Edition  Pluquet,  dans  les  mémoires  de  la  Société  des  antiquaires  de 
Normandie.  T.  I<"",  p.  444.  —  Voir  aussi  VHistoire  liltcraire,  t.  XVII,  p.  627. 

4.  Le  xii^  siècle  peut  en  outre  revendiquer  les  sept  mille  vers  octosylla- 
biques  de  VHistoire  des  Empereurs  romnins,  par  Calandre,  un  clerc  ou  mé- 
nestrel du  duc  de  Lorraine  Ferri  P''',  mort  en  1207.  Cette  compilation  riniée 
contient  l'histoire  de  Rome  depuis  sa  fondation  jusqu'à  la  prise  de  cette 
ville  par  Alaric.  —  Histoire  littéraire,  t.  XVIII,  p.  771. 

5.  Aux  compositions  historiques  de  la  lin  du  xii"  siècle  ou  des  commen- 
cements du  siècle  suivant  se  rapportent  deux  poèmes  anonymes  récemment 


Li:S   (JRANDES   CHRONIQUliS   DE   FRANCE.  i63 

p.arini  les  inonunionls  de  ces  premiers  temps,  quelque  œuvre 
historique  où  la  prose  naissaute  ail  évincé  tout  à  la  lois  la 
langue  des  savants  et  celle  des  poètes?  Nous  n'en  connaissons 
aucune  avant  le  xui*  siècle;  c(;  qui  ne  prouve  pas  avec  certi- 
tude que  les  chronicpies  en  prose  aient  manqué  absolument 
dans  l'âge  précédent.  Lorsqu'on  traduisait  en  pi'ose,  avec  une 
précision  ])arfois  heureuse,  les  livres  saints,  comme  nous  le 
dirons  plus  loin,  lorsque  les  fictions  du  cycle  breton,  avant 
d'inspirer  les  poètes,  se  répandaient  sous  forme  d'agréables 
romans  en  prose,  comme  nous  l'avons  dit  ailleurs  ' ,  pourquoi 
l'idée  ne  serait-elle  venue  à  personne  «  d'enromancer  »  les  chro- 
niques latines  et  de  <(  desrimer  »  les  cantilènes  historiques? 

Un  historien  du  Hainaut,  Jacques  de  Guise,  nous  ap- 
prend que  Baudouin  IX,  comte  de  Flandre,  avant  de  partir 
avec  Yillehardouin  pour  la  croisade  qui  fit  de  lui  un  em- 
pereur byzantin,  avait  ordonné,  vers  1200,  de  composer 
en  français,  in  gallicano  idiomate,  une  sorte  d'histoire  uni- 
verselle, depuis  la  création  jusqu'cà  son  temi)s  :  ce  vaste  ré- 
pertoire, que  Jacques  de  Guise  a  connu  et  consulté,  s'appelait 
les  Histoires  de  Baudouin-.  Est-il  vraisemblable  qu'un  emploi 
aussi  hardi  de  la  prose  française,  dans  un  ouvrage  de  cette 
importance,  n'ait  pas  été  suggéré  et  préparé  par  l'exemple 
de  quelques  essais  plus  timides?   Il  n'y  a  guère  d'appa- 

découverts  par  l'infatigable  curiosité  et  la  science  pénétrante  de  M.  Paul 
Meyer  :  1"  un  Vrologne  en  vers  d'une  histoire  en  prose  française  du  règne 
de  Philippe-Auguste;  a»  un  Récit  versifié  de  la  ■première  croisade,  traduit  ou 
imité  en  grande  partie  de  VHistoria  hierosohjmitana  de  Baudri  de  Bourgueil. 
Baudri,  né  à  Meun-sur-Loire  en  1047,  fut  abbé  du  couvent  de  Bourgueil 
(Indre-et-Loire)  en  1073,  puis  archevêque  de  Dol  en  1108.  11  avait  près  de 
soixante  ans  quand  il  écrivit  son  livre  en  s'aidant  des  Gesta  Francorum. 
L'œuvre  poétique,  découverte  par  M.  Paul  Meyer,  fut  composée  un  siècle 
plus  tard  par  un  trouvère  de  l'Ile-de-France  ou  de  Normandie.  C'est  l'un  de 
ces  nombreux  récits  des  croisades  que  de  bonne  heure  on  rédigea  en  vers 
français  pour  l'usage  de  ceux  qui  n'entendaient  pas  le  latin.  —  Roiuania, 
janvier  1876;  octobre  1877.  —  Revue  historique,  1'^  année,  1. 1*"",  avril-juin 
1876.  Article  de  M.  Tiiurul  sur  Baudri  de  Bourgueil. 

1.  T.  I",  p.  2-25-2-27. 

2.  Histoire  iiltéraire,  t.  XXI,  p.  757.  —  On  l'appelait  aussi  :  les  Chroniques 
de  Baudouin  d'Avesnes,  du  nom  d'un  descendant  de  Baudouin  IX,  qui 
agrandit  la  collection. 


Ifi4  LES   ORIGINES    DE    L'HISTOIRE. 

rence  qu'on  ait  pour  la  première  fois  hasardé  cette  nouveauté 
d'employer  la  langue  vulgaire  en  écrivant  une  histoire  du 
monde.  Quoi  qu'il  en  soit  de  ces  conjectures,  d'ailleurs  plau- 
sibles, les  plus  anciens  textes  en  prose  historique  qui  nous 
soient  connus  datent  des  commencements  du  xni"  siècle  ;  l'his- 
toire s'y  montre  h  nous  sous  deux  aspects  :  elle  est  officielle 
dans  les  Grandes  Chroniques  de  France  ;  elle  prend  la  forme 
de  Mémoires  personnels  dans  les  récits  de  Villehardouin, 
Examinons  d'abord  les  origines  du  recueil  célèbre  des  Gran- 
des Chroniques. 

Rappelons-nous  ces  compilations  latines  où  des  moines  de 
Saint-Benoît-sur-Loire ,  de  Saint-Germain-des-Prés  et  de 
Saint-Denis  avaient  résumé  le  travail  historique  des  six  siècles 
précédents*.  On  commence,  au  xm''  siècle,  à  les  traduire.  De 
l'an  1200  à  1210,  un  certain  Nicolas  de  Senlis  rédige  en  dia- 
lecte poitevin  toute  la  partie  relative  aux  rois  de  la  première 
race;  la  période  des  Carlovingiens  est  entamée,  en  l'an  1200, 
par  la  traduction  de  la  chronique  apocryphe  de  Turpin  :  ces 
deux  textes,  à  peu  près  contemporains,  réunis  dans  le  même 
manuscrit,  sont  rédigés  de  la  même  main  et  dans  le  même 
dialecte  semi-français,  semi-provençaP .  Il  faut  attendre  un 
demi-siècle  pour  rencontrer  une  traduction  complète  des 
compilations  latines  de  l'âge  précédent.  Vers  1260,  un  mé- 
nestrel, de  la  maison  du  comte  de  Poitiers,  Alphonse,  frère  de 
saint  Louis,  mit  en  français,  sur  Tordre  de  son  maître,  la 
plus  récente  des  œuvres  historiques  par  nous  signalées, 
YHistoiHa  regum  francorum,  écrite  en  1205  par  un  clerc 
anonyme,  comme  nous  l'avons  dit  plus  haut.  On  a  deux  ma- 


\.  Voir  pages  l!if)-l!J8. 

2.  Histoire  littcraire,  t.  XXI,  p.  741-742.  — La  chronique  de  Turpin  avait 
été  écrite  en  latin,  vers  la  fui  du  xi«  siècle,  ou  dans  la  première  moitié  du 
siècle  suivant.  (Voir  notre  t.  I'^'',  p.  173.)  On  sait  par  d'autres  manuscrits  que 
le  comte  de  saint-Pol,  qui  mourut  croisé  à  Constantinople  en  1205,  la  fit 
traduire  vers  l'an  1200.  (Juant  à  Nicolas  de  Senlis,  on  ignore  s'il  est  l'auteur 
ou  simplement  le  scribe  de  la  chronique  sur  les  Méiovingiens,  dont  nous 
venons  de  parler.  Une  seule  chose  est  certaine,  c'est  l'existence  de  ces 
deux  textes  historiques  en  prose  fran(;aise  et  la  ilate  de  leur  composition. 


LES   GRANDES   CIIRONIQUES   DE   FRANCE.  165 

nuscrits  do  cette  traduction  exacte  et  scrupuleuse  qui  pousse 
un  peu  plus  loin  que  son  modèle  et  qui  s'arrête  à  la  lin  du 
règne  de  Louis  VIII. 

C'était  le  temps  où  l'abhaye  de  Saint-Denis,  illustrée  par 
ses  liommes  d'Etat  et  ses  liisloriens,  tels  que  Suger,  Rigord, 
Mathieu  de  Vendôme,  jetait  son  plus  vif  éclat  et  étendait  sur 
l'administration  pu])lique  connue  sur  les  lettres  son  in- 
fluence :  depuis  un  siècle,  son  trésor  historique  s'était  enrichi 
d'une  grande  collection  de  manuscrits,  dont  Taljljé  autorisait 
volontiers  la  comnnmication ;  le  bruit,  en  partie  exagéré, 
se  répandait  et  s'accréditait  que  là  se  trouvaient  réunis  tous 
les  chroniqueurs  épars  dans  les  autres  abbayes.  Pour  sou- 
tenir cette  gloire  et  affermir  cette  prépondérance,  l'habile 
Mathieu  de  Vendôme,  qui  dirigeait  l'abbaye  au  temps  de  saint 
Louis,  commanda  à  l'un  de  ses  moines  de  donner  une  forme 
française  aux  anciens  monuments  de  nos  annales  ' .  Le 
rédacteur,  interprète  zélé  de  la  pensée  politique  de  l'abbé, 
traduisit,  en  les  développant  à  l'aide  de  chroniques  plus  ré- 
centes, les  compilations  de  Saint-Benoît-sur-Loire  et  de  Saint- 
Germain-des-Prés  et  celles  de  son  propre  couvent  ;  il  s'appro- 
pria le  travail  de  ses  devanciers  sans  les  nommer,  supprima 
la  mention  des  sources  où  ils  avaient  puisé,  affecta  de  ne 
rien  devoir  qu'au  trésor  de  Saint-Denis,  et  n'omettant  aucune 
occasion  d'exalter  l'abbaye,  il  laissa  croire  que  tout  ce  qui 
concernait  la  a  éritable  histoire  de  France  s'y  était  conservé 
par  une  sorte  de  privilège  ^ .  Son  récit,  qui  ne  va  pas  plus  loin 
que  celui  du  ménestrel,  fut  achevé  en  I27i.  M.'ithieu  de  Ven- 
dôme, accompagné  du  traducteur,  qui  se  nonnnait  dom  Pri- 
mat, se  présenta  devant  Pliilippe  le  Hardi,  et  lui  offrit  le 


1.  Sur  Mathieu  de  Vendôme,  voir  ïllii^loire  litlcraire,  t.  XVI.  p.  193;  — 
t.  XX,  p.  1-9.  Né  en  1220,  Mathieu  de  Vendôme  ((lu'il  ne  faut  pas  confondre 
avec  un  poëte  latin  du  même  nom)  fut  abhé  de  Saint-Denis  en  1258,  et 
régent  du  royaume  pendant  la  croisade  de  saint  Louis  à  Tunis.  Il  mourut  en 
1286.  —  Son  successeur  Renaud  Gillart  (de  1286  k  1304)  continua  ses  tra- 
ditions. 

2.  Histoire  littéraire,  t.  XXI,  p.  737.  —  liibliothàiue  de  l'Ecole  des  Charles, 
t.  XXXV  (1874),  Mémoire  de  M.  de  NVailly,  p.  247. 


166  LES    ORIGINES    DE    L  HISTOIRE. 

volume,  élégamment  transcrit  et  richement  enluminé,  en  ré- 
citant sept  quatrains'.  On  appela  cette  rédaction  française 
les  Grandes  Chroniques  de  Saint-Denis;  c'était  un  titre  en 
partie  usurpé,  mais  de  sérieux  travaux  devaient  plus  lard  le 
justifier. 

Un  temps  assez  long  s'écoula  entre  la  présentation  du 
livre  à  Philippe  le  Hardi  et  l'époque  où  des  copies  s'en  répan- 
dirent, soit  que  l'œuvre  de  Primat  demeurât  peu  connue,  soit 
qu'on  lui  préférât  l'ouvrage  moins  volumineux  du  ménestrel 
d'Alphonse  ^  De  ces  deux  compilations  françaises,  rédigées 
vers  le  même  temps,  puisées  l'une  et  l'autre  cà  des  sources 
presque  semblables,  une  troisième  fut  formée  et  publiée  dans 
les  commencements  du  règne  de  Philippe  le  Bel.  L'auteur 
anonyme  de  cet  arrangement  emprunta  la  rédaction  du  mé- 
nestrel pour  la  période  des  deux  premières  races,  et  celle  de 
Primat  pour  le  reste,  en  y  ajoutant  une  vie  d(^  saint  Louis  et 
une  vie  de  Philippe  le  Hardie.  L'édition  nouvelle  parut  sous 


1.  Histoire  littéraire,  t.  XXI,  p.  738.  Un  de  ces  quatrains  nous  révèle  le 
nom  de  l'auteur  : 

Phelipe,  roi  France,  qui  tant  est  renomez, 
Je  te  rens  le  roman  qui  des  rois  est  romez  ; 
Tant  a  cist  traveillé  qui  Primas  est  nomez 
Que  il  est,  dieu  merci  !  parfais  et  consomez. 

Primat  avait  d'abord  écrit  sa  chronique  en  latin,  il  la  traduisit  ensuite,  et 
c'est  la  traduction  qu'il  offrit  au  roi. 

2.  Le  texte  original  de  Primat,  qui  s'était  perdu,  a  été  récemment  décou- 
vert au  British  Muséum  par  M.  Paul  Meyer.  —  Documents  de  l'ancienne  litté- 
rature de  la  France,  conservés  dans  les  liibliothèques  de  la  Grande-Bretagne 
(1871).  Le  texte  retrouvé  est  aujourd'hui  imprimé  dans  le  tome  XXIII  des 
Historiens  de  Gaule  et  de  France. 

3.  Les  deux  biographies  royales  supplémentaires  ont  été  rejetées  plus 
tard  par  les  continuateurs  des  Grandes  Chroniques  dans  l'édition  délinitive. 
On  a  plusieurs  textes  manuscrits  de  cet  arrangement  à  la  Biliotliêque  Natio- 
nale, et  à  la  Bibliothèque  Suinle-Geneviéve.  Le  plus  ancien,  assez  récemment 
mis  en  lumière  par  M.  Paul  Viullet  {Bibliothèque  de  l'Ecole  des  Chartes, 
t.  XXXV,  1874,  p.  18-19),  a  été  composé  avant  l'année  1297;  il  se  trouve 
à  la  Bibliothèque  Nationale  et  porte  le  n"  2015.  On  peut  le  rapprocher  du 
manuscrit  2010  du  même  fonds.  Le  manuscrit  célèbre,  dit  de  Sainte-Gene- 
viève, est  moins  ancien.  —  On  trouvera  d'instructifs  renseignements,  sur  les 
divers  textes  des  Grandes  Chroniques  rédigés  à  cette  époque,  dans  les  articles 
de  .M.  Paul  VioUet  et  de  .M.  Natalis  de  NVailly  publiés  en  1874.  (Tome  XXXV 


LES   GRANDES   CIIRONIQUES   DE   FRANCE.  167 

ce  titre  :  Chroniques  de  France,  selon  qu'elles  sont  conser- 
vées à  Saint-Denis.  L'histoire  officielle  continua,  en  effet,  de 
s'écrire  à  Saint-Denis  jusqu'au  règne  de  Charles  V:  pour  plus 
d'exactitude,  un  religieux  de  cet  ordre  accompagnait  le  roi 
dans  ses  expéditions  en  quaUté  d'historiographe;  les  docu- 
ments d'État  étaient  fournis  au  rédacteur  par  les  officiers 
royaux.  Sous  Charles  Y  parut  une  rédaction  rajeunie,  rec- 
tifiée et  dévelop[)ée,  qui  allait  jusqu'à  l'aN  énement  de  ce  prince  : 
c'est  le  texte  définitif  et,  comme  dit  M.  Paulin  Paris,  sacra- 
mentel des  Grandes  Chroniques  de  France.  De  nombreuses 
copies  eiduminées  se  répandirent  et  prirent  place  dans  toutes 
les  bibliothèques  ;  une  sorte  de  vénération  s'attacha  désormais 
à  ce  monument  de  notre  histoire  nationale,  riche  en  sérieux 
témoignages,  en  pièces  authentiques,  et  remarquable  par  un 
caractère  de  probité  et  de  bonne  foi.  A  partir  de  1340,  le 
récit  n'est  plus  une  simple  traduction  de  textes  latins  anté- 
rieurement rédigés  ;  il  devient  original  et  de  première  main, 
et  c'est  toujours  un  moine  de  Saint-Denis  qui  tient  la  plume. 
Vingt  ans  après,  un  second  changement  s'accomplit  :  l'ou- 
vrage cesse  de  s'écrire  à  Saint-Denis,  tout  en  gardant  le  nom 
de  cette  illustre  maison  dans  son  titre;  les  continuateurs,  dé- 
signés tour  cà  tour  par  le  roi,  sont  des  écrivains  sécidiers. 
Pierre  d'Orgemont,  chancelier  de  France,  commence,  par 
ordre  de  Charles  Y,  cette  dernière  série,  qui  finit,  avec 
l'œuvre  même,  à  l'avènement  de  Louis  XI'. 
Nous  avons  voiûu  expliquer  jusqu'au  bout  les  origines  di- 


de  la  Bibliothèque  de  l'Ecole  des  Chartes.)  M.  de  \Vailly  siiitout  éclaire  d'une 
vive  lumière  ces  questions  très-complexes,  p.  225-247. 

1.  Louis  XI  transféra  la  charge  d'historiographe  de  France  à  un  reli- 
gieux de  Cluny.  (Voir  bibliothèque  de  l'Ecole  des  Chartes,  t.  Il,  p.  478.)  — 
Les  Grandes  Chroniques  furent  imprimées  eu  1477  sous  ce  titre:  Chroniques 
de  France  depuis  les  Troiens  jusqu'à  la  mort  de  Charles  \7/(14()l).  Ce  livre, 
en  trois  volumes  in-folio,  est  le  premier  livre  français  connu  qui  ait  été  im- 
primé à  Paris.  —  Il  ne  faut  pas  confondre  avec  les  Grandes  Chroniques  l'ou- 
vrage anonyme  en  latin  connu  sous  le  nom  de  Chronique  du  Reli[iieux  de 
Saint-Denis.  Cet  ouvrage  isolé  comprend  le  règne  de  Charles  VI,  de  1380  à 
1422.  Il  a  pu  servir,  pour  l'histoire  de  ce  règne,  aux  rédacteurs  séculiers 
des  Grandes  Chroniques,  en  français. 


168  LES   ORIGINES   DE   L'HISTOIRE. 

verses  et  confuses  d'une  œuvre  dont  l'importance  est  capi- 
tale '  ;  venons  maintenant  à  celte  l'orme  libre  de  l'histoire 
personnelle  qui  paraît  à  peu  près  en  même  temps  que  les 
Grandes  Chroniques,  et  se  produit  pour  la  première  fois  dans 
les  Mémoires  de  Villehardouin.  Nous  y  trouverons,  à  défaut 
d'un  vaste  ensemble  de  documents  et  de  témoignages,  l'em- 
preinte forte  et  naïve  d'une  individualité  supérieure  et  le 
plus  ancien  exemple  du  talent  d'écrire  en  prose  française 
avec  une  concision  nerveuse  et  colorée.  Villeliardouin  ouvre 
la  série  des  créateurs  de  notre  prose;  ce  n'est  pas  seule- 
m.ent  un  historien,  c'est  un  écrivain  original,  inspiré  par  une 
sorte  de  génie  qui  s'ignore,  et  son  livre  a  pris  rang  parmi 
ceux  où  l'homme  de  goût  reconnaît,  sous  une  forme  inculte, 
l'ébauche  et  l'éclat  naissant  du  grand  art.  Grâce  à  lui,  la 
prose  française,  dès  les  premières  années  du  xiu'=  siècle,  peut 
soutenir  la  comparaison  avec  nos  plus  belles  Chansons  de 
gestes. 


§  II 


Travaux  récents  sur  le  texte  des  Mémoires  de  Villehardouin. 
—  Hérite  éminent  de  ce  livre. 


Hors  de  son  livre,  Villehardouin  n'a  pas  de  biographie  ;  on 
sait  de  lui  ce  qu'il  en  a  dit  lui-même  :  le  meilleur  de  sa  vie 
est  dans  ses  récits.  Les  anciennes  notices  écrites  sur  lui  con- 
tiennent des  erreurs  ;  ainsi  Ducange  lui  donne  pour  père  Guil- 
laume de  Villehardouin,  qui  fut  maréchal  de  Champagne  de- 
puis 1163  jusqu'en  1179  :  ce  Guillaume  était  le  chef  d'une 

1.  Sur  celte  question  des  origines  du  célèbre  recueil  des  Grflîu/es  Chra- 
niques,  on  peut  consulter  :  1»  M.  Paulin  Paris,  Préface  de  l'édition  de  183G. 
Mais  nous  avertissons  le  lecteur  que  cette  Préface  renferme  des  inexactitudes 
rectifiées  plus  tard  par  l'auteur  dans  VUistoire  littéraire  de  la  France  ;  2°  Le 
tome  XXI  de  VlIiMoire  litlcraire,  p.  731-741;  3°  Académie  des  Inscriptions 
(nouv.  série),  t.  XVII,  p.  379-407,  mémoire  de  M.  Natalis  deWailly.—  Voir 
aussi  Bibliothc(iue  de  l'Ecole  des  Chartes,  t.  II  (1841),  article  de  M.  L.  La- 
cabane. 


VILLEHARDOUIN.  160 

branche  collatérale'.  Un  fait  est  sûr  :  l'origine  champenoise 
de  notre  historien  et  la  considération  dont  jonissait  sa  famille 
à  la  cour  de  Troyes.  Il  est  né,  probîiblenient,  au  petit  village  de 
Villehardouin,  situé  à  sept  lieues  h  l'est  de  Troyes,  entre  Arcis- 
sur-Aube  et  Bar-sur-Aube,  à  une  dcmi-lieue  de  la  rivière;  on 
y  voit  encore  quelques  vestiges  d'un  château  féodal.  Pour  la 
première  fois  son  nom  nous  apparaît  avec  certitude  dans  deux 
chartes  de  la  comtesse  Marie  de  Champagne,  en  1183;  d'où 
l'on  peut  conclure  qu'il  était  né,  au  plus  tard,  en  116 i.  Divers 
indices  tirés  des  usages  de  sa  famille,  notamment  du  sceau 
et  des  armes,  indices  observés  dans  la  vie  de  son  neveu,  qui 
fut  prince  d'Achaïe,  nous  engagent  h  placer  sa  naissance 
entre  115:2  et  1164.  Ajoutons  qu'une  liste  des  vassaux  de  la 
chàtellenie  de  Troyes,  dressée  vers  1172  et  depuis  peu  dé- 
couverte, porte  le  nom  d'un  <(  Geoffroy  de  Villehardouin  :  d 
ce  sera  donc  rester  fidèle  h  la  vraisemblance  que  d'adopter 
pour  première  date  et  pour  point  de  départ  l'intervalle  com- 
pris entre  1150  et  116-4^ 

Sous  quelle  influence  s'est  déclarée  sa  vocation  d'historien? 
D'oîi  lui  est  venue  cette  inspiration,  peu  commune  alors, 
d'écrire  ses  Mémoires?  Une  œuvre  originale  est  d'ordinaire 
suscitée  par  deux  sortes  de  causes  :  les  unes  tiennent  à  l'état 
môme  de  la  société,  aux  dispositions  de  l'esprit  pu])lic;  les 
autres  sont  personnelles  à  l'écrivain.  Cette  valeureuse  no- 
blesse du  centre  et  du  nord  de  la  France,  qui  se  leva  pour  la 
croisade  de  1:200,  comptait  dans  ses  rangs  non-seiûement 
des  trouvères  illustres,  mais  des  historiens  et  des  protecteurs 
de  l'histoire.  Le  spirituel  Quesnes  de  Béthune%  associé  cà  tous 
les  exploits  de  Villehardouin,  était  à  la  tète  de  l'entreprise, 
avec  ce  comte  de  Flandre,  Baudouin  IX,  qui  avait  fait  rédiger 
à  ses  frais  une  compilation  française  sur  l'histoire  univer- 

1.  L'Hialoire  littéraire  (t.  XVII,  p.  150)  a  répété  toutes  ces  erreurs. 
M.  Natalis  de  VVailly  dans  ses  récentes  éditions  de  Villeliardoiiin  les  a  re- 
dressées. (F.  Didot,"l872,  1874.) 

2.  Edition  de  NVailly,  Préface.  (1872.) 

i.  Sur  ce  trouvère  grand  seigneur,  voir  t.  I^"",  p.  103,  160,  3oo. 


170  LES    ORIGINES    DE    L  HISTOIRE. 

selle';  un  autre  croisé,  Robert  de  Clari,  chevalier  du  pays 
d'Amiens,  devait  écrire  sur  cette  même  expédition  un  récit 
depuis  peu  retrouvé  et  dont  on  nous  promet  une  publication 
savante  et  complète-.  Ne  soyons  donc  pas  surpris  si,  dans  ce 
monde  chevaleresque  où  les  sentiments  nobles  et  les  goûts 
délicats  commençaient  à  prévaloir  et  h  donner  le  ton,  Ville- 
hardouin,  l'un  des  plus  honorés  parmi  cette  élite  de  guerriers, 
formé  lui-même  à  l'art  de  bien  dire  par  l'aimable  cour  des 
comtes  de  Champagne,  a  cédé  au  désir  d'exprimer  en  prose, 
à  la  façon  des  chroniqueurs,  ce  que  tant  d'autres  depuis 
longtem[)s  avaient  l'habitude  d'exprimer  en  vers  épiques  ou 
lyriques.  Esprit  sage  et  ferme,  homme  d'action  et  de  gou- 
vernement, il  a  préféré  la  forme  d'une  relation  exacte  et  pré- 
cise; il  a  raconté  ses  impressions  et  ses  souvenirs  au  lieu  de 
les  chanter.  Et  quel  sujet  plus  beau  et  plus  fécond?  Quel  récit 
plus  attrayant,  pour  le  narrateur  lui-même,  par  la  nouveauté 
mer^  eilleuse  des  aventures  et  par  l'éclat  imprévu  des  succès 
remportés? 

Notons  ici  une  coutume  assez  peu  connue  qui  jettera  quel- 
que jour  sur  ces  commencements  obscurs  de  l'histoire  au 
mojen  âge.  A  côté  des  jongleurs  ou  des  ménestrels  que  de 


1.  Voir  plus  haut,  p.  163. 

2.  Le  texte  de  Robert  de  Clari  est  contenu  dans  un  manuscrit  français  de 
la  Bibliothèque  royale  de  Copenhague  (n<»  487)  ayant  jadis  appartenu  à  Paul 
Pétau.  Ce  manuscrit  est  de  la  fin  du  xin^  siècle  ou  des  premières  années 
du  siècle  suivant.  M.  le  comte  Riant  l'a  publié  en  1869,  puis  il  a  retiré  les 
exemplaires  imprimés,  sauf  un  petit  nombre,  avec  la  pensée  d'en  donner 
une  édition  meilleure  qui  n'a  pas  encore  paru.  Un  savant  allemand,  M.  Hopf, 
a  publié  ce  même  texte  en  1874.  Robert  de  Clari  était  un  des  chevaliers 
pauvres  de  l'armée.  Il  a  surtout  recueilli  les  bruits  populaires  du  camp, 
l'opinion  des  petits,  les  on  dit  de  la  foule,  et  ses  récits  sont  mêlés  de  beau- 
coup d'erreurs.  Il  ne  sait  pas  juger  de  haut  l'entreprise;  il  n'est  pas  dans  le 
secret  des  chefs,  et  les  ressorts  qui  font  tout  marcher  lui  échappent  absolu- 
ment. Ce  sont  les  mémoires  d'un  soldat,  en  regard  des  mémoires  d'un  gé- 
néral et  d'un  homme  d'Etat.  On  y  trouve  de  curieux  détails,  un  sentiment 
juste  et  vif  des  choses  que  l'auteur  a  vues,  et  quelques  traits  descriptifs 
assez  heureux.  La  langue  de  Robert  de  Clari  est  du  dialecte  picard  et  res- 
semble plus  à  celle  de  Henri  de  Valencicnnes  qu'à  celle  de  Villehardouin. 
—  bibliothèque  de  l'Ecole  des  Chartes,  187-2,  p.  31tJ.  M.  de  Wailly,  édition 
de  Villehardouin.  1874,  p.  440-448. 


VILLEHARDOUIX.  171 

tout  temps  les  rois  et  les  chefs  militaires  avaient  menés  à  leur 
suite  en  les  chargeant  du  soin  de  leur  gloire,  il  y  eut,  à  partir 
du  xii"  siècle,  et  peut-être  même  avant  celte  époque,  des 
chroniqueurs  d'ol'fice,  des  liistoriographes  royaux  ou  seigneu- 
riaux, dont  la  mission  était  d'assister  en  témoins  h  toutes  les 
airaires  et  de  tenir  le  journal  de  l'expédition.  Ils  achevèrent 
d'évincer  et  de  remplacer  les  jongleurs  sous  la  tente  des  ba- 
rons quand  la  vogue  des  Cliansons  de  Gestes  tomba.  Au 
xiv"  siècle,  on  les  appelait  officiers  d'armes,  poursitivants 
d'armes  :  postés  en  lieux  sûrs,  à  labri  des  coups,  ils  obser- 
\  aient  la  bataille,  et  l'on  vit  parfois,  comme  à  Azincourt,  les 
chroniqueurs  des  deux  armées  aux  prises  se  réunir,  deviser 
entre  eux  pacifiquement,  et  échanger  leurs  informations  ' ,  Xul 
doute  que  dans  l'armée  qui  prit  Constantinople,  en  1:203,  il 
ne  se  trouvât  quelqu'un  de  ces  chroniqueurs  mihtaires  ;  Ville- 
hardouin  fait  souvent  mention  du  ((  livre,  »  c'est-à-dire  du 
journal  de  l'expédition,  qu'il  consulta  plus  tard  et  qui  l'aida 
à  rappeler  et  à  fixer  ses  souvenirs  personnels  ^  Pour  ceux  qui, 
comme  Yillehardouin,  connaissaient  à  fond  les  choses,  qui  en 
avaient  manié  les  ressorts  cachés,  ces  relations  officielles, 
exactes  mais  sèches,  étaient  insuffisantes,  et  elles  semblaient 
les  inviter  à  dire  à  leur  tour  ce  qu'ils  savaient  mieux  que  per- 
sonne, à  donner  au  récit  des  événements  la  vie  et  la  couleur 
qui  leur  manquaient. 

Où  Yillehardouin  a-t-il  écrit  ses  Mémoires?  Sans  doute  à 
Messinople,  que  lui  avait  donnée  Boniface,  roi  de  Thessalo- 
nique,  et  qui  était  sa  part  de  la  conquête,  le  prix  de  ses  tra- 
vaux, 11  s'y  relira,  en  1207,  après  la  mort  de  l'empereur  Bau- 

1.  Voir  Ancienne  Chroniques  d'Angleterre,  par  Jehan  de  Wavrin,  édi- 
tion de  la  Société  de  l'iiistoire  de  France  (1S58),  Introduction.  —  «  Les 
poursuivants  d'armes,  bien  doctrines,  et  de  bonnes  conditions,  étoient  em- 
ployés à  voyager  pour  veoir  et  aprendre  les  grans  faits  d'armes,  et  à  faire 
livres  de  droits  d'armes,  de  blasons,  de  batailles  et  besongnes  où  ils  auront 
été.»  —  Manuscrit  de  la  IJihIiothèque  Nationale,  n»  7905. 

2.  «...  El  tant  vos  retrait  li  livres  que  ils  ne  furent  que  douze  qui  les 
sairements  jurèrent...  Si  que  li  livres  tesmoigne  bien  que  plus  de  la  moitié 
de  l'ost  se  tenoit  à  lor  acort.  »  Ch.  xlix,  lxii.  —  Voir  Histoire  littéraire, 
t.  XVII,  p.  200. 


172  LES   ORIGINES    DE   L'HISTOIRE. 

douin  et  de  Boniface,  se  tint  neutre  dans  les  brouilles  qui  agi- 
tèrent et  affaiblirent  l'empire  latin,  et  s(^lon  toute  apparence, 
il  y  finit  sa  vie,  en  1213.  On  n'a  recueilli  que  de  rares  indices 
sur  l'époque  de  sa  mort  et  sur  ses  dernières  années.  En  1207, 
il  aurait  doté  les  monastères  de  Froissy  et  de  Troyes,  oii  ses 
filles  et  ses  sœurs  étaient  religieuses  ;  un  peu  plus  tard,  il 
aurait  donné  des  conseils  cà  la  comtesse  Blanche  de  Champa- 
gne dans  une  lettre  où  il  est  qualifié  <c  maréchal  de  Roma- 
nie;  »  son  nom  figure  encore,  avec  son  titre,  en  1212,  dans 
un  écrit  du  pape  Innocent  III  :  après  ce  temps  il  disparait  de 
l'histoire,  et  en  1213,  Erard,  fils  du  maréchal  de  Romanie, 
prend  le  titre  de  seigneur  de  Villehardouin  ^ 

En  supposant  l'ouvrage  écrit  à  Messinople,  il  sera  venu  en 
Occident  par  la  famille  de  Villehardouin  et  peut-être  aussi  par 
les  Vénitiens,  qui  avaient  joué  dans  l'entreprise  un  rôle  ca- 
pital, et  dont  le  doge  Dandolo,  souvent  cité  avec  éloge,  était  un 
ami  de  l'historien  ^  Mais  un  point  plus  difficile  reste  à  éclair- 
cir  :  avons-nous  le  véritable  texte  de  Villehardouin?  L'an- 
cien français,  on  le  sait,  se  transformait  à  chaque  génération; 
un  notable  changement  s'accomplit,  au  xiv"  siècle,  dans  la 
syntaxe  ;  les  désinences  se  modifièrent,  la  règle  du  cas-sujet 
fut  abolie.  De  cette  crise  est  sortie  le  français  moderne  ^  Or, 
les  scribes,  qui  copiaient  un  manuscrit  unique  ou  les  plus 
anciens  exemplaires  pour  répandre  et  popidariser  l'ouvrage, 
rajeunissaient  le  texte,  le  mettaient  à  la  mode,  afin  de  le  rendre 
plus  agréable  et  plus  intelligible  aux  lecteurs.  IWcn.  ne  défen- 
dait la  prose  contre  ces  altérations,  ni  la  rime,  ni  la  mesure, 
ni  les  nombreux  manuscrits  des  jongleurs  primitifs.  De  là 
cette  question  qui  se  posera  plus  d'une  fois  au  sujet  des  pro- 
sateurs du  moyen  âge  :  sur  quel  texte  ont  été  imprimées  les 

1.  Uùtoirc  littéraire,  l.  XVll,  p.  Kil. 

2.  Yilleliai'doiiiii  est  cité  pour  la  première  fois  dans  une  chronique  rimée 
des  commencements  du  xn"  siècle.  Guillaume  Guiart,  auteur  de  la  chroni- 
que des  Royaux  lignages,  qui  débute  au  règne  de  Philippe-Auguste  et  s'ar- 
rête en  1306  (12,572  vers),  fait  allusion  aux  mémoires  de  Villehardouin  et 
semble  indiquer  qu'ils  étaient  connus  et  répandus. 

3.  Voir  t.  I",  p.  85,  86. 


VILLEHARDOUIN.  1~3 

éditions  modernes  de  notre  auteur?  Le  Villehardouin  que 
nous  possédons  est-il  authentique  ou  remanié?  La  critique 
grammaticale  est  ici  la  condition  première,  l'avant-propos 
obligé  et  la  garantie  d'une  solide  critique  littéraire. 

Jusqu'à  ces  derniers  temps,  il  existait  quatre  éditions  prin- 
cipales de  Villehardouin  :  la  première,  publiée  par  Ducange, 
en  1(m7  ;  la  seconde,  par  dom  Brial,  en  18:2:2  ;  la  troisième,  par 
M.  Paidin  Paris,  en  i8;}8;  la  quatrième,  par  M.  Buchon,  en 
4840.  Ces  éditeurs  n'avaient  pas  connu  tous  les  manuscrits 
aujourd'luii  retrouvés;  de  plus,  ils  n'étaient  pas  d'accord  en- 
tre eux  pour  fixer  la  date  et  apjjrécier  la  valeur  de  ceux  qu'ils 
avaient  consultés.  Disons  tout  de  suite  que  le  texte  original, 
écrit  ou  dicté  par  Villehardouin  a  disparu  :  les  six  manuscrits 
conservés  sont  des  copies  de  provenance  diverse,  de  difîérentes 
époques  ,  et  d'inégale  qualité.  Les  plus  anciennes  ne  remon- 
tent pas  au  delà  des  premières  années  du  xiv^  siècle.  De  toutes 
ces  copies,  la  meilleure  est  celle  qui  a  été  transcrite,  sous  le 
règne  de  Philippe  de  Valois,  par  un  Italien,  et  qui  s'est  long- 
temps gardée  dans  une  bibliothèque  de  Venise.  Le  scribe 
étranger,  peu  instruit  des  changements  survenus  dans  la 
langue,  incapable  d'ailleurs  de  s'y  conformer,  a  respecté  le 
texte  primitif;  son  heureuse  ignorance  a  sauvegardé  et  pré- 
muni sa  fidélité.  Il  a  commis  des  fautes  par  mégarde,  mais 
non  de  parti-pris;  il  n'a  pas  eu  l'ambition  de  remanier  et  de 
rajeunir  ce  qu'il  copiait.  Avec  ce  coup  d'œil  sûr  que  donne 
une  science  consommée,  le  récent  éditeur,  M.  de  Wailly,  a 
reconnu  et  mis  en  lumière  la  qualité  de  cette  copie,  qui  vaut 
un  original;  il  en  a  fait  la  base  de  son  travail  en  comparant 
aux  endroits  douteux  les  variantes  fournies  par  les  autres 
manuscrits.  Pour  peu  qu'on  ait  l'habitude  des  règles  et  des 
formes  propres  à  l'ancien  français,  l'irrécusable  sincérité  du 
texte  paraît  à  première  vue  et  se  démontre  par  son  évidence 
môme  * . 

I.  Les  six  mamisciits  des  mémoires  de  Villehardouin  sont  ainsi  classés 
par  M.  de  Wailly  :  Manuscrit  A,  c'est  la  copie  écrite  par  l'Italien  ou  le  ma- 
nuscrit de  Venise  ;  manuscrit  B,  des  commencements  du  xiv^  siècle,  le  texte 


174  LES    ORIGINES    DE    L  HISTOIRE. 

Nous  pouvons  donc  en  toute  assurance  étudier  ce  texte,  qui 
est  le  véritable,  et  nous  appuyer  sur  une  base  aussi  ferme 
pour  juger  le  mérite  du  style  de  Villehardouin.  Ce  mérite 
est  des  plus  éminents  ;  peut-être  même  oserons-nous  dire  que 
la  critique  littéraire,  tout  en  lui  rendant  justice,  n'a  pas  mar- 
qué avec  assez  de  force  l'originalité  supérieure  du  plus  ancien 
de  nos  liistoriens.  Deux  causes  expliquent  cette  originalité  et 
concourent  à  la  produire  :  le  caractère  de  l'homme  et  la  na- 
ture extraordinaire  de  l'entreprise.  M.  de  Wailly  s'exprime 
ainsi  dans  sa  préface  :  «  Avant  de  Ijien  dire,  il  avait  com- 
mencé par  bien  faire  ;  voilà  pourquoi  son  coup  d'essai  fut 
un  coup  de  maître.  »  Yilleliardouin  est,  en  eftet,  dans  les 
conseils  et  sur  les  champs  de  bataille,  une  des  plus  hautes 
personnalités  de  l'armée,  un  homme  de  tète  et  d'exécution, 
bien  supérieur  à  Joinville,  dont  l'aimable  bonhomie  et 
la  sincérité  enjouée  manquent  de  grandeur.  11  y  a  de 
la  grandeur  dans.  Villehardouin,  une  simplicité  digne  et 
lière,  qui  est  le  ton  naturel  du  commandement,  une  pa- 
tiente énergie,  une  loyauté  prudente,  une  intrépidité  féconde 
en  ressources  :  il  est  de  la  race  héroïque,  Joinville  n'est  que 
l'ami  et  le  confident  d'un  héros.  Toutes  ces  qualités,  la  vi- 
gueur de  son  âme,  la  justesse  et  la  netteté  de  son  intelli- 
gence ont  passé  dans  son  style  et  lui  ont  donné  la  trempe, 
le  relief  et  la  couleur.  Ce  style  est  l'expression  naïve  et 
concise  d'un  esprit  droit  et  robuste  qui  a  fait  simplement  de 
grandes  choses. 

Par  surcroît  de  fortune,  le  vaillant  capitaine,  le  politique 
avisé  qui  dirige,  soutient  et  sauvegarde  l'armée,  dans  la 
plus  étonnante  des  aventures,  au  milieu  des  péripéties  les 
plus  soudnines  et  des  plus  fal)uleuses  audaces,  l'homme  de 


et  rûi'tliograi)lie  primitifs  y  sont  mudillés  ;  trois  aiities  mamiscrits  C,  D,  R, 
formant  un  groupe  à  part  et  une  même  famille,  donnent  aux  mots  la  dési- 
nence et  rorthographe  llamandes  ou  picardes  qui  diffèrent  beaucoup  du 
dialecte  champenois;  l'un  est  de  la  lin  du  xin"  siècle,  l'autre  du  siècle  sui- 
vant, le  troisième  appartient  au  xv"  siècle;  un  dernier  manuscrit  F,  origi- 
naire de  rile-de-Fjanco,  est  le  plus  fautif  de  tous. 


VILLEHARDOUIN.  i"o 

ferme  conduite  et  de  sap^e  conseil  qui  sait  h  fond  les  causes 
secrètes  des  événements,  est  aussi  l'un  de  ceux  dont  l'ima- 
gination se  colore  et  s'émeut  le  plus  vivement  de  l'éclatante 
poésie  du  spectacle  qui  se  déploie,  en  variant  sans  cesse,  à 
chaque  étape  de  l'expédition.  Reportons -nous  au  temps, 
figurons-nous  cette  poignée  de  croisés,  tout  h  coup  trans- 
portés des  tristes  manoirs  féodaux  de  la  France  du  nord 
sur  les  brillantes  mers  d'Italie  et  d'Orient,  en  face  du  pa- 
norama féerique  de  Constantinople,  puis  entrant  en  vain- 
queurs au  sein  de  ces  richesses,  en  quelque  sorte  submergés 
dans  l'opulence  de  leurs  conquêtes  et  se  taillant  à  l'envi  des 
principautés  et  des  royaumes  dans  les  champs  historiques  de 
laThrace,  de  la  Macédoine  et  de  la  Grèce  !  Nul  voyage  fameux, 
chanté  par  les  poètes  anciens  dans  la  jeunesse  héroïque  du 
monde  naissant,  nulle  fiction  romanesque  des  trouvères  d'Oc- 
cident n'égalait  cette  réaUté. 

Le  sérieux  caractère  de  Villehardouin  et  son  mâle  génie 
marquent  leur  empreinte  sur  la  description  de  ces  aspects 
nouveaux  et  curieux  de  la  guerre.  Tout  y  est  sobre  et  ner- 
veux; qu'il  s'agisse  d'une  bataille,  d'une  prise  de  ville,  d'un 
voyage  sur  terre  ou  sur  mer,  d'une  négociation  ou  d'un  dis- 
cours, Villehardouin,  en  homme  d'expérience  qui  ne  se 
trompe  pas  sur  la  valeur  des  choses,  va  droit  cà  l'essentiel, 
s'attache  h  ce  qui  est  frappant,  caractéristique  et  néglige  le 
reste.  Son  instinct  supérieur  le  préserve  des  pires  défauts  qui 
affligent  les  lourds  et  vulgaires  pédants  si  nombreux  au  moyen 
âge  :  nulle  part  il  n'est  diffus,  plat,  commun,  emphatique; 
nulle  part  il  n'abuse  de  l'inutile  et  du  médiocre.  Malgré  la 
rudesse  de  l'idiome  qu'il  manie,  cet  homme  d'action, 
formé  à  la  grandeur  solide  du  commandement,  atteint 
du  premier  coup  et  à  son  insu  le  plus  haut  point  de  l'art, 
c'est-à-dire  la  briè\  et('  expressive  et  colorée,  la  vérité  animée 
par  le  sentiment.  La  difficulté  même  qu'il  éprouve  dans  Tem- 
Itloi  d'une  langue  pauvre,  informe,  «(belle,  ajoute  à  son  mé- 
rite et  donne  du  piquant  h  ses  vivants  tajjleaux  ;  il  y  a  con- 
traste et  lutte  perpétuelle  entre  la  richesse  du  sujet,  entre  la 


176  LES   ORIGINES  DE   L'HISTOIRE. 

force  des  impressions  et  la  faiblesse  de  l'idiome  qui  sert  d'or- 
gane à  un  puissant  esprit. 

Les  Mémoires  de  Villehardouin  comptent  cinq  cents  cha- 
pitres, aussi  courts  que  les  laisses^  épiques  de  nos  Chansons 
de  Gestes  :  cet  ensemble  se  divise  en  deux  parties  principa- 
les, la  conquête  de  Constantinople,  et  les  guerres  d'agrandis- 
sement qui  en  sont  la  conséquence.  On  a  exprimé  le  regret 
que  l'historien  ne  se  soit  pas  borné  à  la  première  partie  où 
réside  le  merveilleux  de  l'entreprise;  c'est  là  une  remarque 
de  littérateur.  Villehardouin  entendait  faire  un  livre  utile, 
instructif  et  non  un  poëme  en  prose,  un  roman  à  succès  : 
l'établissement  laljorieux  de  l'empire  latin  d'Orient  n'était 
pas  moins  essentiel  à  son  dessein,  pas  moins  important  dans 
sa  pensée  que  le  prodigieux  coup  de  main  qui  avait  livré  aux 
croisés  les  splendeurs  de  Constantinople. 

L'endroit  saillant  du  début  est  la  scène  d'émotion  populaire, 
à  Venise,  oîi  l'alliance  fut  jurée  entre  la  répubhque  et  les 
barons  de  France  :  après  force  harangues  du  doge  et  des  am- 
bassadeurs d'Occident,  dix  miUe  personnes  rassemblées  à 
Saint-Marc  votent  le  secours  demandé,  dans  une  seule  et  for- 
midaljle  acclamation,  avec  des  larmes  d'enthousiasme  et  les 
plus  pathétiques  démonstrations.  L'effet  est  bien  saisi  et  bien 
rendu,  simplement,  d'un  trait  bref  et  lumineux;  les  lignes 
principales  sont  indiquées,  l'imagination  du  lecteur  acbève  le 
tableau^.  Les  croisés  s'embarquent  le  2  octobre  1202,  le 
jour  de  l'octave  de  la  fête  de  saint  Remy  :  l'expédition  compte 
quatre  mille  cinq  cents  chevaux,  neuf  mille  écuyers,  quatre 
mille  cinq  cents  chevaliers,  vingt  mille  sergents  h  pied.  On  a 
payé  aux  Vénitiens,  pour  le  transport,  85,000  marcs  d'argent, 
à  raison  de  quatre  marcs  par  clieval  et  de  deux  marcs  par 
homme.  Outre  les  bâtiments  de  charge,  la  république  fournit 
cinquante  galères  armées,  sous  la  condition  d'être  de  moitié 
dans  les  conquêtes  et  les  prohts.  Quand  la  Hutte  est  en  pleine 

1.  Sur  ce  mot,  voir  t.  I''"",  \i.  153,  134. 

2.  Chap.  xxviii.  Édition  de  M.  de  Wailly  (1872).  —  Le  texte  de  celle 
édition  est  reproduit  dans  l'édition  de  luxe  publiée  en  1874. 


VILLEHARDOUIN.  l'^ 

mer,  poussée  par  un  vent  doux  et  léger,  et  qu'après  deux  ou 
trois  jours  de  cette  paisible  navigation  on  arrive,  par  un  l)eau 
lever  de  soleil,  en  face  de  Zara,  dont  les  hauts  nnu'S  et  les 
hautes  tours  se  dressent  à  l'horizon,  le  cauir  des  guerriers 
s'enlhi  d'orgueil  en  voyant  cette  inultitud(î  de  voiles  et  de 
vaisseaux  se  ranger  en  cercle  devant  le  port  et  s'apprêter  à 
forcer  l'entrée. 

L'aspect  de  Gonstantinople  n'inspire  pas  moins  heureuse- 
ment l'historien.  Siins  doute  l'imperfection  de  l'instrument 
qu'il  manie,  cette  langue  sans  souplesse  et  sans  éclat  ne 
répond  ni  à  la  puissance  de  son  émotion  ni  h  la  splendeur 
du  tableau  qui  tout  h  coup  s'olfre  à  ses  yeux  ;  mais  en  dépit 
de  cette  insuffisance  manifeste,  la  netteté,  la  sincérité  du 
récit  nous  attachent  :  ces  pages,  dans  leur  simplicité  hon- 
nête et  véridique,  sont  illuminées  par  la  beauté  même  des 
choses  qu'elles  décrivent;  l'impression  de  grandeur  et  de 
nouveauté  merveilleuse  qui  a  frappé  l'esprit  des  guerriers 
d'Occident,  sur  le  seuil  de  ce  monde  étrange,  est  fidèlement 
exprimée  ^ .  On  peut  comparer  en  plus  d'un  endroit  les  des- 
criptions de  Villehardouin  h  celles  de  nos  meilleures  Chan- 
sons de  Gestes  ;  elles  reproduisent,  avec  un  mérite  de  con- 
cision pittoresque  trop  rare  chez  nos  trouvères,  les  scènes  les 
plus  caractéristiques  de  la  vie  féodale.  Là  aussi  les  barons 
s'assemblent  le  matin  après  la  messe  <(  en  un  verger  »  pour 
tenir  conseil;  s'il  y  a  urgence  et  péril  imminent,  ils  parle- 
mentent à  cheval  et  tout  armés  <(  emmi  les  champs  ;  »  des 
orateurs  hardis  et  «  bien  emparlés  »  se  révèlent  dans  ces  dis- 
cussions orageuses;  leurs  impétueuses  saillies  d'éloquence 
font  songer  aux  discours  des  pairs  de  Gharlemagne  et  aux 
invectives  qui  s'échangent  à  la  table  du  roi,  à  Paris,  ou  dans 
les  cours  plénières  de  Laon  et  d'Aix-la-Chapelle-. 

Au  fort  de  la  bataille,  les  chapelains  de  l'armée  prêchent, 
comme  Turpin,  dans  la  Chanson  de  Roland;  on  se  confesse 


1.  Ch.  cxxvii,  cxxviii. 

2.  Cil.    CXLVII. 

12 


178  LES   ORIGINES   DE   L'HISTOIRE. 

avant  de  se  Ijattre,  on  communie  avant  de  mourir  '  ;  le  con- 
traste des  troupes  légères  des  Sarrasins  avec  la  pesante  cava- 
lerie féodale  se  reproduit  dans  les  incursions  des  Grecs  révoltés 
et  des  Bulgares,  leurs  alliés.  Toute  la  seconde  partie  du  livre 
n'est  qu'une  suite  de  chevaucliées  interminables,  pleines  de 
pièges  et  de  surprises,  une  série  de  marches  et  de  contre- 
marches qui  ont  pour  objet  l'escalade  d'un  château,  le  ravi- 
taillement d'une  garnison,  le  sac  et  la  destruction  d'une  place 
forte  :  dans  les  hasards  de  cette  guerfe  d'embuscades,  la  fer- 
meté prudente  de  Villehardouin,  pareille  à  ceUe  de  Xénophon 
dans  la  retraite  des  Dix-miUe,  a  sauvé  bien  souvent  l'armée 
des  mauvais  pas  où  l'avait  engagée  une  bravoure  téméraire  ; 
aussi  a-t-il  décrit  avec  une  précision  vivante  les  incidents 
de  cette  lutte  inégale,  soutenue  pendant  trois  ou  quatre 
ans  par  une  poignée  d'hommes,  que  décimaient  leurs  vic- 
toires mômes,  contre  des  nuées  d'ennemis  cent  fois  repoussés 
et  toujours  menaçants^. 

Ce  récit  a  d'autres  quahtés  encore,  d'un  ordre  différent, 
mais  non  moins  éminentes  :  l'autorité  morale  de  l'historien  re- 
hausse le  mérite  littéraire  de  l'œuvre  et  ajoute  à  son  impor- 
tance. On  ne  peut  contester  la  bonne  foi  de  Villehardouin; 
elle  s'impose  comme  l'évidence  même  :  en  créant,  l'un  des 
premiers  en  France,  le  style  qui  convient  h  l'histoire,  il  a 
fondé  en  môme  temps,  par  la  dignité  personneUe  de  son 
caractère  et  par  l'ascendant  de  son  exemple,  la  probité  his- 
torique. Ce  n'est  pas  que  son  exposé  des  événements  soit 
partout  complet  et  sans  lacunes  ;  mais  il  est  partout  sincère 
et  vrai,  lors  môme  qu'on  peut  le  taxer  d'insuffisance.  L'au- 
teur raconte  ce  qu'il  a  fait,  ou  vu,  ou  appris  ;  et  s'il  se  borne 
à  rapporter  des  témoignages  étrangers,  il  a  soin  de  nous  en 
avertir  :  or,  le  rôle  de  l'homme  le  plus  actif,  comme  l'atten- 
tion du  spectateur  le  plus  intelligent,  a  nécessairement  des 


1.  Ch.   CCLXXX.  —  CCCCXXVII. 

2.  Villehardouin  dit  que  les  Croisés  étaient  comme  «noyés»  au  milieu  de 
leurs  ennemis.  Cli.  cxlvii. 


VILLEHARDOUIN.  179 

limilos.  Bien  dos  incidoiits  secondaires  lui  ont  écliappé,  outre 
que  son  génie  nerveux  et  eoncis  (Hait  peu  tourné  au  détail,  à 
l'anecdote  et  ne  s'altacliait  ([uà  l'essentiel.  Il  y  a  lieu,  par 
conséquent,  de  conlVonter  sou  témoignage,  sur  plus  d'un 
point,  avec  celui  de  quelques-uns  de  ses  contemporains,  tels 
que  le  doge  de  Venise  Dandolo,  le  moine  Gonthier*,  et  sur- 
tout l'historien  byzantin  Nicétas,  qui  doit  être  entendu  comme 
le  représentant  et  le  déi'enseur  des  Grecs  ^. 

N'allons  pas  croire  que  Villehardouin,  uniquement  occupé 
du  récit  des  ])atailles,  ne  nous  ait  présenté  que  les  brillantes 
apparences  de  l'expédition.  Il  dit  le  mal  comme  le  bien; 
observateur  pénétrant,  il  nous  fait  voir,  sous  l'éclat  de  cette 
rapide  conquête,  les  discordes  secrètes,  les  défaillances,  les 
convoitises  égoïstes,  toutes  les  misères  qui  affaiblissaient 
l'armée  victorieuse  et  qui  finalement  l'ont  ruinée.  A  côté 
des  désordres  provoqués  par  l'inévitable  intervention  des  mo- 
biles humains  dans  les  plus  saintes  entreprises,  il  nous 
montre  l'action  énergique  des  influences  morales  et  des  puis- 
sances religieuses  qui,  réagissant  contre  les  éléments  pertur- 
bateurs, tiennent  dans  le  devoir  la  turbiûence  changeante 
de  ces  bouillants  courages  :  les  observations  de  l'historien. 


1.  Gonthier  est  un  moine  alsacien  qui  écrivit  sous  la  dictée  de  Martin 
son  abbé.  Celui-ci  avait  suivi  les  Croisés  à  Constantinople,,niais  dans  son 
récit  il  n'est  question  que  des  Allemands  et  les  Français  sont  oubliés.  — 
Voir  Histoire  littéraire,  t.  XVII,  287-298. 

2.  Sur  ces  historiens  ou  chroniqueurs  de  la  quatrième  croisade,  voir  Michaud, 
Iliatoire  rfes  Croisades,  t.  III,  p.  631.  Les  Annales  de  Nicétas  en  XXI  livres 
ont  été  publiées  à  Bonn  en  1835  avec  une  traduction  latine.  Dans  le  cha- 
pitre intitulé  :  Des  événements  qui  suivirent  la  prise  de  la  ville.  Ta  [j.eTà  t->iv 
i'Xojïiv  5Û[j.6avxa  xri  tiÔIbi,  Villehardouin  est  mentionné  en  ces  termes 
(nous  citons  la  traduction  latine):  « Gofredum  quemdam  magnx  auctoritatis 
apud  Latinas  copias  virum  quem  illi  viariscalchum,  Grxci  protostratorem 
(TpwToarxpâxopa)  vocant.  »  —  Il  existe  en  outre,  sur  la  prise  de  Constan- 
tinople  par  les  Croisés,  un  poëme  grec  divisé  en  deux  livres  dont  le  pre- 
mier compte  1189  vers  et  le  second  7002  vers.  L'objet  particulier  du  second 
livre  est  la  conquête  du  Péloponnèse  par  Guillaume  de  Champlitte  et  Geof- 
froy de  Villehardouin,  neveu  de  l'historien.  Ce  poëme  anonyme,  écrit  dans 
un  patois  grec  mêlé  de  français,  date  des  commencements  du  xiv^  siècle. 
—  Voir  Chroniques  en  langue  vulgaire,  édition  Buchon  (1825).  Nous  avons 
cité  plus  haut  la  Chronique,  récemment  découverte,  de  Robert  de  Clari, 


180  LES   ORIGIN'ES   DK   L'HISTOIRE. 

sur  cette  complexité  des  causes  dont  il  décrit  les  eifets,  sont 
tout  à  la  fois  d'un  chrétien  et  d'un  philosophe,  car  il  sait  faire 
sa  part  à  l'activité  libre,  à  la  responsabilité  individuelle,  et 
en  même  temps  il  cherche  dans  l'idée  d'une  Providence  par- 
tout sensible  et  toujours  agissante  l'explication  supérieure 
des  événements.  Nous  pouvons  dire,  en  terminant,  que  déjà, 
dans  les  Mémoires  de  Villehardouin,  l'histoire,  à  ses  débuts, 
s'offre  à  nous  avec  ses  caractères  essentiels,  puisque  nous  y 
trouvons  l'élévation  d'une  pensée  philosophique  jointe  au  ta- 
lent du  narrateur  et  à  la  sagesse  expérimentée  de  l'homme 
d'État'. 

§  111 
Le  fragment  de  récit  de  Henri  de  Valenciennes. 

Les  Mémoires  de  Villehardouin  embrassent  neuf  années  et 
iînissent  en  1207,  lorsque  les  deux  chefs  de  l'expédition,  l'em- 
pereur Baudouin  et  Boniface,  roi  de  Thessalonique,  ont  péri 
dans  les  batailles.  L'histoire  d'une  partie  de  1208  nous  est 
racontée,  en  prose  française,  par  un  auteur  obscur,  Henri  de 
Valenciennes,  qui  dit  avoir  été  témoin  des  faits,  et  qui  était 
sans  doute  l'un  des  scribes  ou  ménestrels  attachés  à  la  suite 
de  qnelque  riche  seigneur  du  nord  de  la  France.  Le  style  de 
cet  ouvrage  verljeux  et  romanesque  dénote  un  clerc,  un  rhéteur, 


1.  Nous  devons  dire  ici  que  la  bonne  foi  de  Villehardouin,  qui  ne  nous 
semble  pas  douteuse,  a  été  contestée  dans  ces  derniers  temps.  On  a  soutenu 
que  les  Vénitiens,  en  modifiant  à  leur  profit  le  but  primitif  de  la  croisade, 
avaient  eu  Villehardouin  pour  complice.  Un  grand  débat  s'est  engagé  sur 
cette  question,  et  l'on  peut  en  suivre  les  développements  dans  les  articles 
que  MM.  Riant  et  llanoteaux  ont  donnés  à  la  Revue  dex  questions  historiques 
(avril,  juillet,  octobre  1873,  janvier  1878),  et  à  la  Revue  historique  (T.  IV, 
1877).  L'étranger  s'est  mêlé  à  la  controverse;  les  arguments  qu'il  a  fournis 
ont  été  appréciés  et  discutés  par  nos  savants  français.  On  peut  lire,  en  outre, 
l'Introduction  que  M.  de  Mas  Latrie  a  mise  en  tète  de  son  édition  de  la  Chro- 
nique d'Ernoul  et  de  Bernard  le  Tiésorier  (Société  de  l'Histoire  de  France, 
1871);  on  consultera  surtout  avec  intérêt  le  mémoire  lu  par  M.  de  Wailly 
à  l'Institut  en  1873,  et  inséré  par  lui  dans  son  édition  de  1874.  (P.  430-528.) 


HENRI    DE   VALENCIENNES.  181 

un  écrivain  do  profession.  Pcul-rlrc  Henri  de  Valenciennes 
était-il  le  clci'c  lisant  on  le  clia[)elain  de  l'empereur  Henri, 
comte  de  Hainaut,  avec  lequel  on  l'a  fort  mal  à  propos  con- 
fondu. L'empereur  Henri,  qui  avait  vingt-trois  ans  au  début  de 
la  croisade,  où  il  se  signala  par  ses  exploits  que  Villehardouin 
a  cités  souvent',  succéda,  en  120G,  à  Baudouin,  son  frère,  et 
mourut  empoisonné  en  1216.  Il  gagna  une  bataille,  en  1208, 
sur  Burile,  roi  des  Bogres  ou  Bulgares,  et  déjoua  un  complot 
formé  contre  lui  par  les  sujets  de  Boniface,  roi  de  Tiiessalo- 
nique,  qui  lui  refusaient  l'hommage  :  c'est  précisément  le 
sujet  de  ce  fragment  historique,  composé  de  cent  quatre- 
vingt-quatorze  chapitres . 

M.  Paulin  Paris  incline  à  croire  que  l'œuvre  de  Henri  de 
Valenciennes  est  une  chanson  de  geste  u  desrimée,  »  un 
poëme  traduit  en  prose  :  nous  avons  un  exemple  de  cette 
transformation  dans  certaines  chroniques  semi-fabuleuses  de 
Flandre  et  de  Hainaut  ^  Bemarquons,  en  effet,  que  l'auteur,  à 
propos  de  plusieurs  faits  qu'il  cite,  semble  s'en  référer,  non 
pas  à  un  journal,  à  <(  un  livre,  ))  comme  fait  Villehardouin, 
mais  à  <(  un  conte,  »  c'est-à-dire  h  un  roman  primitif*.  Ce  qui 
est  sûr,  c'est  qu'on  retrouve  dans  son  récit  le  ton,  le  mouve- 
ment, le  style  Henri  et  les  habitudes  descriptives  qui  carac- 
térisent le  genre  épique.  11  décrit  la  beauté  du  jour,  le  chant 
des  oiseaux,  l'éclat  des  bannières;  ce  fragment  est  plein  de 
combats  singuliers  où  les  barons,  ((  emljrasés  d'ire  et  de 
maniaient,  »  frappent  de  merveilleux  coups,  percent  de  part 
en  part  la  poitrine  de  leurs  adversaires  ou  lui  u  coulent,  sous 
le  heaume,  le  branc  forbi  d'acier  dans  la  cervelle.  )>  Après  la, 
bataille,  l'empereur  descend  de  ((  son  bon  cheval  ferrant  et  se 
repose  desoz  les  oliviers*.  »  Il  y  a  des  redites  fréquentes, 


\.  Histoire  littéraire,  t.  XVII,  p.  '1S3-201.  —  Voir  la  notice  sur  l'empereur 
Henri. 

2.  Histoire  littéraire,  t.  XXI,  p.  706. 

3.  «  Mais  à  tant  laisse  II  contes  à  parler  de  lui  et  retourne  k  Baudouin...  » 
Ch.  cxxxiii. 

4.  Ch.  cxxxiu.  Cl),  ci.xxxix.  —  Toutes  ces  expressions  sont  fréquentes 


182  LES   ORIGINES   DE   L'HISTOIRE. 

des  expressions  et  des  phrases  reprises  et  recommencées 
d'un  chapitre  à  l'autre,  et  pour  ainsi  dire,  d'une  ((  laisse  »  à 
une  autre  ((  laisse.  »  Les  discours  abondent.  L'empereur, 
les  chefs  de  l'armée,  les  chapelains,  tout  le  monde  parle  et 
«  sermonne  :  )>  le  fond  de  ces  ((  sermons  »  peut  bien  èlre  au- 
thentique, mais  l'auteur  les  a  embellis  de  la  rhétorique  des 
trouvères.  <(  Que  chascuns  de  nous  soit  un  faucon,  s'écrie 
l'empereur,  et  que  nos  ennemis  soient  des  éperviers  bâtards  !  » 
Villehardouin,  qui  figure  dans  la  bataille,  fait  aussi  son  dis- 
cours :  il  engage  ses  chevaliers  à  se  souvenir  des  prend- 
hommes  anciens,  cités  dans  les  histoires,  et  il  finit  par  dire 
que  celui  qui  ((  en  cestui  besoing  morra,  s'ame  s'en  ira  toute 
florie  en  paradis  * .  » 

Henri  de  Valenciennes  a  de  la  verve  et  de  la  chaleur  ;  mal- 
gré la  rudesse  de  son  dialecte  picard,  semi-\\allon,  le  mouve- 
ment du  récit  nous  entraîne.  11  n'est  pas  seulement  poëte,  il 
est  érudit,  il  cite  l'Écriture,  il  a  quelques  notions  de  l'anti- 
quité-. Mais  entre  ce  narrateur  prolixe  qui  ((  enromance  » 
une  matière  à  effet,  un  brillant  morceau  détaché  de  l'histoire, 
et  l'homme  supérieur  qui  raconte  avec  âme  et  peint  d'un 
trait  vigoureux  ce  qu'il  a  fait  lui-même,  quelle  différence! 
Combien  ce  fragment,  écrit  par  un  contemporain  et  placé  à  la 
suite  des  mémoires,  vient  à  propos  pour  mettre  en  relief  la 
simplicité  puissante  et  la  haute  originahté  de  Villehardouin! 


dans  les  Chansons  de  Gestes  :  ire,  colère;  mautalent,  mauvaise  humear, 
courroux;  cheval  ferrant,  chexàl  gris,  etc. 

1.  Cil.   CXXIII,  cxxvi. 

2.  Notions  fort  peu  exactes,  comme  on  en  peut  juger  par  la  réflexion 
suivante  :  A  propos  du  val  de  Philippes,  il  dit  que  Pompée  de  Rome  y  com- 
battit contre  Jules  César  et  que  Jules  César  y  fut  décontit.  Cli.  clxx. 


CHAPITRE  II 


JOINYILLE   ET   SES   CONTEMPORAINS. 


Clironiqueurs  français  du  xni''  siècle  qui  remplissent  l'intervalle 
entre  Villehardouin  et  Joinville.  —  Histoires  et  chroniques  en 
vers  :  Saint-Magloire,  les  Royaux  Lignages,  etc.  —  Poëmes 
historiques  :  Complainte  de  Jérusalem,  Eloge  des  7'ois  de 
France,  etc.  —  Récits  en  prose  :  Chronique  de  Rains,  Chroniques 
des  ducs  de  Normandie,  des  comtes  de  Flandre,  etc.  —  Les  his- 
toriens de  saint  Louis,  prédécesseurs  de  Joinville  :  Guillaume  de 
Nangis,  Godefroy  de  Beaulieu,  Guillaume  de  Chartres,  le  confes- 
seur de  la  reine  Marguerite.  —  Joinville,  sa  vie  et  son  livre.  — 
Travaux  récents  de  M.  Natalis  de  Wailly  pour  restituer  le  véri- 
table texte  de  cet  historien.  —  L'édition  de  1868.  —  Analyse  et 
appréciation  littéraire  du  livre  de  Joinville. 


Nous  n'imiterons  pas  ceux  qui,  sans  transition,  passent  de 
Villehardouin  à  Joinville,  comme  si  le  siècle  qui  les  sépare 
avait  été  stérile  en  historiens.  Villehardouin  écrivit  ses  mé- 
moires entre  1207  et  1:213;  Joinville  termina  son  livre  au 
mois  d'octobre  1309*  :  dans  ce  long  intervalle,  le  goût  déjà 
si  vif  qui,  dès  le  xn'=  siècle,  poussait  les  esprits  vers  les  re- 
cherches savantes,  et  faisait  fleurir  les  récits,  les  biogra- 
phies en  latin  et  en  français,  en  vers  et  en  prose,  s'accroît 
de  toute  l'ardeur  littéraire,  de  toute  l'activité  politique  dont 
le  nouveau  siècle  est  animé.  En  s'éloignant  des  Chansons  de 
Gestes,  la  faveur  publique  s'attache  à  l'histoire.  De  nom- 
breuses productions,  aussi  variées  de  forme  qu'elles  sont 
diverses  par  le  sujet,  l'inspiration  et  l'importance,  attestent 
ce  progrès.  On  compte  environ  cent  dix  chroniques  latines 

1.  «Ce  fu  esciit  en  l'an  île  giàce  mil  CGC  et  IX  au  moys  d'octovre.  » 
Cil.  l/i9  (manuscrit  de  Bruxelles). 


184  l'histoire   au   TEMPS    DE  JOINVILLE. 

au  xiii"  siècle  ' ,  entre  les  Mémoires  de  Yillehardoiiin  et  ceux 
de  Joinville;  les  chroniques  françaises  du  même  temps,  y 
compris  les  poëmes  historiques,  s'élèvent  à  la  moitié  de 
ce  nombre.  VoiLà  ce  qu'on  néglige  lorsqu'on  va  d'un  seul 
trait  jusqu'au  biographe  de  saint  Louis  en  quittant  l'histo- 
rien de  la  quatrième  croisade.  Ajoutons  que  sur  ce  point 
particulier  de  la  vie  du  saint  roi,  les  documents  se  sont  de 
bonne  heure  accumulés.  Sa  légende  s'est  formée,  dès  le  len- 
demain de  sa  mort,  dans  les  imaginations  et  les  cœurs; 
un  cycle  de  récits  et  de  souvenirs  s'est  rassemblé  autour 
de  son  nom  vénéré ,  longtemps  avant  que  Joinville  pen- 
sât lui-même- à  intervenir  et  cà  publier  son  témoignage.  11 
est  donc  nécessaire  d'examiner  sommairement  cet  ensemble 
considérable  d'écrits  et  ce  qu'on  peut  appeler  la  litté- 
rature historique  du  xiii"  siècle;  nous  aborderons  ensuite 
l'examen  du  texte  de  Joinville,  et  nous  ferons  connaître  les 
récents  travaux  qui,  en  restituant  ce  texte  dans  sa  pureté  ont 
renouvelé  d'une  façon  si  imprévue  une  étude  qu'on  croyait 
épuisée. 


La  littérature  historique  du  XIII"   siècle.  —  Chroniques  françaises,  en 
vers  et  en  prose.  —  Poëmes  historiques. 


Les  plus  importantes  chroniques  rimées,  au  xiii*^  siècle,  sont 
celles  de  Philippe  Mouskés  et  de  Guillaume  Guiart.  La  pre- 
mière commence  au  siège  de  Troie,  début  de  l'histoire  de 
France,  et  s'arrête  à  1243  :  elle  contient  trente  et  un  mille  deux 
cent  quatre-vingt-six  vers  de  huit  syllabes,  dont  dix  mille  sont 
consacrés  à  Gharlemagne,  onze  mille  à  Phili|j[)e-Auguste,  et 
aux  deux  rois  ses  prédécesseurs;  l'auteur  éliiit  un  homme 
d'armes,  originaire  de  Tournai,  très-versé  dans  la  lecture  des 


1.  On  en  trouvera  l'analyse  dans  le  lome   XXI  de  ÏHi^lvin:  liUeraire, 
p.  656-778. 


CHRONIQUE   DU   SAINT-MAOLOI  RK.  l8o 

chroniques  latines,  des  Gliansons  ih  Gestes  et  des  romans, 
qu'il  a  imités  et  traduits  en  fort  mauvais  style'.  Guiart,  qui 
vivait  à  la  fin  du  siècle,  était  aussi  un  homme  de  guerre;  il 
avait  rang  de  sergent  d'armes,  et  fut  blessé  en  combattant 
contre  les  Flamands.  Sn  chronique,  intitulée  Branche  des 
royaux  lignages,  va  de  1180  à  1306,  et  ne  renferme  pas 
moins  de  douze  mille  cinq  cent  vingt-sept  vers  octosylla- 
biques  :  il  l'écrivit,  en  130i,  cà  Arras,  et  s'aida,  dit-il,  «  des 
livres  de  Saint-Denis,  »  notîunment  du  poëme  latin  de  Guil- 
laume le  Breton,  clerc  de  Philippe-Auguste,  et  de  la  chronique 
française,  aujourd'hui  perdue,  de  Jehan  dePrunai^  Guiart 
était  d'Orléans;  il  dédia  son  œuvre  au  roi  Phihppe  le  Bel. 
Les  autres  chroniques,  inférieures  pour  l'étendue,  ne  se 
recommandent  pas  davantage  i)ar  le  mérite  de  l'expression. 
La  Ch'onique  anonyme  de  Saint-Magloire,  rédigée  à  Paris, 
dans  le  couvent  bénédictin  de  ce  nom,  qui  était  situé  rue 
Saint-Denis,  près  de  l'église  de  Saint-Leu%  est  contenue  en 
six  feuillets  et  ne  va  pas  au  dehà  de  trois  cent  quinze  vers 
octosyllabiques  :  c'est  une  sèche  et  plate  analyse  de  l'histoire 
de  France,  depuis  l'année  1^21  jusqu'à  l'année  130'<'\  On  a 
sur  Charles  d'Anjou,  roi  de  Sicile,  trois  cent  quatre-vingts 
vers  attribués  à  Adam  de  la  Halle;  la  fin  du  règne  de  Phihppe 
le  Bel,  entre  l'an  1300  et  l'an  1310,  est  racontée  en  sept  mille 


1.  Ua  savant  éditeur,  M.  de  Reiffenberg,  a  publié  cette  chronique  en  deux 
parties  (1835-1845).  Ses  Introductions,  qui  sont  de  beaux  cliapitres  d'his- 
toire littéraire,  ses  notes,  ses  appendices,  ses  glossaires^  ont  rendu  d'inap- 
préciables services  à  l'étude  de  notre  langue,  de  nos  mœurs,  de  nos  tra- 
ditions nationales.  Comme  il  arrive  souvent  dans  ces  sortes  de  travaux, 
quelques  passages  de  la  seconde  publication  rectifient  la  première.  On 
pourra  consulter  sur  cet  ouvrage,  le  t.  XIX  de  YUistoire  littéraire  (861-872) 
et  le  t.  XXI  (698-702),  où  le  précédent  article  est  complété  et  corrigé 
par  le  second. 

2.  Collection  des  Chroniques  nationales,  t.  VIII,  p.  18.  —  C'est  au  vers  342 
que  Guiart  mentionne  Jelian  de  Prunai.  Eistoire  littéraire,  t.  XXI,  p.  674. 
—  Voir  aussi  Recueil  des  Historiens  de  Gaule  et  de  France,  t.  XXII. 

3.  Ce  couvent  a  subsisté  de  1138  à  1580.  La  chronique  a  été  trouvée  dans 
le  petit  cartulaire  du  couvent  au  milieu  d'actes  du  xm"  et  du  xiv^  siècle. 

4.  M.  Natalis  de  Wailly  en  a  donné  une  édition  correcte  dans  le  t.  XXII 
des  Historiens  de  Gaule  et  de  France,  p.  214-224. 


186  l'histoire  au  temps  de  joinville. 

neuf  cent  dix-huit  vers  octosyllabiques  pcar  Godefroy  ou  Gef- 
froy  de  Paris  :  on  peut  encore  rattacher  à  la  môme  époque 
la  Chronique  rimée  d'Angleterre,  dont  l'auteur,  Pierre  de 
Lange tost,  a  tour  à  tour  traduit  VHistoria  Britonnm  de  Geof- 
froy de  Monmouth,  la  compilation  d'Henri  de  Huntingdon, 
d'anciennes  chansons  de  Gestes,  traduites  en  prose  anglaise, 
le  tout  formant,  en  deux  parties,  un  récit  de  six  mille  cinq 
cents  vers,  pleins  d'angUcismes,  qui  s'arrête  en  1312'. 

La  longueur  de  cette  énumération  nous  force  à  glisser  sur 
les  Poëmes  historiques  qui  font  suite  à  ceux  du  xu'^  siècle,  in- 
diqués plus  haut^  Nous  remarquons,  dans  la  foide  de  ces 
compositions,  Y  Eloge  des  i^ois  de  France,  inspiré,  vers  1203, 
à  un  rimeur  anonyme  par  une  haine  ardente  contre  l'Angle- 
terre^; Y  Éloge  de  Guillaume  de  Salisbury,  dit  Longue-Epée, 
chevalier  d'outre-Manche,  qui  se  croisa,  en  1249,  avec  saint 
Louis,  et  périt  l'année  suivante  sous  les  murs  de  Mansourah  ; 
le  Roman  de  Mahornmet,  écrit  à  Laon,  en  1258,  par  Alexandre 
du  Ponl,  d'après  des  légendes  et  des  poëmes  latins  très-ré- 
pandus au  moyen  âge  *  ;  le  Pas  Salhadin,  l'un  des  plus  célè- 
bres épisodes  de  la  troisième  croisade,  si  sou^ent  chanté  par 
les  trouvères  et  représenté  dans  les  tournois  et  les  fêtes  jus- 
qu'au xiY^  siècle  ;  cette  pièce  anonyme,  en  vers  de  huit  syl- 
labes, est  antérieure  à  1291  ^.  Nous  renvoyons,  pour  le 
reste,  au  tome  XXIIP  de  Y  Histoire  littéraire^,  et  nous  arri- 
vons aux  chroniques  en  prose. 

1.  Ilidoriens  de  Gaule,  etc.,  t.  XXII. 

2.  Page  160.  —  Le  caractère  distinctif  de  ces  poëmes  y  est  expliqué. 
a.  Le  poëme,  en  vers  de  huit  syllabes,  débute  par  cette  exclamation: 

Honnis  soit  li  rois  d'Engleterre  ! 

—  Histoire  littéraire,  t.  XXIII,  p.  420. 

4.  Histoire  littéraire,  t.  XXIII,  p.  430,  442-448.  —  Vers  de  huit  syllabes. 

5.  Histoire  littéraire,  t.  XXIII,  p.  485.  —  Froissart,  Chroniques,  1.  IV,  ch.  i, 
L  III,  p.  4  (année  1389). 

6.  Voici  les  titres  des  autres  poëmes  historiques  analysés  dans  le  t.  XXIII  : 
la  Complainte  de  Jérusalem,  en  25  strophes,  composée  vers  1223;  le  Sermon 
en  vers  sur  la  mort  de  Louis  VIII  par  Hohert  de  Saincériaux  (1226)  ;  les 
Plaintes  d'un  prisonnier,  rimées  vers  1230  par  un  chevalier  français  captif 
en  Angleterre;  le  Vriril/'ije  aux  Bretons  (1234),  parodie  des  traités  conclus 


CHRONinUE   DE   RAINS.  187 

Celles-ci  peuvent  se  diviser  en  plusieurs  groupes,  ou,  si  l'on 
veut,  en  nations,  comme  les  écoliers  des  anciennes  univer- 
sités, suivant  la  différence  des  sujets  qu'elles  traitent  et  la 
nationalité  des  provinces  dont  elles  racontent  l'histoire.  Le 
groupe  français  proprement  dit  comprend  un  certain  nombre 
de  petites  chroniques  anonymes  qui  se  trouvent  réunies  dans 
le  tome  XXP  des  Historiens  ck  Gaule  et  de  France;  elles  fom- 
mencent,  en  général,  vers  le  milieu  du  siècle,  en  1234,  1250, 
1270,  et  finissent  avec  le  siècle  même  ou  un  peu  au-delà,  en 
1286,  1308,  'i3o6.  A  cet  ensemble  se  rattachent  les  travaux 
du  moine  de  Saint-Denis,  Guillaume  de  Nangis  :  sa  Petite 
histoire  des  rois  de  France,  à  l'usage  des  pèlerins  et  des  visi- 
teurs des  tombeaux  de  Saint-Denis;  sa  Vie  de  Philippe  III, 
et  sa  Chronique  universelle,  qui  s'étend  de  1226  à  1300. 
Guillaume  avait  d'abord  écrit  ces  livres  en  latin,  puis  il  les  a 
traduits  en  français  pour  les  répandre  ;  une  bonne  partie  des 
matériaux  rassemjjlés  par  lui  sur  l'histoire  du  xnf  siècle  est 
entrée  dans  la  composition  des  Grandes  Chroniques  de 
France^.  Mais  l'œuvre  la  plus  remarquable  de  ce  groupe  est 
certainement  la  Chronique  de  lîains  ou  de  Reims,  rédigée 
entre  1260  et  1265,  et  ainsi  appelée  parce  qu'elle  est  remplie 
de  détails  sur  la  ville  de  Reims,  sur  les  bourgeois,  les  arche- 
vêques, le  sacre  des  rois,  ce  qui  semble  nous  indiquer  l'ori- 
gine ou  la  résidence  de  l'écrivain. 

Le  caractère  de  ce  livre  est  d'être  fait  pour  le  peuple;  il 
nous  représente  l'image  vive  et  sincère  de  l'opinion  du  tiers 

par  les  rois  de  France  avec  les  comtes  de  Bretagne  ;  la  Satire  contre  les 
Vilainx  (1247),  pleine  de  détails  curieux  sur  les  droits  féodaux  ;  une 
Inscription  rimce  en  souvenir  de  la  bataille  de  Boiivines  (1214)  et  gravée 
sur  une  porte  d'Arras  ;  une  Comylninte  de  l'Eglise  d'Angleterre  (1256)  ;  un 
(/î(  de  Vérité  (1256),  contre  la  protection  accordée  par  Louis  IX  aux  ordres 
mendiants;  quelques  poèmes  relatifs  aux  querelles  intérieures  de  l'Angle- 
terre en  1264  et  1265;  les  Regrcs  au  Ro]]  Loeijs  (1270)  inspirés  par  la  mort 
de  Louis  IX  ;  une  Prière  à  S<iint-Marc,  pour  les  Vénitiens,  par  maître  Martin 
da  Canale  (19,74)  ;  le  Roman  de  Ham,  en  4500  vers,  souvenir  d'un  fameux 
tournoi  (1278);  les  Tournois  de  Ciiauvencij,\yir  Jacques  Bretex  (1285);  une 
Coniiilainte  sur  Enguerrand  de  Créquy,  évèque  de  Cambrai  (I273'i,  et  quel- 
ques épitaphes  en  vers.  —  Pages  414-485. 
1.  Histoire  littéraire,  t.  XXV,  p.  479. 


188  L  HISTOIRE  AU   TEMTS    DE  JOINVILLE. 

état  d'alors  en  matière  de  religion  et  de  politique.  L'auteur 
n'est  sans  doute  pas  un  homme  d'église;  il  approuve  peu  les 
croisades,  il  s'exprime  sur  le  clergé  et  môme  sur  le  pape 
avec  une  grande  liberté.  Pour  le  style,  il  supporterait  la  com- 
paraison avec  les  meilleurs  écrivains  du  même  temps.  Le 
tissu  de  la  phrase  est  ferme  et  serré  ;  les  mots  sont  bien  choi- 
sis, bien  placés;  le  récit,  qui  ne  frappe  d'abord  que  par  sa 
familiarité  naïve,  a  de  la  force,  du  mouvement,  de  l'har- 
monie; c'est  l'œuvre  excellente,  originale  d'un  homme  qui 
sait  écrire  * . 

Un  autre  groupe  de  chroniques  du  xni''  siècle  comprend  les 
récits  qui  se  rapportent  h  l'histoire  des  Normands  :  par  exem- 
ple, Li  Fslore  des  ducs  de  Normandie  et  des  rois  d'Angle- 
tierre,  pulDliée,  en  1840,  sur  deux  manuscrits,  par  M.  Fran- 
cisque Michel;  VYstoii-e  de  li  Normant,  en  huit  livres,  et  la 
Chronique  de  Robert  Wiscart  ou  Guiscard,  en  deux  livres, 
publiées,  en  1835,  sur  un  manuscrit  du  xni^  siècle,  par  Cham- 
poUion-Figeac.  Le  premier  de  ces  trois  ouvrages,  dont  l'au- 
teur est  peut-être  un  Flamand,  embrasse  une  période  assez 
vaste,  de  876  à  12:20,  et  insiste  particulièrement  sur  l'expé- 
dition du  fils  de  Philippe-Auguste,  le  futur  roi  Louis  YIII,  en 
Angleterre  ^  ;  le  second  et  le  troisième  se  bornent  à  un  sujet 
spécial,  l'établissement  des  fils  de  Tancrède  de  Hauteville,  en 
Italie  (1035-1078)  :  l'un  et  l'autre  sont  la  traduction  d'une 
chronique  latine  rédigée  un  peu  avant  1086,  par  Aimé  ou 
Amat,  moine  du  Mont-Cassin.  Le  traducteur  anonyme,  qui 
semble  avoir  vécu  au  xiii"  siècle,  appartenait  sans  doute  au 
même  monastère;  son  style,  mêlé  d'idiotismes,  dénote  un 
Italien.  Aucun  de  ces  récits  ne  peut  se  comparer,  pour  le 

1.  Édition  de  M.  Louis  Paris  (1837).  La  Chronique  de  «Rains»  commence 
à  1180  et  Unit  à  1260.  En  1856,  M.  de  Smet  en  a  donné  une  deuxième  édi- 
tion, sous  le  titre  de  Chronique  de  Flandre  et  des  Croisades,  au  nom  de  la 
commission  royale  à'Eistoire  de  Belgique.  Enfin,  en  1870,  une  troisième  édi- 
tion plus  correcte  du  même  ouvrage  a  été  publiée  par  M.  Natalis  de  Wailly 
(Société  de  l'Histoire  de  France)  sous  ce  titre  :  Récits  d'm  ménestrel  de 
Reims. 

2.  Histoire  littéraire,  t.  X\I.  p.  670. 


BAUDOUIN    D'AVESNES.  180 

inéi'itf!  (le  l'expression,  aux  chroniques  du  groupe  français. 

Nous  avons  eu  déjà  l'occasion  de  signaler  le  grand  corps 
de  chroniques  rédigé  en  français  sous  le  nom  de  Baudouin 
d'Avesnes,  mort  en  1289'  :  c'est  le  morceau  capital  etl'n'u- 
vre  la  plus  vaste  du  gr(nipe  llamand.  Ce  résumé  de  chroniques 
diverses  existe  sous  une  double  forme,  en  latin  et  en  français  ; 
quel  est  le  texte  original?  On  incline  h  penser  que  c'est  le 
texte  français.  Si  le  nom  de  Baudouin  d'Avesnes  se  trouve 
attaché  à  cette  collection,  qui  embrasse  une  période  de  trois 
siècles-,  la  raison  en  est,  selon  toute  apparence,  cfue  l'édition 
complète,  le  travail  final  oîi  les  rédactions  antérieures  furent 
riissemblées  et  coordonnées,  se  fit  sous  les  yeux  de  ce  Bau- 
doin, par  son  ordre  et  à  ses  frais.  Le  livre  anonyme,  ouvrage 
de  plusieurs  mains,  a  pris  le  nom  de  son  possesseur.  A  côté 
de  cette  compilation  viennent  se  placer  trois  autres  chroniques 
de  médiocre  valeur  :  VEstore  des  comtes  de  Flandre,  traduite 
d'une  chronique  latine,  Flandria  generosa^;  une  autre  chro- 
nique semi-fabuleuse  sur  le  môme  sujet,  commençant  à  1168 
et  se  terminant  à  1285,  sorte  de  poëme  historique  mis  en 
prose  et  «  desrimé*;  »  enfin,  une  petite  Chronique  des  évê- 
ques  de  Cambrai,  traduite  du  latin  en  127.3,  sous  l'épiscopat 
d'Enguerrand  de  Créquy,  et  s'étendant  de  1070  à  1135  ^ 

Malgré  la  différence  des  sujets  traités  par  nos  chroniqueurs, 
on  voit  paraître  et  se  reproduire  presque  partout  les  traits 
généraux  qui  caractérisent  ces  ébauches  de  compositions  his- 


1.  P.  163. 

2.  De  977  à  1289.  Le  texte  français  est  plus  étendu  que  le  texte  latin. 
La  Bibliothèque  Nationale  en  possède  quatre  manuscrits.  —  Hiatoire  litté- 
raire, t.  XXI,  p.  753-7G0. 

3.  La  Flandria  generosa,  ou  les  nobles  Lignages  de  Flandres,  est  une 
œuvre  collective  et  successive  qui  a  commencé  au  xii"  siècle  et  n'a  pris 
tin  qu'en  1347.  La  première  partie  seule,  de  792  à  1165,  a  été  traduite  en 
français  au  xiii^  siècle.  M.  de  Smet  a  publié  celte  traduction  sous  un  titre 
un  peu  différent  de  celui  que  nous  donnons.  Histoire  littéraire,  t.  XXI,  p.  707. 

/i.  Histoire  littéraire,  t.  XXI,  p.  766. 

5.  Historiens  de  Gaule  et  de  France,  t.  XIII,  p.  476-496.  —  Histoire  litté- 
raire, t.  XXI,  p.  747.  La  chronique  latine  a  pour  titre  :  Gesta  £j;(.sco])on/m 
cameracensiim.  Le  style  de  la  traduction  est  clair  et  simple. 


190  l'histoire  au  temps  de  joinville. 

toriques.  La  plupart  sont  anonymes;  celles  qui  ne  le  sont  pas 
ont  pour  auteurs  des  hommes  obscurs  ;  on  n'en  cite  aucune 
qui  ait  été  écrite,  comme  les  Mémoires  de  Villehardouin,  par 
quelque  personnage.  Beaucoup  sont  traduites  du  latin  ;  à  l'ex- 
ception d'une  ou  deux  chroniques,  le  style  est  uniformément 
plat  et  médiocre  :  il  n'y  faut  pas  chercher  des  indices  de 
talent,  mais  une  preuve  de  la  sérieuse  curiosité  éveillée  dans 
le  public  et  de  la  faveur  croissante  qui  s'attachait  à  l'histoire. 
Les  mêmes  réflexions  s'appliquent  aux  récits  inspirés  par  le 
souvenir  des  croisades.  L'un  des  meilleurs  est  la  Chronique 
d'outre-mei^  écrite  avec  agrément  et  facilité  :  l'auteur  re- 
monte à  l'an  1100,  époque  de  la  mort  de  Godefroy  de  Bouil- 
lon, et  s'arrête  à  1227;  il  lui  arrive  de  copier  Villehardouin, 
pour  la  quatrième  croisade,  sans  nous  prévenir  de  ce  plagiat; 
il  fait  aussi  de  larges  emprunts  à  VOrdène  de  chevalerie , 
poëme  récent  et  très-populaire,  dont  le  héros  était  le  sultan 
Saladin.  Le  style  [de  cette  chronique  rappelle  le  ton  et  la  ma- 
nière de  la  Chronique  de  Rains.  La  relation  française  de  la 
Prise  d'Acre  et  les  Lignages  d'outre-mer,  sorte  de  nobiliaire 
des  grandes  familles  françaises  de  Palestine,  sont  du  môme 
temps  * .  Ce  dernier  ouvrage  a  été  remanié  plus  d'une  fois  et 
prolongé  bien  avant  dans  le  xiv*  siècle.  Mentionnons  une  ver- 
sion française  des  vingt-trois  livres  de  Guillaume  de  Tyr% 
une  compilation,  attribuée  à  Bernard,  trésorier  de  Saint- 
Pierre  de  Corbie,  où  l'on  a  réuni  l'histoire  de  Guillaume  de 
Tyr,  la  Chronique  d'outre-mer,  le  livre  de  Jacques  de  Vitri% 

1.  Histoire  littéraire,  t.  XXI,  p.  466,  680,  683.  La  relation  de  la  prise  d'Acre 
existe  sous  deux  formes,  l'une  latine,  qui  paraît  être  l'original,  et  l'autre 
française,  qui  semble  une  traduction.  On  peut  y  joindre  la  lettre  écrite  en 
français  sur  le  même  événement  par  Jehan  de  Villers,  vingt  et  unième  grand 
Maître  de  l'ordre  des  Hospitaliers  de  Jérusalem.  Sur  ces  documents  qui 
appartiennent  à  la  lin  du  xiii«  siècle,  voir  VHiittoirc  littéraire,  t.  XX,  p.  85-93. 

i.  Guillaume  de  ïyr,  né  vers  1140  fut  archevêque  de  Tyr  en  1174;  il 
prêcha  la  croisade  à  Philippe-Auguste  en  1108  et  mourut  peu  de  temps 
après.  La  Bibliolhêque  Nationale  possède  dix-huit  exemplaires  de  l'ancienne 
version  française  de  son  ouvrage. 

3.  Jacques  de  Vitri,  mort  en  1^44,  écrivit  à  Ptolémaïs  VHistoire  orientale, 
ou  le  résumé  des  croisades,  en  trois  livres,  jus(iu'à  l'année  1218. 


LE   LIVRE   D'HAYTON.  lOl 

en  continuant  le  récit  jusqu'en  1275.  Traduite  du  latin  dans 
plusieurs  parties,  cette  compilation  fut  elle-même,  un  peu 
plus  tard,  par  une  version  n(Ju^elle,  traduite  du  français  en 
latin  * . 

Vers  la  lîn  du  siècle,  un  prince  chrétien  d'Arménie,  Hayton, 
qui  s'était  fait  moine  et  avait  échangé  sa  principauté  de  Cor- 
ghos^  contre  une  cellule  chez  1(!S  Prémontrés  de  Poitiers, 
rédigea  en  latin  un  livre  curieux  et  plein  de  vues  intitulé  : 
Flos  historiarum  terrse  Orientis.  Cette  ((  fleur  des  histoires 
d'Orient,  »  embellie  des  sou\  enii's  du  lointain  voyage  de  Marco- 
Polo*  qu'Iiayton  aAait  pu  connaître  en  Italie,  eut  beaucoup 
de  vogue,  non  dans  le  texte  même  d'Hayton,  mais  dans  une 
imitation  française  publiée  par  Nicolas  Falcon  à  la  même 
époque.  Falcon  s'était  instruit,  dit-il,  dans  ses  entretiens  avec 
Hayton,  à  Poitiers  :  celui-ci  lui  conta,  paraît-il,  la  matière 
même  de  son  livre  que  l'indiscret  auditeur  mit  en  français, 
tandis  que  le  trop  confiant  prince  d'Arménie  l'écrivait  en  latin. 
Le  plagiaire  donna  ensuite  une  version  latine  de  son  ouvrage, 
et  la  version  fut  traduite,  cinquante  ans  plus  tard,  en  français, 
par  le  compilateur  des  Chroniques  de  Saint-Bertin,  Jean 
Lelong  d'Ypres,  connu  sous  le  nom  d' Yperius.  On  a  quatre 
manuscrits  du  premier  texte  français,  deux  manuscrits  du 
second  texte  français  et  cinq  manuscrits  latins  * . 

1.  J/('mo(Ve.s  s<nr  Vllidoirc  ik  France,  collection  Guizot  (1824).  —  Biblio- 
thèque dea  Croiaiuks,  par  Michaiid.  —  Histoire  littéraire,  t.  XXI,  p.  683-680. 
—  Chronique  d'Ernoul  et  de  Bernard  le  Trésorier,  par  M.  de  Mas-Latrie.  P^ditioii 
de  la  Société  de  l'Histoire  de  France  (1871). 

2.  Corglios  était  située  près  de  l'ancienne  Séleucie.  Hayton  mourut  à 
Poitiers  en  1308. 

3.  Le  célèbre  voyageur  vénitien,  né  en  1260,  mourut  en  1323.  H  visita 
la  Perse,  l'Inde,  la  Chine,  la  ïartarie;  sa  Relation  fut  traduite  dans  toutes 
les  langues  de  l'Europe.  Nous  y  reviendrons. 

4.  Histoire  littéraire,  t.  XXV,  p.  479-507.  Le  livre  d'Hayton,  et  celui  de 
ses  imitateurs,  comprend  quatre  parties  :  la  description  de  l'Asie,  l'histoire 
de  ses  rois  depuis  Jésus-Christ,  l'histoirç  des  Tatars,  et  l'exposé  d'un  projet 
de  passage  et  de  conquête  outre-mer.  C'est  surtout  cette  dernière  partie 
qui  lit  impression  sur  les  contemporains.  —  La  Bibliothèque  Nationale  a  ré- 
cemment acquis  le  quatrième  manuscrit  du  premier  texte  français.  — 
Bibliothèque  de  l'Ecole  dex  Chartes,  t.  XXXV,  p.  9.^,  (1874),  article  de  M.  Léo- 
pold  Pannier. 


192  LES    HISTORIENS    DE    SAINT    LOUIS. 

Entre  tous  les  événements  et  tous  les  personnages  dont  la 
grandeur  récente,  en  frappant  l'esprit  des  contemporains, 
avait  excité  la  verve  des  chroniqueurs,  Louis  IX  et  son  règne 
tenaient  assurément  le  premier  rang.  La  légende  de  ses  ver- 
tus, de  sa  profonde  tendresse  pour  le  peuple,  de  sa  justice 
inaltérable,  de  la  douce  exaltation  et  des  pieuses  témérités 
de  son  courage,  sans  avoir  l'éclat  mensonger  des  légendes 
épiques,  s'illumina  de  la  poésie  touchante  des  regrets  popu- 
laires. L'Eglise  ne  tarda  pas  à  rehausser  et  à  perpétuer  cette 
gloire  par  une  suprême  consécration.  Bon  nomljre  de  ]jio- 
graphes  avaient  essayé  déjà  de  satisfaire  ce  besoin  d'admirer, 
d'aimer,  et  de  connaître,  que  laisse  toujours  au  cœur  des  sur- 
vivants la  disparition  d'un  grand  homme,  lorsque  Joinville 
entreprit  lui-même  d'apprendre  a  tous  ce  qu'il  savait  du  saint 
roi  :  l'étude  que  nous  voulons  faire  du  texte  de  Joinville  a 
donc  pour  préliminaire  obligé  l'examen  des  travaux  anté- 
rieurs à  son  livre. 

§  n 

Des  historiens  de  saint  Louis  qui  ont  précédé  Joinville. 

Les  premiers  écrits  composés  sur  saint  Louis  sont  l'œuvre 
de  ceux  qui  ont  vécu  dans  son  intimité,  qui  ont  pu  lire  de 
près  et  assidûment  dans  cette  belle  âme,  et  qui  touchés  de 
ses  rares  mérites  ont  formé  le  dessein  de  proposer  et  de 
faire  reluire  à  tous  les  regards  ce  modèle  des  chrétiens  et 
des  rois.  Geoffroy  de  Beaulieu,  qui  avait  été  pendant  vingt 
ans  le  confesseur  du  prince,  écrivit,  de  1270  à  1276,  cà  la  de- 
mande du  pape  Grégoire  X,  cinquante -deux  chapitres  en 
latin  oîi  il  recueillit,  comme  l'a  fait  plus  tard  Joinville  dans 
la  première  partie  de  ses  mémoires,  <(  la  fleur  des  bonnes 
paroles  et  des  bons  exemples  »  que  lui  présentait  en  abon- 
dance une  vie  pleine  d'ensei^ements^ 

1.  L'ordre  ou  l'invitation  de  Grégoire  X  est  du  4  mars  1272.  —  Acta 
Sanctonm,  t.  V  (Âiigusto),  p.  54:5,  546,  556,  557,  n"^  22,  45,  63,  64,  65.  — 
Us  vrais  Enseignements  de  saint  Louis,  par  le  P.  Gros  (1873),  p.  27.  —  Geof- 


GUILLAUME   DE   CHARTRES.  193 

Un  peu  avant  1297,  lorsque  l'Église  de  France  commença 
de  réunir  les  éléments  de  l'enquAte  exigée  pour  la  canonisa- 
tion de  Louis  IX,  plusieurs  livres  parurent  sur  les  miracles 
accomplis  par  la  vertu  du  saint  roi  :  Guillaume  de  Chartres 
en  rassembla  soixante-cinq  dans  un  récit  assez  court,  en 
latin  ;  il  avait  été  le  cliapelain  du  prince  ' .  L'un  de  ces  mi- 
racles, le  trente-huitième,  lui  fut  conté  par  le  médecin  du 
roi,  Dudon,  qui  lui  en  remit  une  relation  dont  le  texte  a 
disparue  Un  moine  de  Saint-Denis,  Gilles  de  Pontoise, 
écrivit  les  Gesta  sancti  Ludovici  nom  un  peu  après  la 
canonisation'.  Nous  avons  une  Collection  de  tous  ces  mi- 
racles en  français*.  Le  confesseur  de  la  reine  Margue- 
rite %  qui  avait  vécu  dix-huit  ans  à  la  cour  et  à  qui  certains 
attribuent  la  version  française  des  Miracles,  fit,  en  outre, 
une  Vie  de  saint  Loiiis^,  h  la  prière  de  la  princesse  Blanche, 
fille  du  roi,  femme  de  l'infant  de  Castille,  Ferdinand''.  Cet  ou- 
vrage, dont  le  plus  ancien  manuscrit  français  paraît  remonter 
aux  débuts  du  xiv^  siècle,  est  divisé  en  vingt  chapitres  ;  on  y 
trouve  la  liste  des  témoins  qui  déposèrent  dans  l'enquête 
relative  à  la  canonisation.  Joinville  y  est  cité  au  quatorzième 
rang*.  Parmi  les  contemporains,  alors  vivants,  qui  figurent 


froy  mourut  en  1280.  —  Voici  le  titre  de  son  ouvrage  :  «  Incipit  vita  et 
sancta  conversatio  piœ  memoriic  Ludovici  quondam  régis  Francorum  a  Gau- 
frido  de  Belloloco,  Ordinis  prœdicatorum.  »  — Historiens  de  Gaule  et  de  France, 
t.  XiX. 

1.  Historiens  de  Gaule,  etc.,  XIX. 

2.  Histoire  littéraire,  t.  XXI,  747,  p.  748. 

3.  Duchesne,  t.  V,  396.  —  Historiens  de  Gaule,  etc.,  t.  XX. 

4.  Historiens  de  Gaule,  etc.,  t.  XX,  p.  39. 

5.  Saisissons  cette  occasion  de  rappeler  qu'on  a  trouvé  vingt-trois  lettres 
de  la  reine  Marguerite,  femme  de  saint  Louis,  comprises  entre  les  années 
1235  et  1282.  Onze  sont  en  français.  Elles  sont  analysées  et  citées  dans  le 
t.  XXI  de  ['Histoire  littéraire,  p.  829-833. 

6.  Il  est  probable  que  le  texte  original  de  cette  Vie  était  en  latin  et  qu'il 
a  été  traduit  presque  aussitôt  soit  par  l'auteur,  soit  par  un  contemporain. 
—  Histoire  littéraire,  t.  XXV,  p.  134-177. 

7.  Acta  sandorum,  t.  V,  p.  292,  n»  3. 

8.  «Monseigneur  Jehan,  seigneur  de  Jeenville,  chevalier,  du  dyocèse  de 
Chaalons,  homme  d'avisé  aage  et  moult  riche,  seneschal  de  Champaigne, 
de  cinquante  ans  environ.»  —  Historiens  de  Gaule,  etc.,  t.  XIX. 

13 


194  LES    HISTORIENS   DE   SAINT   LOUIS. 

dans  ce  récit,  nous  rencontrons  Edouard  I"  roi  d'Angleterre; 
or,  ce  roi  est  mort  en  1307,  ce  qui  prouve  que  la  rédaction 
de  l'ouvrage  est  antérieure  à  cette  époque  et,  par  conséquent, 
au  livre  de  Joinville. 

Un  autre  historien,  mort  en  1302,  avait  traité  ce  môme 
sujet  en  latin  et  en  français  :  nous  voulons  parler  de  Guil- 
laume de  Nangis,  garde  des  chartes  de  l'abbaye  de  Saint- 
Denis,  auteur  d'une  histoire  de  France  et  d'une  chronique 
universelle  déjcà  signalées*.  Sa  Vie  de  saint  Louis,  rédigée 
d'abord  en  latin  d'après  les  documents  que  Geoffroy  de 
Beaulieu  venait  de  pubher,  traduite  ensuite  par  lui-môme 
probablement  ou  par  un  moine  de  la  même  abbaye,  entra 
dans  le  texte  des  Grandes  Chi^oniques  de  France  et  prit  ainsi 
le  caractère  et  l'autorité  d'une  histoire  officielle^. 

A  tous  ces  travaux,  inspirés  par  une  fervente  admiration 
pour  la  mémoire  de  saint  Louis,  Joinville  vint  à  son  tour, 
après  tous  les  autres,  ajouter  l'expressive  et  incomparable 
originalité  d'un  esprit  supérieur,  l'immortel  agrément  d'un 
récit  dont  l'auteur  avait  été  pendant  trente  ans  l'ami,  le  con- 
tident  du  héros  chrétien,  et  un  ami  digne,  à  tous  égards,  de 
cette  auguste  intimité.  A-t-il  connu  ces  biographies  et  ces 
mémoires  écrits  avant  son  livre?  Il  n'en  faut  pas  douter,  car 
on  peut  aisément  signaler  dans  son  récit  la  trace  ou  l'aveu 
des  emprunts  qu'il  a  faits  à  ses  devanciers.  Ce  qu'il  dit,  par 
exemple,  du  châtiment  infligé  aux  blasphémateurs',  et,  un 
peu  plus  loin,  de  la  collation  des  bénéfices,  est  emprunté  à 
Geoffroy  de  Beaulieu  ;  lui-même,  en  terminant,  déclare  qu'il 
avait  sous  les  yeux  ((  un  romant»,  c'est-à-dire,  une  histoire 


1.  Page  187.  On  a  trouvé  dans  les  archives  de  Saint-Denis  un  compte  où 
est  inscrite  une  gratification  annuelle  de  «cent  sols»  au  bénéfice  de  Guil- 
laume de  Nangis,  «garde  des  Chartes, »  depuis  1289  jusqu'en  1299. — 
Histoire   littéraire,  t.  XXV,  p.  154-177. 

2.  Guillaume  de  Nangis  s'était  servi  en  outre  d'un  récit  de  Gilon  de 
Reims  que  nous  n'avons  plus.  —  Historiens  de  Gaule,  etc.,  t.  XX.  —  Biblio- 
thèque de  l'École  des  Chartes,  t.  XXXV  (1874),  p.  230-237.  Mémoire  de 
M.  de  Wailly. 

3.  Chapitres  cxxxix  et  cxl  de  l'édition  de  M.  de  Wailly  (18(J7). 


GUILLAUME   DE   NANGIS   ET   GEOFFROY   DE   BEAULIEU.    195 

en  français  où  il  a  trouvé  ((  grant  partie  des  faits  du  saint 
roi.»  Ce  «roniant»  était  sans  doute  la  chronique  de  Saint- 
Denis,  ou  la  traduction  de  l'ouvrage  de  Guillaume  de  Nangis, 
ou  celte  collection  française  des  Miracles,  citée  plus  haut'. 
Le  chapitre  cxl  de  l'édition  de  1867  semble  pris  à  Guillaume 
de  Nangis,  et  au  recueil  des  ordonnances  royales  ;  les  chapi- 
tres cxLi  et  cxLiii  se  retrouvent  dans  les  Grandes  Chroniques, 
le  chapitre  cxlii  correspond  en  entier  au  chapitre  xix  de  Geof- 
froy de  Beaulieu^  :  le  texte  des  Enseignements  de  saint  Louis, 
transcrit  par  Joinville,  était  depuis  longtemps  connu  et  figu- 
rait dans  l'ouvrage  de  Geoffroy  de  Beaulieu,  antérieur  à 
1276'.  En  résumé,  la  fin  du  livre  de  Joinville  est  la  partie 


1.  Il  est  à  peu  près  certain  que  ce  «  romant  »  est  une  ancienne  rédac- 
tion des  Gramks  Chroniques,  analogue  au  texte  récemment  mis  en  lumière 
par  M.  Paul  Viollet,  et  portant  le  u»  2615  (autrefois  830o,ss  je  la 
Bibliothèque  Nationale.)  Ce  manuscrit,  certainement  antérieur  à  1297,  con- 
tient plus  que  tout  autre  des  leçons  conformes  au  texte  de  Joinville.  11  n'en 
diffère  que  dans  le  chapitre  relatif  à  la  réforme  de  la  prévôté  de  Paris.  Or, 
ce  morceau  se  trouve  dans  le  manuscrit  plus  récent,  dit  de  Sainte-Gene- 
viève, mais  postérieur  lui-même  au  livre  de  Joinville.  Ce  qui  prouve  que  la 
copie  des  Grandes  Chroniques  dont  Joinville  s'est  servi  est  tout  ensemble 
antérieure  au  manuscrit  de  Sainte-Geneviève  et  postérieure  au  manuscrit 
2615  de  la  Bibliothèque  Nationale.  —  M.  de  Wailiy,  Bibliothèque  de  l'École 
de  Chartes,  t.  XXXV,  p.  219,  225,  130  (1874). 

2.  Le  rédacteur  des  Grandes  Chroniques  avait  connu  et  utilisé  les  ou- 
vrages de  Geoffroy  de  Beaulieu,  du  Confesseur  de  la  reine  Marguerite,  de 
Guillaume  de  Nangis,  la  collection  des  Miracles,  et  c'est  par  son  intermé- 
diaire que  Joinville  a  sans  doute  imité  toutes  ces  publications.  Il  est  pro- 
bable que  Joinville  n'avait  sous  les  yeux  que  le  texte  français  des  Grandes 
Chroniques.  —  M.  Paul  Viollet,  Bibliothèque  de  l'Ecole  des  Chartes,  t.  XXXV, 
p.  29. 

3.  Une  discussion  fort  vive  et  fort  longue  s'est  élevée  assez  récemment 
an  sujet  de  l'authenticité  des  Enseignements  de  saint  Louis  èi  son  fils.  Que 
ce  document  ait  existé,  écrit  en  français  de  la  main  du  roi,  cela  ne  fait  pas 
doute:  Geoffroy  de  Beaulieu  (chapitre  xiii),  le  dit  formellement.  Il  l'a  vu, 
dit-il,  après  la  mort  du  roi,  et  l'a  traduit  en  l'abrégeant,  du  français  en 
latin  :  «  Horum  docunientorum  manu  sua  scriptorum,  post  mortem  ipsius,  ego 
copiam  (communication)  habui,  et  sicut  melius  et  brevius  potui,  transtuli 
de  gallico  in  lalinnm.  »  Le  Confesseur  de  la  reine  Marguerite  a  emprunté  à 
Geoffroy  cette  analyse  et  l'a  ensuite  traduite  du  latin  en  français,  comme 
il  l'a  fait  aussi  pour  les  Enseignements  de  saint  Louis  a.  sa  fille  Isabelle.  Or, 
le  texte  français  publié  par  Joinville  et  emprunlé  par  lui  aux  Grandes  Chro- 
niques (manuscrit  2615),  est  plus  développé  que  le  texte  du  Confesseur  et 


196  LES   HISTORIENS   DE   SAINT   LOUIS. 

la  moins  originale,  celle  où  n'étant  plus  soutenu  par  ses  sou- 
venirs personnels  il  a  dû  recourir  aux  documents  déjà  publiés 
pour  se  mettre  en  état  de  parler  avec  compétence  des  der- 
nières années  du  gouvernement  de  saint  Louis. 

§  ni 

Études  philologiques  sur  le  texte  des  Mémoires  de  Joinville.  —  Appréciation 
littéraire  de  cet  ouvrage. 

Il  nous  suffira  de  rappeler  les  principaux  traits,  les  événe- 
ments notables  de  la  vie  de  Joinville  avant  d'insister  sur 
l'étude,  beaucoup  plus  importante,  de  son  livre  même.  Cette 
vie,  qui  fut  trës-longue,  —  car  elle  dura  près  d'un  siècle, 
—  présente  à  l'iiistoire  bien  peu  de  faits  saillants  en  de- 
hors de  la  croisade  de  1248  et  des  six  années  que  Joinville 
passa  outre  mer  dans  la  compagnie  du  roi  :  une  fois  séparé 
de  ce  grand  homme  dont  la  gloire  se  répand  sur  lui,  une  fois 
sorti  de  la  pleine  hmiière  de  cette  haute  amitié,  il  retombe 
dans  l'obscure  médiocrité  de  son  rôle  poUtique  et  de  sa  for- 
tune. Ce  n'est  plus  qu'un  gentilhomme  champenois,  sénéchal 
d'une  cour  de  province,  sire  d'un  petit  castel  qui  peut  armer 
en  guerre  neuf  chevaliers  et  sept  cents  hommes  d'armes*. 

que  celui  de  Geoffroy;  il  est  surtout  plus  harJi,  soit  à  l'égard  de  Rome,  soit 
à  l'égard  des  seigneurs  :  pour  tout  dire,  il  témoigne  d'un  esprit  plus  libéral  et 
plus  populaire. 'selon  M.  Paul  Viollet,  et  selon  le  P.  Gros,  auteur  d'une  Vie  intirne 
de  saint  Louis,  le  texte  vrai  est  celui  de  Geoffroy  et  du  confesseur;  la  ver- 
sion de  Joinville  et  des  Chroniques  est  interpolée.  C'est  l'esprit  du  règne  de 
Philippe  le  Bel  qui  l'inspire.  M.  Natalis  de  XVailly  soutient  au  contraire  que 
le  texte  de  Joinville  est  à  la  fois  plus  complet  et  plus  vrai  que  l'analyse 
donnée  par  Geoffroy.  Selon  lui,  la  minute  exacte  du  texte  français  original 
aurait  été  remise  et  déposée  à  l'abbaye  de  Saint-Denis  où  les  rédacteurs, 
presque  officiels,  des  Grandes  Chroniques,  l'auraient  transcrite.  —  Voici  les 
ouvrages  à  consulter  sur  cette  question  :  !<>  Mémoire  de  I\].  de  Wailiy  lu 
à  l'Académie  des  Inscriptions  en  1872  (Bibliothèque  de  l'École  des  Chartes 
t.  XXXIII)  ;  2°  Deux  mémoires  de  M.  Viollet,  bibliothèque  de  l'École  des 
Chartes,  t.  XXIX  (1869)  et  t.  XXXV,  (1874);  3»  Les  vrais  enseignements  du 
roi  saint  Louis,  par  le  P.  Gros  de  la  compagnie  de  Jésus  (1873);  4°  Second 
mémoire  de  M.  de  Wailiy,  Bibliothèque  de  l'École  des  Chartes,  t.  XXXV, 
(1874).  On  peut  y  joindre  M.  Kervyn  de  Lettenhove,  Séances  de  la  com- 
mission royale  d'histoire,  2o  série,  t.  XI.  (1858.) 
1.  C'est  avec  cet  équipage  qu'il  partit  pour  la  croisade. 


JOINVILLE.  197 

Joinville  naquit  on  1224,  (loux  tins  avant  l'avénomonl  de 
saint  Louis  qui  était  né  en  1213.  Sa  famille,  de  bonne  no- 
blesse moyenne  et  bien  apparentée,  se  distingua  dans  les 
croisades  ;  elle  occupait,  depuis  le  milieu  du  xi"  siècle,  le 
manoir  féodal  de  Joinville  situé  sur  l'une  des  hauteurs  boi- 
sées qui,  surplombant  des  gorges  profondes,  commandent  la 
ville  de  ce  nom  et  le  cours  de  la  Marne'.  Elevé  auprès  des 
comtes  de  Ciiampagne,  dans  cette  élégante  société  de  che- 
valiers et  de  poètes  où  Villehardouin  déjà  s'était  formé,  il 
parut  à  la  cour  du  roi  de  France  en  1241 ,  à  l'occasion  des  fêtes 
que  Louis  IX  donna  nxec  grande  pompe  h  Saumur  en  armant 
chevalier  son  frère  Alphonse,  comte  de  Poitiers.  Il  était  alors 
écuyer  tranchant,  et,  comme  il  dit  lui-môme,  il  tranchait  de- 
vant le  comte  Thibault  VI  roi  de  Navarre,  son  seigneur  ^ 
Joinville  n'avait  pas  plus  de  vingt-quatre  ans  lorsqu'il  se 
croisa  en  1248  et  partit  à  la  suite  de  Louis  IX'  ;  revenu  en 
France  avec  ce  prince  en  1234,  il  refusa  de  l'accompagner, 
seize  ans  après,  sur  les  côtes  d'Afrique.  Dans  l'intervalle  de 
ces  deux  expéditions,  il  avait  partagé  son  temps  entre  la 
société  du  roi  h  Paris  et  le  gouvernement  de  ses  vassaux  en 
Champagne. 

En  1282,  il  comparut,  nous  l'avons  dit  plus  haut,  dans 
l'enquête  préalable  faite  à  Saint-Denis  pour  la  canonisa- 
tion de  Louis  IX;  en  1298,  il  assistait  à  la  levée  du  corps 
saint  et  à  l'oraison  funèbre  prononcée  par  le  frère  Jehan 
de  Samois  qui,   à  propos  de  la  loyauté  du  roi,  s'appuya 

1.  Ce  château  subsistait  encore  en  1789.  Le  duc  d'Orléans  le  fit  vendre 
en  1791,  à  condition  qu'il  serait  démoli.  Il  fut  adjugé  par  acte  du  27  avril 
aux  citoyens  Berger  et  Passerat  au  prix  de  6,000  livres  pour  les  matériaux 
et  1500  livres  pour  le  terrain.  —  M.  Francisque  Michel,  dans  son  édition 
des  Mémoires  de  Joinville  (1839),  a  traité  avec  le  plus  grand  soin  et  la 
plus  curieuse  érudition  tout  ce  qui  se  rapporte  à  la  vie  de  Joinville  et  à 
l'histoire  de  sa  famille.  Voir  Introduction,  p.  i-clxxxix.  —  La  Bibliothèque 
(/e  l'École  des  Chartes  (1876)  contient  un  article  de  M.  Jules  Finot  sur 
Héluyse  de  Joinville,  sœur  de  notre  historien,  morte  en  1312.  A  cette  bio- 
graphie sont  jointes  quelques  pièces  originales.  P.  328-333. 

2.  Sur  ce  prince  chansonnier,  voir  t.  l",  p.  368. 

3.  A  la  bataille  de  Mansourah  ou  de  la  Massoure,  Joinville  reçut  cinq 
blessures,  et  son  cheval  en  reçut  dix-sept. 


198  LES   HISTORIENS   DE   SAINT   LOUIS. 

sur  son  témoignage.  C'est  peu  do  temps  après  qu'il  com- 
mença ses  Mémoires,  à  la  demande  de  Jeanne  de  Na- 
varre, reine  de  France,  femme  de  Philippe  le  Bel,  mère  de 
Louis  le  Hutin  ;  Jeanne  étant  morte  en  1303,  avant  que  le 
manuscrit  tut  achevé,  Joinville  dédia  son  livre  et  l'offrit  à 
Louis  le  Hutin,  lorsque  ce  prince  n'était  encore  que  roi  de 
Navarre,  c'est-à-dire,  entre  1309  et  1314.  Convoqué  en  1315 
sous  l'oriflamme,  pour  marcher  contre  les  Flamands,  il  se 
rendit  avec  ardeur  à  cet  appel,  malgré  son  grand  âge,  et  l'on ,_ 
a  encore  la  réponse  qu'il  fit  cà  la  convocation  royale  * .  Il  était 
de  retour  dans  son  château  en  1317  ;  sa  présence  y  est  signa- 
lée à  cette  date  par  un  document  historique.  Joinville  mourut 
le  11  juillet  1319,  laissant  un  fils  qui  hérita  de  son  titre  de 
sénéchal  en  même  temps  que  de  ses  domaines  :  il  avait  vécu 
quatre-vingt-quinze  ans  et  vu  le  règne  de  six  rois,  Louis  VIII, 
Louis  IX,  Philippe  le  Hardi,  Philippe  le  Bel,  Louis  le  Hutin  et 
Philippe  V  dit  le  Long.  Qu'est  devenu  ce  manuscrit  de  ses 
mémoires  qu'il  présenta  vers  1310  à  Louis  le  Hutin,  ma- 
nuscrit rédigé  par  ses  scribes,  sous  sa  dictée  et  sa  surveil- 
lance ?  Avons-nous  le  texte  véritable  du  livre  de  Joinville? 

Voici  quel  est  aujourd'hui  l'état  des  manuscrits  connus  et 
des  éditions  imprimées  de  cet  historien.  Les  manuscrits  sont 
au  nombre  de  trois.  Le  plus  ancien  et  le  meilleur  est  celui  de 
la  Bibliothèque  Nationale-,  qui  avait  appartenu  à  la  biblio- 
thèque des  ducs  de  Bourgogne  et  fut  rapporté  de  Bruxelles 
en  1744  par  le  maréchal  de  Saxe.  Ce  nianuscrit  n'est  pas 
l'original  môme,  mais  une  copie  exécutée  vers  la  fin  du 
xiv*^  siècle  et  rajeunie,  mise  h  la  mode  par  le  copiste,  c'est- 
à-dire  altérée  dans  l'orthographe  et  la  forme  des  mots,  par 
conséquent  beaucoup  plus  semblable  au  français  du  temps 
de  Charles  V  qu'à  la  langue  du  xm®  siècle.  A  propos  du 
texte  de  Villehardouin,  nous  avons  expliqué  l'importance  des 
changements  survenus  dans  la  langue,  au  xiv''  siècle,  et  la 
gravité  des  altérations  qui  résultent  de  ces  remaniements 

1.  Édition  Francisque  Michel,  p.  cxix.  Lu  leltre  csl  du  mois  do  juin  1315. 

2.  N"  2016,  supplément  français. 


JOINVILLE.  199 

successifs  dont  les  copistes  du  moyen  âge  sont  coutumiers  ' . 
Sans  cliercliei"  bien  loin,  nous  eu  trouvons  une  preuve  cu- 
rieuse qui  nous  est  fournie  par  un  ouvrage  antérieur  de 
quelques  années  à  celui  de  Joinville  :  c'est  le  recueil  des 
Miracles  de  saint  Louis  publié  vers  la  fin  du  xni"  siècle 
par  le  confesseur  de  la  reine  Marguerite.  On  a  deux  ma- 
nuscrits de  ce  livre,  l'un,  qui  est  sans  doute  l'original; 
l'autre,  plus  récent,  et  très-semblable  à  notre  manuscrit  de 
Joinville  par  le  style  des  miniatures,  l'agencement  des  vi- 
gnettes, la  distribution  des  lignes,  pages  et  colonnes,  la 
forme  des  lettres  courantes-.  Or,  le  plus  ancien  de  ces  ma- 
nuscrits est  gratté,  raturé  et  corrigé  en  maint  endroit  ;  on  y 
a  biffé  des  mots,  changé  des  phrases  ;  on  l'a  remanié  et  ra- 
jeuni, puis,  dans  cet  état,  il  a  servi  de  modèle  à  la  deuxième 
leçon,  à  la  copie  plus  moderne.  Ce  double  travail  de  retouche 
et  de  transcription  s'est  fait  à  l'époque  môme  où  l'on  exécu- 
tait, par  une  semblable  méthode,  la  copie  de  Joinville  que 
nous  possédons,  c'est-cà-dire,  dans  la  seconde  moitié  du 
xiv"  siècle  •'. 

On  a  donc  perdu  le  texte  original  des  Mémoires  de  Joinville 
et  les  copies  qui  ont  été  sans  doute  transcrites  immédiate- 
ment, du  ^  ivant  môme  de  l'auteur.  Ni  le  manuscrit  présenté  à 
Louis  le  Hutin,  ni  celui  que  Joinville  avait  dû  garder  dans  ses 
ai'chives,  ne  se  sont  retrou>és.  Louis  le  Hutin  avait  vingt  ans 
quand ^ou^ rage  lui  fut  offert;  api'ès  sa  mort,  le  manuscrit  de 
JoiuN  ille  ne  se'trouve  plus  parmi  les  vingt-neuf  volumes  qui  for- 
maient la  l)i])liotlièque  de  ce  roi.  Sa  veuve,  la  reine  Clémence, 
recueillit  quarante  et  un  volumes;  Jeanne  d'Evreux,  veuve  de 
Charles  le  Bel,  en  laissa  vingt  :  dans  tous  ces  inventaires,  pas 
un  article  qui  fasse  mention  du  livre  de  1309.  Il  est,  au  con- 
traire, fort  clairement  désigné  par  le  catalogue  de  Charles  V, 


\.  Voir  plus  haut,  p.  172-17A,  et  tome  1"^,  p.  83. 

2.  bibliothèque  Nationale,  n"  10,311,  a,  et  n»  10,309. 

3.  Mémoire  sur  les  manuscrits  de  Joinville,  par  M.  P.  Paris  (1839). 
Édition  de  F.  Michel,  p.  clxxxv.  —  Introduction  de  M.  de  Wailly,  dans 
l'édition  de  1807. 


200  LES    HISTORIENS   DE   SAINT   LOUIS. 

et  par  celui  de  Ghaiies  VI,  dressé  en  1411  :  était-ce  bien  le 
manuscrit  primitif  ou  une  récente  copie?  Tout  ce  que  nous 
savons,  c'est  que  le  volume  de  Charles  V  et  de  Charles  VI 
n'était  pas  celui  que  nous  possédons,  et  que  ce  volume,  comme 
l'original  lui-même,  a  disparu*.  Selon  toute  apparence, 
un  certain  nombre  de  copies,  plus  ou  moins  fidèles,  du  ma- 
nuscrit offert  à  Louis  le  Hutin  avaient  été  exécutées,  à  des 
époques  diverses,  pour  des  rois  et  des  grands  seigneurs;  elles 
ont  péri,  sauf  une  seule  qui  nous  est  revenue  par  Bruxelles  et 
qui,  depuis  un  siècle,  sert  de  base  aux  modernes  éditions  de 
Join  ville. 

Au  xv*^  siècle,  le  roi  René  de  Sicile  possédait  une  de  ces 
copies  ;  elle  a  servi  à  l'édition  première,  imprimée  à  Poitiers 
en  1547,  par  Jehan  et'  Enguilbert  de  Marnef  frères.  Antoine- 
Pierre  de  Rieux  en  fut  l'éditeur.  S'il  faut  juger  de  la  copie  ma- 
nuscrite par  l'édition  imprimée,  elle  avait  été  fort  rajeunie, 
car  l'éditeur  se  fait  gloire  de  ((  polir  son  auteur  et  de  le  dres- 
ser en  meilleur  ordre.  »  En  1616,  on  décou\Tit  une  autre 
copie  à  Laval,  dans  les  papiers  d'un  ministre  protestant  : 
l'année  suivante,  Claude  Ménard  en  fit  la  base  d'une  seconde 
édition  imprimée.  Cette  copie,  transcrite  au  xvi®  siècle  et 
conforme  à  l'orthographe  du  temps  de  François  P%  s'est  per- 
due comme  la  première;  rien  d'étonnant,  puisque  l'une  et 
l'autre,  une  fois  reproduites  par  la  presse,  semblèrent  inutiles. 
En  1668,  Ducange  publia  une  troisième  édition  sans  autre 
secours  que  les  deux  leçons  imprimées  par  Ménard  et  par  de 
Rieux  :  il  s'efforça  de  les  corriger  et  de  les  éclaircir  l'une  par 
l'autre.  Plus  heureux,  Sainte-Palaye  découvrit  à  Lucques,  en 


1.  Les  deux  articles  du  ciiLilogue  de  Charles  V  et  de  l'inventaire  de 
Charles  VI,  relatifs  aux  mémoires  de  Joinville,  sont  ainsi  conrus  :  «  La  vie 
saint  Loys  et  les  fais  de  son  voyage  d'outre  mer.  (le  Roy  l'a  par  devers 
soy)...  »  —  «  Une  grant  partie  de  la  Yie  et  des  fais  monseigneur  saint  Loys, 
que  fist  faire  le  seigneur  de  Jaunville  ;  très-bien  escript  et  historié.  Cou- 
vert de  cuir  rouge  k  empreintes,  à  deux  fermoirs  d'argent.  Escript  de  let- 
tres de  forme  en  francois  à  deux  coulombes  ;  comencant  au  deuxième  folio 
et  por  ce  que,  et  au  derrenier  :  en  tek  manière.»  —  P.  Paris,  Mémoire  sur 
les  manuscrits  de  Joinville,  p.  clxxvi. 


JOINVILLE.  201 

1741,  un  manuscrit  de  Joinville  qui  ne  remonte  pas,  il  est 
vrai,  au  delà  du  xvi"  siècle,  mais  qui  contient  encore  cer- 
taines expressions  fidèlement  conservées  du  texte  plus  ancien 
que  le  copiste  avait  eu  sous  les  yeux.  Le  manuscrit  de  Luc- 
ques  accommodé,  selon  l'usage,  au  style  du  temps  oi^i  il  fut 
copié  et  dressé,  avait  appartenu  cà  la  duchesse  Antoinette  de 
Bourbon,  femme  de  Claude  de  Lorraine,  premier  duc  de 
Guise  et  seigneur  de  Joinville  :  la  duchesse,  en  1540,  l'avait 
communiqué  cà  Louis  Lasséré,  chanoine  de  Saint-Martin  de 
Tours,  auteur  d'un  Abrérjé  de  l'Instoire  de  saint  Louis.  La- 
croix du  Maine  l'avait  aussi  connu  et  consulté  en  1584 ^  Un 
autre  manuscrit,  de  la  même  époque  et  de  la  même  famille 
que  le  manuscrit  de  Lucques,  est  aujourd'hui  entre  les  mains 
d'un  particulier-;' mais  l'importance  de  ces  deux  pièces  s'ef- 
face et  disparaît  devant  celle  du  manuscrit  du  xiv"  siècle  rap- 
porté de  Bruxelles  en  1744.  Aucune  édition  imprimée  ne  les 
a  prises  pour  modèle  et  pour  type,  tandis  que  pendant  un 
siècle,  de  1761  à  1867,  toutes  les  publications  modernes  des 
Mémoires  de  Joinville  ont  fidèlement  reproduit  la  copie  du 
xiv"  siècle  ' . 

Ces  deiLX  textes  du  xvi"  siècle  ont  cependant  leur  utilité  ; 
ils  peuvent,  en  plus  d'un  endroit,  fournir  de  précieuses  va- 
riantes :  par  exemple,  il  est  arrivé  que  le  copiste  du 
xvi"  siècle,  ignorant  les  règles  de  l'ancien  français  et  no- 
tamment la  règle  de  Ys'\  a  pris  des  singuliers  pour  des  plu- 


1.  Cette  copie,  acquise  par  la  Bibliothèque  Royale  au  prix  de  360  livres, 
est  cotée  n"  206,  supplément  français.  La  couverture  porte  les  armes  d'An- 
toinette de  Bourbon;  l'écriture  en  est  très-belle,  et  la  précieuse  miniature, 
qui  occupe  en  entier  la  première  page,  représente  Joinville  ollrant  son  livre 
à  Louis  le  Hutin  entouré  de  sa  cour. 

2.  M.  Brissart  Biné. 

3.  Les  principales  éditions  modernes  sont  celles  de  Capperonnier  (1764), 
Boucher,  Buchon  (1824),  Michaud  et  Poujoulat  (1836),  Francisque  Michel 
(1839),  sans  compter  celle  du  Recueil  des  Historiens  de  Gaule  et  de  France 
(1840),  et  la  première  de  M.  de  Wailly  (1867). 

4.  La  règle  de  l's  attribuait  à  certains  substantifs  un  s  au  singulier  quand 
ils  étaient  le  snjet  de  la  phrase  ;  l's  disparaissait  quand  le  substantif  était 
un  régime.  —  Voir  t.  !«■■,  p.  81-86. 


202  LES    HISTORIENS   DE   SAINT    LOUIS. 

riels  et,  dans  quelques  passages,  a  naïvement  reproduit  l'ori- 
ginal qu'il  transcrivait,  en  faisant  des  contre-sens.  Son  erreur 
nous  a  conservé  des  formes  primitives  que  le  copiste  du 
xiv"  siècle,  qui  les  comprenait,  avait  rajeunies  parce  qu'elles 
étaient  tombées  en  désuétude.  Le  premier,  dans  les  passa- 
ges en  question,  a  changé  le  sens  en  gardant  les  mots,  et  le 
second,  en  respectant  le  sens,  a  modifié  l'expression  ' .  Pour 
nous  résumer,  on  possède  trois  copies,  inégalement  infidèles, 
du  manuscrit  original  des  Mémoires  de  Joinville  :  le  fond  des 
choses  n'a  pas  subi  d'atteinte  ;  le  texte  n'a  été  ni  raccourci, 
ni  allongé,  ni  interpolé,  soit  au  xiv%  soit  au  xvi"  siècle;  l'es- 
sentiel subsiste  dans  son  intégrité,  et  le  changement  ne  porte 
que  sur  l'orthographe  et  la  forme  des  mots.  Mais  c'est  assez 
pour  que  le  texte  original,  authentique  nous  échappe,  pour 
que  la  langue  de  Joinville  ne  nous  soit  pas  connue  dans  sa 
vérité  et  sa  pureté  ;  la  plus  exacte  de  ces  trois  copies,  la  plus 
ancienne,  n'étant  elle-même  qu'un  premier  rajemiissemenl. 

Avec  sa  science  profonde  de  l'ancien  français,  l'éditeur  de 
1867,  M.  Natalis  de  Wailly,  sentait  vivement  et  comprenait 
mieux  que  personne  l'insuffisance  de  l'édition  qu'il  donnait 
au  public,  bien  qu'il  y  eût  introduit  d'heureuses  corrections 
empruntées  aux  deux  manuscrits  du  xvi''  siècle.  Mais  le 
moyen  de  rétablir  les  règles  violées,  de  restituer  les  formes 
volontairement  altérées  par  les  copistes  contemporains  de 
Charles  Y?  Comment  oser  remanier  et  vieillir  au  xix*^  siècle 
ce  qu'on  avait  rajeuni  soixante  ans  après  la  mort  de  Join- 
xiUe?  Par  quelle  autorité  soutenir  et  justifier  un  retour  à  la 
vérité  présumée,  et  la  savante  hardiesse  d'une  entreprise  sur 
un  texte  consacré?  On  avait  bien  quelques  indices  tirés  de  la 
lettre  écrite  au  roi  par  Joinville,  en  1315,  et  du  Credo  qu'il 
composa,  suivant  l'usage  pieux  de  ce  temps-là',  pour  con- 

1.  11  est  probable  que  la  copie  du  xiv"  siècle  a  été  faite  sur  rorigiiial 
(loniié  à  Louis  le  Huiin,  et  que  les  deux  copies  du  xvi"  siècle  ont  été 
transcrites  sur  i"original  conservé  au  château  de  Joinville. 

2.  On  cite  un  credo  de  Grégoire  de  Tours,  un  autre  de  Dante,  une  sem- 
blable profession  de  foi  dans  une  canzone  de  Pétrarque,  et  une  foule  de 
l)araplirascs  et  d'écrits  de  ce  genre  dans  les  auteurs  du  xiV  et  du  xv^  siècles. 


JOINVILLE.  203 

fesser  sa  foi  et  poui'  la  rairerinh'  dans  un  jour  d'épreuves,  à  la 
veille  d'un  mortel  danger'.  J/()i'if;inal  de  ces  deux  pièces 
existe"^;  les  formes  du  style,  [)<u-ticulières  au  xin"  siècle, 
et  si  souvent  changées  dans  le  manuscrit  des  Mémoires  qui 
date  de  la  fin  du  siècle  suivant,  s'y  retrouvent  fidèlement 
observées  :  mais  la  brièveté  de  ces  textes  ne  suffisait  pas  à 
nous  représenter  sûrement  l'orthographe  et  la  langue  de 
Join\ille.  Une  découverte  plus  importante  vint  fournir  à 
M.  de  Wailly  un  surcroit  de  preuves  inattendu  et  lui  inspi- 
rer une  confiance  qui,  jusque-là,  lui  avait  manqué.  En  cette 
même  année  18G7,  oh  paraissait  sa  première  édition  des  Mé- 
moires d'après  la  copie  dn  xiv''  siècle,  il  publiait,  dans  la 
Bibliothèque  de  l'École  des  Chartes,  vingt-six  pièces  origi- 
nales en  langue  française,  rédigées  par  la  chancellerie  de 
Joinville  depuis  l'année  1238  jusqu'à  la  mort  de  notre  histo- 
rien^. Le  total  de  ces  documents  forme,  en  étendue,  l'équi- 
valent de  la  cinquième  partie  des  Mémoires  :  il  devenait  dès 
lors  possible  de  se  figurer,  d'après  un  modèle  certain,  ce 
qu'avait  dû  être  la  langue  de  Joinville,  avec  ses  formes  et 
ses  habitudes  propres,  avec  ses  traits  distinctifs  et  son  or- 
thographe, sans  aucun  mélange  des  altérations  que  les 
copistes  d'un  autre  temps  et  d'un  autre  pays  ont  introduites 
dans  les  manuscrits  mentionnés  plus  haut. 

Remarquons-le  bien  :  ces  chartes,  que  M.  de  Wailly  a  ras- 
semblées, ont  été  rédigées  sous  les  yeux  de  Joinville  par  les 
clercs  ou  scribes  de  sa  chancellerie.  Or,  notre  historien  dit, 
au  commencement  et  à  la  fin  du  livre  de  ses  Mémoires,  qu'il 
a  dicté  et  fait  écrire  ce  livre  '*.  Oui  donc  a  tenu  la  plume,  sous 

1.  Ce  i:redo  de  Joinville  fut  composé  en  1251  lorsqu'il  était  à  Acre  avec 
saint  Louis.  Le  texte  que  nous  avons  est  de  1287. 

2.  On  trouvera  dans  l'édition  de  M.  V.  Michel  (1859),  un  mémoire  inté- 
ressant sur  cette  pièce  qui  avait  paru  pour  la  première  fois  en  1837,  dans 
les  Mélangea  de  la  société  des  biblioyhiks  français.  —  Introduction,  p.  cl-clx. 

3.  Bibliolhèque  de  l'École  des  Chartes,  sixième  série,  t.  556-608.  —  Ces 
pièces  sont  tirées  des  Archives  nationales,  des  archives  de  la  Haute-.Marne 
et  des  archives  de  la  Meuse.  Quelques-unes  viennent  de  la  Bibliothcquc  Na- 
tionale. 

4.  «  Et  ces  autres  choses  ai-je  fait  cscrirc  aussi  à  l'onneur  du  vrai  cors 


204  LES    HISTORIENS   DE   SAINT    LOUIS. 

sa  dictée,  si  ce  n'est  quelqu'un  ou  quelques-uns  de  ces  mêmes 
scribes  de  sa  chancellerie  qui  ont  écrit,  de  1238  à  1313,  les 
chartes  originales  que  nous  possédons?  N'est-il  pas  naturel 
de  penser  que  l'orthographe  des  Mémoires  était  la  même  que 
celle  des  chartes?  Ne  doit-on  pas  admettre,  en  bonne  logique, 
que  les  formes  et  les  désinences,  qui  sont  dans  les  chartes, 
étaient  aussi  dans  le  texte  original  des  Mémoires,  surtout  si 
la  langue  des  chartes  obéit  à  des  règles  fixes  et  présente  des 
caractères  constants,  nettement  déterminés?  Fort  de  ces  in- 
ductions qui  touchent  à  la  certitude,  M.  de  Wailly  n'a  pas 
craint  d'effacer  du  texte  des  Mémoires  les  formes  rajeunies 
que  la  langue  du  xiip  siècle  ne  connaissait  pas  ;  il  y  a  rétabli 
l'application  des  règles  fidèlement  observées  dans  les  chartes, 
l'orthographe  et  les  désinences  usitées  à  la  chancellerie  de 
Join ville  et  conformes,  d'ailleurs,  aux  habitudes  générales  de 
ce  temps-là.  Sa  tentative,  à  la  fois  hardie  et  prudente,  sou- 
mise aux  principes  de  ce  qu'on  peut  appeler  la  grammaire 
du  xiii"  siècle,  s'est  déclarée  et  justifiée  dans  un  travail  très- 
approfondi  que  la  Bibliothèque  de  l'École  des  Chartes  a  donné 
en  1868  ^  M.  de  Wailly  publiait  en  même  temps,  avec  l'ap- 
probation des  plus  éminents  critiques  %  une  nouvelle  édition 
de  Joinville,  ramenée  à  la  vérité  du  texte  original  par  cette 
méthode  savante.  L'édition  de  1868,  très-différente  de  celle 
qui  l'avait  précédée  en  1867,  a  pris  rang  parmi  les  publica- 
tions de  la  Société  de  l'histoire  de  Finance. 

Le  caractère  dominant  des  chartes  rédigées  dans  le  château 
de  Joinville  est  le  respect  des  règles  et  la  correction  du  style; 
jusqu'ici  on  ne  connaissait  pas  de  texte  du  moyen  âge  oîi  l'an- 
cienne grammaire,  dont  nous  avons  exposé  les  lois%  fût  aussi 

saint ai-je  fait  escrire  ce  qui  afiei't  aux  troiz  choses  de  sus  dites En 

nom  de  Dieu  le  tout  puissant,  je,  Jehan  sire  de  Joynville,  faiz  escrire  la  vie 

notre  saint  Looys grant  partie  de  ses  faiz  que  j'ai  trouvez,  qui  sont 

en  un  roniant  lesquiex  fai  fet  eacrire  en  cest   livre...»   Pages  2,  3,  4,  5 
et  245.  (Édition  de  1859.) 
i.  Sixième  série,  t.  IV,  p.  328-478. 

2.  Voir,  dans  la  Romania  de  juillet  et  d'octobre  1874,  divers  articles  re- 
latifs à  cette  publication.  P.  401-403  et  487. 

3.  Tome  I",  chap.  iv,  p.  71-93. 


JOINVILLE.  20o 

constamment  observée  :  la  raison  en  est  qne  les  copistes  des 
manuscrits  étaient  généralement  moins  soigneux  ou  moins 
instruits  que  les  clercs  d'une  chancellerie  bien  organisée.  Par 
exemple,  en  ce  qui  concerne  l'article,  la  règle  est  appliquée 
cinq  cents  fois  et  violée  trois  fois  seulement  ;  pour  les  sub- 
stantifs, le  nombre  des  exceptions  ou  infractions  est  insigni- 
fiant. La  règle  du  sujet  singulier  est  mise  en  pratique  huit 
cent  trente-cinq  fois,  et  négligée  sept  fois  :  encore  ces  excep- 
tions, cinq  fois  sur  sept,  se  trouvent  dans  une  même  charte 
qui  n'est  connue  que  par  une  copie  du  xvni"  siècle.  Il  reste 
donc,  en  tout,  deux  infractions  contre  huit  cent  trente-cinq 
applications  de  la  règle.  Le  sujet  pluriel  est  correct  dans  cinq 
cent  quatre-vingt-huit  passages  et  incorrect  six  fois  seule- 
ment :  ce  qui,  pour  les  substantifs,  donne  un  total  de  qua- 
torze cent  vingt-trois  phrases  irréprochables  et  de  treize  ou 
même  de  huit  phrases  irrégulières. 

Si  dans  les  Mémoires,  au  contraire,  ces  mêmes  règles  sont 
presque  toujours  violées,  c'est  parce  que  le  copiste  contem- 
porain de  Charles  V  ou  de  Charles  VI,  écrivant  dans  un  temps 
où  l'ancienne  grammaire  était  tombée  en  désuétude,  a  sub- 
stitué son  orthographe  habituelle  à  celle  du  manuscrit  ori- 
ginal. En  effet,  puisque  les  clercs  de  la  chancellerie  de  Join- 
ville  qui  ont  écrit,  sous  la  dictée  de  l'auteur,  le  texte  des 
Mémoires,  connaissaient  et  observaient  les  lois  de  la  syntaxe 
en  vigueur  au  xni''  siècle,  pourquoi  les  auraient-ils  négli- 
gées, par  exception,  dans  cet  ouvrage?  D'après  un  calcid 
approximatif,  le  copiste  du  xiy''  siècle,  en  rajeunissant  le 
manuscrit  original  des  Mémoires,  a  violé  les  règles  neuf  fois 
sur  dix,  c'est-à-dire,  au  total,  quatre  mille  fois  environ  :  ce 
qui  prouve  combien  le  plus  ancien  et  le  plus  correct  de  nos 
trois  manuscrits  est  gravement  altéré,  et  combien  les  textes 
imprimés  sur  ce  manuscrit  diffèrent  du  véritable  texte  dicté, 
en  1309,  par  l'historien.  Entre  des  copies  évidemment  infi- 
dèles et  le  texte  hardiment  restauré  par  M.  de  Wailly,  il  y  a 
lieu  à  d'intéressantes  comparaisons  pour  tous  ceux  qui  hési- 
teraient à  se  prononcer  et  qui  n'oseraient  pas  suivre  le  récent 


206  LES   HISTORIENS   DE   SAINT   LOUIS. 

éditeur,  jusqu'au  bout,  dans  ses  inductions  et  ses  savantes 
conjectures'.  Du  moins  peut-on  affirmer  qu'en  cette  matière 
délicate  la  science  moderne  a  dit  son  dernier  mot. 

En  modifiant  légèrement  certaines  nuances  des  Mémoires 
de  Joinville,  en  y  répandant  comme  mie  teinte  d'archaïsme 
dont  le  premier  aspect  nous  étonne,  ce  travail  de  restauration 
ne  change  rien  d'essentiel  aux  qualités  de  l'historien  et  ne 
nous  gâte  point  l'aimable  et  riante  idée  que,  depuis  long- 
temps, nous  nous  formons  de  son  esprit.  Joimille  reste  pour 
nous  le  conteur  naïf  et  malicieux,  d'une  imagination  vive 
et  colorée,  d'une  belle  humeur  inaltérable  qui  n'exclut  ni 
l'attendrissement,  ni  le  sérieux,  ni  même,  à  certains  moments, 
la  noblesse  du  cœur  et  de  la  pensée.  Une  science  précise  et 
forte  a  ressaisi,  reconstitué  la  langue  des  Mémoires  ^  ;  mais 
elle  n'a  porté  aucune  atteinte,  comme  elle  n'a  rien  ajouté, 
à  ce  qui  est  l'âme  du  livre,  le  vivant  caractère  et  la  physio- 
nomie de  l'écrivain,  je  veux  dire  au  style,  où  reluit  la  véri- 
table originalité.  Le  portrait  que  d'éminents  critiques  ont* 
si  souvent  tracé  des  grâces  de  son  génie  subsiste  donc  en 
entier;  il  nous  suffira  d'en  résumer  l'expression,  sans  insister 
sur  un  sujet  bien  connu,  sur  une  gloire  depuis  longtemps 
consacrée. 

Le  livre  de  Joinville,  contenant  cent  quarante-neuf  cha- 
pitres, se  compose  de  deux  parties  fort  inégales,  indiquées 
par  l'auteur  lui-même  au  début  de  l'ouvrage  :  ((  La  pre- 
mière partie  si  devise  comment  il  se  gouverna  tout  son  tens 

1.  Une  objection  peut  être  faite  par  des  lecteurs  timides:  dans  l'usage 
ordinaire  de  la  vie,  dans  le  style  courant  et  familier,  Tapplication  des 
règles  était-elle  aussi  rigoureuse  que  dans  les  actes  officiels  et  dans  le  style 
d'une  chancellerie?  Joinville,  en  dictant  ses  Mémoires,  ne  s'est -il  pas 
permis  plus  d'une  licence,  et  ces  iri-égularités  n'ont-elles  pas  dû  être  repro- 
duites par  son  secrétaire  ? 

2.  Citons,  avant  de  quitter  ce  sujet,  une  remarque  de  M.  de  Wailly  sur 
la  langue  de  Joinville  considérée  comme  dialecte:  «11  n'est  pas  certain, 
dit-il,  que  cette  langue  appartînt  tout  entière  à  la  Cliampagne,  ni  qu'elle 
se  parliU  dans  toutes  les  parties  de  cette  province.  C'était  la  langue  qu'on 
parlait  autour  de  lui,  sans  doute  mêlée  du  dialecte  de  l'Ile-de-France  et  du 
dialecte  de  la  Champagne.  »  — Bibliothèque  de  l'École  des  Chartes,  VU'  série, 
t.  IV,  p.  329(1868).  ' 


JOINVILLE.  207 

selonc  Dieu  et  selonc  l'Eglise,  et  au  profit  de  son  règne; 
la  seconde  partie  dou  livre  si  parle  de  ses  grfinz  chevaleries 
et  de  ses  granz  faiz  d'armes  ».  L'exposé  «  des  bonnes  pa- 
roles et  des  bons  enseignements»  de  saint  Louis,  qui  forme 
la  première  partie,  ne  va  pas  au  delà  d'une  vingtaine  de 
pages  ;  ce  préambule  édifiant  est  un  souvenir  et  un  écho  des 
enquêtes  faites  et  des  ouvrages  publiés  dans  les  dernières 
années  du  siècle  précédent,  à  propos  de  la  canonisation  du 
roi.  Vient  ensuite  un  récit  qui  commence  à  la  naissance  de 
saint  Louis  et  finit  cà  sa  mort  :  cette  seconde  partie,  comme 
on  le  voit,  comprend  à  peu  près  tout  l'ouvrage.  Sans  aller 
plus  loin,  nous  pouvons  déjà  remarquer  les  différences  ca- 
pitales qui  distinguent  ces  mémoires  de  ceux  de  Villehar- 
douin.  Joinville  n'est  plus  l'homme  d'action  qui  raconte  en 
son  nom  ce  qu'il  a  fait,  les  expéditions  qu'il  a  conduites, 
les  batailles  où  il  a  commandé;  il  est  plutôt  le  témoin  que 
l'auteur  et  l'âme  des  événements  et  des  conseils.  Il  y  a  dans 
sa  vie  et  dans  son  caractère  plus  d'obéissance  que  d'enthou- 
siasme ;  il  est  de  ceux  qui  suivent  et  non  de  ceux  qui  don- 
nent les  grandes  impidsions. 

Cette  différence  essentielle  entre  les  deux  hommes  et  les 
deux  situations  paraît  dans  les  deux  récits.  L'ouvrage  de  Join- 
ville n'a  pas  l'unité  rapide  et  ferme  du  livre  de  Villehardouin  ; 
c'est  une  biographie  plutôt  qu'une  histoire  ;  le  narrateur  use 
de  toutes  les  licences  et  de  tous  les  privilèges  qui  appartien- 
nent aux  mémoires  proprement  dits.  Son  récit,  famiher,  anec- 
dotique,  plein  de  circuits  et  de  digressions,  ne  craignant  pas 
les  redites,  suit  une  ligne  llottante  et  ondoyante  qui  souvent 
s'écarte  de  l'ordre  rigoureux  des  temps  :  il  abonde  et  insiste 
où  il  lui  plaît,  met  volontiers  l'auteur  en  scène  et  ne  dépasse 
jamais  l'horizon  particulier  qu'embrasse  et  mesure  le  regard 
de  celui  qui  pcàrle.  Joinville  a  promis  de  nous  dire,  non  ce  qui 
s'est  fait,  mais  ce  qu'il  a  vu;  et  tout  son  génie,  comme  sa 
règle  unique,  est  de  se  livrer  à  la  vivacité  sincère  de  ses  im- 
pressions personnelles.  Il  n'a  pas  plus  de  responsabilité  dans 
ses  Mémoires  qu'U  n'en  avait  dans  l'expédition. 


208  LES    HISTORIENS    DE    SAINT    LOUIS. 

Cette  liberté  même,  en  ôtant  de  la  grandem*  à  l'homme  et 
au  récit,  ajoute  k  tous  les  deux  un  charme  ;  le  livre  de  Yille- 
hardouin  est  une  œuvre  sérieuse  et  forte,  d'une  mâle  beauté 
guerrière  et  politique  ;  le  livre  de  Joinville,  qui  se  propose  de 
nous  faire  connaître  bien  moins  une  suite  d'événements  cé- 
lèbres que  l'intimité  de  deux  nobles  âmes,  a  pour  nous  ce  genre 
d'attrait  brillant  et  doux,  cette  grâce  touchante  qui  nous  sé- 
duit et  nous  pénètre  lorsque  nous  avons  sous  les  yeux  une 
belle  peinture  du  cœur  humain.  Là  est  l'incomparable  mérite 
de  ce  récit;  il  est  dans  le  rapprochement  et  l'union  de  ces 
deux  existences,  celle  du  roi  et  celle  du  bon  sénéchal,  dans  le 
contraste  de  ces  deux  natures  qui  s'éclairent  et  se  font  valoir 
par  leur  opposition,  et  qui,  malgré  leur  inégalité,  se  tou- 
chent et  sympathisent  par  la  bonté  qui  leur  est  commune  et 
par  un  fond  généreux.  Le  témoignage  de  Joinville  nous  fait 
connaître  saint  Louis  ;  mais  lui-même  se  découvre  et  se  juge 
en  recevant  l'impression  des  vertus  dont  il  est  l'assidu 
témoin.  Il  y  a  dans  cette  nature  honnête  et  moyenne  de 
notre  historien  plus  d'un  mouvement  secret,  plus  d'un  ins- 
tinct qui  l'éloigné  des  hautes  régions  oii  plane  l'ardent  mys- 
ticisme de  son  royal  compagnon  ;  le  sénéchal  de  Cham- 
pagne, tout  bon  chrétien  et  valeureux  chevalier  qu'il  est, 
penche  plus  volontiers  du  côté  de  la  terre  qu'il  ne  s'élève  vers 
le  ciel. 

Dans  JoinviUe,  le  chrétien  n'efface  pas  l'homme  et  ne 
lui  impose  pas  silence  ;  l'homme  qui  aime  ses  intérêts,  son 
château,  les  aises  et  les  habitudes  de  sa  vie  domestique, 
n'immole  aucune  de  ses  affections  par  exaltation  pieuse  ou 
par  héroïsme  :  c'est  un  croisé  raisonnable,  très-accessible  aux 
considérations  de  prudence  et  d'égoïsme  qui  retenaient  en 
terre  ferme  bon  nombre  de  seigneurs.  Son  zèle  une  fois  refroidi 
ne  se  rallumera  plus  ;  on  sent  qu'il  est  à  demi  envahi  par 
l'esprit  de  découragement  qui  inspire  le  discours  du  Dés- 
croisé  dans  la  pièce  de  Uulebœuf.  Sa  grandeur  est  d'aimer 
et  d'admirer  ce  qui  lui  est  supérieur,  ce  qui  passe  l'élan  et 
la  viguenr  de  son  âme,  et  le  témoignage  qu'il  rend  h  saint 


JOINVILLE.  209 

Louis  nous  est  d'autant  plus  pivcieux  qu'il  diffère  du  modèle 
tout  en  l'admirant.  11  finit  par  céder  à  l'ascendant  de  la 
vertu  et  de  la  gloire  dont  l'image  reluit  sans  cesse  à  ses 
yeux  ;  il  s'élève  à  son  tour  et  s'ennoblit  au  spectacle  de  cette 
simplicité  sublime,  de  cette  inaltérable  sérénité  d'une  âme 
prête  à  tous  les  sacrifices,  qui  ne  respire  que  pour  s'immoler 
à  son  Dieu  et  à  son  peuple,  intérieurement  dévorée  par  la 
flamme  de  ce  double  amour.  Aux  beures  critiques  où  le  péril 
imminent  éprouve  et  révèle  les  cœurs,  Joinville  fait  bonne 
figure  et  ne  dément  pas  l'honneur  et  les  exemples  d'une 
illustre  amitié.  Sa  contenance  résolue  est  digne  du  nom  qu'il 
porte  et  du  noble  maître  qu'il  a  vu  souvent,  dans  les  plus 
menaçantes  extrémités,  accueillir  la  mort  avec  un  héro'isme 
familier  et  une  douceur  intrépide. 

Ce  qui  appartient  en  propre  à  Joinville  en  cette  généreuse 
intimité  oii  le  roi  mettait  si  largement  du  sien,  sa  part  en  ce 
commerce  qui  dura  trente  ans,  c'est  une  effusion  de  sincérité, 
une  franche  allure  de  l'a  me,  par  où  se  découvrait  sa  droiture 
et  sa  candeur;  c'est  aussi  la  vive  et  jaillissante  gaieté,  la 
verve  de  belle  humeur  qui  réjouissait  saint  Louis,  et  qui  était 
comme  la  physionomie  parlante  de  cet  heureux  naturel. 
Celte  gaieté  est  le  trait  caractéristique  de  l'imagination  qui 
brille  dans  son  récit.  Le  stjle  de  Joinville  n'a  pas  le  tour  ner- 
veux et  concis  du  style  de  ViUehardouin  ;  mais  il  est  expres- 
sif à  sa  manière.  Dans  nos  deux  historiens  une  certaine  ori- 
ginalité pittoresque  donne  du  relief  à  la  na'iveté  un  peu  gauche 
d'ime  langue  à  peine  formée;  ce  pittoresque,  chez  l'un  et 
l'autre,  a  sa  nuance  propre,  sa  marque  distinctive  et  comme 
un  cachet  personnel. 

Tous  deux  sont  vivement  frappés  et  sollicités  par  la  nou- 
veauté du  spectacle  que  des  contrées  inconnues,  un  ciel  écla- 
tant, une  guerre  aventureuse  déploient  devant  eux;  leur 
imagination  émue,  curieuse,  éblouie,  rend  avec  force  l'im- 
pression qu'elle  reçoit.  En  un  sens,  l'ignorance  de  leur  esprit 
et  la  rudesse  de  l'idiome  qu'ils  manient  se  tournent  pour 
eux  en  avantage  :  ils  sont  par  là  garantis  de  la  diffusion, 

14 


210  LES    HISTORIENS   DE   SAINT   LOUIS. 

de  l'empliase  et  du  pédaniisme;  ils  conservent  dans  sa 
vivacité  ingénue,  sans  aucun  mélange  de  rhétorique,  cette 
fleur  dïune  et  de  pensée  qui  est  le  charme  de  leurs  écrits. 
Chez  eux,  la  description  peint  les  hommes  par  les  faits,  et 
les  faits,  par  une  circonstance  saillante  ;  le  trait  sohre,  choisi 
d'instinct,  éclaire  toute  une  perspective  en  nous  faisant  voir 
le  détail  le  plus  sensihle,  sans  appuyer.  Dans  Joinville,  il  y  a 
plus  d'abondance  et  de  facilité,  déjà  quelque  mollesse  ;  les 
tableaux  sont  plus  variés,  les  couleurs  ont  plus  de  nufinces  ; 
les  mœurs  qu'on  nous  présente  se  dégagent  de  la  roideur  et 
de  la  rusticité  des  temps  féodaux  ;  une  face  des  choses  plus 
brillante  et  jilus  douce  nous  apparaît.  Et  comme  l'historien 
reste  libre  d'écouter  le  caprice  de  sa  mémoire  et  de  recueillir 
oii  il  lui  plaît  ses  réminiscences,  il  y  a  dans  ses  récits  de  l'im- 
prévu, du  mouvement,  un  fréquent  changement  de  scène, 
une  nonchalance  d'allure  plus  agréable  que  la  précision  de  la 
ligne  droite.  Ce  qui  domine  dans  Yilleliardouin  c'est  Yimpe- 
ratoria  brevitas,  le  ton  de  l'homme  qui  a  commandé  à  d'au- 
tres hommes  ;  il  nous  fait  penser  à  tous  les  écrivains  qui  ont 
été  de  grands  capitaines  :  Joinville  touche  de  près  à  la  famille 
des  philosophes  moralistes,  des  écrivains  observateurs  et, 
comme  on  dit,  humoristes  ;  certaines  pages  de  lui  nous  rap- 
pellent Montaigne  ou  la  Fontaine. 

Le  croirait-on?  un  tel  génie,  d'une  supériorité  si  originale 
et  si  rare  dans  son  aimable  négligence,  les  contemporains 
et  tout  le  moyen  âge,  qui  avaient  le  droit  d'en  être  fiers, 
semblent  l'avoir  peu  connu  et  médiocrement  goûté.  Pendant 
deux  siècles  oii  l'on  a  fait  un  nom  à  des  nullités  sonores  et 
creuses,  à  d'insipides  «  rhétoricqueurs  »,  nous  ne  rencontrons 
pas  un  seul  mot  sur  Joinville  ;  nous  ignorons  si  on  l'a  l)eau- 
coup  lu,  mais  personne  n'en  a  parlé.  Le  premier  écrivain  qui 
en  fasse  mention  est  un  obscur  chroniqueur  des  guerres  de 
Bretagne,  Pierre  le  Baud,  dont  l'ouvrage  composé  à  la  lin 
du  xv**  siècle  resta  numuscrit  jusqu'en  1G38*.  Le  goût  plus 

1.  [^ieri'C  le  Baud   cilo  Joinville  it  |ii(>|i(is  de  PiiiTC  Mauelerc,  conUe  de 


JOINVILLi;.  2H 

éclairé  du  xvi"  et  du  xvii''  siècles  a  vengé  Joinville  de  ces  in- 
justes froideurs.  Au  moment  où  le  moyen  Age,  dédaigné  à 
son  tour,  ne  survivait  que  par  le  souvenir  de  ses  désordres 
et  de  ses  malheurs,  le  bon  sénéchal,  échappant  à  la  proscrip- 
tion, exerçait  sur  les  (esprits  délicats  la  séduction  de  son  im- 
mortelle jeunesse,  et  prouvait  aux  détracteurs  de  notre  an- 
cienne littérature  que  le  siècle,  qui  avait  produit  saint  Louis 
et  son  historien,  méritait  autre  chose  que  les  rigueurs  et  les 
dédains  de  la  postérité  ' . 


Bretagne,  qui  figure  dans  la  Vie  ck  faint  Louis.  —  M.  de  Wailly,  préface 
de  l'édition  de  18G8. 

1.  Avant  de  quitter  Joinville,  signalons  une  troisième  édition  de  notre 
historien  due  à  M.  de  Wailly;  c"est  celle  de  1874  qui  n'ajoute  rien  aux 
découvertes  philologiques  qui  font  l'originalité  de  l'édition  de  1868,  mais 
qui  est  accompagnée  d'une  traduction  —  comme  celle  de  1867  —  et  en- 
richie d'une  carie  du  Uoyaumc  de  France  en  1259,  dressée  par  M.  A.  Lon- 
gnon.  —  Voir  Bibliothcque  de  l'École  des  Chartes,  t.  XXXV,  p.  57. 


CHAPITRE  III 


LES   CHRONIQUES   DE   FROISSART. 


Continuation  des  travaux  historiques  commencés  dans  les  deux 
siècles  précédents.  —  Les  chroniqueurs  de  la  première  moitié 
du  xiv^  siècle.  —  Jean  Lebel  imité  par  Froissant.  —  Epoque  des 
débuts  de  Froissart  en  histoire.  —  Sa  vie,  ses  poésies,  ses  ami- 
tiés, ses  voyages.  —  De  la  méthode  historique  de  Froissart.  Ses 
inspirateurs  et  ses  patrons.  —  Nombreux  manuscrits  de  ses 
chroniques.  Les  trois  rédactions  successives  du  premier  livre.  — 
Savantes  recherches  de  MM.  Kervyn  de  Lettenhove  et  Siméon 
Luce  sur  la  biographie  ou  sur  les  manuscrits  de  ce  chroniqueur. 
—  Autorité  de  Froissart  en  histoire.  Ce  qu'il  faut  penser  de  son 
exactitude  et  de  son  impartialité.  —  Son  talent  d'écrivain. 


Froissart  est  né  en  4337,  dix-huit  ans  aprf'S  la  mort  de 
Joinville.  En  1361  il  offrit  à  Philippe  de  Hainaut,  femme 
d'Edouard  III  roi  d'Angleterre,  un  livre  aujourd'hui  perdu 
qu'il  venait  d'écrire  sur  les  événements  qui  avaient  suivi 
la  bataille  de  Poitiers  :  ce  récit,  qui  comprenait  les  quatre 
années  écoulées  entre  1356  et  1361,  est  le  germe  et  l'ébauche 
première  de  l'œuvre  si  ample  et  si  variée  cà  laquelle  il  devait 
consacrer  sa  vie  ;  c'est  l'indice  révélateur  de  sa  puissante 
vocation  * .  Un  intervalle  d'un  demi-siècle  sépare  ce  début  de 
l'époque  où  fut  écrit  le  livre  de  Joinville.  Quelles  sont  les 
œuvres  historiques  qui  ont  paru  pendant  ce  demi-siècle? 


1.  M.  Kervyn  pense  que  ce  livre  qu'on  n'a  pas  retrouvé  était  en  vers 
parce  que  Froissart  dit:  «  Moy,  yssu  de  l'escolle,  entreprins  assez  liardie- 
nient  de  dittier  et  njmer  les  guerres  dessus  dites.»  M.  Paulin  PAris  estime 
cette  preuve  insuflisante  et  maintient  que  ce  début  était  en  prose  comme 
les  chroniques  qui  ont  suivi.  —  JYouveiies  recherches  sur  la  Vie  de  Frois- 
sart, 1860. 


LES   CONTINUATin-RS    DE    NÂNGIS.  213 

Quels  noms  de  chroniqueurs  peut-on  citer  et  signaler  entre 
Joinville  et  Froissart? 

Au  commencement  du  xiv*  siècle,  il  se  manifeste  une  cer- 
taine langueur  dans  les  travaux  historiques  si  activement 
entrepris  et  soutenus  depuis  deux  siècles  en  Occident.  On  les 
continue,  mais  plus  lentement;  il  se  produit  encore  des 
œuvres  nouvelles,  mais  elles  sont  moins  nombreuses  et  de 
moindre  valeur  :  elles  ne  mettent  en  limiière  aucun  talent 
nouveau.  Les  chroniques  universelles,  en  latin,  copient, 
selon  l'usage,  Euscbe  dans  la  traduction  de  Saint-Jérôme, 
Paul  Orose,  Prosper  d'Aquitaine,  Isidore,  Sigebert,  l'abrégé 
de  Comestor,  et  plus  souvent  elles  se  copient  les  unes  les 
autres.  Quelques-unes,  se  réduisant  à  des  proportions  moins 
vastes,  s'occupent  uniquement  de  l'histoire  des  Papes.  Si 
les  dimensions  varient,  les  défauts  restent  les  mêmes,  et 
il  est  fâcheux  de  ne  trouver  dans  la  plupart  des  organes  de 
la  renommée  contemporaine,  sous  forme  savante,  que  des 
échos  inintelligents,  et  non  des  témoins  capables  de  nous 
instruire*.  Les  chroniques  des  monastères  se  ralentissent. 
Celle  que  Guillaume  de  Nangis  termine  en  1302  n'a  de  con- 
tinuateurs que  jusqu'en  1340  ou  jusqu'en  1368,  si  l'on  y 
joint  un  supplément  d'un  tout  autre  caractère^.  Nul  ne  songe 
à  pousser  plus  loin  les  chroniques  des  dominicains  de  Col- 
mar,  de  Jean  de  Saint-Victor,  de  Saint-Magloire,  de  Saint- 
Martial  de  Limoges,  de  Guillaume  Scot,  de  Nivelle,  de  Véze- 
lai,  de  Maillezais,  de  Narbonne,  de  Dôle.  Il  semble  que  les 
moines  annalistes  soient  découragés.  Un  des  plus  laborieux, 
Jean  d'Ypres,  se  borne  à  faire  une  ample  compilation  des 
récits  antérieurs,  et  lorsqu'il  s'arrête  en  1383,  personne  ne 
se  présente  pour  le  remplacera 

1.  Histoire  littéraire,  t.  XXIV,  p.  421. 

2.  Sur  Guillaume  de  Nangis  et  ses  deux  continuateurs,  voir  le  savant  tra- 
vail de  M.  Géraud  dans  la  Bibliothèque  de  l'École  des  Chartes,  !■■»  série, 
t.  111  (1841-1842),  p.  17-47. 

3.  Sur  ce  Jean  d'Ypres,  voir  plus  haut,  p.  191.  —  Histoire  littéraire, 
t.  XXIV,  p.  422.  De  même  chez  les  Cisterciens  de  Clairmarais,  qui  avaient 
entrepris  pour  l'histoire  de  la  Flandre  ce  que  faisaient  pour  l'histoire  de 


214  L'HISTOIRE   AU   XIV^   SIÈCLE. 

Les  chroniques  en  langue  française,  aussi  peu  remar- 
quables que  les  chroniques  latines,  ne  s'élèvent  guère  au 
dessus  de  la  médiocrité.  Une  exception  est  à  faire  pour  la 
Chronique  anonyme  des  quatre  premiers  Valois,  qui  va  de 
1327  à  1393  :  nous  la  mentionnons  ici,  bien  qu'elle  se  rap- 
porte plutôt  ta  la  période  des  contemporains  de  Froissart 
qu'cà  l'époque  de  ses  devanciers.  CEuvre  d'un  Normand,  d'un 
rouennais  demeuré  inconnu,  écrite  dans  un  esprit  de  sagesse 
et  de  modération,  rare  dans  tous  les  temps  et  surtout  en  ce 
temps-là,  c'est  peut-être  le  plus  exact  de  tous  les  récits  que 
nous  a  laissés  le  xiv"  siècle  ;  c'est  celui  qui  est  le  plus  sou- 
vent d'accord  avec  les  documents  authentiques  et  les  pièces 
officielles*.  L'auteur  s'y  montre  favorable  au  pouvoir  de 
Marcel  et  h.  l'essai  de  gouvernement  hbre  tenté  par  les  états 
généraux  de  1358  ;  il  a  rompu  avec  l'ancien  esprit  aristo- 
cratique et  féodal  des  chroniqueurs  :  on  peut  donc  le  con- 
sidérer comme  un  devancier  des  modernes  historiens  du 
tiers  état.  Très-net  dans  l'exposé  des  faits,  animé  d'une 
verve  guerrière  dans  la  description  des  grandes  journées  où 
s'est  joué  le  sort  de  la  monarchie,  il  est  utile  à  consulter 
pour  remplir  les  lacunes  des  Grandes  Chroniques  de  Saint- 
Denis,  ou  pour  redresser  leurs  erreurs  et  celles  de  Froissart^. 

Le  même  caractère  de  libéralisme  novateur  distingue  et 
met  hors  de  pair  le  récit  du  second  continuateur  de  Xangis, 
commencé  en  1340,  terminé  en  1368  :  par  la  hardiesse  de 
ses  opinions,  par  l'ardeur  et  la  sincérité  de  son  patriotisme, 
par  l'intérêt  qu'il  prend  aux  souffrances  du  peuple,  Jean  de 
Venette,  moine  picard  du  couvent  des  carmes  de  la  place 


la  France  les  Bénédictins  de  ^aint-Denis.  Leur  premier  chroniqueur  (1215), 
est  continué  par  un  autre  en  1329;  un  troisième  s'arrête  en  1347  et  n'a 
point  de  successeur. 

1.  Cette  chronique  a  été  puhliée  en  18(>2,  dans  le  Hecneil  de  la  Société 
de  i'hhtoire  de  France,  par  M.  Siniéon  Luce. 

2.  M.  Léopold  Delisle,  dans  sa  belle  Histoire  du  cluiteau  de  Saint-Saur eur- 
te-Vicomte  (1867),  a  montré  par  de  fréquentes  comparaisons  que  l'exactitude 
de  ce  récit  est  souvent  conlirmée  par  les  documents  originaux.  —  Voir 
aussi  Histoire  littéraire,  t.  XXIV.  p.  'ri'i. 


JEAN    DE   VENETTE   ET   CUVELIER.  21  o 

Maiilx'rl,  auteur  aujuurd'luii  reconnu  de  celle  conlinuation 
rcdi;,"ée  en  mauvais  lalin  mais  Irès-française  de  cœur,  a 
devancé  de  cinq  siècles  sur  les  hommes  et  sur  les  choses  de 
son  temps,  les  jugemcnls  de  la  critique  historique'. 

Voilà  pour  la  période  où  nous  sommes,  quelles  sont  les 
principales  bases  de  l'histoire  de  France,  en  y  ajoutant  la  ré- 
daction, tour  à  tour  trop  brève  ou  trop  munitieuse,  des 
Grandes  Chroniques.  On  aura  tenu  comph;  de  toutes  les 
productions  dignes  d'être  signalées,  si  l'on  veut  rattacher  à 
cette  époque  deux  poëmes  historiques  qui,  par  la  date  et  par 
l'inspiration,  appartiennent  à  la  seconde  moitié  du  siècle;  je 
veux  dire  le  Combat  des  Trente,  sorte  de  cantilène  composée 
un  peu  après  1350%  et  la  Chronique  rimée  du  trouvère  Cu- 
Aelier  sur  Duguesclin.  Nous  avons  deux  manuscrits  du  poëme 
de  Cuvelier,  qui  ne  contient  pas  moins  de  vingt-deux  mille 
sept  cent  quatre-vingt-dix  alexandrins  écrits  en  style  épicpie  ; 
ce  trouvère,  picard  d'origine,  n'existait  plus  en  1389,  ce  qui 
prouve  qu'il  a  rimé  sa  chronique  peu  de  temps  après  la  mort 
de  son  héros''.  Hors  de  ces  textes,  nous  ne  rencontrons,  dans 
les  soixante  premières  années  du  xiv"'  siècle,  que  des  frag- 


1.  Né  en  1307,  Jean  de  Venelle  mourut  en  1369.  —  Voir  édition  Géraud, 
1843.  Voici  en  quels  termes,  M.  Siméon  Luce,  dans  sa  remarquable  llu- 
toire  de  Dwjuesclin  (187C)  apprécie  ce  chroniqueur  :  «  Ces  pages  sont  écrites 
en  latin,  mais  dans  un  latin  tout  vivant  et  en  quelque  sorte  frémissant 
d'inspiration;  le  sentiment  national,  tel  que  nous  l'entendons  aujourd'hui, 
y  prend,  pour  la  première  fois  peut-être,  cet  accent  d'ardeur  militante 
qu'avait  surtout  la  foi  religieuse  dans  les  produclions  des  âges  précédents. 
C'est,  à  vrai  dire,  l'avéneœent  d'un  genre  original,  de  ce  qu'on  pourrait 
appeler  déjà  la  littérature  patriotique.»  T.  l*^',  p.  295.  — 11  est  apprécié  de 
même  dans  le  tome  XXIV  de  VUhtoire  littéraire,  p.  423.  Cet  esprit  d'in- 
dépendance anime  également  l'ouvrage  du  Religieux  de  Saint-Denis  dont 
il  a  été  question  plus,  haut  page  167,  n.  1.  Sous  le  titre  de  Chronica  Karoli 
sexti,  celle  relation  anonyme  en  lalin  contient  quarante-trois  livres.  — 
Voir  Documents  inédits  sur  l'Histoire  de  France,  six  volumes  (1839). 

2.  Voir  t.  Icr,  Poésie  clique,  p.  263. 

3.  L'un  de  ces  manuscrits  (n"  838)  est  à  la  Bibliothèque  Nationale,  et 
l'autre  (no  168)  à  l'Arsenal.  On  signale,  entre  l'un  et  l'autre,  d'assez  notables 
diflérences  et  contradictions.  Le  texte  a  été  publié  par  Charrière  dans  les 
bocnmenls  inédits  sur  l'histoire  de  France  (1839'.  Le  récit  s'étend  de  1324 
à  1380. 


216  L'HISTOIRE  AU   XIV  SIÈCLE. 

ments  anonymes  dont  la  plupart  commencent  à  la  mort  de 
saint  Louis  et  finissent  à  l'avènement  de  Charles  YI  ' ,  une 
brève  et  sèche  chronique  attribuée  à  Jean  Desnouelles,  abbé 
de  Saint-Vincent  deLaon%  enfin,  le  recueil  des  Anciennes 
chronifjues  de  Flandre,  œuvre  de  plusieurs  mains,  déjà  pu- 
blié à  Lyon  par  Denis  Sauvage,  en  loG2^ 

La  raison  de  ce  ralentissement  des  études  historiques,  qui 
se  remarque  au  début  du  xiv"  siècle,  est  facile  à  comprendre. 
Comme  la  poésie  épique,  l'histoire,  pour  créer  des  œuvres 
excellentes,  a  besoin  de  la  grandeur  des  événements  qu'elle 
raconte  et  des  personnages  qu'elle  met  en  scène  ;  l'inspiration 
lui  vient  des  matières  qu'elle  traite.  Ici,  comme  partout,  le 
talent  ne  se  déclare  dans  sa  force  et  sa  fécondité  qu'cà  la  con- 
dition de  recevoir  l'impression  vive  des  nobles  choses  accom- 
plies par  le  génie  des  héros  ou  par  la  puissance  des  peuples. 
Les  croisades,  dont  l'effet  fut  si  profond  sur  les  imaginations 
et  sur  les  âmes,  avaient  suscité  une  foule  de  chroniques  et  de 
chroniqueurs,  interprètes  de  l'émotion  générale,  et  cette  lit- 
térature historique,  parfois  éloquente  dans  son  latin  bizarre 
et  son  français  grossier,  se  couronne  par  l'éclat  des  œuvres  de 
Joinville  et  de  YiUehardouin.  Dans  la  seconde  moitié  du 
xiv"  siècle,  la  guerre  de  Cent  ans,  avec  ses  péripéties  tragi- 
ques et  l'horreur  prolongée  de  ses  sanglantes  catastrophes, 
vient  ranimer  la  verve  des  narrateurs  :  Froissart  paraît,  et 
ses  vastes  récits,  pleins  de  chaleur  et  de  mouvement,  nous  dé- 
crivent ces  aspects  nouveaux  et  sfiisissanls  avec  une  vivacité 
de  coloris  qu'on  n'a  jamais  surpassée.  Entre  Joinville  et 
Froissart,  c'est-à-dire  entre  la  fin  des  croisades,  sous  saint 
Louis,  et  les  premières  invasions  anglaises,  sous  Philippe  de 
Valois,  une  suite  d'années  s'écoule  tranquille  et  sans  éclat; 


1.  L'un  commence  en  1270  et  finit  en  1380;  un  autre  s'étend  de  1231  à 
1380;  un  autre,  de  1234  à  1383;  un  autre,  de  12G3  à  1384.  —  Historiens 
de  Gaule,  etc.,  tomes  XXI  et  XXII. 

2.  Ibid.  —  Cette  chronique  comprend  près  d'un  siècle,  de  1238  à  1328. 

3.  Bibliothéciue  Nationale,  manuscrit  8380.  —  llistorimis  de  Gaule,  etc., 
t.  XXII.  Le  récit  s'étend  de  1244  à  1328. 


en  ROM  OUI-    DE  JKAN    LEBl'LL.  217 

la  préponclérancc  fi'ançMiscdiiniiuu',  In  fi'odaliU'  s'énone'  ;  les 
réformes  que  des  rois  lialîilos  accomplissent  à  rintérieur  par- 
lent peu  aux  imaginations  :  rien  d'étonnant  qu'une  époque 
d'un  caractère  effacé  n'ait  produit,  en  liistoirc,  aucune  œuvre 
saillante. 

Mais  déjà  était  né  l'homme  qui  devait  donner  à  l'histoire  de 
ce  temps  un  relief  si  vif  :  pour  bien  expliquer  l'origine  et  l'é- 
ducation du  talent  de  Froissart,  il  faut,  avant  d'entrer  dans 
l'étude  fort  instructive  de  sa  longue  vie,  faire  connaître  le 
chroniqueur  presque  contemporain  dont  l'exemple  l'a  séduit, 
dont  l'œuvre  a  servi  de  modèle  et  d'appui  à  ses  débuts. 


s  Y 


La  Chronique  de  Jean  Lebel.  —  Ce  que  lui  doit  Froissart.  —  Les  études 
historiques  dans  la  Flandre  et  le  Hainaut  an  XlVf"  siècle. 

La  Flandre,  qui  a  produit  Froissart  et  Henri  de  Valen- 
ciennes,  avait  quelques  affinités,  au  moyen  âge,  avec  la 
Champagne,  oîi  étaient  nés  et  s'étaient  formés  JoimiUe  et 
Yillehardouin  ;  ces  deux  patries  littéraires  de  nos  plus  anciens 
historiens  offraient  certains  traits  de  ressemblance.  Comme 
les  comtes  de  Champagne,  les  comtes  de  Flandre  et  de  Hai- 
naut, riches  et  puissants  seigneurs,  se  piquaient  de  goûts 
délicats  et  favorisaient  toute  espèce  de  noble  savoir;  leur 
cour  était  le  rendez-vous  brillant  des  minnesingers  venus  des 
bords  du  Rhin  et  des  trouvères  de  la  Scarpe  et  de  l'Oise.  Les 
beaux  récits,  en  rimes  ou  en  prose,  se  débitaient,  aux  jours  de 
fêtes,  dans  la  Grand'salle  du  château,  à  Mons,  à  Valencien- 
nes,  cà  Beaumont,  devant  des  assemblées  où  se  voyait,  comme 
dit  un  chroniqueur,  <(  la  vraie  fleur  de  chevalerie.  »  A  Beau- 
mont,  ville  située  près  de  la  Sambre,  à  l'ouest  des  Ardennes, 

1.  L'état  de  la  France,  k  la  veille  des  invasions  anglaises,  sa  décadence 
militaire,  les  causes  de  ses  défaites,  l'énervement  et  la  prospérité  matérielle 
de  la  nation,  tout  cela  est  retracé  avec  une  précision  remarquable  dans  le  cha- 
pitre VI  du  tome  I^r  de  ÏHistoire  de  Buguefdin,  par  M.  S.  Luce,  p.  143-183. 


218  l'histoire   AT    XIV''   SIÈCLE. 

on  conservait  les  6'/zro«/(/aes  de  Flandre,  recneillies  par  ordre 
de  Baudouin  IX,  augmentées  par  Baudouin  d'Avesnes,  qui 
avait  été,  un  peu  avant  1289,  seigneur  de  ce  pays. 

Dans  cette  même  ville  habitaient,  au  xiii"  siècle,  les  ancê- 
tres de  Froissart;  l'un  d'eux,  Mahieu  Froissart,  figure  au 
nombre  des  7  wres  de  Beaumont,  cités  par  une  charte  de  l'an 
1300.  C'est  cà  quelque  distance  que  s'élevait  la  célèbre  abbaye 
de  Lobbes,  dite  <(  Vallée  de  la  science,  »  Vallis  scientix.  Des 
liens  de  parenté,  plus  d'une  fois  renouvelés  et  resserrés,  unis- 
saient la  maison  de  Flandre  et  de  Hainaut  cà  la  maison  de 
Champagne.  La  fdle  d'Éléonore  de  Guyenne,  au  xn*^  siècle, 
avait  épousé  Henri,  comte  de  Champagne;  elle  fut  la  mère  de 
Thibaut  Y,  la  grand'mère  de  Thibaut  VI,  dont  l'un  eut  Ville- 
hardouin  pour  maréchal,  et  l'autre  JoinviUe  pour  sénéchal  ;  une 
petite-fille  de  cette  même  Éléonore  fut  comtesse  de  Flandre 
et  femme  de  Baudouin  IX.  Au  xiv''  siècle,  Jean  I"  et  Jean  II, 
comtes  de  Hainaut,  sires  de  Beaumont,  qui  descendaient  de 
Baudouin  IX  et  de  Baudouin  d'Avesnes,  étaient,  d'autre 
part,  alliés  à  la  famille  de  Villehardouin  et  à  celle  de  Join- 
viUe. Sans  doute  les  œmres  de  ces  deux  historiens  avaient 
pris  place  dans  leurs  (c  librairies  »  ou  bibliothèques,  à  côté 
de  la  collection,  sans  cesse  agrandie,  des  Chroniques  de 
Flandre  * . 

Nulle  contrée,  par  conséquent,  n'était  alors  [dus  favorable 
et  plus  clémente  aux  vocations  historiques  que  cette  fertile 
terre  de  Flandre,  où  depuis  longtemps  llorissaient  tout  en- 
semble une  noblesse  guerrière,  riche,  libérale,  des  villes  li- 
bres et  commerçantes,  de  nombreuses  sociétés  de  poésie  et 
de  galanterie,  dites  Cours  d'amour,  puys,  chambres  de  rhé- 
torique; l'histoire  s'y  cultivait  par  une  sorte  de  privilège 
national  et  comme  le  fruit  d'une  ci^ilisation  plusieurs  fois 
séculaire.  Avant  Froissart,  un  chroniqueur  tlamand,  né  à  la 
lin  (lu  xiii'^  siècle,  vers  le  temps  où  mourut  Baudouin  d'A- 
vesnes, a>ait  continué,  non  sans  mérite,  les  traditions  dont 

1.  Kei'vyu  de  Lulleriliove,  Èlmh  iillvnure  .siu'  FroUsuii  d  k  xiv<-'  iikk. 
—  Durand  1857.  a.  vol. 


r.IlRONMOrE   DK  .IKAX    LEBEL.  21'-) 

nous  venons  de  parler  :  c'élail  Jean  Lebol,  chanoine  de  Saint- 
LamberL  de  Liège,  qui  vécut  jusqu'en  1370,  et  qui  a  pu  ^  uir 
les  débuts  de  son  successeur  et  de  son  élève.  Jean  Lebel  était 
le  fds  d'un  échevin  cité  dans  les  Annales  de  Liège  en  1310. 
11  ne  faut  pas  nous  le  représenter  sous  la  figure  d'un  simple 
clerc  lisant,  d'un  ménestrel  obscur,  confondu  dans  la  domes- 
ticité d'un  grand  et  flattant  ses  caprices  :  tout  autre  était  son 
personnage,  car  il  tenait  dans  le  monde  un  état  plein  de  ma- 
gnificence. Un  contemporain,  Jacques  de  Henii'icoui'l,  auteur 
du  Miroir  des  nobles  de  Hesbaye,  décrit  avec  admiration  son 
train,  sa  dépense,  le  somptueux  cortège  dont  il  sortait  ac- 
compagné' :  lui-même  nous  apprend  qu'il  fit  la  guerre  d'E- 
cosse, en  1327,  avec  son  seigneur,  Jean  de  Hainaut,  sire  de 
Beaumont;  et  il  y  paraît  bien,  à  la  verve  belliqueuse  de  ses 
récits,  qui  se  lisaient  tout  haut  dans  la  Salle  le  Comte,  à 
Valenciennes,  en  présence  des  chevaliers  revenus  de  l'expédi- 
tion. Au  premier  rang  des  auditeurs  de  cette  vaillante  chro- 
nique, étaient  le  roi  de  Bohème,  le  sire  d'Aubrecicourt,  et 
tant  d'autres  illustrés  depuis  par  Froissart  :  vers  ce  même 
temps,  la  noblesse  de  Flandre  faisait  le  Vœu  du  héron  et 
jurait  de  se  croiser  contre  les  Sarrasins  de  Grenade-. 

La  Chronique  de  Jean  Lebel,  qui  s'était  perdue,  a  été  ré- 
cemment découverte  et  pul)lice.  En  1847,  M.  Polain,  membre 
de  l'Académie  royale  de  Belgique,  en  retrouva  une  partie  qui 
était  intercalée  presque  mot  h  mot  dans  le  troisième  livre  des 
Chroniques  françaises  inédites,  de  Jean  d'Outremeuse.  Cet 


1.  Ce  Jacques  de  Hemricourt  est  né  en  1333.  —  Voir  son  livre  aux  pages 
138,  139  (Edition  Salbray).  Jean  Lobel  n'allait  il  l'église  qu'avec  une  escorte 
de  quinze  ou  vingt  et  quelquefois  cinquante  personnes.  On  eût  dit  un 
évèque.  «  Il  fut  grant  et  haut  de  riches  habits  et  stolfes,  semblant  az 
habits  des  bannerets,  et  avoit  estât  de  chevax  et  de  niaisnies  et  d'escuiers 
d'onneur...  Ses  sorplis  estoient  tous  overés  de  pierles...  11  esloit  lyes,  gays, 
jolis,  et  savoit  faire  canchons  et  virelais...  Si  ly  llst  Diex  la  grasce  qu'il 
vesquit  tôt  son  temps  en  prospériteit  et  en  grant  santeit  et  fut  ancien  de 
quatre-vingts  ans  ou  plus  quant  il  trespassat...  » 

2.  Kervyn  de  Lettenhove,  Étude  sur  Froissart,  t.  11.  —  Le  Yo:u  du  héron 
est  imprimé  à  la  tin  du  tome  I""'  des  Chroniques  de  Froissart,  édition  Buclioa 
(1824). 


220  l'histoire  AU   XIV   SIÈCLE. 

autre  chroniqueur,  nommé  Jean  des  Prez,  dit  d'Outremeuse, 
né  à  Liège,  en  1348,  mort  en  1400,  avait  rimé  en  vers  fran- 
çais une  histoire  de  son  pays,  qu'il  mit  plus  tard  en  prose  et 
continua  jusqu'en  1399  :  imitateur,  ou  pour  mieux  dire,  pla- 
giaire de  Jean  Lebel,  il  déclare  l'avoir  transcrit  tout  d'un 
trait,  de  1325  à  1340;  et  c'est  en  le  copiant  qu'il  l'a  con- 
servé'. Une  diffîcidté  s'élevait  :  le  texte  retrouvé  était-il 
toute  la  chronique  de  Jean  Lebel,  ou  simplement  un  fragment? 
M.  Polain  posa  la  question  en  publiant  sa  découverte-,  et  il 
y  revint,  un  peu  plus  tard,  dans  une  dissertation  spéciale^. 
Malgré  l'avis  de  M.  KerNyn  de  Lettenhove,  enclin  à  penser 
que  le  récit  du  chanoine  s'arrêtait  à  1340,  il  soutint,  en  se 
fondant  sur  des  indices  très-significatifs,  qu'une  partie  consi- 
dérable du  texte  restait  à  découvrir;  les  savants  étaient  en 
train  de  rechercher  et  de  signaler  cette  seconde  partie  dans 
une  imitation  latine,  faite  au  xv''  siècle,  par  le  moine  Zant- 
fliet*,  lorsque  M.  Pauhn  Paris,  en  1862,  trouva  le  manuscrit 
complet  de  Jean  Le]3el,  dans  la  bibliothèque  de  Chàlons-sur- 
Marne^  Le  problème  était  résolu.  La  chronique  de  Jean 
Lebel,  qui  commence  en  1326,  finit  en  1361  ;  elle  comprend 
cent  neuf  chapitres,  et  correspond  à  la  première  partie  du 
premier  livre  de  Froissart  et  aux  cent  cinquante-quatre  pre- 
miers chapitres  de  la  seconde  partie.  L'année  suivante, 
M,  Polain  la  publiait  en  deux  volumes  dans  la  collection  de 
l'Académie  royale  de  Belgique  ^ 

1.  La  chronique  rimée  de  Jean  d'Outremeuse  et  trois  livres  de  sa  chro- 
nique en  prose  ont  été  imprimés,  il  y  a  peu  de  temps,  dans  la  belle  collection 
des  Chroniques  de  la  Belgique.  Le  i\o  livre  n'a  pas  été  retrouvé. 

2.  Les  vrayes  chroniques  de  Jean  Lebel,  1850. 

3.  Nouveaux  éclaircissements  sur  les  chroniques  de  Jean  Lebel. 

4.  Ce  moine  de  Saint-Jacques  de  Liège  mourut  en  1462.  Sa  chronique 
latine  sur  le  xiv*^  siècle  emprunte  beaucoup  à  Jean  Lebel. 

5.  Lelong  et  Fonletle  l'avaient  signalé  dans  leur  Bibliothèque  historique 
(t.  II,  p.  169,  n»  17045.)  11  est  vrai  que  le  nom  de  l'auteur  ne  se  trouve 
pas  dans  le  titre  de  l'ouvrage,  titre  qui  est  vague  et  général:  c'est  ce  qui 
a  si  longtemps  dérouté  les  chercheurs.  Le  manuscrit  de  Jean  Lebel  est  de 
la  fin  du  xiv^  siècle  ou  des  commencements  du  siècle  suivant  :  in-folio  à 
deux  colonnes,  comprenant  230  feuillets. 

6.  Un  fils  de  Jean  Lebel,  Gilles  Lebel,  chanoine  connue  lui,  a  écrit  une 


CHRONIQUK   DE  JEAN    LEBEL.  221 

Froissart  avait  sans  doute  connu  Jean  Lebel  à  Valenciennes 
et  à  Boa  union  l,  car  Jean  de  Hainaul  y  appelait  souvent  le  fas- 
tueux chanoine  de  Liège.  Ce  comte,  fort  intéressé  au  succès 
d'une  chronique  qui  relatait  ses  exploits,  et  dont  il  révisa, 
dit-on,  la  première  partie,  celle  qui  s'arrête  à  1340,  dut  en- 
courager tous  ceux  qui  s'annonçaient  comme  les  continua- 
teurs d'une  œuM'c  utile  à  sa  gloire  :  on  comprend  sans 
peine  que  la  réputation  et  le  crédit  de  Jean  Lebel,  les  hon- 
neurs qui  lui  étaient  rendus,  toutes  les  faveurs  prodiguées 
par  la  noblesse  de  Flandre  aux  études  historiques,  le  con- 
cours des  influences  et  des  circonstances  signalées  plus 
haut,  aient  enflammé  l'ardeur  du  jeune  Froissart  et  l'aient 
décidé  à  courir  une  carrière  où  son  talent  allait  rencontrer 
l'inspiration  puissante  des  événements. 

Au  début,  il  suivit  son  guide  très-timidement,  il  appuya 
son  inexpérience  sur  le  savoir  et  Tautorité  de  Jean  Lebel  : 
pour  tout  dire,  il  commença  par  copier  la  chronique  du  cha- 
noine, depuis  l'année  1326  jusqu'en  1360  environ,  parce  que 
le  chanoine  avait  sur  lui  l'avantage  d'avoir  été  le  contem- 
porain et  presque  le  témoin  des  faits  qu'il  racontait*.  C'est 
surtout  à  partir  de  1360  que  Froissart,  privé  de  l'appui  de 
Jean  Lej^el,  qui  s'arrête  en  1361,  et  plus  amplement  renseigné 
par  lui-même,  devient  narrateur  original;  pour  parler  comme 
lui,  ((  il  vole  désormais  de  ses  propres  ailes.  »  Son  premier 
dessein  a  donc  été  de  reprendre  en  sous-œuvre  le  travail 

chronique  de  peu  de  valeur  (elle  ne  contient  que  130  feuillets)  ayant  pour 
titre  :  Le  livre  des  merveilles  et  notables  faits.  —  Kervyu  de  Lettenhove, 
Notice,  etc.  Un  autre  Jean  Lebel,  qui  vivait  en  1449,  aurait,  dit-on,  com- 
posé une  chronique  en  prose  de  Richard  II  (Buchon,  édit.  de  Froissart.) 
Mais  cette  chronique  est  l'œuvre  d'un  continuateur  de  Baudouin  d'Avesnes, 
nommé  Cretoii. 

1.  «Froissart  ne  peut  être  considéré  comme  auteur  contemporain  pour 
les  événements  qui  précédèrent  la  conclusion  du  traité  de  Brétigny.  Jean 
Lebel,  au  contraire,  s'est  trouvé  mêlé  à  la  plupart  de  ces  événements;  il 
les  a  rnnnus  ou  par  lui-même  ou  par  des  personnes  qui  devaient  en  être 
parfaitement  instruites.  La  Curne  de  Sainte-Palaye  a  donc  eu  raison  de  dire 
qu'il  eût  été  impossible  à  Froissart  de  choisir  un  guide  plus  sur  et  mieux 
informé.»  —  M.  Polain,  t.  I<^r.  Introduction,  p.  xxxv. 


222  l'histoire  au    XIV   SIÈCLE. 

du  chanoine,  de  le  reproduire  en  le  développant,  el  la  vérité 
est  que,  dans  ses  premières  rédactions,  il  y  ajoute  assez  peu. 

Pour  faire  une  juste  part  à  l'iniitalion  et  à  l'originalité  dans 
les  commencements  de  notre  chroniqueur,  il  importe  de  bien 
distinguer  les  formes  successives,  les  rédactions  diverses  de 
son  œuvre,  notamment  du  premier  livre.  Comme  l'a  démon- 
tré M.  Siméon  Luce,  Froissart  a  constamment  remanié  et 
corrigé  ses  récits  ;  il  a  rédigé  le  premier  livre  de  trois  façons 
différentes,  et,  chaque  fois,  dans  ce  progrès  de  sa  pensée  et 
de  son  style,  il  s'est  appliqué  à  supprimer  et  k  réduire  les 
emprunts  faits  à  Jean  Lebel,  à  les  noyer  dans  de  nouveaux 
développements,  en  un  mot,  à  diminuer  sa  dette  ^  Cette  par- 
tie du  premier  livre  (132()-13G0),  dans  la  première  rédaction 
qui  l'ut  terminée  vers  1372,  a  pour  caractère  dominant  une 
imitation  presque  servile;lcs  emprunts  y  sont  très-nombreux, 
les  informations  personnelles  y  paraissent  à  titre  d'exception. 
Froissart  n'a  pas  scrupule  d'y  copier  parfois  mot  à  mot  le 
texte  de  son  devancier  :  le  beau  morceau  sur  la  inort  du  roi 
d'h^cosse,  Robert  Bruce,  le  récit  de  l'élévation  de  Jacques 
d'Arteveld,  les  amours  d'Edouard  111  et  de  la  comtesse  de  Sa- 
lisbury,  la  narration  du  siège  de  Calais  sont  à  peu  près  litté- 
ralement empruntés  au  chanoine  ^ 

La  rédaction  de  ce  môme  livre,  écrite  après  1376,  est 
beaucoup  plus  originale;  Froissart,  mieux  instruit,  y  met 
plus  largement  du  sien  :  par  exemple,  la  guerre  d'Ecosse, 
de  1333  à  1336,  qui  ne  formait  que  quatre  sections  ou  cha- 
pitres très-courts,  contient  trente  pages  sous  cette  forme 
nouvelle;  l'épisode  de  la  guerre  de  Gascogne  (1338-1339)  ne 
se  trouve  que  dans  la  seconde  rédaction  ;  l'histoire  d'Arteveld 

1.  Froissart,  par  Siméon  LuCG,  1809.  — Édition  de  la  Société  de  l'iiisloiro 
de  France,  t.  h''',  Introduction. 

2.  Voici,  ponr  celte  même  partie,  quelques-unes  des  additions  les  plus 
importantes:  l'entrevue  du  roi  de  France,  Charles  le  Bel,  avec  sa  sœur 
Isabelle  d'Angleterre;  le  voyage  d'Edouard  II!  en  France;  les  préparatifs 
d'une  croisade  projetée  par  Philippe  de  Valois;  les  incidents  de  la  che- 
vauchée de  Bnironfosse,  le  sac  de  Thun-l't^vêque,  d'ilaspres,  de  Relenghes, 
et  d'Auhcuton. 


LA  VIE    DR   FROISSART.  223 

y  esl  rPinanit''C  et  (Ii'n ehipprc ;  rjihi't'-gv  qw.  Fi'oissnrL  avait 
empi'iinlr  à  Lebel  poiu'  la  pri'iode  comprise  entre  lli5()  el 
i356,  est  remplacé  par  un  écrit  original  et  plus  ample.  Enfin, 
quand  il  retouche  une  dernifire  fois,  après  liOO,  ce  travail 
de  sa  jeunesse,  il  a  le  désir  et  l'ambition  d'effacer  autant 
que  possible,  sinon  dans  le  fond,  au  moins  dans  la  forme,  ce 
qu'il  doit  à  son  devancier,  C(^  qui  lui  rappelle  k  lui-même  et 
semble  lui  reprocher  les  diffindtés  (U;  ses  commencements. 
Le  secours  passager  qu'il  a  trouve  dans  Jean  Lebel  fait  hon- 
neur h  celui-ci,  mais  ne  diminue  en  rien  la  supériorité  de 
rimitateur  :  l'originalité  de  Froissart  a  suffisamment  éclaté 
dans  la  suite  pour  ne  recevoir  aucune  atteinte  du  souvenir 
de  ces  emprunts*.  Nous  allons  voir,  d'ailleurs,  en  examinant 
sa  vie  errante  et  affairée,  à  quel  prix  il  est  devenu  original  à 
son  tour,  comment  il  a  rassemblé  les  éléments  de  son  œuvre 
et  amassé  les  ressources  qui  ont  soutenu  jusqu'au  bout  son 
merveilleux  talent  d'exposition. 


§  Il 

Les  principales  époques  de  la  vie  de  Froissart  (1337-1410).  —  Ses  pro- 
tecteurs et  ses  amis.  —  Sa  méthode  de  travail  et  ses  moyens  d'infor- 
mation. 

La  ^ie  de  Froissart  mérite  une  attention  particulière  ;  ce 
n'est  pas  seulement  la  biographie  d'un  écrivain,  c'est  une 
page  de  l'histoire  littéraire  du  xiv"  siècle.  Il  ne  s'agit  plus  ici 
de  quelque  scribe  inconnu  compilant  une  chronique  dans  l'om- 
Ijre  d'un  couvent;  nous  n'avons  plus  affaire  à  un  seigneur  de 
grand  renom  et  d'illustre  maison  qui,  revenu  de  la  guerre  ou 

i.  Il  ne  faudrait  pas  trop  mépriser  le  style  de  Jean  Lebel,  ni  trop  ra- 
baisser son  mérite.  Sans  doute  ce  chroniqueur  est  inférieur  à  Froissart, 
mais  il  ne  manque  ni  de  précision,  ni  de  vivacité,  ni  de  coloris.  Son  récit 
est  simple,  attachant  ;  il  marque  d'un  trait  sobre  et  ferme  les  circonstances 
essentielles  des  événements.  Ce  modèle  a  été  doublement  utile  à  celui  qui 
l'a  imité  et  surpassé,  car  il  lui  a  fourni,  pour  les  déhuts,  la  matière  même 
des  faits  et  lui  a  enseigné,  en  même  temps,  l'art  de  les  exposer. 


224  l'histoire  au  xiv^  siècle, 

de  la  cour,  dicte  ses  mémoires  et  compose  sa  propre  histoire  : 
Froissart  est,  au  moyen  âge,  le  chroniqueur  par  excellence, 
rhomme  qui  fait  état  et  profession  d'écrire  l'histoire  de  son 
temps,  pendant  trois  quarts  de  siècle.  Vouant  son  existence 
à  ce  labeur,  il  court  le  monde,  comme  jadis  Hérodote,  s'en- 
quérant  des  faits,  interrogeant  les  témoins  sur  place  ;  il  pro- 
cède à  une  vaste  enquête,  sans  cesse  agrandie  et  modifiée, 
dont  il  consigne  par  écrit  les  résidtats,  dans  les  intervalles 
de  repos  que  lui  laissent  tant  de  chevauchées  entreprises  pour 
atteindre  la  vérité.  11  y  a  plus  :  Froissart  est  poëte  à  ses 
heures  ;  il  tourne  spirituellement  une  ballade,  un  lai,  un  vi- 
relai, un  rondeau;  son  imagination  mobile  passe  sans  effort 
de  la  description  des  batailles  aux  peintures  amoureuses  ;  les 
plus  gentils  disciples  de  Guillaume  de  Lorris  et  du  Roman  de 
la  lîose  n'ont  point  surpassé  la  douceur  et  la  richesse  de  sa 
veine  facile  :  en  peut  le  compter  parmi  les  aimables  précur- 
seurs de  Charles  d'Orléans'.  Évidemment,  s'il  eût  vécu  deux 
siècles  plus  tôt,  il  aurait  écrit  des  chansons  de  gestes  ou  des 
romans  de  la  Table  ronde,  et  non  des  Chroniques.  Il  est  donc 
intéressant  d'observer  dans  sa  personne  la  transformation 
du  trouvère  en  historien  - . 

De  toutes  les  époques  de  sa  vie,  la  moins  connue,  c'est  la 
première.  Deux  points  semblent  certains  :  la  date  et  le  lieu 
de  sa  naissance.  Froissart  est  né  à  Valenciennes  en  1337, 
bien  qu'au  livre  III  de  ses  Chroniques,  se  donnant  à  lui-même 
un  démenti,  il  ait  l'air  d'indiquer  l'année  1333.  Au  coin  de 
la  rue  Notre-Dame,  on  montre  une  petite  maison  du  xiv"  siè- 
cle qu'on  croit  avoir  été  la  sienne.  Une  partie  de  sa  famille 
habitait  Beaumont,  car  le  fds  de  l'échevin  Mahieu  Froissart, 
déjà  cité,  figure  dans  un  compte  des  pauvres  de  cette  ville,  en 


1.  Voir  plus  haut,  p.  97  et  98. 

2.  Sur  la  vie  de  Froissart,  les  sources  à  consulter  sont:  1°  Édition  Bu- 
chon  (1835),  t.  III,  Introduction  ;  2°  M.  Kervyn  de  Lettenhove,  Etude  svr 
Froisaart  et  le  xiV  aiède  (1857),  2  vol.;  —  Introduction  à  l'édition  de 
Froissart,  t.  I'"'  (1870)  ;  3°  M.  Paulin  Paris,  Nouvelles  recherches  sur  la  vie 
lie  Froissart  (1860). 


VIE   DE   FROISSART.  22b 

•139().  lynulres  Froissart  sont  mentionnés  à  Valenciennes  et 
aux  environs  :  à  la  fin  du  xiif  siècle,  il  y  a  un  Froissart  mon- 
nayeur  ou  changeur  à  Solesmes;  un  Henri  Froissart  achète 
une  maison  à  Lestines,  en  1379;  un  Thomas  Froissart,  mé- 
decin du  comte  de  Nevers,  est  inscrit  dans  les  comptes  de  la 
maison  de  Bourgogne.  Les  archives  de  Valenciennes  men- 
tionnent un  caudrelier'  de  ce  nom  en  1403,  un  mesureur  de 
grains  en  li^.'i,  di\erses  personnes  de  toute  condition  aux 
xvi%  xvii",  XVIII"  et  XIX"  siècles,  jusqu'en  1862.  Mais  il  faut 
dire  que  ce  nom  de  Froissart,  qui  fut  d'ahoi'd  un  surnom  tiré 
de  certains  travaux  agricoles,  était  fort  répandu  dans  le  pays; 
aussi  tous  ceux  qui  le  portaient  n'appartenaient  pas  à  la  fa- 
mille de  notre  historien  :  témoin  ce  Froissart  de  l'abbaye  de 
Saint-Amand,  sorte  de  frère  Jean  des  Entommeures,  qui  tua 
de  sa  main  dix-huit  ennemis  lors  du  siège  de  la  ville  par  les 
gens  du  Hainaut,  ou  bien  encore  ce  vicomte  Froissart  d'A- 
miens, dont  on  a  le  sceau,  qui  est  un  écu  cà  trois  besants. 

Le  père  de  Froissart  était-il,  comme  l'ont  avancé  beaucoup 
de  biographes,  un  peintre  d'armoiries?  Rien  n'autorise  cette 
supposition.  Selon  M.  Kervyn,  il  était  peut-être  marchand, 
et  cette  autre  conjecture  se  fonde  sur  un  passage  des  poésies 
de  Froissart,  où  il  est  fait  allusion  au  conseil  qui  fut  donné  à 
notre  chroniqueur,  vers  l'âge  de  quinze  ans,  d'apprendre  le 
négoce  et  d'entrer,  c'est  son  mot,  a  dans  la  marchandise.  » 
On  s'étonne,  qu'ayant  longuement  décrit  les  jeux  de  son  en- 
fance, les  aventures  et  les  rêveries  de  sa  jeunesse,  il  ait  gardé 
le  silence  sur  ses  parents  :  cela  n'indique  pas  une  illustre 
origine,  et  le  soupçon  est  venu  à  M.  P.  Paris  que  Froissart 
était  peut-être  un  enfant  naturel.  On  le  mit  au  latin;  il  pré- 
féra le  français,  et  quitta  les  scolastiques  pour  le  <(  gay  savoir  » 
des  ménestrels.  Il  se  peint  a  nous,  dans  ses  poésies,  comme 
un  jeune  homme  d'humeur  vive  et  allègre,  de  santé  déUcate, 
indolent  et  voluptueux,  ami  de  tout  ce  qui  est  joie,  éclat  et 
mouvement,  épris  des  danses  ou  caroles,  des  fêtes,  des  tour- 

\ .  Cuudrelier,  en  français  du  moyen  âge  :  cliaudionnier. 


226  l'histoire  au   XIV   SIÈCLl!:. 

nois,  des  l^elles  assemliléos,  où  les  chevaliers  devisenl  avec 
les  dames,  où  les  poêles  récitent  des  vers  :  c'était  une  voca- 
tion. Les  premières  saillies  de  cet  esprit  léger  et  curieux  des 
apparences  ont  produit  une  foule  de  jolies  pièces,  sous  des 
titres  divers  et  selon  le  goût  qui  régjiait  nlovs  :  nous  les  avons 
signalées  et  appréciées  dans  Fun  de  nos  précédents  cha- 
pitres*. Faut-il  prendre  à  la  lettre  toutes  les  descriptions  qui 
égaient  le  ((  l'oman  amoureux  »  de  sa  jeunesse  ?  Est-il  vrai, 
comme  l'a  cru  un  peu  facilement  M.  Kervyn,  qu'il  ait  fait  un 
premier  voyage  en  Angleterre,  à  quatorze  ans,  vers  135 1, 
pour  y  fléchir  une  ])eauté  un  peu  trop  fière,  et  que,  désespéré 
des  froideurs  de  l'inhumaine,  il  ait  visité  Paris,  Avignon, 
Narbonne  et  tout  le  Midi  pour  se  consoler?  Cet  épisode  nous 
pfiraît  une  simple  fiction;  nous  partageons  la  défiance  de 
M.  P.  Paris,  qui  soupçonne  la  ((  dame  volage,  »  l'héroïne  de 
YEspinette  amoureuse,  de  n'être  qu'une  de  ces  Iris  en  l'air 
dont  tout  bon  poëte  est  pourvu. 

Il  avait  vingt  ans  au  lendemain  de  la  bataille  de  Poitiers^, 
et  c'est  à  ce  moment  que  le  goût  de  l'histoire  vint  se  mêler 
aux  jeux  de  son  imagination  naissante  et  donner  à  son  esprit 
un  tour  plus  ferme,  une  ambition  plus  haute.  En  1361,  peu 
de  temps  après  le  traité  de  Brétigny,'par  où  se  terminent  les 
chroniques  de  Jean  Lebel,  comme  nous  l'avons  dit,  Frois- 
sart,  recommandé  à  la  reine  d'Angleterre,  Philippe  de  Hai- 
naut,  alla  lui  présenter  à  Londres  un  livre  qu'il  avait  composé 
sur  les  événements  des  quatre  dernières  années,  livre  qui 
était  en  vers,  selon  M.  Kervyn,  en  prose,  selon  M.  P.  Paris, 
et  qui  s'est  perdu  ^.  Philippe  de  Hainnut,  qui  était  restée 
bonne  flamande  sur  le  troue  de  la  Grande-Bretagne,  aimait  à 


1.  Voir  plus  haut,  la  Foêsie  lyrique  au  xiv»  siècle.  P.  97,  98. 

2.  En  1356. 

3.  11  ne  sei'iiil  pas  impossible  que  ce  livre  «  rimé  et  dittié  »,  dont  nous 
avons  déjà  parlé,  ait  été  un  poëme  historique,  dans  le  genre  du  poëme  inti- 
tulé le  Vœu  du  Héron,  composé  peu  de  temps  auparavant  par  un  ménestrel 
de  Robert  d'Artois,  ou  bien  encore  dans  le  genre  d'un  poëme  contemporain 
sur  la  Bataille  de  Crécy,  œuvre  d'un  ménestrel  de  Jean  de  Ilainaut,  que  nous 
a  conservée  Gilles  li  Muisis. 


VI  K   DK   FRÛISSÂRT.  227 

s'entourer  de  ses  conipnlriotes;  elle  accueillit  le  nouvecau 
venu  et  1(^  prit  à  ses  gaaes  en  ([ii;ilité  de  secrétaire  ou  de  clerc 
lisant  :  il  eut  pour  emploi  de  «  servir  la  royne  de  beaux  trait- 
tii's  et  dittirs  auKiurcux.  »  C'est  en  Angleterre  qu'il  écrivait 
Cour  de  i)ioy,  le  Portu/i/s  d'fDiiour,  Y Ilorloqe  aynourense , 
pièces  que  nous  possédons.  Ij's  ménestrels  foisonnaient  duus 
cette  cour  brillante  et  superbe,  qui  dominait  et  effrayait  l'Oc- 
cident par  l'impression  de  ses  récentes  victoires;  les  rôles  ou 
les  registi-es  de  la  maison  royale,  sous  Edouard  111,  en  con- 
tiennent au  moins  dix-sept,  la  plupart  originaires  du  conti- 
nent. Il  existait  à  Londres  une  «  escole  de  ménestrandie  » ,  scola 
menesfralcix.  Les  clioses  n'avaient  pas  changé  depuis  ce  règne 
magnifique  de  Henri  11  et  d'Éléonore  que  nous  avons  décrit  ail- 
leurs '  :  deux  siècles  de  culture  littéraire  et  d'élégance  cheva- 
leresque avaient  affermi  en  Angleterre  le  règne  de  la  langue, 
de  la  poésie  et  de  la  politesse  fi-aiiçaises.  Le  gouvernement,  la 
justice,  la  police  même  parlaient  français  dans  leurs  ordon- 
nances, arrêts  et  proclamations  ;  les  écoliers  traduisaient  en 
français  les  versions  latines  :  à  plus  forte  raison  les  courti- 
sans, les  nobles,  le  clergé,  tous  ceux  qui  se  piquaient  de  sa- 
\oii'-vivre,  ne  connaissaient-ils,  dans  la  conversation  et  en 
écrivant,  d'autre  langage  que  celui  de  notre  pays^ 

Xé  dans  une  province  aux  frontières  indécises,  qui  tou- 
chait à  la  France  et  à  l'Allemagne  sur  le  continent,  cà  l'An- 
gleterre par  l'Océan,  Froissart  nous  déclare,  dans  le  Dit  du 
'Florin,  qu'il  savait  trois  langues,  le  français,  sa  langue  natu- 
relle, ((  le  lliiois  »  ou  l'allemand,  l'anglais,  qu'il  apprit  sans 
doute  lors  de  son  premier  voyage,  en  1301  :  ces  trois  langues 
représentent  bien  les  trois  affections,  tour  à  tour  prédomi- 
nantes, qui  se  mêlent,  se  traversent  et  se  succèdent  dans  son 
humeur  changeante  et  dans  sa  large  conscience  d'historien. 
Tout  en  agréant  ses  poésies,  la  reine  l'encouragea  h  conti- 


1.  Toine  I",  p.  34-2. 

2.  C'est  seulement  à  la  Un  de  son  règne  (lu'Kdonard  III  permit  de  substi- 
tuer l'anglais  au  français  dans  les  tiihunaux  ;  les  délibérations  du  parlement 
se  firent  en  français  Jusqu'au  temps  de  Henri  VI. 


228  l'histoire  au  xiv^  siècle. 

nuer  ses  chroniques  et  lui  donna  de  l'argent  pour  voyager 
en  Ecosse,  où  elle  avait  jadis  fait  la  guerre  en  personne  et  vu 
des  batailles.  Accueilli,  grâce  aux  lettres  de  sa  protectrice, 
par  le  roi  et  par  le  comte  de  Douglas,  il  passa  trois  mois  dans 
leur  compagnie  et  visita  le  pays  avec  eux'.  De  retour  h 
Londres  en  1363,  il  fut  présenté  au  roi  de  France,  Jean  le 
Bon,  qu'il  célébra  dans  une  pastourelle  et  dont  il  reçut  des 
présents.  L'année  suivante,  accompagnant  en  Flandre  le  roi 
Edouard  III,  il  y  rencontra  le  liéi'aut  qui  ^  enait  annoncer  la 
victoire  anglaise  d'Auray,  et  le  questionna  fort  <(  sin^  la  ma- 
tière des  guerres  de  Bretagne.  )>  Cette  môme  année,  il  poussa 
jusqu'cà  Paris,  vers  l'époque  du  sacre  de  Charles  V  :  les 
comptes  de  la  ville  de  Valenciennes,  au  mois  d'août  136i, 
font  mention  de  nouvelles  apportées  par  Froissart  ((  au  sujet 
du  plaid  que  la  ville  avoit  à  Paris.  » 

Il  quittait  Londres  de  nouveau,  au  printemps  de  1366, 
pour  visiter  Bruxelles,  la  Bretagne,  la  Guyenne  et  Bordeaux, 
oii  il  ((  mit  par  écrit,  »  selon  son  office  de  chroniqueur  ro}'al 
et  par  exprès  commandement,  la  naissance  du  iils  du  Prince 
Noir,  de  cet  enfant  qui  fut,  en  1377,  le  roi  Bichard  IL  Sou 
passage  à  Bruxelles  nous  est  signalé  par  les  comptes  du  duc 
de  Wenceslas,  de  Brabant-  :  «  un  présent  de  six  moutons, 
fait  au  poëte  Froissart,  de  la  maison  de  la  reine  d'Angle- 
terre, »  s'y  trouve  inscrite  Saisissant  toutes  les  occasions 
favorables  de  courir  le  monde  et  de  fréquente)'  les  «  hauts 
princes,  »  Froissart  partait,  en  1368,  pour  l'Italie  avec  le^ 
duc  de  Glarence,  qui  allait  épouser  Yolande  de  Milan,  fille 

1.  Le  DU  du  clicval  et  du  lévrier  est  de  ce  lemps-là  : 

Froissart  d'Escosse  revenoit 
Sur  un  cheval  qui  gris  cstoit 


2.  Wenceslas  de  Luxembourg,  duc  de  Brabant,  élait  Iils  du  roi  de 
Bohême  tué  à  Crécy. 

3.  On  appelait  «moutons»  des  pièces  d'or  ou  d'argent  frappées  à  l'em- 
preinte d'un  mouton.  Il  y  avait  les  grands  et  les  petits  moulona,  les  doubles 
moulons.  Le  texte  porte  :  «  Uni  Friisardo,  dictori,  qui  est  cum  reginn  A?i- 
glix,  diclo  die,  vi  nulones.»  —  Biclori,  anteur  de  dits,  celui  qui  dictait  ou 
composait  des  dits  et  toute  sorte  de  poésies  à  la  mode. 


VIE   DE   FROISSART.  229 

(le  Galéas  Visconli.  Un  (''(iiiipaj^c  de  mille  deux  cent  ([uulre- 
ving'ls  clievaux  cl  qualro  cciil  ciii(|Liaiile-sepl  personnes,  em- 
barqué sur  cinquante-deux  >aisseaux,  accompagnait  Cla- 
rence  :  Geoffroy  Chaucer,  ou  «  Joffroy  Chaucier,  »  comme 
Froissarl  l'appelle,  y  figurail  h  coté  de  notre  historien.  Cette 
expédition  magnifique  traversa  Paris  au  mois  d'avril,  et 
reçut  en  cadeau,  dt;  Charles  V,  plus  de  ^ingt  mille  florins. 
En  Savoie  et  à  Milan,  des  fêtes  d'un  éclat  extraordinaire  et 
dune  i)rodigalité  romanesque  accueillirent  les  voyageurs  : 
à  la  table  des  époux,  le  jour  des  noces,  siégeait  Pétrarque, 
lauréat  du  Capitule'.  Chacun  se  dispersa  pour  visiter  l'Italie. 

Monté  sur  sa  haquenée  et  suivi  de  roncins  qui  portaient 
son  bagage,  Froissart  voyageait  (c  en  arroi  de  suffisant 
homme,  »  avançant  et  séjournant  à  son  gré,  maître  de  son 
temps  et  de  ses  mouvements  ;  il  vit  de  la  sorte  Bologne  et 
Rome,  admira  le  gouvernement  du  pape  Urbain  Y,  qui  rele- 
vait le  trône  pontifical  et  les  ruines  de  quatre  cent  qua- 
torze basiliques  abandonnées.  Parmi  ces  débris,  il  rencontra 
deux  grandeurs  déchues,  l'empereur  Jean  Paléologue,  errant 
et  misérable,  et  le  roi  Pierre  de  Chypre,  qui  lui  donna 
((  quarante  bons  ducats  »  en  chiirgeant  un  de  ses  chevaliers, 
Kustaclie  de  Confians,  de  lui  conter  l'histoire  de  son  règne  : 
leurs  entreliens  lui  révélèrent  un  monde  nouveau,  l'Orient. 
11  en  était  là  de  ses  voyages  quand  il  apprit,  h  Rome  même, 
en  1360,  que  la  reine  d'Angleterre  venait  de  mourir;  cette 
perte  le  frappait  d'un  coup  bien  sensible.  Privé  de  sa  bien- 
faitrice, de  celle,  disail-il,  «  qui  me  fist  et  créa,  »  il  se  trou- 
vait sans  ressource  à  trente-deux  ans  et  sans  établissement. 
En  toute  hâte,  il  remonta  vers  le  Nord  et  alla  chercher 
fortune  chez  les  siens,  dans  le  pays  flamand. 

Cet  événement  mettait  fin  h  la  seconde  époque  de  la  vie  de 
Froissarl,  à  celle  qui  imprima,  pour  longtemps,  sur  son  es- 
prit la  marque  du  caractère  anglais.  11  avait  passé  ces  dix 

1.  On  changea  trente  fois  tous  les  mets  offerts  aux  convives,  on  dis- 
tribua trente  fois  des  présents.  Le  festin  donné  au  duc  de  Clarence  et  a  sa 
suite  aurait  sufli  pour  rassasier  trente  mille  personnes. 


230  L'HISTOIRK   AU    XIV    SIÈCLE. 

années  au  milieu  des  Anglais,  serviteur  de  leur  reine,  courti- 
san de  leurs  princes,  témoin  émerveillé  de  leur  puissance  et 
de  leur  gloire,  qui  étaient  alors  au  plus  haut  point;  sur  les 
grandes  batailles  du  siècle  il  avait  recueilli  la  version  an- 
glaise; il  avait  été  anglais  de  cœur,  lié  à  la  cause  victorieuse 
par  reconnaissance  et  par  intérêt.  Celte  empreinte,  reçue  de 
])onne  heure  et  gravée  fortement,  s'afTaiblira  avec  les  années 
sans  jamais  s'effacer.  Froissart,  à  l'époque  où  nous  sommes, 
n'a  rien  écrit  encore,  si  ce  n'est  des  vers  et  l'ébauche  liisto- 
rique  antérieure  à  1361,  mais  en  causant  et  en  voyageant  il  a 
rassemblé  sa  matière,  et  l'impression  qu'il  emporte  de  ces 
dix  années  dominera  dans  la  première  rédaction  de  son  pre- 
mier livre. 

Heureusement  pour  lui,  il  retrouvait  dans  le  Nord  une  cour 
galante  et  polie,  qui  aimait  les  vers  et  les  payait  bien  ;  c'était 
la  cour  du  duc  de  Brabant,  AYenceslas,  déjà  visitée  par  lui  en 
1366,  et  dont  l'accueil  le  consola  d'avoir  perdu  Philippe  de 
Hainaut  et  Jean  de  Beaumont.  Ce  Wenceslas,  [ils  d'un  très- 
vaillant  homme,  était  fort  peu  guerrier,  comme  il  le  prouva 
deux  ans  après,  à  la  journée  de  Bastweiler,  où  il  se  laissa 
prendre  par  le  duc  de  Gueldre  *  :  partageant  les  goûts  poé- 
tiques de  la  duchesse,  sa  femme,  il  se  plaisait  dans  la  société 
des  ménestrels,  comblait  de  présents  les  (licteurs  ou  auteurs  de 
dits,  les  attirait  à  sa  cour  de  tous  les  pays  d'Occident.  Eus- 
tache  Deschamps  et  (Guillaume  de  Mnchault ,  royalement 
traités  par  Im,  ont  vanté  l'existence  plantureuse  qu'ils  me- 
naient cà  Bruxelles,  les  magnificences  du  palais  ducal,  l'écla- 
tante série  des  tournois,  joutes  ou  ((  Ijéhours,  »  les  dîners, 
soupers,  jeux  et  a  esbatements,  »  de  nuit  et  de  jour,  qui 
tenaient  les  esprits  dans  l'agitation  d'un  [)laisir  sans  cesse 
renouvelé  et  diversifié.  Froissai-l,  pour  sa  bienvenue,  offrit  à 


1.  Froissart  a  décrit  cette  journée;  il  nous  montre  les  bourgeois  de 
Bruxelles  allant  à  la  bataille  avec  force  bouteilles  pleines  de  vin,  troussées 
à  leur  selle,  avec  force  fromages,  pâtés  de  saumons,  de  truites  et  d'an- 
guilles enveloppés  de  belles  petites  blanches  touailles.  —  ('hrvniiiurf.  t.  111, 
p.  93.  Edit.  Buchon  (1835). 


VIE   DE   FROISSART.  231 

la  (liiclicssc  un  rcciit'il  de  ses  poi'sics  les  plus  nouvelles,  el 
reçut,  en  juin  IIHO,  un  don  de  ((  vingt  moutons,  »  valant 
seize  francs •.  L'année  d'après,  il  écrivit,  pour  le  duc  pri- 
sonnier, la  Prison  amoureuse,  mélange  de  vers  et  de  prose  : 
le  duc,  soi-ti  de  prison,  lui  donna  «  un  bénéfice  »  et  le 
nomma  cun''  de  Lestines-au-Mont,  en  1373^ 

L'heure  des  résolutions  sérieuses  avait  sonné  pour  Frois- 
sart;  il  le  sentit  et  composa,  cette  même  année,  le  Buisson 
de  Jonèce,  daté  du  30  novembre,  où  la  Philosophie  intervient, 
lui  conseillant  de  renoncer  aux  folles  humeurs  de  la  jeunesse, 
de  prendre  un  ét;it,  un  emploi  honorable,  et  d'occuper  son 
esprit  à  écrire  l'histoire.  Notons  comme  une  date  importante 
cette  année  1373;  à  trente-cinq  ans,  le  voilà  établi  dans 
l'Lglise,  engagé  dans  la  chronique  :  son  personnage  prend 
de  la  consistance  et  son  caractère  de  la  maturité.  Jean  Lebel, 
dont  il  a  pu  voir,  à  son  retour  d'Italie,  les  dernières  an- 
nées^, lui  a  laissé  un  modèle  qu'il  imite  doul^lement.  Pourvu 
comme  lui  d'une  prébende,  recherché  et  pensionné  des 
grands,  comme  lui  gai  compagnon,  se  plaisant  au  gracieux 
déduit  de  poésie,  sa  vie  s'écoule  acti\  e  et  joyeuse,  à  la  fois 
mêlée  aux  affaires  et  à  l'abri  du  péril;  et  cette  joie,  celte 
s.'mté  superbe  de  son  esprit  passera  dans  son  style  abon- 
dant, lumineux  et  coloré.  La  ville  de  Lestines,  située  à  une 
lieue  de  Hinclie  et  non  loin  de  Mous,  en  Hainaut,  ne  compte 
aujourd'hui  que  dix-sept  cents  habitants;  elle  était  plus  con- 
sidérable aloi's,  et  dans  le  tableau  de  répartition  des  béné- 

1.  «Domiuîc  Diiciss;c  vigenti  mntones,  vel  sexdecim  francos,  qiios  ulterius 
dederat  uni  Fris^ardo,  dictatoi'i,  de  uno  novo  libro  gallico  sibi  liberalo.» 
—  Comptes  cités  par  M.  Pincliard,  la  Cour  de  Jeanne  et  de  Wenceslas. 

2.  Dans  UQ  compte  du  receveur  de  Binche,  Froissart  est  mentionné  en 
1373  comme  curé  de  Lestines-au-.Mont. 

3.  Il  existe  à  Cambrai  un  manuscrit  des  chroniques  de  Saint-Denis,  s'ar- 
rêtant  à  la  mort  de  Philippe  le  Hardi,  où  se  lisaient,  il  y  a  quelques  années, 
écrits  de  deux  mains  dillérentes,  les  noms  de  Jehan  Lebel  et  de  Jehan  Frois- 
sart. M.  le  Glay  les  avait  vus.  Le  relieur,  vers  1830,  fit  disparaître  le 
feuillet  où  se  trouvaient  ces  noms  dont  l'écriture  était  celle  du  xiyc  siècle. 
Ce  manuscrit  porte,  en  outre,  quelques  notes  marginales  qui  sont  peut-être 
de  Jean  Lebel,  et  de  Froissart,  car  il  semble  avoir  appartenu  successive- 
ment à  l'un  et  il  l'autre. 


232  l'histoire  au  xiy''  siècle. 

fices  ecclésiastiques,  cette  cure  venait  après  celles  d'Alost  et 
de  Malines  ' .  Lestines-au-Mont  avait  produit  un  chroniqueur 
latin,  le  chanoine  Enguerrand  de  Bar,  qui  y  mourut  en  1213. 
Une  partie  de  la  famille  de  Froissart  semble  l'y  avoir  suivi 
et  s'être  établie  auprès  de  lui  :  notre  chroniqueur  a  pu  trou- 
ver des  scribes  et  des  copistes  parmi  les  siens.  Outre  le  duc 
Wenceslas,  qu'il  visitait  h  Bruxelles,  et  dont  il  fut  «  ami 
moult  privé  et  accointé,  »  Froissart,  à  cette  époque,  eut  pour 
second  protecteur  Bobcrt  de  Namur,  seigneur  de  Beaufort, 
chaud  partisan  des  Anglais  dès  13t6,  marié  à  la  sœur  de  la 
reine  d'Angleterre  en  1354,  pensionné  de  trois  cents  livres 
sterling  qu'il  toucha  sur  la  cassette  d'Edouard  III,  jus- 
qu'en 1377,  année  oii  mourut  ce  roi. 

Pour  plaire  à  Wenceslas,  qui  préférait  les  vers  à  la  prose, 
il  composa  le  roman  intitulé  Méliador,  le  Chevalier  au  soleil 
d'or,  roman  aujourd'hui  perdu;  sous  l'inspiration  de  Robert 
de  Namur,  qui  aimait  mieux  l'histoire  que  la  poésie,  il  ré- 
digea le  premier  livre  de  ses  Chroniques.  Une  partie  du  récit, 
s'arrètant  à  1372,  fut  pu])liée  d'abord;  le  reste  parut  un  peu 
après  l'année  1378,  qui  marque  la  fm  de  ce  livre.  En  1380, 
Froissart  assistait  au  sacre  du  jeune  roi  Charles  YI.  Déjà 
ses  œuvres  et  son  nom  s'étaient  répandus  en  France,  car 
nous  lisons,  dans  le  Journal  d'un  contemporain,  que  le 
11  décembre  1381  le  régent  de  France,  Louis,  duc  d'Anjou, 
fit  saisir  à  Paris  chez  un  enlumineur  «  cinquante-six  cahiers 
de  romans  ou  croniques  que  messire  Jehan  Froissart  se  pro- 
posait d'envoyer  au  roy  d'Angleterre^.  »  C'était  la  première 
rédaction  du  premier  livre  complet,  récemment  achevé  par 
notre  historien. 

1.  On  écrit  EMines  ou  Lestines:  cette  seconde  forme  est  celle  du  moyen 
âge.  —  Il  y  avait  près  de  Lcstines-au-Mont  un  village,  dépendant  de  la  cure, 
qui  s'appelait  Lestines-au-Val. 

2.  Journal  de  Jean  le  Fèvre,  évêque  de  Chartres,  cité  par  le  Laboureur 
dans  son  édition  de  la  chronique  de  Juvénal  des  Ursins  :  «Le  dict  jour, 
Mgr  le  Duc  a  fait  prendre  et  retenir  cinquante-six  caiers  que  messire  Jehan 
Froissart,  prestre  recteur  de  l'Eglise  parrochiale  de  Lestines  au  Mont,  près 
de   Mons  en   llainault,  avoit  fait  cscrirc,  faisant  mention  de  plusieurs  et 


VI lî   DE   FROISSART.  233 

Il  vivait  ainsi  dans  son  béncTice  de  Leslines,  aimé,  protège, 
déjà  célMjre,  rimant  et  dictant  vers  et  prose,  recevant  ca- 
deaux et  pensions  *,  et  ne  dédaignant  pas  de  faire  honneur  au 
bon  vin  des  taverniers  de  sa  paroisse^,  lorsqu'un  nou\eau 
patron  de  son  entreprise,  un  nouvel  ami  de  sa  réputation 
naissante  se  présenta  pour  tenir  la  place  du  bon  duc  Wen- 
ceslas  qui  venait  de  mourir,  en  1383.  Nous  voulons  parler  de 
Guy  de  Cliàtillon,  comte  de  Blois,  neveu  par  sa  femme  de;  Ro- 
jjert  de  Xamur,  et  petit-fils  de  Jean  de  Hainaut,  le  premier 
protecteur  de  Froissart.  Le  comte  de  Blois  possédait  un  fief 
à  Lestines;  des  1361,  il  avait  hérité  du  château  de  Beaumont, 
il  était  seigneur  de  Chimay  depuis  1372;  après  la  mort  de 
Wenceslas,  il  décida  Froissart  à  échanger  sa  cure  de  Les- 
tines contre  un  canonicat  à  Chimay,  et  fit  de  lui  son  chape- 
lain. L'influence  de  Guy  de  Cliàtillon  venait  a  point  pour  com- 
battre celle  du  comte  Robert  de  Namur,  et  pour  atténuer  les 
impressions  anglaises  que  le  chroniqueur  avait  reçues  dans 


diverses  batailles  et  besoignes  et  fais  d'armes,  faites  au  royaume  de  France, 
le  temps  passé.  Lesquels  cinquante  six  caiers  de  romans  ou  croniques 
messire  Jean  avoit  envoyé  pour  enluminer  à  Guillaume  de  Bailly  enlumineur, 
et  lesquels  le  dit  messire  Jean  se  proposoit  envoyer  au  roi  d'Angleterre, 
adversaire.»  —  Jean  le  Fèvre  était  chancelier  du  duc  d'Anjou,  qui  se 
trouvait  maltraité  dans  les  Chronifiues.  Les  cahiers  saisis  avaient,  été 
destinés  à  Richard  H,  à  l'occasion  de  son  mariage  avec  Anne  de  Bohème. 

1.  Nous  continuons  d'emprunter  aux  comptes  de  la  prévôté  de  Binche, 
recueillis  par  M.  Pinchard,  la  mention  des  présents  faits  à  Froissart  par 
ses  protecteurs  :  —  «  A  Monsieur  Jehan  Froissart,  cureit  à  Lestines  ou  Mont, 
par  un  plakiet  soubs  le  sinet  de  Mgr,  xx  pettis  vwutons  qui  valent  xxvu 
livres  (19  septembre  1373).  —  Au  même,  iv  doubles  7»oi((0(is  vallant  vu  livres 
X  sous  (4  juin  1376).  —  Par  lettres  de  Mgr  le  duc,  délivreit  à  M.  Frouissart 
vu  moutom  de  Brabant  (même  date)...  Donneit  à  messire  Jehan  Frouissart 
VI  francs  françois  vallant  vu  livres  x  sous  (27  avril  1479)...  —  Délivreit  au 
même  vi  muis  de  blet  (octobre  1375)...  Donneit  à  M.  Jehan  Frouissart 
X  francs  françois  valant  xii  livres  x  sous,  pour  un  livre  qu'il  list  pour  Mgr. 
(25  juillet  1382.) 

2.  Dans  le  Dit  du  Florin,  il  réserve  500  livres  pour  les  taverniers  de 
Lestines.  Froissart,  à  Londres,  avait  vu  cinq  rois  —  Angleterre,  France, 
Ecosse,  Danemark  et  Chypre  —  s'ébattre  chez  un  taveruier  qui  était  maire 
ou  mayeur  de  Londres.  Le  concile  d'Aix-la-Chapelle,  en  817,  avait  permis 
aux  chanoines  de  boire  chaque  jour  une  quantité  de  vin  égale  à  un  poids 
de  5  livres. 


234  L'HISTOIRE  AU   XIV'   SIÈCLE. 

sa  jeunesse.  Fils  d'im  liominc  qui  avait  succonihé  à  Crécy 
dans  les  rangs  français,  ayant  commandé  lui-même  l'arrière- 
garde  française  à  Rosebecke,  le  comte  de  Blois  professait  des 
sentiments  dignes  de  sa  naissance  et  de  sa  loyauté  :  il  aimait 
la  France,  qu'il  avait  bien  servie  ;  il  admirait  le  gouver- 
nement réparateur  de  Charles  V.  Froissart  connut  par  lui 
des  incidents  et  des  circonstances  qui,  sur  plus  d'un  point, 
redressèrent  ses  premiers  jugements,  et  la  seconde  rédac- 
tion du  livre  déjà  publié  se  ressentit  du  changement  survenu 
dans  les  relations  et  les  inspirations  de  l'historien.  Ici  donc 
commence  une  autre  période  de  la  vie  de  Froissart,  une 
nouvelle  évolution  de  son  esprit  :  l'inlluence  française  suc- 
cède, dans  ses  affections,  à  l'ascendant  prolongé  du  parti 
anglais. 

Sa  qualité  de  chapelain  l'attacliant  à  la  personne  du  comte 
de  Blois,  il  le  suivit  dans  ses  voyages  et  ses  expéditions;  les 
chapelains  accompagnaient  leur  maître  à  la  guerre,  et  les 
plus  vaillants  se  battaient  à  ses  côtés.  En  1386,  il  était  à 
Blois  avec  le  comte;  il  composait  cà  Bourges  une  pastourelle 
en  l'honneur  de  son  fds,  Louis  de  Dunois,  qui  épousait  Marie 
de  Berry.  Il  alla  voir  ensuite,  à  l'Écluse,  les  treize  cents 
vaisseaux  de  la  flotte  française  prêts  à  envahir  l'Angleterre  : 
il  y  rencontra  des  chevaliers  qui  avaient  fait  la  campagne  de 
Rosebecke  et  qui  lui  contèrent  cette  journée.  Probablement, 
c'est  vers  ce  môme  temps  que  Froissart  a  écrit  les  chapitres 
sur  les  guerres  de  Flandre  insérés  au  IP  livre  des  Chi-o- 
niques.  Son  voyage  en  B(''arn,  chez  le  comte  de  Foix,  est 
de  1388.  Rien  de  plus  intéressant  que  cette  longue  chevau- 
chée cà  tivncrs  la  France.  Si  l'on  veut  connaître  les  habitudes 
d'in^estigation  historique  particulières  à  Froissart  et  aux 
chroniqueurs  du  moyen  âge,  ce  qu'il  y  avait  de  fortuit,  d'im- 
prévu et  d'aventureux  dans  ces  recherches  et  ces  enquêtes 
poursuivies  sur  les  grands  chemins,  dans  les  auberges,  au 
milieu  des  hasards  et  des  fatigues  d'un  voyage,  qu'on  lise  cet 
admirable  récit,  d'une  vérité  si  naïve  et  si  frappante,  rempli 
d'incidents  caractéristiques,  de  détails  pittoresques,  et  qui 


VIE   DE   FROISSART.  233 

nous  doniif  un  scntiiiicnl  si  \ir  des  impurs,  des  idôcs  et  do 
la  civilisation  du  mv"  sirclc. 

De  Valenciennes  à  Ortlicz  la  course  était  longue  ;  mais 
notre  chroniqueur  prenait  son  temps,  n'étant  pas  de  ces 
impatients  (|ui  ont  hâte  d'en  Unir  et  qui  brûlent  le  pavé.  Le 
voyage  lui  plaisait  par  lui-même;  il  s'attardait  ^olontiers 
dans  les  compagnies  cl  les  causeries  où  il  trouvait  quelque 
profit.  En  (juittant  la  Flandre,  il  rencontra  deux  chevaliers 
du  parti  anglais,  Jean  d'Auhrecicourt  et  Thomas  de  Queens- 
Jjerry,  qui  revenaient  d'Espagne  et  lui  apprirent  les  malheurs 
de  l'armée  anglaise  dans  la  péninsule.  Arrivé  h  Blois,  il  s'y 
reposîi  en  attendant  les  lettres  de  recommandation  qui  lui 
étaient  nécessaires,  parcourut  les  bords  de  la  Loire,  vit  tout 
le  pays  jusqu'à  Angers;  chemin  faisant,  il  rencontra  Guil- 
laume d'Ancenis,  ([ui  l'accompagna  quatre  lieues  durant, 
de  Mouliherne  à  Billy,  et  lui  décrivit  la  bataille  de  Cocherel. 
De  Blois,  il  traversa  le  Berry  et  l'Auvergne,  descendit  à  Mont- 
pellier et  de  Là  à  Pamiers,  où  il  était  en  novembre  L'388. 
Outre  les  lettres  destinées  à  l'accréditer,  il  emportait  avec  lui 
un  ^olume  richement  enluminé,  son  roman  de  Méliador, 
réservé  au  comte  de  Foix,  et  conduisait  en  laisse  un  autre 
cadeau  princier,  que  Guy  de  (>hàtillon  adressait  cà  son  ami 
Gaston  Phébus,  l'auteur  des  Déduits  de  la  chasse,  c'est-à- 
dire  quatre  lévriers,  Brun,  Tristan,  Hector  et  Roland. 

Chîique  matin,  après  avoir  dit  une  oi^aison  petite  au  nom 
de  sainte  Marguerite^ ^  il  montait  à  cheval  et  faisait,  en 
moyenne,  ses  dix  lieues  avant  le  coucher  :  il  existait  alors  des 
itinéraires  ou  guides  en  latin  qui  marquaient  les  distances 
et  indiquaient  aux  voyageurs  les  stations  principales,  les 
meilleurs  gîtes  ^  A  Pamiers,  il  «  s'accointa  »  d'un  conseiller 
de  Gaston  Phébus,  messire  Espaing  de  Lyon ,  qui  revenait 
d'Avignon  à  (huiliez  et  qui  le  présenta  à  son  maître  :  ce  fut  la 
plus  heureuse  rencontre  de  sa  longue  route,  et  c'est  encore  le 


1.  Unisson  de  Juncrt:. 

2.  Manuscrits  de  la  (îibliotliùquc  de  Buuigoiruc,  ii»  870:2. 


236  l'histoire  AU    XIV*'   SIÈCLE. 

plus  agréable  épisode  à  lire  aujourd'hui.  Ils  traversaient  des 
pays  naguère  ravagés  par  les  Anglais  et  leurs  alliés,  sous  Jean 
le  Bon  et  Charles  Y  ;  messire  Espaing  ne  tarissait  pas  sur  les 
faits  d'armes,  les  embuscades,  les  prises  de  villes  et  de  châ- 
teaux, sur  tous  les  incidents  glorieux  ou  fnnesles  qui  compo- 
saient la  légende  de  ces  temps-là  :  il  arrêtait  à  chaque  pas 
son  compagnon  pour  lui  montrer  quelque  tour  en  ruines, 
quelque  défdé  sinistre  ou  les  tombes  encore  visibles  des 
braves  chevaliers  qui  avaient  succombé.  Ils  arrivèrent  à  Or- 
thez  un  peu  avant  les  fêtes  de  Noël.  Nous  ne  décrirons  pas 
les  magnificences  de  ce  séjour  où  s'étalait,  dans  sa  profu- 
sion un  peu  provinciale,  le  luxe  des  grands  seigneurs  du 
xiv*^  siècle,  avec  ce  je  ne  sais  quoi  de  bizarre  et  d'excentrique 
qui  tenait  au  caractère  du  beau  Gaston  Phébus  :  assemblées 
des  chevaliers,  largesses  faites  aux  ménestrels,  banquets  in- 
terminables, tout  est  cité  et  montré  en  son  lieu  par  un  nar- 
rateur dont  la  verve  égalait  la  richesse  du  sujet. 

Froissart  employait  ses  journées  à  questionner  les  gens  de 
guerre  qui  revenaient  d'Espagne  ;  le  soir,  avant  le  souper  de 
minuit,  il  lisait  au  comte  des  passages  de  son  iMéliado?-  à  la 
clarté  de  douze  torches  tenues  par  douze  valets.  On  eût  dit  un 
rapsode  chez  Alcinoiis.  Il  resla  trois  mois  auprès  de  Gaston, 
et  partit  avec  l'escorte  qui  conduisait  en  France  Marie  de 
Boulogne,  destinée  pour  femme  au  duc  de  Berry  :  Marie  avait 
douze  ans,  le  duc  en  avait  soixante.  En  courtisan  toujours 
prêt,  Froissart  rima  une  pastourelle  sur  ce  noble  mariage. 
Avant  de  partir,  il  avait  reçu  de  Gaston  quatre-vingts  florins 
d'Aragon;  cette  libéralité  n'excédait  pas  les  moyens  d'un 
seigneur  qui  possédait  ((  trente  fois  cent  mille  florins  dans 
son  trésor.  »  Au  mois  de  mai  1389,  il  était  à  Avignon;  il  y 
perdit  sa  l)ourse  et  rima,  tout  h  la  fois  pour  se  consoler  et 
pour  implorer  ses  généreux  patrons,  l'agréable  pièce  inti- 
tulée le  Dit  du  florin  :  l'art  de  demander  délicatement  et 
de  tendre  la  main  avec  esprit  y  est  porté  presque?  aussi  loin 
que  dans  les  Epîtres  de  Clément  Marot.  Tra^ersant  Lyon,  le 
Berry  et  Paris,  il  remonta  jus([u'en  Hollande,  où  se  trou\ait 


VIE   DE   FROISSART.  237 

alors  le  comle  de  Blois,  Kii  cette  même  année  l.'JHî),  il  i-e- 
descendil  à  Paris  pour  assister  aux  leles  exlraordinaii-es 
qui  devaient  signaler  l'entrée  d'Isabeau  de  Bavière,  et  dont 
l'amionee  excitait  au  |)lus  haut  point  la  curiosité  |)ul)li(fu(! 
dans  tout  TOccideut.  l'aris  était,  dès  lors,  par  l'exhibition  de 
son  industrie  et  de  ses  richesses,  par  le  spectacle;  de  ses 
Ibules  bruyantes,  par  la  variété  de  ses  divertissements,  le 
caravansérail  des  désœuvrés  cosmopolites  et  la  mère  patrie 
de  toutes  les  choses  sérieuses  ou  frivoles  destinées  à  inté- 
resser, agiter  et  dominer  l'Europe. 

Le  désir  du  repos  se  faisait  sentir,  avec  les  atteintes  d(> 
la  vieillesse,  à  l'infatigable  voyageur.  Depuis  trente  ans  il 
ehevaucliait  par  le  monde.  11  avait  visité  les  principales 
cours,  les  cités  puissantes,  les  champs  de  bataille  fameux  ; 
il  avait  connu  les  plus  hauts  princes,  les  plus  vaillants  hom- 
mes de  guerre  :  la  société  féodale,  dans  ses  vanités  et  ses 
grandeurs,  n'avait  plus  guère  de  secrets  pour  lui.  Muni 
d'informations  accnmulées  par  de  continnelles  enquêtes,  il 
lui  restait  à  puiser  dans  cet  amas  confus,  souvent  contradic- 
toire, la  substance  de  ses  derniers  récits.  Un  peu  avant  1388, 
il  a\ait  rédigé,  entre  deux  voyages,  le  second  livre  de  ses 
Chroniques;  le  troisième  et  le  quatrième  l'occupèrent  jus- 
qu'à la  lin  du  siècle.  Sa  vie  est  devenue  sédentaire.  Nommé 
par  le  pape  chanoine,  en  expectative,  de  Saint-Pierre  de 
LiUe,  il  revient  fixer  sa  résidence  à  Valenciennes,  sa  patrie. 
Coup  sur  coup,  la  mort  enlève,  en  1391,  le  comte  de  Blois, 
et  Robert  de  Naumr  en  1392  :  ce  fidèle  ami  des  Anglais,  tout 
récennnent,  lui  avait  apporté  d'Angleterre  la  nouvelle  des 
malheurs  et  des  faiblesses  du  jeune  roi  Richard  II.  Les  vides 
qui  se  faisaient  autour  de  lui  l'avertissaient  de  se  hâter. 
Nous  le  voyons  encore  cependant  sortir  de  sa  retraite  pour 
quelques  rares  voyages  nécessaires  à  l'accomplissement  de 
son  œuvre.  En  1390,  désireux  de  compléter  ses  notes  sur  les 
affaires  de  Castille  et  de  Portugal,  il  court  à  Bruges,  centre 
du  commerce  international,  pays  de  banque  et  d'agio  pour 
le  monde  entier,  où  les  rois  avaient  un  compte  ou^■ert  chez 


238  l'histoiriî  au  xiv  siècle. 

les  Lombards  :  il  y  apprend  qu'un  conseiller  du  roi  de  Por- 
tugal, don  Juan  Fernand  Pacliéco,  est  en  Zélande;  il  va  le 
rejoindre  et  passe  une  semaine  auprès  de  lui  h  l'interroger. 
En  1392,  il  se  trouvait  à  Paris  au  moment  où  Pierre  de  Craon 
tenta  d'assassiner  Clisson  dans  le  carrefour  Sainte-Catherine  ; 
il  partit  de  là  pour  Abbeville,  oii  les  trêves  se  négociaient 
entre  la  France  et  l'Angleterre  ;  on  a  de  lui  une  quittance 
attestant  sa  présence  au  camp  français  pendant  l'été  de  1393  ' . 
Deux  ans  après,  une  dernière  tra\ersée  en  Angleterre  mettait 
lin  à  la  longue  série  de  ses  expéditions. 

Profdant  des  trêves  d'Abbeville,  il  franchit  le  détroit  en 
1395,  le  cœur  plein  de  souvenirs,  heureux  à  l'idée, de  ranimer 
les  plus  chères  impressions  de  sa  jeunesse.  Mais  vingt-huit 
ans  avaient  passé  sur  la  cour  de  Phdippe  de  Hainaut  et 
d'Edouard  III  :  dans  l'intervalle,  que  de  changements  sur- 
venus !  Froissart  s'étonna  de  n'être  plus  à  Londres  qu'un 
inconnu  dans  un  monde  étranger.  Il  offrit  au  roi,  Richard  II, 
qu'il  avait  vu  naître  à  Bordeaux,  en  1366,  le  recueil  des 
«  traités  amoureux  et  de  moralité  )>  faits  et  compilés  par 
lui  à  l'âge  de  trente-quatre  ans  :  c'était  un  riche  volume, 
«  enluminé,  escript  et  historié,  couvert  de  velours  vermeil  à 
dix  clous  d'argent  dorés,  avec  roses  d'or  au  milieu  et  deux 
grands  fremails  dorés  et  richement  ouvrés  de  roses  d'or.  » 
Le  roi  lui  donna,  en  retour,  un  gobelet  d'argent  doré  pesant 
plus  de  deux  marcs  et  contenant  cent  nobles^ ^  n  dont  je 

1.  «A.  tous  ceux  qui  ces  présentes  lettres  verront  ou  orront,  Maihieu, 
sarde  lieutenant  du  bailli  d'Abbeville,  salut,  savoir  faisons  que  par  devant 
nous  est  au  jour  diii  venus,  en  sa  personne,  sire  Jehan  Froissart,  prestre 
et  canoine  de  Chiniay,  si  comme  il  dist,  et  a  recongnut  avoir  eu  et  receu 
de  Mgr  le  duc  d'Orliens  la  somme  de  vingt  francs  d'or,  pour  cause  d'un 
livre  appelé  le  bit  royal,  que  mon  dit  seigneur  a  acaté  et  eu  du  dyt 
prestre.  —  En  tesmoing  de  ce  nous  avons  scellé  ces  lettres  de  nostre  scel, 
qui  furent  faites  et  données  le  vii^  jour  de  juing  l'an  mil  ccciiiixx  et  xiii.» 
—  Les  ducs  de  Bourgogne  par  le  comte  de  Laborde,  t.  III,  p.  69.  —  Le  Bit 
royal,  aujourd'hui  perdu,  est  mentionné  en  1427  dans  l'inventaire  du  sire 
de  Rochechouart  :  «  item,  le  Dit  royal,  en  franrois  rimé,  couvert  de  velours 
noir  et  tout  neuf.  » 

2.  Le  noble  valait  de  vingt  à  vingt-quatre  francs.  — 11  existe  à  Paris  une 
copie  du  livre  donné  par  Froissart  à  Richard  II. 


VIE   DE   FROISSART.  239 

valus  mieux  loul  mou  vivaul,  »  d'il  Froissarl.  Avant  d'a- 
])nrd('r  le  roi,  il  avait  gagné  l'amitié  dn  plusieurs  chevaliers 
delà  cour  qui  connaissaient  à  Fond  Tliistoire  récente  de  leur 
pays;  ils  lui  contèrent  en  détail  les  ti'oubles  des  précédentes 
années  ;  et  tous  ces  récits,  dont  le  contraste  avec  ce  qu'il 
avait  vu  lui-même,  sous  Edouard  III,  était  si  frappant,  lui 
inspirèrent  de  tristes  pressentiments  que  l'assassinat  de  Ri- 
chard II  justifia  quatr(î  ans  après. 

Eu  quelle  année  mourut  Froissart  ?  On  adopte  générale- 
ment pour  l'époque  de  sa  mort,  mais  sans  raisons  bien  fon- 
dées, l'année  1  410;  une  note  manuscrite,  conservée  au  châ- 
teau de  (]liimay,  doinierait  h  penser  qu'il  vécut  jusqu'en  lilO, 
c'est-à-dire  jusqu'à  l'âge  de  soixante-dix-huit  ans  ^ .  L'obscu- 
rité enveloppe  les  dernières  années  de  sa  vie  comme  les  pre- 
mières :  on  cr(jit  qu'il  passa  quelques  mois  à  l'abbaye  de 
Cantimpré,  dont  le  prieur  s'occupait  d'histoire  ;  l'information 
que  nous  venons  de  citer  ferait  supposer  qu'il  a  fini  sa  vie  à 
(jhimay  et  qu'il  fut  enseveli,  selon  l'usage  ecclésiastique, 
dans  la  chapelle  Sainte-Anne  de  l'église  de  cette  ville.  Sa 
tombe  n'a  pas  été  retrouvée.  Une  statue,  placée  à  quelques 
pas  de  celte  chapelle,  semble  marquer  l'endroit  où  il  repose, 
de  même  qu'uiK;  autre  statue,  élevée  à  Yalenciennes,  indique 
le  lieu  où  il  est  né.  La  bibliothèque  d'Arras  possède  une 
galerie  de  portraits  qui  datent  du  xv"  siècle  :  dans  le  nombre 
figure  celui  de  Froissart,  peint  à  l'époque  de  sa  vieillesse. 

Xous  n'avons  pas  craint  d'insister  sur  la  biographie  de  cet 
écri\"ain,  parce  qu'elle  reflète  la  vie  d'un  siècle.  Pour  devenir 
l'historien  de  son  temps,  Froissart  avait  compris  qu'il  devait 
entrer  aussi  avant  que  possible  dans  la  connaissance  de  ses 
sentiments  et  de  ses  mœurs,  communiquer  directement  avec 
tous  ceux  qui  donnaient  le  branle  aux  affaires  et  l'impulsion 
à  la  société  chevaleresque.  Un  dernier  trait  achèvera  le  ta- 
bleau de  cette  vie  active  et  féconde.  Il  nous  reste  à  dire 


\.  «Joannes  Froissardus,  canonicus  et  tliesauraiins  ecclesiœ  sanctac  Mone- 
euudis  Chimaci,  vetustissimi  feime  lotius  Belgii  oppidi,  obiit  anno  mccccxix. 


240  l'histoire  au  xiv°  siècle. 

avec  quel  soin  Froissart  a  composé  ses  Glironiques,  quelS' 
changements  il  a  cru  devoir  y  apporter,  quelles  formes  di- 
verses il  a  données  à  son  œuvre  par  un  travail  constant  de 
révision.  Des  travaux  approfondis  ont  récemment  éclairci 
cette  partie  du  sujet  trop  négligée  par  l'ancienne  critique  ; 
une  autre  question  fort  controversée,  sur  la  partialité  des 
jugements  et  des  récits  de  Froissart,  a  reçu,  de  ces  mômes 
recherches,  une  solution  longtemps  attendue. 


S  m 


Examen  des  manuscrits  de  Froissart.  —  Formes  diverses  et  rédactions 
successives  de  ses  Chroniques. 

Les  Chroniques  de  Froissart,  embrassant  trois  quarts  de 
siècle,  de  1323  à  liOO,  se  divisent  en  quatre  livres  qui  for- 
ment autant  d'ouvrages  distincts  :  le  premier,  de  Ijeaucoup 
le  plus  important,  s'arrête  en  1378;  le  second  Unit  en  1383; 
le  troisième  en  1388,  et  le  quatrième  s'étend  de  1389  à  1400. 
Cet  ensemijle  est  contenu  dans  de  nombreux  manuscrits,  qui 
sont  presque  tous  du  temps  de  l'tuiteur  ;  la  difiiculté  n'est 
donc  plus,  comme  pour  Joinville  et  Villehardouin,  de  retrou- 
ver un  texte  original  et  certain,  mais  elle  s'est  modifiée  plutôt 
qu'elle  n'a  disparu,  car  l'embarras  vient  précisément  de  cette 
richesse  même.  Entre  les  manuscrits  ou  les  copies  du  texte 
de  Froissart  les  différences  abondent,  et  parfois  elles  sont 
telles  qu'on  est  tenté  de  se  demander  si  elles  reproduisent  la 
même  œuvre  et  viennent  du  même  historien.  A  quelle  cause 
attril)uer  ces  diversités  si  tranchées?  Ce  ne  sont  point  des 
infidélités  de  copiste  ;  il  y  faut  voir  simplement  les  variantes 
d'une  pensée  sans  cesse  en  travail  sur  elle-même,  et  les  re- 
manien:ients  que  l'auteur  a  fait  subir  à  son  œuvre  pour  la 
rendre  moins  fautive  ou  plus  complète. 

Un  éditeur  moderne  doit  avant  tout  distinguer  les  rédac- 
tions successives  du  texte  de  Froissart,  fixer  l'époque  oii 
chacune  de  ces  recensions  a  paru,  reconnaître  et  signaler  les 


LI'S   MAN'L'SCRITS    DH   FROISSART.  241 

copies  où  elles  sont  contenues,  indiquer,  enfin,  parmi  tous 
ces  remaniements,  quel  est  le  meilleur.  (î'est  ce  qu'on  ap- 
pelle classer  les  manuscrits  par  familles,  en  rattachant  au 
même  groupe  ceux  qui  dérivent  d'une  môme  source  et  co- 
pient un  seul  et  même  exemplaire  :  cette  opération,  base 
indispensable  d'une  édition  définitive,  est  aujourd'hui  com- 
mencée, et  les  résultats  qu'elle  a  donnés  sont  assez  certains 
pour  qu'il  soit  possible  d'en  juger  la  méthode  et  d'en  affirmer 
le  succès'.  En  confrontant  les  nondjreux  manuscrits  de 
Froissart,  distribués  par  groupes  selon  leur  date  et  leur  prove- 
nance, on  découvre  que  le  premier  livre  des  Chroniques,  vaste 
portion  de  l'œuvre  entière,  le  seul  qui,  jusqu'ici,  ait  été  soumis 
à  cet  examen  approfondi,  a  été  trois  fois  remanié  d'un  bout  à 
l'autre  et  refondu  par  l'hislorien.  Froissart,  à  trois  moments 
différents  de  sa  vie,  dans  des  circonstances  et  sous  des  in- 
fluences changeantes,  a  non-seulement  retouché,  corrigé,  dé- 
veloppé l'immense  tissu  des  récits  du  premier  livre,  mais  il  a  re- 
pris et  écrit  de  nouveau,  depuis  les  commencements,  toute  cette 
histoire,  pour  en  changer  le  fond  et  la  forme,  et,  chaque  fois, 
il  l'a  répandue  dans  le  public  sous  sa  rédaction  nouvelle,  comme 
une  œuvre  distincte  et  de  récente  création.  Dans  quel  ordre 
ces  trois  éditions,  originales  toutes  les  trois,  absolument  diffé- 
rentes entre  elles  et  d'inégale  étendue,  se  sont-elles  succédé? 
La  première  rédaction  du  premier  livre  a  dû  être  composée 
de  13U0  à  1380.  Encore  cette  composition  n'est-elle  pas  d'un 
seul  jet  ;  on  y  reconnaît  facilement  trois  phases  et  trois  épo- 
ques séparées,  de  sorte  que  cette  rédaction,  la  première  en 
date,  se  subdivise  elle-même,  dans  l'origine,  en  trois  frag- 
ments qui  se  sont  ajoutés  l'un  à  l'autre  après  coup  et  tardi- 
vement complétés.  En  1360,  Froissart,  nous  l'avons  dit% 
présente  à  la  reine  d'Angleterre  une  chronique  des  faits  sur- 

1.  ÉJiliou  de  la  Société  de  l'Histoire  de  France,  commencée  en  1869, 
pai'  M.  Siméon  Liice.  Les  cinq  premiers  volumes  ont  paru.  —  Voir  surtout 
yiiitioducVwn,  tome  I".  M.  Boissier  a  décrit  la  méthode  suivie  par  l'éditeur 
et  caractérisé  la  savante  originalité  de  son  travail  dans  un  remarquable 
article  publié  iiar  la  Rei'Ke  (/es  ô.en:v  Muiuhi^,  le  l'"'  février  1875. 

2.  Page  212. 

16 


242  L'HISTOIRE  AU   XIV'   SIÈCLE. 

venus  depuis  1356;  c'est  le  point  de  départ,  l'entrée  en  ma- 
tière. De  1369  à  1373,  développant  cette  ébauche,  dont  le 
texte  primitif  est  perdu,  il  y  ajoute,  d'une  part,  d'après  Jean 
Lebel,  le  récit  des  événements  compris  entre  1323  et  1356, 
et  d'autre  part,  l'histoire  des  douze  années  qui  suivent  1360, 
en  utilisant  les  informations  qu'il  a  recueillies  dans  ses  pre- 
miers voyages.  Nous  avons  des  manuscrits  qui  s'arrêtent  à 
l'année  1373  et  qui  nous  donnent  le  texte  le  plus  ancien  de  ce 
fragment  considérable  du  premier  livre.  Apres  1378,  l'histo- 
rien le  complète  en  y  ajoutant  la  chronique  des  six  années 
écoulées  depuis  1372  :  ainsi  s'est  constitué  tout  d'abord,  à 
trois  reprises,  le  premier  livre;  c'est  \k  ce  qui  forme  la  pre- 
mière rédaction. 

Notons  un  point  qui  a  son  importance  :  certaines  parties 
de  cette  première  rédaction,  sans  être  remaniées  à  fond, 
comme  dans  les  recensions  idtérieures,  ont  été  retouchées  et 
re visées  dans  quelques  manuscrits,  par  exemple,  de  1350  à 
1356,  et  de  1372  à  1378.  Aussi  peut-on  classer  en  deux  caté- 
gories les  manuscrits  qui  contiennent  cette  première  rédac- 
tion :  les  uns,  au  nombre  de  quarante,  nous  donnent  la  pre- 
mière rédaction  ordinaire  ;  les  autres,  au  nombre  de  six, 
appartiennent  à  ce  qu'on  appelle  la  première  rédaction  revisée, 
c'est-à-dire  corrigée  dans  certains  détails.  Deux  traits  caracté- 
risent l'originalité  de  cette  première  forme  des  chroniques  de 
Froissart  :  la  verve  belliqueuse  de  l'expression,  et  l'ardeur 
du  sentiment  anglais  dont  Thistorien  est  animé.  Au  moment 
où  le  narrateur,  avec  la  fougue  de  la  jeunesse,  avec  l'en- 
thousiasme d'un  talent  assuré  de  sa  vocation,  abordait  l'his- 
toire des  grandes  guei'res  du  siècle,  il  était  encore  sous  l'im- 
pression de  ce  qu'il  avait  vu,  entendu,  appris  en  Angleterre; 
il  était  ébloui  de  la  gloire  des  vainqueurs,  comblé  de  leurs 
bienfaits,  attaché  à  leur  cause  par  l'admiration  et  la  recon- 
naissance. 11  avait  le  cœur  anglais.  De  retour  en  Hainaut, 
un  peu  après  1369,  il  y  trouva  Robert  de  Namur,  dont  l'a- 
mitié conilrma  les  inclinations  de  son  cœur  et  le  retint  sous 
le  drfipeau  qu'il  ;i\ait  servi  Ini-niènic. 


Li:S    MANUSCRITS    DK    FROISSART.  243 

Rien  (Vt''toniianl  que,  dans  ce  prfimuu'  jet  de  la  suralxm- 
dancc  d"im  génie  excité  et  captivé  par  les  séductions  de  la 
puissance  anglaise,  il  ait  donné  sur  tous  les  événements  dé- 
cisifs, sur  la  bataille  de  Crécy  et  de  Poitiers,  la  version  du 
parti  qui  a  triomplié.  11  est,  à  celte  époque  l'historiographe 
de  la  couronne  d'Angleterre.  11  l'est  avec  une  chaleur  de  con- 
viction, avec  une  force  et  un  éclat  de  style,  avec  une  furie 
d'imagination  descriptive  qu'il  ne  surpassera  plus  dans  la 
suite  de  ses  récits  ;  un  souffle  de  passion  guerrière  emporte  son 
premier  essor  ;  on  dirait  que  l'àme  héroïque  des  épopées  du 
XII''  siècle  a  passé  dans  ses  narrations  et  que  la  grande  jjoésie, 
éteinte  depuis  deux  siècles,  revit  dans  l'histoire.  Plus  tard, 
en  recommençant  les  mêmes  récits,  il  ne  retrouvera  plus,  à 
ce  haut  degré,  le  beau  feu  de  ses  débuts  impétueux;  l'âge,  en 
mûrissant  sa  raison,  en  rectifiant  ses  jugements,  amortira  la 
vivacité  des  impressions  de  sa  jeunesse  :  la  deuxième  et  la 
troisième  rédactions  de  ce  môme  livre  seront  inférieures,  pour 
le  coloris  du  style,  à  la  première. 

La  deuxième  rédaction  du  premier  livre,  qui  nous  est  par- 
venue dans  deux  manuscrits  seulement,  celui  d'Amiens  et 
celui  de  Valenciennes,  et  qui  n'est  complète  que  dans  le  pre- 
mier des  deux,  n'a  pu  être  composée  qu'après  137G,  puisque 
dès  le  début  il  y  est  fait  mention  de  la  mort  du  Prince  Noir 
survenue  le  8  juillet  de  cette  même  année  1376  ;  elle  l'a  été 
sans  doute  de  1380  h  1383  '.  Ici,  le  ton  a  changé  comme  les 
influences  qui  entouraient  alors  Froissart  et  les  événements 
qui  l'inspiraient.  Ses  relations  avec  la  France  deviennent 
])lus  fréquentes  et  plus  étroites;  les  Liens  qui  l'attachaient  à 
l'Angleterre  s'affaiblissent  chaquejour.  Ses  nouveaux  patrons, 
le  duc  Wenceslas  et  le  comte  de  Blois,  sont  dévoués  au  parti 
français  qui,  d'ailleurs,  a  cessé  d'être  un  parti  vaincu.  La 
France  s'est  relevée  sous  la  main  de  Charles  V  ;  ses  blessures 
sont  guéries  ;  du  Guesclin  a  rendu  la  solidité  à  ses  armées  et 

1.  Froissait,  qui  fut  pourvu  de  la  cure  de  Lestines  vers  1373  prend  sa 
qualité  de  prêtre  dans  les  prologues  de  la  deuxième  rédaction;  il  ne  la 
prend  pas  dans  reu\  do  la  première. 


244  l'histoire  au  xiv  siècle. 

la  victoire  cà  son  drapeau  :  elle  a  recouvré  la  puissance  et 
l'honneur.  En  écrivant  sous  l'impression  des  changements 
accomplis,  Froissart  imite  la  Fortune,  il  revient  a  la  France 
et  se  montre  bien  plus  favorable  à  sa  cause.  Dans  la  première 
édition,  il  avait  donné  sur  les  journées  de  Crécy  et  de  Poitiers 
la  version  anglaise  ;  il  donne,  cette  fois,  la  version  française 
qu'il  tenait  des  amis  de  Wenceslas  et  du  comte  de  Blois  ^ . 
Une  autre  différence,  toute  grammaticale,  distingue  cette 
seconde  forme  de  la  précédente  :  dans  les  deux  manuscrits 
qui  l'ont  conservée  on  remarque  de  nombreux  emprunts  faits 
au  dialecte  wallon.  C'est  ainsi  que  l'article  le  est  souvent 
employé  pour  la;  le  double  v,  w,  y  remplace  le  b,  le  v 
ou  \u  dans  certains  mots  ;  on  y  trouve  le  ch  au  lieu  du  c  doux 
français,  le  c  dur  ou  U  au  lieu  du  ch  français. 

La  troisième  rédaction  du  premier  livre,  représentée  par  le 
seul  manuscrit  du  Vatican,  s'arrête  à  la  mort  de  Philippe  de 
Valois  en  1350  et  ne  comprend  par  conséquent  qu'une  partie 
de  ce  livre.  On  y  trouve  une  allusion  manifeste  à  la  mort  du 
roi  d'Angleterre  Richard  II  qui  fut  assassiné  dans  sa  prison 
en  l'an  1400  ;  ce  qui  prouve  que  la  rédaction  est  postérieure 
à  cette  époque,  comme  l'indique  d'ailleurs  l'écriture  du 
manuscrit.  Ce  texte  a  gardé  aussi,  en  plus  d'un  passage, 
l'empreinte  du  dialecte  wallon  ;  mais  son  caractère  distinc- 
tif,  déjcà  signalé,  est  le  soin  pris  par  l'auteur  d'effacer  ou 
de  transformer  les  emprunts  qu'il  îivait  faits  à  Jean  Lel)el  ; 
c'est  en  outre  la  sévérité  inaccoutumée  des  jugements 
portés  sur  les  Anglais.  Nous  voilà  bien  loin  des  premières 
complaisances  de  Froissart  et  de  son  ancienne  admiration 
pour  ce  peuple  orgueilleux  :  il  faut  voir  la  cause  d'un  tel  chan- 
gement dans  les  catastrophes  qui  avaient  troublé  et  ensan- 
glanté le  dernier  règne.  Froissart  ne  pouvait  j)anl()nner  niix 


\.  Jean  Lebcl  qui  avail  conté  ces  t)atailles  avant  Froissait  et  qui  avait 
écrit  presque  sous  la  dictée  de  Jean,  comte  de  Beaumont  et  de  Cliiinay, 
rallié  au  parti  français  depuis  1345,  s'était  montré  lùen  plus  favorable  ii  la 
France  que  ne  le  fut  son  imitateur  dans  la  première  rédaction  de  sa  cliro- 
nique.  —  J.e^vrayes  c/u'oiuV/i/es,  t.  II,  p.  8'J. 


LliS    MANUSCRITS    DH   FROISSAHT.  243 

Anglais  la  dochôance  et  la  fin  niisrnihlc,  du  roi  llicliard  II,  fils 
du  C(''lM)r{' Prince  Noir,  petit-fils  de  la  bonne  reine  Philippe  de 
Hainaut  tant  aimée  de  notre  chroniqueur  :  l'ordinaire  elTet 
des  révolutions  n'est  pas  de  gagner  aux  peuples  qui  les 
subissent  les  sympathies  de  l'étranger,  mais  bien  de  les 
aliéner  et  d(!  les  refroidir. 

Ce  n'est  donc  pas  seulement  le  style  ou  la  science  de 
l'historien  qui  varie  en  passant  d'une  rédaction  cà  l'autre  ;  ce 
sont  aussi  ses  opinions,  son  tour  d'esprit  et  jusqu'à  son 
humeur;  les  phases  diverses  que  sa  pensée,  depuis  1360 
jusqu'en  1410,  a  traversées  tour  à  tour  s'y  reproduisent 
fidèlement.  De  là,  l'erreur  profonde  où  sont  tombés  ceux  qui 
ont  essayé  de  juger  Froissart,  son  caractère  et  son  œuvre, 
sans  tenir  compte  de  ces  distinctions  fondamentales  qu'ils  ne 
soupçonnaient  pas.  Lorsqu'on  a  ainsi  marqué  les  temps  et 
noté  les  différences  essentielles  dans  la  composition  des 
Chroniques,  il  reste  à  se  décider  entre  les  trois  rédactions  et 
à  choisir  la  meilleure  pour  la  présenter  au  public  comme 
le  texte  définitif.  M.  Siméon  Luce  a  donné  la  préférence  à  ce 
qu'il  appelle  la  première  rédaction  révisée,  qui,  dans  certaines 
parties,  de  1372  à  1377,  est  la  même  que  la  seconde  rédaction 
et,  dans  le  reste,  a  gardé  les  qualités  de  jeunesse,  la  verve  et 
l'éclat  de  la  première  rédaction  ordinaire.  De  toutes  les  formes 
du  prrmier  livre,  c'est  la  plus  popiûaire  et  la  plus  répandue, 
celle  qui  a  contribué  surtout  à  immortaliser  les  récits  et  le 
nom  de  Froissart.  Quant  aux  rédactions  non  employées, 
toutes  les  fois  qu'elles  présentent  avec  la  première  des  difié- 
rences  sensibles,  elles  sont  citées  en  note  à  la  fin  du  volume  ; 
le  lecteur  a  par  là  sous  les  yeux  tout  le  travail  de  l'historien, 
il  peut  en  observer  les  progrès,  en  deviner  les  raisons, 
en  apprécier  les  résultats  ' .  C'est  ce  que  nous  allons  essayer 
de  faire  nous-mème  pour  achever  la  matière  de  ce  chapitre. 


1.  L'édition  de  M.  Siméon  Luce,  commencée  en  1869,  ne  comprend  en- 
core que  cinq  volumes  et  s'arrête  en  1360,  bien  avant  la  fin  du  premier 
livre.  Le  savant  éditeur  n'a  pas  encore  publié  ses  études  sur  les  manuscrits 


•24tj  L'HlSTOlRb;   AU    XIV^   SlÈCLi;. 


§  IV 


De  l'exactitude  et  de  l'impartialité  de  Froissart.  —  Son  talent  de  narra- 
teur et  d'écrivain. 


Froissart,  comme  tous  les  takaits  supériem's,  avait  le  senti- 
ment de  son  mérite  et  de  Timpoi-tanee  de  son  entreprise.  Né 
dans  un  temps  où  la  faveur  pu])lique,  s'éloignant  des  Chan- 
sons de  Gestes,  s'attacliait  aux  récits  en  prose  des  hrillants 
faits  d'armes  et  des  événements  célèbres,  il  comprit  la  gran- 
deur des  destinées  réservées  à  l'histoire  et  la  puissante  action 
que  ses  enseignements  exerceraient  un  jour  sur  les  esprits. 
Souvent  il  se  félicite  de  voir  ((  la  haute  et  noble  histoire  en 
grand  cours  donner  des  exemples  de  bien  faire.  )>  Plein  (h. 
cette  idée,  épris  du  ])eau  et  vaste  sujet  qui  se  développait 
devant  lui,  il  s'y  dévoua  sans  réserve,  il  n'épargna  rien  pour 
remplir  le  dessein  qu'il  avait  formé  de  laisser  à  la  postérité 
un  monument  durable  des  grandes  choses  accomplies  de  son 
temps,  une  image  vive  et  sincère  de  la  société  chevaleresque 
du  xiv"  siècle.  Il  énumère,  non  sans  un  secret  mouvement 
d'orgueil,  les  ressources  d'esprit  et  d'énergie  qu'il  trouve  en 
lui  pour  soutenir  ce  dur  labeur  ;  il  est  heureux,  dit-il,  d'avoir 
«   sens,  mémoire  et  bonne  souvenance  de   toutes  choses 


(les  trois  autres  livres.  —  L'édition  de  M.  de  Kervyn  de  Leltenhove, 
commencée  en  1867,  est  aujourd'hui  terminée;  elle  comprend  une  vingtaine 
de  volumes.  Entre  cette  publication  et  celle  du  savant  français  il  y  a  deux 
dill'érences  capitales  :  d'abord,  les  manuscrits  n'y  sont  pas  classés  avec  la 
même  exactitude,  et  les  rédactions  diverses  n'y  sont  pas  distinguées  avec 
cette  précison  scientifique  ;  la  distiibulion  des  dilVérents  textes  n'est  pas 
non  plus  la  même.  M.  Kervyn  donne,  après  chaque  événement  et  en  quelque 
sorte  chapitre  par  chapitre,  les  nombreuses  leçons  et  variantes  fournies 
par  les  manuscrits  de  toute  provenance,  ce  qui  coupe  le  lil  du  récit,  em- 
brouille le  lecteur,  et  détruit  l'intérêt.  —  Nous  devons  signaler  celte  parti- 
cularité de  l'édition  de  M.  Kervyn  de  Lettenhove  que  de  nombreux  em- 
prunts y  sont  faits  en  note  à  deux  chroniques  contemporaines  anonymes 
et  manuscrites  dont  le  texte  se  trouve,  pour  l'une,  à  la  Bibliothèque  de 
l'Arsenal  à  Paris,  et,  pour  l'autre,  à  la  Bibliothèque  de  Berne.  —  Voir 
t.  11,  p.  'lyo  et  oiG. 


Li':s  m?:rites  et  les  défauts  de  FROISSART.      247 

passées,  cnfilii  claii'  el  aigu  pour  concevoir  tous  les  faits  dont 
il  est  informé,  âge,  corps  et  membres  p(jur  soulfi'ir  peine.  » 

De  cette  plénitude  de  force,  (|ui  est  le  ti'ait  caractéristique 
d'une  nature  si  riche  et  si  facile,  naît  une  joie  intérieure,  une 
sorte  d'enthousiasme  que  les  fatigues  et  le  travail  nourrissent 
au  lieu  de  l'affaiblir  :  <(  plus  j'y  suis,  et  plus  y  laboure  et  plus 
me  plaisl,  car  aussi  comme  le  gentil  chevalier  et  escuyer  qui 
aime  les  ai'ines  et  en  pei'sévérant  s'y  fortifie,  ainsi  en  labou- 
rant sur  cette  matière,  je  m'habilite  et  me  délite.  »  A  mesure 
qu'il  s'avance,  et  que  son  œuvre  et  sa  gloire  sont  en  progrès, 
le  sentiment  de  son  importance  grandit  ;  il  s'exprime  sur  lui- 
même  d'un  ton  plus  élevé  et  plus  ferme  :  le  nom  de  chroni- 
queur ne  lui  suffit  plus,  il  prend  le  titre  d'historien,  surtout 
dans  les  deux  derniers  livres,  et  a  la  prétention  de  le  mériter. 

Une  noble  fierté  lui  était  bien  permise  quand  il  comparaît 
son  œuvre  à  tout  ce  que  l'histoire,  sous  forme  française, 
avait  produit  jusqu'alors.  Ses  plus  illustres  devanciers  n'a- 
Aaient  écrit  que  des  biographies  ou  des  mémoires  personnels  ; 
hors  de  Là,  on  tombait  dans  la  foule  obscure  et  confuse  des 
chroniques  arides,  tronquées,  décousues,  et  des  compilations 
anonymes  traduites  pour  la  plupart  d\\  latin.  11  était  le  pre- 
mier qui  entreprit  d'écrire,  non  pas  une  histoire  locale  et 
particulière,  se  bornant  aune  guerre,  aune  ville,  à  un  peuple, 
mais  une  hisloin;  générale  de  l'Occident  pendant  près  d'un 
siècle,  et  qui  n'iiésitàt  pas  à  consacrer  sa  vie  à  ce  la- 
beur immense.  Cette  méthode  d'investigation  voyageuse  et 
d'enquête  perpétuelle  à  traders  le  monde,  qu'il  renouvelait 
d'Hérodote  sans  le  savoir,  était  bien  alors  une  nouveauté 
féconde  dont  il  avait  le  droit  de  s'applaudir.  Toutefois, 
si  l'on  réfiéchit  aux  conditions  que  doit  remplir  un  historien 
digne  de  ce  nom,  on  est  forcé  de  reconnaître  que  les  mérites 
de  Froissart,  si  éminents  qu'ils  soient  en  certaines  parties, 
sont  restés  au-dessous  de  son  ambition.  Froissart  est  un 
chroniqueur  incomparable  ;  il  a  donné  à  la  chronique  un  éclat 
et  une  ampleur  qu'elle  n'avait  point  connus  jusque-là  ;  mais 
il  y  avait  dans  les  moyens  d'information  qu'il  employait. 


248  l'histoire  au  xiv  siècle. 

dans  les  faiblesses  de  son  brillant  esprit,  dans  l'état  général 
de  la  langue  et  de  la  littérature  de  son  temps,  trop  d'insuffi- 
sance, trop  d'essentielle  imperfection  pour  qu'il  pût  même 
concevoir  l'étendue  et  la  sévérité  des  obligations  que  l'histoire 
impose  à  ceux  qui  tentent  de  l'écrire. 

11  lui  manque  d'abord  la  qualité  fondamentale,  sur  la- 
quelle repose  le  crédit  de  l'historien,  l'exactitude.  Ses  beaux 
récits,  d'une  allure  entraînante  et  d'une  verve  épique,  four- 
millent d'erreurs  ;  peu  de  pages  en  sont  exemptes.  Il 
brouille  les  faits,  ou  du  moins  les  incidents  et  les  épisodes 
d'un  même  événement  ;  il  prend  une  ville  pour  une  autre, 
confond  les  temps,  les  lieux  et  les  personnes.  Rien  de  moins 
sûr  que  sa  géographie,  sa  chronologie  et  surtout  sa  stratégie. 
Les  documents  authentiques,  confrontés  avec  ses  assertions, 
les  démentent  à  chaque  instant.  Et  comment  n'en  serait-il 
pas  ainsi  ?  On  sent  trop  qu'il  s'est  formé  une  opinion  sur  des 
témoignages  douteux,  sur  des  souvenirs  suspects  et  des 
rapports  confus.  Chacun  des  témoins  consultés  par  lui 
obéissait  à  des  passions,  à  des  intérêts  ;  et  la  mémoire,  chez 
les  plus  véridiques,  était  sujette  à  défaillance.  Quel  moyen 
avait-il  de  distinguer  le  vrai  du  faux  ?  A  quels  signes 
reconnaître  et  dégager  l'information  sincère,  fidèle  et  complète 
dans  cet  amas  de  renseignements  tronqués  et  contradictoires  ? 
La  lumière  des  pièces  probantes,  des  actes  officiels  lui  était 
refusée  ;  il  cherchait  à  ses  risques  et  périls,  tirant  de  son  acti- 
vité propre  et  de  la  sagacité  de  son  esprit  toutes  les  ressources 
de  son  entreprise. 

Dans  cette  difficulté,  qu'il  a  bien  sentie,  qu'a-t-il  fait? 
Il  a  formé  une  large  synthèse  de  tous  les  éléments  d'infor- 
mation qu'il  recueillait,  les  comphHant  et  les  variant  l'un 
par  l'autre,  sans  les  discuter,  sans  en  essayer  une  critique 
comparée,  beaucoup  plus  préoccupé  de  l'abondance  que  du 
choix,  moins  attentif  à  contrôler  sa  matière  qu'cà  la  diversi- 
fier et  à  l'enrichir.  Connue  dit  M.  Siméon  Luce,  «  il  a  frappé  à 
toutes  les  cloches  et  entendu  tous  les  sons.  »  Ajoutons  pour 
l'excuser,  qu'il  n'est  ni  plus  inexact  ni  plus  fautif  que  les 


LKS    MÉLIITKS    ET   LES    DÉFAUTS   DE   FROISSART.        240 

autres  chroniqiUMU's  conleniporaiiis  les  plus  renommés  après 
lui,  tels,  que  le  continuateur  de  Nangis,  Jean  de  Venette,  et 
les  rédacteurs  des  Grandes  Chroniques  de  France.  Il  se 
trompe  moins  souvent  que  Jean  Lebel  dont  il  a  trop  facile- 
ment adopté  les  méprises.  L'époque  où  Froissart  écrivait 
peut  être  considérée  comme  l'une  des  plus  périlleuses  pour 
l'autorité  des  historiens.  Avant  le  xn"  siècle,  les  documents 
autli^ntiques  sont  rares,  le  contrôle  des  chroniques  compo- 
sées à  cette  date  est  pour  nous  difficile  ;  après  le  xvi"  siècle, 
rimprimorie,  en  multipliant  les  [)ièc('s  officielles,  les  met  à  la 
portée  des  historiens  et  leur  fournit  des  ressources  qui  n'exis- 
taient pas  auparavant.  Les  ch.roniqueurs  de  l'époque  intermé- 
diaire, comparés  à  leurs  devanciers  et  à  leurs  successeurs, 
ont  un  doul)le  d('>savantage  :  les  documents  étaient  déjà  plus 
nombreux  de  leur  temps,  mais  ils  demeuraient  secrets  ; 
puljlics  aujourd'hui,  ils  accusent  d'ignorance  ceux  qui  ne  les 
ont  pas  connus  et  répandent  un  jour  fâcheux  sur  les  lacunes 
et  les  mensonges  des  informations  individuelles  qui  consti- 
tuaient alors  toute  la  science  historique, 

A  défaut  d'exactitude,  Froissart  a  du  moins  le  mérite  de  la 
sincérité.  Ses  erreurs  sont  involontaires  ;  il  s'est  trompé  de 
bonne  foi.  (c  II  ignore,  dit  M.  Siméon  Luce,  toute  espèce  de  fa- 
natisme ;  il  n'est  obsédé  d'aucune  de  ces  passions  de  caste  et 
de  nationalité  qui  offusquent  la  vue  et  troublent  le  jugement.  » 
Nature  aimable,  esprit  droit  et  élevé,  passagèrement  docile 
aux  influences  du  pouvoir  ou  de  l'amitié,  mais  assez  prompt 
à  s'en  dégager  et  n'y  cédant  qu'avec  mesure,  il  a  su  rester 
libre,  n'embrasser  violemment  la  querelle  de  personne  en  un 
temps  où  la  division  régnait  partout,  dans  l'Église  par  le 
schisme,  au-delà  des  Pyrénées,  entre  Pierre  le  Cruel  et  Henri 
de  Transtamare,  dans  le  mitli  entre  Armagnac  et  Foix,  dans 
la  Bretagne,  entre  Blois  et  Montfort,  sans  compter  la  grande 
guerre  du  siècle  entre  la  France  et  l'Angleterre,  Ses  impressions 
ont  changé,  mais  non  ses  opinions  ;  il  a  varié  ou  agrandi  ses 
points  de  vue  ;  il  s'est  modifié,  avec  l'âge  et  selon  les  circon- 
stances, par  l'effet  môme  de  ce  désir  de  savoir  qui  le  rendait 


250  l'histoire  au  xiv  siècle. 

accesêible  à  tous  les  renseignements  nouveaux  :  le  milieu  où 
il  Aivait,  et  ce  qu'on  peut  appeler  le  climat  de  l'esprit, 
agissait  sur  lui  insensiiilement,  le  transformait  à  son  insu.  Il 
a  protesté  plusieurs  fois  de  son  impartialité,  de  son  respect 
pour  le  vrai,  et  il  n'y  a  pas  lieu  de  révoquer  sa  parole  en 
doute.  Il  avait  une  inclination  naturelle,  une  sympathie 
toujours  prête  pour  ce  qui  est  noble  et  généreux  ;  il  admirait 
la  hardiesse  entreprenante,  les  fiers  assauts,  les  dures  reupon- 
tres,  les  belles  apertises  d'armes  sous  tous  les  drapeaux,  trou- 
vant aisément  dans  son  âme  loyale  de  quoi  être  juste  envers 
ceux  qui  méritaient  la  gloire.  Son  estime  ne  se  refusait 
qu'aux  lâches  et  aux  félons  ;  il  est  pour  eux  sans  pitié,  il  les 
llétrit  avec  énergie. 

En  un  sens,  Froissart  est  cosmopolite.  Sa  patrie  véritable, 
ce  n'est  ni  le  Hainaut,  pays  des  siens,  ni  la  France  ou  l'An- 
gleterre qu'il  a  tour  à  tour  visitées,  où  il  a  compté  tant  de 
protecteurs  et  d'amis  ;  c'est  la  chevalerie  d'Occident,  c'est 
l'ensemble  brillant  d'une  société  galante  et  courageuse  au 
sein  de  laquelle  fleurissent  l'honneur,  la  politesse,  les  vertus 
des  preux  chantées  par  les  poètes,  les  plaisirs  magni- 
fiques qui  attirent  <(  grand'foison  »  de  belles  dames  et  de 
puissants  seigneurs,  a  II  n'a  qu'un  idéal,  qui  est  l'unique 
objet  de  son  culte  et  lui  dicte  ses  jugements  :  cet  idéal, 
moins  étroit  que  le  patriotisme,  presque  aussi  ardent  que 
la  foi  religieuse,  c'est  l'esprit  chevaleresque*.  »  Son  cœur 
est  Là  tout  entier,  dans  cette  belle  passion  de  chevalerie, 
dans  cet  enthousiasme  pour  une  vie  mêlée  de  fêtes  et  d'hé- 
roïsme :  la  verve  de  son  imagination  abondante  et  colorée 
prend  ses  ardeurs  à  ce  foyer.  Le  sentiment  aristocratique  est 
chez  lui  si  vif  qu'il  l'indispose  et  l'irrite  contre  toutes  les 
revendications  populaires  sans  exception.  Non  pas  que  Frois- 
sart soit  un  ennemi  du  peuple  ;  il  a  souvent  plaint  sa  misère 
et  décrit  ses  souffrances  ;  mais  il  refuse  toute  sympathie 
au   ((   pauvre  commun,   »  dès  que  celui-ci  se  ré\olte.  En 

I.  M.  Siiiicon  Lucc,  tumc  l'^''  de  son  édition  de  Froissart,  Iniroduclion. 


l,liS    MKIUTKS    ET    Ll'S    DÉFAUTS    DE    F iiOlSSART.         2ol 

présence  d'un  mouvement  insurrectionnel  des  vilains  ou  des 
bourgeois  contre  le  pouvoir  royal  ou  féodal,  notre  chroni- 
queur n'hésite  pas  ;  il  se  range  du  côté  du  pouvoir,  il  pense  et 
s'exprime  en  gentilhomme,  ou  si  Ton  veut,  en  fidèle  conmien- 
sal  et  protégé  des  gentilshonmies.  On  est  fort  mal  venu 
h  lrou])ler  la  belle  organisation  de  la  société  chevaleresque  où 
Froissarl  lient  une  place  très-modeste,  mais  conforme  à  ses 
goûts  et  qui  renq)lit  son  ambition.  Une  les  communes  soient 
anglaises,  flamandes  ou  pai'isiennes,  peu  importe  ;  il  applau- 
dit à  leurs  défaites  et  trionq)h(^  avec  leurs  vainqueurs.  Ni 
dans  sa  vie,  ni  dans  son  livre,  à  aucune  époque,  Froissart 
ne  s'est  rangé  du  parti  des  petites  gens. 

Au  milieu  des  inévitables  incohérences  d'une  œuvre  i)his 
Ijriilantc  ([ue  solide,  éclate  la  qualité  maîtresse  de  son  talent 
de  n.'UT.'iteur,  Fimagination,  qui  fait  revivre  les  grandes 
scènes  elles  iUustres  personnages  du  passé.  Voilà  une  sorte 
d'exactitude  différente  de  celle  que  la  science  d(jnne,  mais 
bien  nécessaire  aussi  pour  ressaisir  et  restituer  une  partie 
considérable  de  la  vérité  historique.  Avant  Froissart,  Join- 
villc  et  Villehardouin  avaient  possédé-,  dans  un  moindre 
degré,  le  don  de  l'émotion  sincère  et  de  l'expression  naïve 
et  forte  ;  cette  qualité  prend  chez  lui  une  vigueur  extra- 
ordinaire :  ce  qui  n'était  chez  ses  devanciers  que  l'instinct 
heureux,  la  rapide  saiUie  d'un  esprit  alerte,  devient  dans 
ses  récits  une  puissance  de  séduction  continue  et  d'en- 
traînement irrésistible.  Froissart  est  abondant  sans  être 
dilfus,  ce  qui  est  le  signe  de  la  vraie  richesse  ;  les  traits  les 
plus  minutieux  se  succèdent,  se  pressent  dans  ses  descrip- 
tions, mais  chacun  de  ces  traits  reproduit  une  nuance 
précise,  un  détail  nécessaire,  le  décor  visible,  l'anecdote 
intéressante",  l'accent  expressif,  le  geste  saisissant.  De  cet 
ensemble,  où  tout  est  mouvement  et  lumière,  ressort  natu- 
rellement ce  qu'on  appelle,  dans  la  représentation  des 
hommes  et  des  choses,  la  couleur  et  la  physionomie.  Pendant 
un  demi-siècle  il  a  voyagé  h  tra\ers  le  monde  chevaleresque 
dont  il  était  charmé,   il  en   a    fait   le  lour  ;    s;i   mémoire 


232  L  HISTOIRE   AU   XIV^   SIECLE. 

puissante  et  souple  a  tout  retenu,  tout  reproduit  en  marquant 
chaque  souvenir  d'une  empreinte  originale  ;  les  impressions 
de  cinquante  années  de  voyages  et  d'observations  curieuses 
ont  formé  les  Chroniques. 

Ce  serait  le  juger  légèrement  et  lui  faire  tort  que  de 
réduire  le  mérite  de  ses  descriptions  à  la  vivacité  du  coloris, 
et  de  ne  voir  en  lui  qu'un  peintre  de  brillantes  apparences. 
Sous  cette  richesse  de  couleurs  qui  d'abord  nous  frappe,  on 
distingue  sans  peine  un  exposé  clair  et  raisonné  des  événe- 
ments, l'intelligence  des  effets  et  des  causes  :  l'imagination 
n'entre  pas  seule  en  exercice,  sa  verve  est  réglée  par  un 
esprit  judicieux  et  pénétrant.  Prenons  pour  exemple  le  récit 
des  batailles.  Froissart  rend  avec  énergie,  avec  une  farie  de 
pinceau  digne  d'un  vrai  poëte,  l'aspect,  le  bruit,  la  confusion 
des  vastes  actions  guerrières  ;  les  plus  belUqueuses  Chansons 
de  Gestes,  dont  il  s'inspire  évidemment,  pâlissent  d(^vant  le 
superbe  éclat  de  ses  larges  et  puissantes  descriptions  char- 
gées d'incidents,  compliquées  d'épisodes.  On  est  ébloui  et 
assourdi  ;  on  reçoit  le  choc  violent  de  la  sensation  du  champ 
de  bataiUe  livré  à  la  tempête  des  courages  effrénés,  au 
désordre  sanglant  des  dcslruclions  héroïques  :  mais  on  ne 
tarde  pas  à  discerner,  cà  travers  le  fracas  de  la  mêlée,  les 
grandes  lignes  du  combat,  les  progrès  ou  le  recul  des  deux 
armées,  les  péripéties  de  l'action  et  les  manœuvres  déci- 
sives. A  Crécy,  il  suffit  de  considérer  la  belle  ordonnance 
des  Anglais,  leurs  habiles  dispositions,  l'aplomb  de  leurs 
troupes  disciplinées,  pour  comprendre  qu'ils  doivent  facile- 
ment vaincre  le  désarroi  des  Français.  De  même  à  Poitiers 
où  tous  les  avantages,  sauf  celui  du  nombre,  sont  de  leur 
côté  :  Ijien  postés,  bien  commandés,  ils  savent  faire  la 
guerre,  ils  se  battent  avec  méthode,  avec  des  armes  perfec- 
tionnées contre  un  adversaire  brave,  mais  négligent  et 
arriéré,  qui  en  est  encore  à  la  tactique  usitée  an  temps  des 
croisades  ' . 

1.  Dans  son  Ilisluire  de  du  Giicscd'/t  (1876),  M.  Saitite-Luce  a  très-bien 
expliqué  les  causes  multiples  qui  ont  donné  aux  Anglais  une  supériorité  si 


LES    MÉRITES   ET   LES   DÉFAUTS   DE   FROISSART.        253 

Deux  causes  nous  expliquent  la  victoire  de  Cocherel  rem- 
portée par  du  Guescliu  huit  ans  après  la  défaite  de  Poitiers  : 
d'abord,  le  meilleur  armement  défensif  des  Français  qui 
les  protège  contre  les  terribles  archers  d'Angleterre,  puis  la 
ruse  de  guerre  imaginée  par  le  connétable  pour  tromper 
l'ennemi  et  l'engager  dans  une  fausse  manœuvre.  A  Rose- 
becque,  en  1382,  Olivier  de  Clisson,  formé  à  l'école  de 
du  Guescliu,  réussit  par  une  tactique  savante  ;  il  charge  les 
Flamands  de  front  et  de  flanc  tout  ensemble,  et  les  enfonce 
malgré  leur  solidité.  Ce  commencement  ou  cette  renaissance 
de  l'art  de  la  guerre  est  très-sensible  dans  les  récits  de 
Froissart,  et  l'intelligence  de  ce  progrès  est  elle-même  un 
progrès  notable  accompli,  grâce  à  lui,  dans  la  chronique. 

La  langue  française,  cultivée  par  trois  siècles  de  poésie, 
se  prêtait  dès  lors  plus  facilement  aux  exigences  du  récit  et 
de  la  description  :  elle  fournissait  au  chroniqueur  un  ample 
trésor  d'expressions  vives  et  pittoresques.  C'est  toujours 
la  partie  descriptive  du  vocabulaire  qui  se  complète  la  pre- 
mit're  dans  les  idiomes  en  formation;  celle  qui  sert  à  ex- 
primer les  notions  abstraites  et  les  idées  générales  s'achève 
bien  plus  lentement.  Pour  qu'elle  se  constitue,  il  faut  que 
l'esprit  public,  aifermi  lui-même  et  développé  par  la  science, 
par  la  haute  littérature,  par  la  pratique  des  affaires,  ait  eu  le 
temps  de  parvenir  à  sa  maturité.  Ni  le  génie  de  Froissart,  ni 
l'état  encore  imparfait  de  la  langue  française  au  xiT  siècle 
ne  comportaient  cette  élévation  de  la  pensée ,  ce  sérieux  du 
style  qui  caractérisent  l'histoire  politique  ou  philosophique  ; 
notre  chroniqueur,  qui  excelle  h  conter  et  h  peindre,  n'essaie 

constante  et  si  marquée  sur  les  Français  du  xive  siècle.  —  T.  I^r,  ch.  vi, 
p.  143-183.  —  Parmi  les  observations  que  suggèrent  à  Froissart  les  récents 
progrès  de  l'art  militaire  chez  les  Anglais,  en  voici  une  qui  nous  a  semblé 
digne  d'être  notée.  Ils  emmenaient  avec  eux,  k  la  suite  de  leurs  troupes, 
un  train  des  équipages,  des  escouades  d'ouvriers  spéciaux  et  pour  ainsi 
dire  un  corps  du  génie:...  «  et  quand  ils  trouvoient  un  pont  deffait  sur  quel- 
que rivière  que  ce  fût,  ils  avoient  avec  eux  ouvriers  et  charpentiers  qui 
tantosl  en  avoient  ouvré  un  et  charpenté  ;  car  ils  avoient  gens  de  tous 
offices  amenés  avec  eux,  d'Angleterre.»  —  Edit.  Buchon,  t.  II,  I.  I*"", 
2'-  iiarlie  (1373),  ch.  clxxiv,  p.  G84. 


254  l'histoire   au    XIV''    SIÈCLI'. 

pas  de  forcer  son  talent  ni  d'en  sortir  ;  quand  il  se  mêle  de 
juger  et  de  raisonner,  ce  qui  devient  plus  fréquent  à  mesure 
qu'il  vieillit,  ses  réflexions  ne  dépassent  guère  le  cercle  étroit 
et  banal  des  maximes  populaires  ou  des  proverbes. 

Reconnaissons 'toutefois  qu'il  fait  preuve  de  sagacité  po- 
litique en  plus  d'une  circonstance,  notamment  au  sujet  des 
insurrections  qui  éclatèrent  presque  simultanément  chez  les 
grandes  nations  de  l'Occident  au  xiv'^  siècle  :  il  saisit  à  mer- 
veille le  concert  et  le  but  commun  de  ces  revendications 
des  faibles  et  des  opprimés  ;  il  montre  les  conséquences  d'un 
succès  possible,  et  la  gravité  d'une  crise  qui  ébranlait  jusque 
dans  ses  fondements  l'édifice  de  la  féodalité  ^ .  Pour  être  plus 
qu'un  chroniqueur,  pour  atteindre  à  la  hauteur  de  l'histoire 
et  remplir  l'étendue  des  obligations  attachées  h  cette  noble 
et  difficile  entreprise,  il  n'a  manqué  vraiment  à  Froissart, 
observateur  si  intelligent  des  choses  de  la  politique  et  de 
la  guerre,  que  de  vivre  dans  un  siècle  plus  éclairé,  dans  une 
civilisation  supérieure,  de  manier  une  langue  plus  correcte  et 
plus  ferme  ;  en  un  mot,  d'être  lui-même  soutenu  par  le  pro- 
grès général  des  esprits,  par  toutes  les  forces  morales  et 
littéraires  de  la  société  contemporaine. 

L'antiquité  ne  lui  a  été  d'aucun  secours  ;  il  la  connaissait 
sans  doute,  puisqu'il  cite  Platon,  Boëce,  Aristote,  Orphée, 
Papinien  dans  ses  poésies  ;  mais  cette  science  était  superficielle 
et  vague,  et  l'on  n'avait  alors  ni  l'idée  ni  l'art  de  féconder 
l'étude  des  anciens  par  une  habile  imitation.  Si  l'on  excepte 
Jean  Lebel,  les  chroniqueurs  ses  devanciers  ou  ses  contempo- 
rains, français,  latins  ou  étrangers,  qui  avaient  touché  aux 
sujets  traités  par  lui,  ne  l'ont  pas  aidé  davantage.  Il  ne 
doit  rien  aux  historiens  d'Angleterre,  Orderic  Vital,  Guillaume 
de  Malmesbury,  Mathieu-Pàris,  Guillaume  de  Neubridge, 
Roger  de  Hoveden.  La  chi'oniquc  de  Villani,  qu'il  aur;iit 
pu  consulter  à  Florence  en    L'ÎGO,  ne  lui  a  été   d'aucune 


1.  I,.  Il,  fil.   ItiO,    107,    108,   110,    \\-2,   1^28,   loi,  159,   187.    (Edition 
UiiclioiiJ 


LES   MERITES    ET   LES   DEFAUTS   DE   FROISSART.        2d5) 

utilité*;  il  paraît  n'avoir  connu  ni  Rodrigue  Ximénès 
archevêque  de  Tolède,  qui  écrivit  en  latin  au  xni"  siècle 
les  campagnes  du  roi  de  Castille,  saint  Ferdinand,  contre  les 
Maures,  ni  Ramon  Muntaner,  auteur  d'une  Histoire  des  rois 
d'Aragon  en  catalan,  ni  don  Pedro  Lopez  de  Ayala,  imitateur 
de  Tile  Live,  qui  rédigea  en  espagnol  à  la  fin  du  xiV  siècle, 
les  guerres  de  Henri  de  Transtamare.  Ses  mérites,  comme  ses 
défauts,  sont  donc  bien  à  lui. 

Une  just(!  popularité,  nous  l'avons  dit,  s'était  de  bonne 
heure  attachée  à  son  œuvre  et  ta  son  nom  ;  les  chroniqueurs 
qui  lui  succèdent,  au  xv"  siècle,  s'empressent  de  lui  rendre 
hommage  et  de  reconnaître  son  autorité.  Jean  de  Wavrin 
le  copie  en  le  continuant;  Monstrelet  le  cite  au  début  de  sa 
chronique  en  lui  promettant  une  gloire  immortelle.  Au  siècle 
suivant,  Octavien  de  Saint-Gelais,  Guillaume  Dubellay  et 
l'Hôpital  le  célèbrent  dans  leurs  vers  ;  Montaigne  l'apprécie 
dans  ses  Essais,  Gabriel  Naudé  vante  son  élégance  et  sa  pé- 
nétrante curiosité;  Henri  VRI  le  fait  traduire  en  anglais. 
Depuis  ce  temps  jusqu'à  nos  jours,  cette  rapide  célébrité  n'a 
point  subi  d'écUpses.  Les  éditions  françaises  et  les  traduc- 
tions étrangères  se  sont  multipliées-;  La  Curne  de  Sainte- 
Palaye  au  wni*^  siècle  écrivit  sur  les  quatre  livres  de  notre 
chroniqueur  un  savant  commentaire;  Dacier  en  préparait 
une  édition  critique  lorsque  la  révolution  éclata.  Dans  notre 
siècle,  où  le  moyen  âge  a  excité  des  sympathies  si  vives, 
soutenues  d'une  science  si  exacte  et  si  profonde,  Froissart 
ne  pouvait  manquer  d'attirer  l'attention  toute  spéciale  des 
érudits  :  nous  avons  vu  de  quels  travaux  remarquables  il 
est  en  ce  moment  l'objet. 

1.  Froissart  avilit  quinze  ans  lorsque  Villani  mourut. 

2.  Voici  la-  liste  des  principales  éditions  de  Froissart  publiées  au 
xvi«  siècle  :  la  1"  parut  chez  Antoine  Vérard,  en  caractères  gothiques, 
3  vol.  in-fo,  (Paris,  sans  date);  la  2'',  gothique  aussi,  en  2  vol.,  chez  Mi- 
chel Lenoir  (Paris,  15  juillet  1505);  la  3*^,  gothique  encore,  en  3  vol.  est 
de  1530  (Paris);  la  4«,  en  caractères  romains,  parut  à  Lyon,  de  1559  à 
1561,  sous  Henri  II,  par  les  soins  de  Denis  Sauvage  historiographe  de 
France  ;  une  5^  et  une  C«  éditions  se  suivirent  de  près  en  1573  et  1574.  — 
Voir  Huchon.  t.  III.  ji.  37'»  (édit.  de  1835). 


CHAPITRE  IV 


LES   MÉMOIRES    DE    COMINES.  —  COMMENCEMENTS   DE   LA   PHILO- 
SOPHIE  DE   l'histoire 


Nombreux  chroniqueurs  dans  la  première  moitié  du  xv*  siècle. 
Formes  variées  de  leurs  chroniques.  —  Principaux  successeurs 
eL  continuateurs  de  Froissart.  Les  bourguignons  et  les  français: 
Monstrelet,  Chastelain ,  Juvénal  des  Ursins,  Christine  de  Pisan,  etc. 
—  Vie  de  Comines.  Découvertes  récentes  dues  à  M.  Kervyn  de 
Lettenhove.  —  Mémoires  de  Comines  :  trait  distinctif  de  son  génie 
d'historien.  —  Analyse  des  maximes  les  plus  saillantes  et  dos 
réflexions  les  plus  profondes  où  se  révèle  l'originalité  de  son  es- 
prit politique.  —  En  quoi  son  style  diffère  du  style  de  ses  illustres 
devanciers,  Froissart,  Joinville  et  Yillehardouin.  —  Résumé  de 
l'étude  consacrée  aux  origines  de  l'histoire,  sous  forme  française, 
depuis  le  commencement  du  xii^  siècle  jusqu'aux  temps  mo- 
dernes. 


On  ne  compte  guère  moins  de  trente  chroniques  dans 
la  première  moitié  du  xy"  siècle,  entre  l'époque  de  Froissart 
et  celle  de  Comines  :  ce  grand  nombre  de  récits  atteste  l'im- 
portance et  la  variété  des  événements  qui  en  forment  la 
matière.  Une  autre  cause  peut  nous  expliquer  ce  mouvement 
croissant  de  curiosité  sérieuse,  cette  ardeur  des  écrivains  à 
s'occuper  des  affaires  générales  :  c'est  le  succès  même  ob- 
tenu par  Froissart,  la  vogue  de  ses  chroniques,  la  gloire  qui 
rejaillit  d'une  si  noble  entreprise  sur  la  profession  de  chro- 
niqueur. Les  indiciaires  ou  historiographes  ont  pris  rang  et 
se  sont  établis  dans  la  haute  domesticité  des  princes  et  des 
seigneurs  ;  leur  crédit  monte,  leur  situation  se  relève.  La 
plupart  occupent  des  emplois  honorables,  quelques-uns  sont 
gentilshonnnes ;  ceux  (|ui  vivent  iiidi-pcndaiils  de  tout  patro- 


LES  DEVANCIERS  ET  LES  CONTEMl'ORAÎNS  DE  COMINES.     257 

nage  princier  sont  de  bons  bourgeois.  Il  est  visible  que 
riiistoire  est  en  faveur  et  en  progrès. 

Dans  les  siècles  précédents,  nous  a^ons  \n  trois  pro- 
^inces,  la  Normandie,  la  Flandre,  la  Champagne,  de^eni^ 
comme  autant  de  centres  privilégiés  des  études  historiques  et 
produire,  h  elles  seules,  presque  toutes  les  œuvres  que  nous 
avons  signalées  :  au  xv"  siècle,  l'histoire  adopte  les  divisions 
bientrancliées  de  la  politique  ;  l'ensemble  de  nos  clu'oniqueurs 
se  partage,  avec  tout  ce  qui  possède  alors  quelque  influence, 
en  deux  camps  opposés  et  passe  au  service  du  roi  de  France 
ou  sous  la  bannière  de  Bourgogne.  La  balance  des  forces 
s'établit  entre  les  écrivains  comme  entre  les  Etats.  Comines, 
transfuge  du  camp  bourguignon,  a  rompu  l'équilibre  au 
profit  de  notre  gloire  et  a  mis  de  notre  côté  le  poids  de  son 
génie  et  de  son  nom.  Au  premier  coup  d'œil  jeté  sur  ces  com- 
pilations utiles,  estimables,  accumulées  dans  l'interrègne  qui 
sépare  toujours  l'apparition  de  deux  talents  supérieurs,  on 
aperçoit  bien  vite  certains  signes  précurseurs  des  innovations 
que  doit  apporter  l'avenir.  C'est  d'abord  l'usage  plus  fréquent 
des  docimients  publics,  et  comme  le  pressentiment  de  leur 
importance  :  témoin  la  chrcjnique  de  Monstrelet,  précieuse 
surtout  et  curieuse  grâce  aux  discours,  lettres,  actes  publics 
et  pièces  officielles  dont  elle  est  remplie.  Une  autre  nouveauté 
moins  heureuse  est  l'emploi  du  style  pédantesque,  l'abus  des 
doctes  citations  et  de  la  morale  à  outrance,  le  plagiat  mala- 
droit de  l'antiquité.  Ce  mal,  déjà  sensible  dans  la  Vie  de 
Charles  V  par  Christine  de  Pisan,  n'a  pas  encore  gagné 
tout  le  monde  ;  la  contagion  du  mauvais  goût  emphatique 
n'est  encore  qu'à  ses  débuts. 

Les  œuvres  historiques  de  ce  temps-là  se  produisent  sous 
des  formes  assez  variées  :  on  y  rencontre  des  chroni(|ues  gé- 
nérales, des  mémoires  particuliers,  des  biogr.iphies  et  quel- 
ques journaux.  Les  chroniques  sont  composées,  le  plus  sou- 
vent, à  l'aide  des  documents  fournis  par  les  registres  des 
chancelleries  royales  ou  seigneuriales  ;  les  mémoires  ont  bien 
rarement  un  caractère  personnel,  autobiograplùque,  car  le 

17 


2o8     LES  DEVANCIERS  ET  LES  CONTEMPORAINS  DE  COMINES. 

héros  de  l'histoire  est  presque  toujours  suppléé,  dans  le  soin 
de  les  écrire,  par  un  secrétaire,  un  confident  ou  un  admira- 
teur. Les  Mémoires  seuls  de  Comines  ont  pour  auteur 
l'homme  d'action  qu'ils  nous  font  connaître,  et  c'est  le  prin- 
cipe de  leur  supériorité.  Certaines  biographies,  comme  celle 
du  maréchal  de  Bouciquaut  ou  de  messire  Jacques  de  La- 
laing,  ou  même  celle  de  Cluu'les  Y,  par  Christine  de  Pisan, 
tournent  volontiers  au  panégyrique,  au  roman  ou  au  traité 
de  morale;  certaines  chroniques,  au  contraire,  rédigées  sans 
prétention  par  quelques  bourgeois  oljscurs,  spectateurs  at- 
tentifs des  choses  de  leur  temps,  nous  présentent,  sous  une 
forme  naïve,  plus  d'une  observation  pénétrante,  plus  d'un 
détad  expressif  et  saisissant  :  elles  marquent  le  début  d'un 
genre  semi-littéraire,  semi- historique,  appelé  à  de  grands 
succès  de  curiosité  et  d'indiscrétion.  C'est  le  Journal,  qui  date 
des  règnes  de  Charles  VI  et  de  Charles  VII;  il  est  suivi  de  la 
Chronique  scandaleuse,  sous  Louis  XI;  déjà  le  Parisien  du 
xiv''  siècle,  prédécesseur  de  l'Estoile  et  de  l'avocat  Barbier, 
ne  peut  se  tenir  de  gloser  à  son  aise  sur  les  affaires  pu- 
bliques et  sur  les  scandales  privés  ;  la  main  lui  démange,  il 
couctie  par  écrit,  cliaque  soir,  à  huis  clos,  ses  réilexions  sati- 
riques, ses  informations  les  plus  piquantes,  en  se  réjouissant 
à  l'idée  du  beau  bruit  que  toutes  ces  révélations,  publiées 
lors(pi'il  n'y  sera  plus,  feront  un  jour  dans  la  postérité.  L'im- 
portance de  l'anecdote  ou  du  comméi-age  historique  va  com- 
mencer. 

Essayons  de  mettre  quelque  ordre  parmi  ces  éléments  un 
peu  confus  de  l'histoire  contemporaine  ;  montrons  conmient 
il  est  possible,  en  les  réunissant  selon  leui's  aflhiités,  d'en 
faire  soi'tir  un  tableau  vrai  de  la  société,  et  de  remplir, 
avec  cette  aljondance  de  ressources,  l'intervalle  qui  sépare 
les  Chroni(pies  de  Froissai't  des  Mémoires  de  Comines. 


MONSTRELET.  239 


Formes  diverses  des  œuvres  historiques  du  XV<"  siècle.  —  Chroniques, 
Biographies,  Mémoires  et  Journaux.  —  Les  Bourguignons  et  les 
Français. 

De  Charles  VI  à  Louis  XII,  les  chroniques  générales  se 
succèdent  sans  inlerruplion  ;  sur  plus  d'un  point  elles  s'accu- 
mulent, se  confirment  ou  se  contrùk;nt  réciproquement  ;  cette 
suite  d'informations,  très-diverses  de  provenance  et  de  ca- 
ractère, est  la  base  d'une  histoire  complète  du  xv"  siècle. 
L'exact  Monstrelet  débute  oii  s'arrête  Froissart,  en  1400; 
sa  lourde  chronique,  si  peu  semblable  à  l'œuvre  de  son  de- 
vancier, contient  deux  livres  dont  le  premier  finit  en  1422, 
et  le  second  en  14 M.  Elle  s'ouvre  par  un  long  prologue  où 
l'auteur  traduit  avec  une  diirusion  triviale  et  monotone  les 
réflexions  préliminaires  du  Catilina  de  Salluste  :  c'est  la 
marque  du  pédantisme  à  la  mode.  Monstrelet,  qui  mourut 
en  14i);3,  était,  en  lUi,  prévôt  de  Cambrai;  aussi  se  range- 
t-il  du  côté  bourguignon,  dont  il  défend  les  intérêts  avec 
chaleur  :  il  a  dit  lui-même  qu'il  sortait  ((  d'une  noble  géné- 
ration. »  Ses  ancêtres  furent,  sans  doute,  les  sires  de  Mons- 
trelet en  Ponthieu;  l'un  d'eux  figure  dans  l'histoire  à  la 
date  de  1125.  On  a  de  lui  sept  manuscrits  à  la  Biljliothèque 
Nationale  et  deux  k  l'Arsenal  :  les  principales  éditions  de  ses 
œuvres,  antérieures  k  celle  de  Buchon',  sont  de  1512,  1518, 
1572,  1595,  1603;  la  plus  récente  et  la  meilleure  est  celle 
qu'a  publiée  la  Société  de  l'Histoire  de  France,  en  1857  ^ . 

Continuateur  de  Froissart,  Monstrelet  est  continué  lui- 
même  par  Mathieu  d'Escouchy  ou  de  Coucy,  qui  porte  la 
clu'onique  de  1444  à  1461.  Il  semble  qu'en  histoire  comme  en 
politi(pie  on  ait  à  cœur  de  différer  de  ceux  que  l'on  remplace  : 
Malliieu  de  Coucy  se  distingue  de  son  devancier  par  ini  esprit 


1.  Celle  de  Biichon,  publiée  avec  un  niénioiie  de  Daciei-,  est  de  182G. 

2.  Édition  de  M.  L.  Douët  d'Arcq. 


260      LES  DEVANCIERS  ET  LES  CO.NTEM  PORAINS  DE  COMINES. 

tout  contraire  et  par  un  meilleur  style.  11  est  du  parti  fran- 
çais; il  a  du  naturel,  de  la  vivacité  et  même  de  la  couleur, 
ce  qui  ne  l'empcclie  pas  de  se  montrer  aussi  curieux  des 
documents  originaux  que  l'est  Monstrelet.  Une  certaine  phi- 
losophie de  l'histoire,  ébauchée  en  quelques  traits  rapides, 
paraît  chez  lui  comme  chez  la  plupart  des  chroniqueurs  con- 
temporains :  s'il  écrit,  dit-il,  c'est  dans  un  dessein  de  mo- 
ralité et  d'édification,  pour  louer  la  vertu,  encourager  la. 
loyauté,  en  faisant  voir  qu'un  Dieu  gouverne  le  monde  et 
manifeste  sa  providence  par  le  cours  réglé  des  événements. 
Cette  idée  d'une  action  supérieure  et  providentielle,  dont  les 
effets  se  révèlent  à  la  lumière  de  l'histoire,  n'est  pas  rare  au 
XY*  siècle;  elle  se  produit,  pour  ainsi  dire,  partout,  et  nous 
la  retrouverons  dans  Comines  exprimée  avec  la  hauteur  de 
vues  et  la  précision  judicieuse  qui  caractérisent  ce  grand  es- 
prit. Mathieu  de  Coucy,  né  en  1-420,  an  Quesnoy,  en  Hainaut, 
était  de  noble  race,  du  côté  maternel;  sa  famille  possédait, 
en  Picardie,  le  fief  de  Couchiz  ou  d'Escouchiz,  dont  elle  avait 
pris  le  nom.  Parmi  ses  ancêtres  paternels,  qui  habitaient  Pé- 
ronne,  on  trouve  un  mayeur,  un  avocat,  un  échevin,  un 
écuyer  ;  lui-même  fut  échevin  et  prévôt  de  Péronne  en  ]  ioO, 
Il  était  à  la  bataille  de  Montlhéry  dans  l'armée  royale,  en  1 4Go  ; 
on  le  nomma  procureur  du  roi,  h  Saint-Quentin,  en  1 467,  et 
Louis  XI  compléta  sa  demi-noblesse  par  un  anobhssement, 
en  1474.  Mathieu  de  Coucy  avait  eu  l'iutention,  demeurée 
sans  effet,  d'écrire  Tliistoire  de  ce  prince  :  il  eût  été  intéres- 
sant de  comparer  son  récit  à  celui  de  Comines.  La  Société 
de  THistoire  de  France  a  publié  sa  chronique  en  1863'. 

La  même  année,  ^l.  Kervyn  de  Lettenhove  donnait  une 
édition  des  Cla'0)iiqi(es  de  Geoi^ges  CJiastelain,  déjà  puljliées 
parBuchon  en  182o  :  ce  récit,  qui  embrasse  à  peu  près  la 
même  période  que  les  deux  précédents,  s'étend  de  1 419  à 
1-470.  Mais  nous  en  possédons  seulement  une  esquisse;  plu- 
sieurs des  sept  livres  qui  le  composent  n'existent  plus  qu'en 

1.  Édition  de  M.  de  Bcaumont. 


CHASTELAIN    ET    MOLINET.  261 

IVagmenLs.  Cliaslol.-iin,  dont  nous  avons  (l(''j;i  parlé*,  s'appe- 
lait ToUin  (lo  son  vrai  nom  ;  ses  doctes  amis  le  surnommèrent 
Castellanus.  ^'é  on  lit)o,il  lut  successivement  écuyer  panne- 
tier  (lu  duc  de  Bourgogne  avec  Olivier  de  la  Marche,  en  14i7, 
ambassadeur,  conseiller  du  prince,  liistoriographe  ou  indi- 
ciaire  aux  appointements  de  six  cent  cinquante-sept  livres 
par  an-,  il  rédigea  sa  chronique  à  partir  de  1460,  en  se 
faisant  aider  par  Molinet,  et  mourut  en  1475.  On  a  plus 
de  cent  manuscrits  de  ses  œuvres  diverses,  parmi  les- 
quelles se  trouvent  Quatre  mystères,  dont  un  roule  sur  la 
paix  de  Péronne.  La  Chronique  du  bon  chevalier  messire 
Jacques  de  Lalaing  est  de  lui.  C'est  un  roman  historique,  à 
rapprocher  du  Petit  Jehan  de  Saintré,  et  des  Mémoires  de 
Bonciquaut  :  l'auteur,  se  proposant  d'exalter  les  vertus  che- 
valeresques qui  ilorissaient  en  Hainaut  et  de  peindre  un  guer- 
rier accompU,  prend  pour  modèle  et  pour  type  un  chevalier 
contemporain,  un  héros  déjc'i  populaire,  dont  il  idéalise  le 
personnage. 

Les  deux  collaborateurs  de  Chastelain,  ^lolinet  et  Olivier 
de  la  Marciie,  rédigèrent  aussi  des  clu'oniques  ou  des  mé- 
moires en  leur  nom  personnel.  La  Chronique  de  Molinet,  en 
trois  cent  quarante  et  un  chapitres,  fait  suite  à  celle  de  Chas- 
telain et  se  termine  à  l'année  loOri  :  Mohnet,  qui  avait  suc- 
cédé à  Chastelain  dans  l'office  d'historiographe  des  ducs  de 
Bourgogne,  a  considéré  comme  un  devoir  de  sa  charge  de  con- 
tinuer celui  qu'il  remplaçait.  11  a  recueilli,  lui  aussi,  des 
pièces  originales  et  intéressantes;  mais  sa  narration  est 
lourde,  diffuse,  remplie  de  pédantisme,  et  sa  prose  ne  dément 
pas  la  réputation  de  ses  vers.  Quelquefois,  entraîné  par 
le  cours  rapide  des  événements,  il  se  dégage  des  pesan- 
teurs de  son  style  boursoullé  ;  le  récit  devient  alors  simple  et 


1.  Page  149. 

2.  Dans  les  comptes  des  ducs  de  Bouri^ogne,  k  la  date  de  1447,  Olivier 
de  la  Marche,  plus  jeune  que  Chastelain,  ligure  avec  un  traitement  de  3  sels 
par  jour  ;  à  côté  de  lui,  le  roi  des  rihauds  touche  les  mêmes  gages,  et  un 
ancien  joueur  de  farces,  Michaut  Taillevent,  reçoit  6  sols. 


2«2      LES  DEVANCIERS  ET  LES  CONTEMPORAINS  DE  COMINES. 

facile,  pour  retom])cr  l)ien  vite  dans  ses  habitudes  de  redon- 
dance emphatique.  On  pren(h'a  une  idée  de  l'extravagante 
rhétorique  de  cet  écrivain  en  lisant  les  deux  prologues  qu'il  a 
mis  en  tète  de  sa  chronique  :  l'écolier  limousin,  dont  s'est 
moqué  Pantagruel,  n'est  pas  plus  ridicule.  Avec  son  emploi 
d'historiographe  de  Bourgogne,  Molinet  cumulait  le  titre  de 
bibliothécaire  de  Marguerite  d'Autriche,  gouvernante  des 
Pays-Bas;  il  mourut  en  1507,  à  Valeneiennes,  dans  son  cano- 
nicat  de  l'église  collégiale  de  cette  ville  ' . 

Olivier  de  la  Marche,  moins  jeune  que  Molinet,  a  laissé 
des  Mémoires  qui  nous  semblent  supérieurs  à  la  chronique 
de  celui-ci  :  ils  sont  en  deux  livres,  formant  un  total  de  cin- 
quante-trois chapitres,  et  s'étendent  de  l-43o  à  1 489.  Le  pre- 
mier livre,  le  plus  long  des  deux,  a  été  revu  par  l'auteur;  le 
second  est  inachevé  et  assez  confus.  Olivier  de  la  Marche  a 
plus  de  simplicité,  écrit  plus  naïvement  que  le  docte  Molinet  ; 
c'est  un  homme  de  gnerre  et  non  un  pédant.  S'il  avait  plus 
de  génie,  on  pourrait  le  comparer  à  Comines.  Le  duc 
Maximilien,  époux  de  Marie  de  Bourgogne,  l'avait  chargé 
d'élever  son  fils,  Philippe  le  Beau,  qui  régna  sur  l'Espagne  et 
fut  le  père  de  Charles-Quint  :  c'est  pour  ce  prince  surtout 
qu'Olivier  écrivit  ses  Mémoires,  où  dominent,  comme  dans 
Froissart,  mais  avec  beaucoup  moins  d'éclat,  les  descriptions 
de  fêtes  et  de  batailles  et  la  peinture  des  mœurs  chevale- 
resques - .  L'ensemble  des  informations  laissées  parles  écrivains 
du  parti  bourguignon  comprend  encore  les  Mémoires  de  Jacques 
du  Clercq  et  la  Chronique  de  le  Fèvre  de  Saint-Remy.  Ces 
deux  chroniqueurs  étaient  des  personnages  à  peu  près  du 


1.  On  a  deux  manuscrits  de  sa  chronique  à  la  Bibliothèque  Nationale 
(Fonds  de  Sorbonne).  Buchon  l'a  publiée  pour  la  première  fois  en  1827. 
—  Collection  des  chroniques  de  Bourgogne,  t.  \LI1I-\LV1I. 

2.  Voyez,  plus  haut,  p.  148.  Les  mémoires  d'Olivier  de  la  Marche  ont  été 
publiés  plusieurs  fois,  en  15(52,  ISOO,  IIJIO,  1643,  et,  de  notre  temps,  dans 
la  collection  Petitot,  et  dans  celle  de  Michaud  et  Poujoulat  (t.  III,  édit.  de 
1834).—  Ces  mémoires  sont  suivis  d'un  Estât  de  lu  maison  de  Charles  le 
Hardy,  qui  nous  décrit  fort  minutieusement  l'opulente  constitution  d'une 
maison  princière  au  xv<^  siècle.  Bien  de  plus  instructif  que  cette  description. 


JACQUES    DU    CLERCn,    LH    FÈVUE    DH  SAINT-REMY.         26;j 

même  rang-  qu'Olivier  de  la  Marche,  Cliaslelain,  Monslrelet, 
soumis  aux  mêmes  influences,  placés  dans  de  semhlabk^s 
conditions  de  savoir  et  d'impartialilé.  Du  Clercq,  né  en  i  i2i, 
fut  conseiller  de  Philippe  le  Bon  en  la  chàtellenie  de  Douai, 
Lille  et  Orchies;  Jean  le  Fèvre,  seigneur  de  Saint-Remy  et 
d'Avesnes,  porta  aussi  le  titre  de  conseiller  et  de  héraut  du 
duc  de  Bourgogne,  et  l'ut  créé  ptir  ce  dnc  chevalier  et  premier 
roi  d'armes  de  la  Toison  d'or,  dès  l'institution  de  cet  ordre, 
en  li29.  11  eut  pour  successeur,  dans  cette  dignité  de  pre- 
mier roi  d'armes,   le  clironiqueur  Georges  Chastelain. 

Les  Mémoires  de  du  Clercq  commencent  en  1  '<  'i8et  finissent 
à  la  mort  (1(^  Philippe  le  Bon,  en  li67.  Nous  ne  les  possédons 
pas  en  entier  :  longtemps  oubliés  dans  les  manuscrits  de  la 
bil)liotlièque  d'Arras,  on  les  mutila  en  les  imprimant,  en  1785, 
sous  prétexte  qu'ils  s'accordaient  sur  plus  d'un  point  avec  les 
récits  d'Olivier  de  la  Marche,  et  que  ces  renseignements  de 
surcroit  étaient  inutiles.  L'original  ayant  disparu,  nous 
sommes  réduits  aux  fragments  conservés  dans  la  première 
édition.  Le  tout  forme  cinq  livres  composés  d'un  petit  nombre 
de  chapitres.  Du  Clercq  avait  l'esprit  pénétrant,  tourné  à 
l'cjbservation  des  mœurs  et  des  usages  contemporains  ;  ses 
mémoires,  tout  morcelés  qu'ils  sont,  contiennent  plus  d'un 
détail  intéressant.  La  Chronique  du  sieur  de  Saint-Remy, 
en  cent  quarante  chapitres,  précédés  d'un  prologue  oii  l'on 
invoque  la  <(  très-sainte  et  excellente  Trinité,  »  remonte  jus- 
qu'cà  l'année  1-407  et  se  termine  en  1 436  :  le  style  en  est  pesant 
et  difTus,  comme  celui  de  Monstrelet;  l'ouvrage  tire  tout  son 
prix  des  pièces  originales  qui  s'y  trouvent  intercalées.  On  a 
deux  manuscrits  de  cette  CIn'oniqne  [)ubliée  pour  la  première 
fois  piir  le  Laboureur  au  xvn"  siècle  ' . 


1.  Bibliothèque  Nationale,  ancien  fonds,  n"  98fi9:  —  Nous  citerons  ici, 
comme  se  lattacliant  au  groupe  l)Ourguii;non,  le  chroniqueur  Jeiian  de 
Wavrin,  seigneur  du  Forestel,  transfuge  du  parti  français,  qui  ligure  en 
1462  parmi  les  chevaliers  et  les  chambellans  du  duc  de  Bourgogne.  11  était 
bâtard  de  Robert  de  Wavrin  tué  sous  le  drapeau  français  en  1415  à 
Azincourt.  Il  lit  en  six  livres  une  chronique  d'Angleterre,  où  remontant  à 


264      LES  DEVANCIERS  ET  LES  CONTEMPORAINS  DE  COMINES. 

Pendant  qne  les  écrivains  du  parti  bourguignon  racontaient 
les  liants  faits  d'une  politique  dont  ils  servaient  les  desseins, 
l'histoire  de  France  proprement  dite  n'était  pas  négligée  par 
les  amis  de  la  cause  royale  et  nationale.  Témoins  des  crises 
suprêmes  du  royaume ,  admirateurs  sincères  de  l'héroïsme 
qui  sauva  l'indépendance  de  la  patrie,  conseillers  de  la  sage 
politique  qui  guérit  des  blessures  invétérées,  les  chroni- 
queurs français  observaient  avec  une  curiosité  pleine  d'émo- 
tion la  l'ace  changeante  des  événements,  ces  graves  et 
brusques  péripiHies  de  nos  destinées  qui,  après  avoir  précipité 
la  nation  dans  un  abime,  l'en  relevèrent  par  un  miracle  ines- 
péré. Nous  trouvons  donc  aussi,  de  ce  côté,  une  suite  de  récits 
et  de  réflexions  qui  se  développe  en  regard  des  chroniques 
bourguignonnes,  qui  les  rectifie,  les  contredit  ou  les  com- 
plète. L'histoire  se  partage,  comme  la  puissance  pobtique, 
au  xv"  siècle  :  Louis  XI  et  Comines  ont  assuré  une  double 
victoire  au  parti  IVançais. 

Rappelons  d'abord  que  les  Grandes  Chroniques,  sécularisées 
depuis  le  règne  de  Charles  Y,  confiées  à  des  rédacteurs  choi- 
sis par  le  roi,  se  continuaient  non  plus  à  Saint-Denis,  mais  à 
la  cour,  ou  du  moins  sous  son  inspiration  directe  :  elles  ne 
prennent  fin  qu'à  l'avènement  de  Louis  XI,  et  constituent 
jusqu'à  cette  époque,  comme  dans  les  siècles  précédents,  la 
base  essentielle  de  l'histoire  de  France.  Les  faits  qu'elles  ex- 
posent, tantôt  d'un  style  sec,  tantôt  avec  de  minutieux  dé- 
tails, sont  racontés  plus  librement  dans  de  nombreux  récits 
pleins  d'impressions  toutes  personnelles,  où  l'aspect  vivant 
de  ces  temps  agités  se  reproduit  avec  une  fidélité  naïve.  Jean 
Juvénal  des  Ursins,  né  en  13<S8,  mort  en  ii73,  a  rédigé  une 
longue  c]u'oni(|ue  sur  les  quarante-deux  années  du  règne  de 
Charles  YI  (13SU-I  ï±2)  ;  ni  le  savoir,  ni  l'autorité,  ni  l'expé- 


l'époqne  fabuleuse  et  empruntant  beaucoup  à  ses  devanciers,  surtout  à  Geof- 
froy (le  Moiunoutli  et  aux  cbroniqueurs  de  Normandie,  il  poussa  son  récit 
jusqu'en  1472.  Cet  ouvrage,  écrit  d'un  style  traînant  et  embarrassé,  a  été 
publié  par  la  Société  de  l'Histoire  de  France  en  1858  (édition  de  Mi'c  Du- 
jiont).  —  Voir  Hisloire  iiiléniirc,  t.  XXIV,  p.  422. 


JEAN    JUVÉNAL   DES    UIISINS.  20."; 

rionco  no  lui  manquent,  car  il  avait  passé  sa  vie  dans  les 
grandes  charges  de  l'ElaL,  et  il  appartenait  à  une  famille  de 
haute  ])ourgeoisie  qui,  depuis  un  demi-siècle,  servait  le  roi 
avec  dévouements  Cette  relation  se  divise  non  par  chapitres, 
mais  par  années;  elle  enregistre  les  événements  à  mesure 
qu'ils  s'accomplissent  :  jusqu'en  1416,  Juvénal  s'est  aidé  de 
l'histoire  latine  du  Heligieux  d(^  Saint-Denis-  ;  à  partir  delà, 
son  travail  est  original.  O  qui  fait  le  mérite  de  ce  travail,  ce 
n'est  pas  l'expression  dénuée  de  couleur  et  de  relief,  c'est 
la  sincérit(''  du  narrateur.  Kn  dépit  de  la  grnvité  de  s(jn  per- 
sonnage, Juvi'ual  ne  dédaigne  pas  de  recueillir  les  plus 
petits  incidents  ;  il  note,  comme  dans  une  sorte  de  journal, 
les  anecdotes  curieuses  et  les  mille  circonstances  de  la  vie 
publique,  les  incendies,  les  inondations,  les  pestes,  les  fa- 
mines, tous  les  fléaux  et  tous  les  phénomènes,  l'ensemble  de 
ce  que  nous  appelons  aujourd'hui  faits  divers  :  il  ne  faut  pas 
s'en  plaindre,  puisque  la  réunion  de  ces  menus  détails  et  de 
ces  traits  pris  sur  le  vif  nous  donne  le  sentiment  juste  de  la 
réalité  des  choses  et  nous  aide  h  ressaisir  l'image  du  passé  ^. 


1.  Jean  Juvénal,  l'aine  de  onze  enfants,  fut  successivement  conseiller 
au  parlement,  maître  des  requêtes,  avocat  général,  cvèque  de  Beauvais, 
évèque  de  Laon,  archevêque  de  Reims.  En  1456,  il  présida  l'Assemblée 
du  clergé  qui  révisa  le  procès  de  Jeanne  d'Arc  et  la  réhabilita.  Il  sacra 
Louis  XI  et  porta  jdusieurs  fois  la  parole  dans  les  étals  généraux,  en  14(51 
et  1468.  —  Son  père,  né  en  1360,  mort  en  1431,  avait  été  prévôt  des  mar- 
chands en  1388,  avocat  général  en  1400,  puis  chancelier,  enlin  premier 
Président  du  parlement  de  Paris. 

2.  Voyez  plus  haut,  p.  167,  note  1.  —  Voir  aussi  la  traduction  donnée 
avec  des  éclaircissements  par  le  Laboureur,  historiographe  de  France  au 
xvii«  siècle. 

3.  L'édition  princept^  de  cette  chronique  est  de  1614.  —  Nous  lui  em- 
prunterons un  passage  sur  les  listes  de  suspects  dressées  à  Paris  par  les 
Cabochiens:  «Et  fut  trouvé  un  roolle  où  estoient  plusieurs  notables  gens 
tant  de  Paris  que  de  la  cour  du  Roy  et  de  la  Reyne  et  des  seigneurs.  Et 
estoient  signés  en  teste  les  uns  T,  les  autres  jB,  et  les  autres  R.  Desquelz 
aucuns  dévoient  estre  tués:  ceux-là  estoient  signez  en  teste  T.  Les  autres, 
on  les  devoit  bannir,  et  prendre  leurs  biens,  et  estoient  signez  B.  Les 
autres  qui  dévoient  demeurer  à  Paris,  mais  on  les  devoit  rançonner  à 
grosses  sommes  d'argent,  estoient  signés  en  teste  li.»  —  Coll.  Micliaud  et 
Poujoulat,  p.  490.  Année  1413.  —  M.  l'abbé  Péchenard  a  récemment  sou- 


206      LES  DEVANCIERS  ET  LES  CONTEMPORAINS  DE  COMINES. 

Dans  ce  même  goût  de  simplicité  mi  peu  commmie  sont 
écrits  les  Mémoires  de  Pierre  de  Fenin,  qui  comprennent  vingt 
années,  de  1407  à  1427.  Rédigés  sous  forme  d'annales,  on 
n'y  trouve  d'autres  divisions  et  transitions  que  des  item 
répétés.  L'auteur,  qui  mourut  en  1433,  avait  été  prévôt 
d'Arras,  puis  écuyer  et  pannetier  de  Charles  VI,  à  moins  que, 
selon  la  conjecture  d'un  n'cent  éditeur,  il  ne  faille  attribuer 
€et  écrit  à  un  autre  Pierre  de  Fenin,  mort  en  1506,  et  dont 
l'existence  nous  est  signalée  par  deux  documents  contempo- 
rains ^  Mais  il  nous  semble  que  le  style  et  la  forme  de 
ces  Mémoires  confirment  l'ancienne  opinion  et  se  prêtent 
moins  à  cette  nouvelle  lij'potlièse.  Ouel  qu'il  soit,  le  chroni- 
queur fait  preuve  d'un  esprit  impartial  et  sage  en  décrivant 
les  violences  des  factions  ;  c'était  un  de  ces  bourgeois 
honnêtes  et  timides,  comme  il  y  en  a  beaucoup  en  temps  de 
révolution,  qui  craignent  de  se  prononcer  et  de  prendre  cou- 
leur, cherchant  un  asile  dans  la  neutralité.  La  timidité  de 
Pierre  de  Fenin  a  passé  de  sa  conduite  dans  son  récit  ;  il  est 
tissez  difficile,  en  le  lisant,  de  savoir  pour  qui  étaient  ses 
préférences. 

Ce  ne  sont  pas  là  les  seuls  documents  à  consulter  sur 
l'histoire  de  cette  première  moitié  du  xs"  siècle  ;  il  y  a  encore 
les  Mémoires  du  secrétaire  de  Charles  YI,  Salmon,  qui  avait 
bien  connu  l'origine  de  la  querelle  des  Bourguignons  et  des 
Armagnacs,  et  qui  avait  été  chargé  de  plusieurs  ambassades 
en  Angleterre  et  en  Italie  '  ;  il  y  a  la  chronique  de  Berry, 
premier    héraut    d'arnies    de    Charles    VII,    relation   sèche 

tenu  en  Sorl)oniic   une  thèse  de  doctoral,   en  français,  sur  Jean  Jnvénal 
(les  Ursins. 

1.  M""  Dupont.  Édition  de  la  Société  de  l'Histoire  de  France.  —  Selon 
M.  Valiet  de  Viriville,  celte  chronique  ne  serait  qu'un  fragment  anonyme 
auquel  on  ne  saurait  donner  légiliniement  un  nom  d'auteur. 

2.  Ces  mémoires,  écrits  en  I'i09,  onl  pour  principal  ol)jcl  le  récit  des 
voyages  de  l'auteur  à  l'étranger,  et  se  composent  de  cinquante-cinq  cha- 
pitres. On  eu  possède  deux  manuscrits  (Fonds  la  Valhère,  \\°^  5070  et  9(572) 
dont  l'un  est  fort  heau.  Parmi  les  vingt-sept  miniatures  très-ressemidantes 
dont  il  est  orné  figure  le  duc  de  Bourgogne  Jean  sans  Peur,  vêtu  d'une  robe 
semée  de  rabots.  Ce  duc  avait  dit  qu'arcf  .st'.s  rabots  il  nivdkniit  la  France. 


LE    HÉHALT    liKURY.  '207 

et  décousue  mais  judicieuse,  qui  souvent  répète  les  mémoires 
du  même  temps  et  parfois  y  ajoute  de  nouvelles  inl'orma- 
tions.  Elle  s'étend  de  1 40:2  h  lioo  ;  on  y  trouve  des  réflexions 
d'un  remarquable  bon  sens,  celle-ci  par  exemple,  qui  est 
inspirée  à  l'auteur  par  les  changements  survenus  dans  la 
fortune  des  combats  à  la  fin  de  la  guerre  de  Cent  ans  :  ((  Or, 
l'on  doit  savoir  que  le  mestier  des  armes  se  doit  apprendre, 
car  quand  les  Anglois  vinrent  et  entrèrent  en  France,  les 
François  ne  sçavoient  presque  rien  de  la  guerre,  ou  du  moins 
pas  tant  qu'ils  firent  depuis  ;  mais  par  longuement  apprendre 
ils  sont  devenus  maislres  à  leurs  dépens,  et  à  la  lin  ont 
deffait  les  Anglois  qu'ils  ont  chassés  hors  de  France.  »  A 
combien  de  peuples,  relev('S  de  leurs  défaites  par  une  dure 
expérience,  cette  observation  ne  pourrait-elle  pas  s'appliquer? 
Et  quelle  raison  plus  solide  et  plus  vraie  de  ces  supériorités 
militaires,  préparées  en  silence,  qui  se  révèlent  tout  h  coup 
en  imposant  au  monde  une  domination  qu'il  ne  prévoyait 
pas!  Berry,  juge  si  éclairé  des  choses  de  la  guerre,  avait 
assisté  à  beaucoup  de  batailles  en  qualité  de  héraut  d'armes  ; 
son  esprit  pénétrant  avait  saisi  les  causes  secrètes  qui,  tour 
à  tour,  dans  le  conflit  prolongé,  assuraient  la  victoire  au 
plus  habile,  au  plus  méritant  des  deux  partis  * . 

Si  l'on  veut  maintenant  se  faire  une  juste  idée  de  l'état 
miséral)le  où  la  guerre  de  Cent  ans,  compliquée  d'anarchie 
intérieure,  avait  réduit  les  peuples  ;  si  l'on  veut  prendre  un 

i.  La  chronique  de  Berry  a  été  publiée  pour  la  première  fois  en  1528, 
puis  en  1594,  en  1617,  par  des  éditeurs  qui  l'attribuaient  à  Alain  Chartier. 
Denys  Godef'roy  la  restitua  à  son  véritable  auteur  dans  l'édition  de  1C53. 
On  en  possède  dix  manuscrits.  —  Nouvelle  Bibliograjiliie  générale,  t.  XXX, 
p.  113  (article  de  M.  Vallet  de  Viriville).  —  Quant  à  l'auteur,  né  à  Bourges 
en  1386,  il  mourut  vers  14G0.  Le  8  novembre  1437,  lorsque  Charles  VII 
lit  son  entrée  solennelle  dans  Paris,  Gilles  le  Bouvier,  dit  Berry,  vêtu  de  la 
cùte  d'armes  de  France,  de  velours  azuré,  chargée  de  trois  Heurs  de  lis 
d'or,  marchait  à  la  tète  de  la  maison  du  roi,  en  avant  du  groupe  dont  le 
roi  occupait  le  centre.  —  Ce  même  Berry  est  l'auteur  d'une  géographie  de 
la  France,  ouvrage  manuscrit  (Bibliothèque  Nationale,  n"  5873)  cité  avec 
éloge  par  M.  Longnon  au  début  de  son  travail  sur  les  Limites  de  la  France 
an  tempx  de  Jeanne  d'Arc.  [Revue  des  questions  historiques,  l"^  octobre 
1875,  p.  44  4.) 


268      LES  DEVANCIERS  ET  LES  CONTEMPORAINS  DE  COMINES. 

sentiment  vif  de  l'affreuse  réalité  qui  est  le  fond  de  notre 
histoire  pendant  les  quarante  premières  années  du  xv''  siècle, 
qu'on  lise  la  chronique  anonyme  intitulée  Journal  d'un  bour- 
geois de  Paris* .  Deux  écrivains,  inconnus  l'un  et  l'autre,  ont 
rédigé  ce  journal  ;  le  premier,  depids  1409  jusqu'en  1431,  le 
second,  depuis  cette  époque  jusqu'en  14-49  :  le  rédacteur  de  la 
première  partie,  bourguignon  fanatique,  paraît  avoir  été 
curé  de  Paris  et  docteur  en  thi'ologie  ;  son  continuateur,  qui 
a  plus  de  modération  dans  l'esprit  mais  aussi  peu  de  patrio- 
tisme avec  moins  de  talent,  nous  déclare  sans  façon  qu'il 
était  Vun  des  plus  parfaits  clercs  de  l'Université^. 

Considéré  dans  son  ensendjle,  cet  ouvrage  est  un  recueil  de 
grands  et  de  menus  faits  ;  le  plaisant  s'y  mêle  au  sérieux,  la 
légende  populaire  à  l'information  exacte  :  tout  ce  qui  peut  in- 
téresser et  toucher  un  bourgeois  de  Paris  contemporain  des 
Cabochiens  et  des  Armagnacs, les  massacres, les  émeutes,  les 
piUages  et  les  supplices,  le  prix  croissant  des  vivres  et  les 
changements  dans  les  monnaies,  la  série  lugubre  des  calamités 
privées  et  pid)liques,  les  côtés  grotesques  ou  douloureux  de  la 
vie  sociale  telle  que  l'entendait  et  la  pratiquait  le  moyen  cage, 
tout  cela  est  rapporté,  décrit  minutieusement,  avec  un  accent 
de  sincérité  indiscutable,  avec  l'ardeur  d'un  témoin  rempli  de 
son  sujet  et  qui  n'imagine  rien  au-delà  du  cercle  étroit  où  sa 
pensée  est  enfermée.  Ce  qui  y  domine,  c'est  la  tristesse  pro- 
fonde, désespérée  dont  les  coi-urs  sont  navrés  cà  la  vue  d'une 
désolation  sans  fin  et  sans  remède.  «  Hélas  !  s'écrie  le  narra- 
teur presque  à  chaque  page,  je  ne  cuide  mie  que  depuis  le 

1.  Il  fut  impiiiné,  pour  la  première  fois,  d'après  un  manuscrit  qu'on  n'a 
plus  aujourd'hui,  par  Théodore  Godefroy  h  la  suite  de  Juvénal  des  Ursins. 
—  Une  collection  de  1729,  intitulée  Mémoires  jmir  servir  à  l'histoire  de 
France  et  de  Bourqofjne,  l'a  reproduit. 

2.  Tous  les  deux  sont,  en  ellet,  peu  patriotes,  et  beaucoup  plus  favorables 
aux  Anglais  qu'aux  Français.  Le  second  insulte  Jeanne  d'Arc  et  répèle 
contre  elle  toutes  les  inventions  calomnieuses  du  parti  anglais.  Ils  expriment 
l'opinion  qui  régnait  alors  à  Paris.  —  Collection  Michaud  et  Poujoulat, 
t.  III,  p.  254,  25(i,  264.  278.  —  Selon  .M.  Longnon,  ce  Journal  serait  l'œuvre 
d'un  seul  auteur,  Jean  Beaurigout,  curé  de  Saint-Mcolas-des-Charaps. 
(Mémoires  de  la  Société  de  l'histoire  de  Paris,  etc.,  l.  II,  p.  325.) 


LE  JOURNAL   D'UN    BOURGEOIS   DE   PARIS.  269 

roi  Clovis  France  fust  aussi  désolée  ot  divisée  comme  elle 
est  aujoui'd'imy...,  le  royamiie  de  France  va  de  mfil  en  pis 
et  peut-on  mieulx  dire  la  Terre  déserte  que  la  terre  de 
France  '.  »  Un  peu  plus  loin  il  nous  représente  les  laboureurs 
laissant  les  terres  en  IViclie  et  l'uyant  aux  bois  «  comme 
bestes  égarées,  »  en  se  disant  l'un  à  l'autre  :  «  Que  ferons- 
nous?  Mettons  tout  en  la  main  du  diable  ;  ne  nous  cliaultque 
nous  devenions,  mieulx  nous  vaulsist  servir  les  Sarrazins  que 
les  chrestiens.  Il  y  a  jà  quatorze  ou  quinze  ans  que  cette  danse 
douloureuse  commença  et  la  plus  grant  partie  des  bommes 
en  sont  morts  li  glaive,  ou  par  poison  ou  jjar  trayson,  ou  de 
quelque  mauvaise  mort  contre  nature.  »  Paris,  tyrannisé  et 
souillé  par  les  factions,  souffrait  autant  et  plus  que  les  pro- 
vinces. ((  Vous  ouïssiez  parmi  Paris  piteux  plains,  piteux 
crys,  piteuses  lamentations  et  petiz  enffens  crier  :  je  meurs 
de  faim,  et  sur  les  fumiers  parmi  Paris  pussiez  trouver  cy 
dix,  cy  vingt  ou  trente  enffens,  fds  et  filles,  qui  là  mouroient 
de  faim  et  de  froid,  et  n'estoit  si  dur  co'ur  qui  par  nujt 
les  ouist  crier  :  hélas  !  je  meurs  de  faim,  qui  grant  pitié  n'en 
eust-  !  »  Voilà  le  Paris  de  l'an  li20,  le  Paris  oi^i  bientôt 
allait  naître  et  s'ébattre  le  poëte  François  Villon  '. 

La  Cbronique  de  Jean  Gliartier  vient  ajouter  ses  informa- 
tions à  toutes  celles  qui  précèdent,  sui'le  règne  de  Cliarles  VII. 

1.  Collection  Micliaud  et  Poujoulat,  t.  II,  p.  GoC,  GG2. 

2.  Pages  G66,  070. 

3.  Détachons  encore  un  trait  de  ce  tableau  si  naïvement  rédiste:  «En  ce 
temps  estoient  les  loups  si  alVaniez  qu'ils  déterroient  avec  leurs  pattes  les 
corps  des  gens  qu'on  enterroit  aux  villaiges  et  aux  ciianips  ;  car  partout  où 
on  allbit  on  trouvoit  des  morts  et  aux  champs  et  aux  villes,  de  la  grant 
pouvreté,  du  cher  temps  et  de  la  famine  qu'ils  soulHoient  par  la  maldicte 
guerre  qui  toujours  croissoit  de  mal  en  pire...  Itew,  en  ce  temps  estoient 
les  loups  si  ailamez  qu'ils  entroient  de  nuiyt  es  bonnes  villes  et  souvent 
passoient  la  rivière  de  Seine  à  la  nage,  et  aussitôt  qu'on  avoit  enterrez  les 
corps  ils  vendent  par  nuyt  et  les  desterroient  et  les  mangeoient,  et  les 
gembes  qu'on  pcndoit  aux  portes,  mangèrent-ils  en  saillant  (en  sautant), 
ot  les  femmes  et  enlfens,  en  plusieurs  lieux.  »  P.  668.  —  La  seconde  partie 
ilu  Journal  est  dans  le  tome  III  de  la  même  collection.  Nous  y  lisons  des 
détails  absolument  semblables:  «En  la  darraine  semaine  de  septembre 
(1438)  les  lunps  eslrangièrent  et  mangèrent  quatorze  personnes,  que  grans 
que  petis,  entre  Montmartre  et  la  porte  Sainl-Anthoine...»  P.  286. 


270   LES  DEVANCIERS  ET  LES  CONTEMPORAINS  DE  COMINES. 

Elle  commence  et  finit  avec  ce  rt'gne  et  contient  deux  cent 
quatre-vingt-neuf    chapitres   écrits  d'un    style   traînant    et 
commune  Jean  Cliartier  était  frère  du  célèbre  Alain  et  de 
l'évoque  de  Paris,  Guillaume  Cliartier  :  intendant  et  chantre 
de  l'abbaye  de  Saint-Denis,  il  fut  nommé  en  1437  historio- 
graphe de  France  aux  appointements  annuels  de  deux  cents 
livres  parisis.  En  cette  qualité,  il  avait  charge  de  continuer 
les  Grandes  Chroniques  ;  aussi  a-t-il  composé  sa  relation 
du  règne  de  Charles  YII  pour  ce  recueil  où  elle  a  pris  place  et 
dont  elle  clôt  la  rédaction  séculaire,  La  première  édition  im- 
primée des  Grandes  Chroniques  parut  en  1  477  ;  nous  savons 
que  Jean  Cliartier  vivait  encore  en  1470  :  il  est  probable 
qu'il  a  présidé  à  cette  publication  que  certainement  il  avait 
préparée.  Quelle  est  la  valeur  de  son  œuvre  personnelle? 
Elle  est  fort  médiocre.  Le  frère  d'Alain  n'avait  ni  le  goût 
ni  le  talent  de  l'histoire  ;  il  a  rédigé  sa  Chronique  de  Char- 
les YII,  connue  bien  souvent  on  exerce  un  emploi,  pour  avoir 
un  titre  et  pour  gagner  son  argent.  11  n'a  presque  rien  vu 
par  lui-même.  Avant  l'année  1437,  il  copie  le  héraut  Berry 
et  la  Chronique  de  la  Pucelle,  dont  il  sera  question  plus  loin; 
le  reste  du  temps,  il  analyse  ou  transcrit  des  rapports  et  des 
mémoires  de  seconde  main  qui  viennent  le  trouver  dans  son 
abbaye.  Négligent,  sceptique,  indifférent,  plein  de  lacunes 
et  d'inexactitudes,  il  ne  possède  aucun  des  mérites  qui  dis- 
tinguent un  chroniqueur  original -. 
Bien  plus  piquante  est  la  relation  anonyme  du  règne  de 

1.  Voir  l'édition  Je  M.  Vallet  de  Viriville,  1838. 

2.  On  possède  neuf  manuscrits  de  cette  chronique.  Les  plus  anciennes 
éditions  sont  celles  de  1477,  1493,  1514,  lbl8,  1661.  —  Notice  par 
M.  Vallet  de  Viriville,  p.  xviii  et  xxiii.  —  A  la  suite  de  la  chronique  de 
Jean  Chartier,  31.  Vallet  de  Viriville  a  publié  plusieurs  fragments  histo- 
riques, le  Portrait  de  Charles  VU,  par  Henri  Bande;  la  Chronique  de  Jean 
Raoulet  (1403-1429),  en  vingt  chapitres;  un  fragment  de  Chronique  Nor- 
mande (1428-1431),  et  des  ^Extraits  de  comptes  royaux,  avec  des  notices 
sur  ces  fragments  et  sur  ceux  qui  les  ont  composés.  —  T.  ^^  p.  xxxvm-lx, 
et  t.  III,  p.  127-332.  —  Le  travail  de  M.  Vallet  de  Viriville  sur  Jean  Char- 
tier avait  d'abord  paru  dans  la  Bibliothèque  de  l'Ecole  des  Chartes  (1857), 
n-e  série,  t.  111,  p.  482-499. 


LA  CHRONIQUE   SCANDALEUSE.  271 

Louis  XI,  connue  sous  le  litre  de  Chronique  scandaleuse,  et 
qu'on  croyait  l'œuvre  d'un  certain  Jean  de  ïroyes,  fds  d'un 
grand  maître  de  l'artillerie  des  armées  de  Charles  VII.  Mal- 
gré ce  titre,  imaginé  par  un  libraire  en  quête  d'aclieteui's  ', 
cette  chronique  n'a  point  le  cawactère  i"ri\ole  et  hardi  qu'on 
pourrait  lui  supposer;  mais  elle  intéresse  par  des  mérites 
assez  semblables  à  ceux  que  nous  avons  signalés  dans  le 
Journal  d"un  bourgeois  de  Paris  :  elle  nous  présente  les  côtés 
extérieurs  de  la  vie  publique  et  sociale  sous  Louis  XI,  et  les 
couleurs  de  ce  tal)leau  répondent  aux  descriptions  que  le 
Journal  nous  a  faites  des  règnes  de  Cliarles  YI  et  de 
Charles  Vn.  La  Chronique  scandaleuse  comprend  deux  par- 
ties :  la  première  s'arrête  en  1475,  la  seconde  en  1483-, 
Une  autre  relation,  celle  de  Guillaume  de  Villeneuve,  qui 
se  rapporte  à  l'expédition  de  Charles  VIII  en  Italie,  nous  at- 
tache par  des  qualités  toutes  diirérentes.  C'est  un  récit  de 
guerre  et  de  captivité  écrit  en  prison  par  un  vaincu.  Guil- 
laume de  Villeneuve,  chevalier,  conseiller  et  maître  d'iiùtel 
du  roi  de  France,  passa  les  monts  en  1 194  avec  Charles  VIII  : 
nommé  gouverneur  de  Trani,  dans  la  province  de  Bari,  il 
fut  assiégé  et  pris  par  les  Espagnols,  jeté  dans  une  galère 
et  enfermé  dans  la  grosse  tour  du  Chàteau-Xeuf  à  Xaples. 
C'est  là  qiu^,  pour  ((  éviter,  dit-il,  l'oisiveté,  »  —  expression 
ordinaire  aux  chroniqueurs  du  xv"  siècle,  —  il  commença 
ses  Mémoires  sur  l'expédition.  L'écrit  est  court,  comme 
ra\ait  été  la  guerre  elle-même,  mais  il  est  rempli  d'infor- 


1.  Le  titre  véritable  et  primitif  est  celui-ci:  Chronicques  du  três-chrestien 
et  victorieux  Louys  de  Ya/ois,  wiziesme  de  ce  nom  ;  c'est  dans  l'édition  de 
•1611  qu'elle  a  pris  le  nom  de  Chronique  scandaleuse.  M.  Vitu  a  récemment 
démontré  que  l'inspirateur,  sinon  l'auteur,  de  la  dite  chronique  est  Denis 
Hesselin,  écuyer  et  maitre  d'hôtel  du  roi  Louis  XI.  Hesselin  occupa  la  charge 
de  prévôt  des  marchands  pendant  quatre  ans  (1470-1474),  puis  celle  de 
gretiier-receveur  de  la  ville  de  Paris  pendant  vingt-six  ans  (1474-1500).  — 
Aug.  Vitu,  in-80,  Librairie  des  bibliophiles,  1873. 

2.  Cette  chronique  a  été  souvent  imprimée  depuis  les  dernières  années 
du  xvc  siècle.  Les  plus  anciennes  éditions,  outre  la  première  dont  la  date 
précise  est  inconnue,  sont  celles  de  1500,  1512,  1514,  1529,  1558,  1611, 
1620,   1713. 


272      LES  DEVANCIERS  ET  LES  CONTEMPORAINS  DE  COMINES. 

mations  précises  et  de  souvenirs  personnels  qui,  outre  le 
mérite  d'un  style  net  et  ferme,  donnent  du  prix  au  témoi- 
gnage de  Villeneuve.  Ces  mémoires  furent  imprimés  pour 
la  première  fois  en  1717,  d'oprès  un  manuscrit  possédé  par 
un  médecin  de  Tours. 

Vers  le  temps  oii  Villeneuve  écrivait,  un  officier  du  roi, 
Nicole  Gilles,  historiographe  et  contrôleur  du  trésor  royal, 
publiait  un  résumé  général  de  l'histoire  de  France  :  si  l'on 
excepte  les  Grandes  Chroniques,  c'est  le  plus  ancien  ouvrage 
de  ce  genre  qui  ait  été  composé  en  français  ^  Dans  sa  préface, 
Nicole  Gilles  établit  d'abord  ce  principe,  formulé  plus  tard 
avec  une  si  noble  concision  par  Bossuet  :  ((  Il  est  honteux 
à  tout  honnête  homme  d'ignorer  l'histoire  du  genre  hu- 
main. »  Considérant  ensuite  la  gloire  des  rois  de  France, 
il  déclare  qu'il  ne  lui  a  manqué,  pour  égaler  celle  de  Rome 
et  d'Athènes,  que  d'avoir  été  célébrée  par  des  historiens 
éloquents.  Dans  les  Grandes  Chroniques  de  France,  cajoute- 
t-il,  les  hauts  faits  de  nos  princes  sont  tellement  môles  à 
l'histoire  des  peuples  étrangers,  le  récit  est  tellement  embar- 
rassé d'épisodes  que  le  lecteur  perd  la  vue  de  l'ensemble 
et  que  la  grandeur  et  l'unité  du  sujet  lui  échappent  h  la 
fois.  11  s'est  donc  proposé  de  rendre  tout  son  lustre  à 
cette  haute  matière  en  la  dégageant  des  accessoires  qui  l'ob- 
scurcissent, et  en  marquant  avec  précision  l'enchaînement 
des  faits,  la  fihation  dynastique  des  règnes.  Malheureuse- 
ment l'éloquence,  qu'il  jugeait  nécessaire  à  l'historien,  lui  fait 
défaut  non  moins  qu'à  ses  de\  anciers  ;  son  style  est  plus  vif 
que  celui  de  Jean  Ciiartier  ou  des  Grandes  Chroniques,  son 
('xposition  plus  succincte  et  plus  serrée,  mais  l'ensemble  est 
sec  et  sans  couleur,  rien  n'y  paraît  qui  révèle  un  esjjrit  au- 
dessus  du  commun.  Louons-le  cependant  d'avoir  écrit  un  li^re 
utile,  en  s'iuspirant   d'une   idée  juste.    Dix-sept  éditions, 


1.  Le  titre  est  celui-ci:  ul.es  Chronicques  d  Annales  de  Franc?,  depuis  la 
Destruction  de  ïroye  jusqu'au  roy  Louis  unziesme.»  —  Gilles  mourut  eu 
1303.  Après  sa  mort,  l'ouvrage  lut  contimié  par  divers  éditeurs. 


LES    BIOGRAPHES.  273 

piibliôcs  (le  [\92  à  1(j:2(),  ont  proiivr  que  rouvrajïo  vouait  à 
propos.  Cett(^  ('luimc'nttioii  des  clironiquciu's  du  x\"  sit'cle 
serait  incomplète  si  nous  omettions  les  biograplies.  La  vie 
des  g^rands  personnaf;es  est  un  élément  essentiel  de  l'histoire, 
et  la  lumière  répandue  sur  les  chefs  des  peuples  rayonne 
sur  la  société  tout  entière.  La  première  en  date  de  ces  bio- 
grapliies,  composée  par  Christine  de  Pisan,  se  rapporte  au 
siècle  préc(''(lent;  elle  a  pour  titre  :  le  Livre  des  fais  et 
bonnes  meurs  du  sage  roy  Charles  V.  C'est  une  œuvre  pé- 
dantesque,  chargée  d'ornements  de  rhétorique,  et  qui  ne 
manquerait  pas  de  mérite  si  elle  était  écrite  avec  simplicité. 
Fille  du  Vénitien  Thomas  Pisan,  astrologue  et  conseiller 
de  Charles  Y,  Christine  était  ce  qu'on  a  de  tout  temps  appelé 
une  femme  savante  :  elle  parlait  trois  langues,  le  latin,  le 
français  et  l'italien  ;  elle  cultivait  également  les  sciences  et  les 
lettres,  la  prose  et  la  poésie  %  l'histoire,  la  morale  et  la  phi- 
losophie ;  ses  productions,  nombreuses  et  variées,  dénotent 
un  esprit  facile,  ingénieux  et  verbeux,  une  mémoire  encyclo- 
pédique surexcitée  par  la  verve  italienne.  On  pourrait  la 
définir  une  M'^'^  de  Genlis  au  xv"  siècle.  Sa  T7e  de  Charles  V 
se  ressent  de  cette  universelle  aptitude.  On  y  trou^'e  de  tout. 
A  prop(js  de  la  jeunesse  de  Charles  V,  elle  prêche  et  moralise  ; 
si  elle  raconte  une  bataille,  elle  donne  des  leçons  d'art  mili- 
taire, de  stratégie  et  de  fortification  ;  elle  accumule  les  cita- 
tions «  de  la  métaphysique  »  d'Aristote,  <(  des  rhétoriques  de 
Tulle  »  et  des  préceptes  de  Yégèce.  Son  style  est  plein 
de  grands  mots,  lourdement  ((  translatés  »  du  latin,  qui  le 
rendent  bizarre  et  obscur;  elle  môle  et  combine,  dans  ses 
débordements  d'érudition  indigeste,  le  fatras  des  futurs 
pédants  de  la  Renaissance  et  les  subtilités  des  divisions 
et  subdivisions  scolastiques.  A  tous  les  défauts  de  son  temps 
elle  ajoute,  par  anticipation,  les  défauts  du  siècle  suivant. 
Comme  elle  avait  connu,  presque  dans  l'intimité,  par  elle- 
même  ou  par  son  père,  le  roi  Charles,  sa  famille  et  ses 

1.  11  a  été  question,  précédeinmciit,  de  ses  poésies.  P.  98-100. 

18 


274   LES    DEVANCIERS  ET   LES    CONTEMPORAINS    DE    COMINES. 

principaux  serviteurs,  elle  aurait  pu  écrire  un  livre  origiuîil 
et  instructif,  cVune  familiarité  attachante,  sur  la  personne  du 
roi,  sur  les  mille  secrets  que  l'intérieur  des  cours  révèle  à  des 
yeux  pénétrants;  il  lui  était  facile,  sinon  d'égnler  les  mérites 
de  Joinville,  au  moins  d'en  approcher.  Mais  elle  a  négligé 
ces  détails  curieux,  pris  sur  le  vif,  ces  traits  de  vérité  qu'un 
contemporain  seul  peut  saisir,  ou  bien  elle  les  a  noyés  sous 
le  flot  d'une  science  déclamatoire,  gâtant  par  ambition, 
par  travers  d'esprit,  un  admirable  sujet,  et  laissant  échap- 
per l'occasion  d'un  succès  innnortel. 

Ce  même  défaut  se  fait  sentir,  mais  beaucoup  moins,  dans 
la  Biograjjlde  anonyme  du  maréchal  de  Bouciquaut  qui  fut 
écrite  du  vivant  de  cet  homme  de  guerre,  sans  doute  sous 
son  inspiration,  à  l'aide  de  renseignements  fournis  par  lui- 
même*.  Le  récit  des  expéditions  et  des  aventures  du  maré- 
chal, cette  suite  de  faits  d'armes  lointains,  iïemprises  (comme 
on  disait  alors)  accomplies  pendant  un  bon  demi-siècle  en  Oc- 
cident et  en  Orient,  la  verve  des  descriptions,  la  fidèle  pein- 
ture des  mœurs  chevaleresques,  l'image  brillante  de  la  haute 
vie  sociale  de  ce  temps-là  nous  saisissent  assez  fortement, 
exercent  sur  nous  mie  séduction  assez  puissante  pour  atté- 


1.  Le  Livre  des  Faicts  du  mareschalde  Bouciquaut.  —  Cette  biographie  n'est 
pas  complète  ;  elle  finit  après  le  récit  des  événements  de  Gênes  (UOl).  L'au- 
teur, dans  ses  derniers  chapitres,  olTre  son  livre  an  maréchal  en  s'exciisant 
d'uvoir  si  mal  servi  sa  gloire  par  la  faiblesse  de  son  talent.  —  Bouciquaut 
était  fils  d'un  maréchal  de  France.  Né  en  1368  à  Tours,  élevé  à  Paris  au 
château  Saint-Pol  avec  le  Dauphin  qui  fut  depuis  Charles  VIL  il  pi'it  part 
aux  grandes  batailles  du  temps.  Il  était  à  Rosebecque  où  il  tua  une  sorte 
de  géant  Uaniand  ;  pendant  les  intervalles  de  la  guerre  de  Cent  ans,  il  alla 
trois  fois  en  Prusse  se  battre  contre  les  ixiîens  du  Nord  sous  la  bannière 
des  chevaliers  teutoniques;  il  visita  Conslantinople,  Jérusalem,  le  désert  de 
Syrie,  composa  dans  ses  voyages  le  Livre  des  cent  ballades.  (Voir  plus  haut, 
p.  105.)  De  retour  en  France,  il  se  signala  dans  les  célèbres  Pas  d'armes 
de  celte  époque  contre  les  Anglais,  reçut  le  bâton  de  maréchal  de  France 
et  s'enrôla  dans  la  croisade  pi'èchée  contre  les  Turcs.  Pris  à  Nicopolis 
en  139f),  délivré  moyennant  une  forte  rançon,  il  fut  chargé  par  Charles  YI 
d'administrer  la  ville  de  Cènes  qui  s'était  donnée  à  la  France  en  UOl,  et 
qui,  ]iou  de  temps  après,  chassa  les  Français.  Bouciquaut  combattit  à 
Azincourt  en  1415;  il  tomba  aux  mains  des  Anglais  et  mourut. chez  eux 
eu  1421. 


LES    BIOGRAPHES.  270 

iiiicr  riiiconvenaiice  (l'uii  i''laliij;('  (rérudition,  et  pour  dissipai' 
l'ennui  (h  ces  invocations  iVéqncntes  adressées  aux  person- 
nages de  la  Fable  et  de  Fliisloii-e  antiques.  Toutes  les  fois 
que  rauleui',  ou])liant  l'école,  conte  ce  qu'il  sait  de  son 
héros,  sans  se  monter  au  ton  de  l'éloquence  h  la  mode,  il  est 
aim(d)le,  gracieux,  intéressjuit;  son  style  vif  et  doux  n'a 
pas  l'ampleur  des  narrations  de  Froissart,  mais  il  ne  manque 
ni  de  l'icliesse,  ni  d'un  coloris  naturel,  et  sil  faut  peindre 
des  bataill<'s,  il  s'anime  et  s'éciiaulfe,  il  prend  un  accent 
(l'énergique  fierté. 

Qu'on  lise,  par  exemple,  le  chapitre  sur  la  bataille  de  Nico- 
polis,  oîi  Bouciquaut  fut  pris  par  les  Turcs  :  ((  Quand  le  maré- 
chal veid  celle  envahie  (cette  attaque),  et  que  ceulx  qui  les 
debvoient  secourir  les  avoient  délaissés,  et  que  si  peu  estoient 
entre  tant  d'ennemis,  adonc  cognent  bien  que  impossiljle 
estoit  de  pouvoir  résister  contre  si  grand  ost,  et  qu'il  conve- 
noit  que  le  mesclief  tournast  sur  eulx .  Lors  feut  comme  tout 
forcené,  et  dict  en  luy  mesme  que,  puisque  mourir  avec  les 
autres  luy  convenoit,  il  vendroit  chère  à  cette  chiennaille  sa 
mort.  Si  fiert  le  destrier  des  espérons,  et  s'abandonne  de  toute 
sa  vertu  au  plus  dru  de  la  bataille,  et  atout  la  tranchante 
espée  que  il  tenoit,  fiert  à  dextrc  et  à  senestre  si  grandes  collées 
que  tout  abatoit  de  ce  qu'il  atteignoit  devant  soy...  Ha  Dieu, 
quel  chevalier!  Dieu  lui  sauve  sa  vertu  !  Dommage  sera 
(piand  \\q  lui  faudra  ;  mais  ne  sera  mie  encores,  car  Dieu  le 
gardei-a  ^  »  Ne  se  croirait-on  pas  en  pleine  mêlée  épique  et 
dans  tout  le  feu  des  narrati(jns  guerrières  de  nos  vieilles 
Chansons  de  Gestes?  L'ouvrage  se  divise  en  quatre  parties  : 
la.  première,  en  trente-neuf  cliapitres,  raconte  la  jeunesse  et 
les  premières  aventures  de  Bouciquaut  ;  la  seconde  contient 
trente  et  un  chapitres  et  se  rapporte  à  son  gouvernement  de 
Gènes;  la  troisième,  plus  courte,  consacre  vingt-deux  clia- 
pitres au  reste  de  ses  expéditions;  la  quatrième,  en  quinze 
cliapitres,  nous  fait  connaître  les  mœurs,  les  haljitudes  et  les 

1.  Livre  l*""^  cli.  xxv. 


276   LES   DEVANCIERS  ET   LES  CONTEMPORAINS   DE   COMINES. 

maximes  du  maréchal.  La  première  édition  imprimée  parut 
en  1620;  un  seul  manuscrit  existe  :  il  se  trouve  à  la  Biblio- 
tlièque  Nationale. 

Nous  revenons  h  la  simplicité  des  chroniques  en  abordant 
les  Mémoires  du  connétable  de  Richemont,  rédigés  par  Gruel, 
et  les  récits  anonymes  publiés  sur  Jeanne  d'Arc.  Les  Mé- 
moires de  Richemont  sont  courts  '  ;  ils  exposent,  dans  un 
style  clair,  naturel,  sans  emphase,  mais  avec  une  complai- 
sance évidente  et  quelque  partialité,  les  hauts  faits  de  ce 
connétable  qui  chassa  les  Anglais  de  Guyenne  et  de  Nor- 
mandie et  fut,  après  Jeanne  d'Arc,  le  libérateur  de  notre 
pays.  L'auteur  était  un  gentilhomme  attaché  au  service  du 
connétable  ;  il  a  vu  la  plupart  des  événements  qu'il  raconte, 
ce  qui  donne  de  la  vie  à  ses  récits,  mais  ce  qui  n'est  pas 
toujours  une  garantie  de  parfaite  exactitude,  car  bien 
souvent  ces  Mémoires  écrits  par  un  ami,  par  un  confident, 
ou  commandés  à  un  serviteur,  tournent,  de  gré  ou  de  force, 
au  panégyrique.  11  existe,  à  la  bibliotlièque  de  Nantes,  un 
manuscrit  de  l'ouvrage  de  Gruel,  qui  fut  imprimé,  pour  la 
première  fois,  en  iQ±2,  par  Théodore  Godefroy,  iiistorio- 
graphe  de  France.  Un  peu  plus  tard,  en  1661,  Denis  Godefroy, 
iils  de  Théodore,  historiograplie  comme  lai,  puljlia  une  autre 
composition  historique  du  même  temps,  sans  nom  d'auteur, 
sous  le  nom  de  Chronique  de  la  Pucelle  ^  :  elle  ne  comprend 
que  sept  années,  de  1 422  à  1 129.  A  qui  faut-il  attribuer  cette 
clironique  anonyme,  formée  d'emprunts  disparates,  de  frag- 
ments hétérogènes,  et  qui  semble  une  œuvre  de  plusieurs 
mains? 

Du  travail  critique  entrepris  par  M.  (Juicherat  d'aljord,  et 
par  M.  Yallet  de  Viriville  ensuite  sur  cette  question  %  il  ré- 
sulte, avec  une  suffisante  évidence,  que  le  fond  même  de  la 
chronique  de  la  PuceUe  est  pris  presque  mot  pour  mot  d'un 

1.  Iliiitoire  d'Artus  III,  duc  de  Brftaiyne,  comte  de  Richemont  et  connes- 
table  de  France,  depuis  l'an  1413  juaques  à  l'un  1457. 

2.  Chronique  de  la  Pucelle,  1839.  —  Voir  aussi  bibliothèque  de  l'Ecole 
(les  Chartes  (1857),  iv"  série,  t.  III,  p.  1-20. 


LES   HISTORIENS   DE  JEANNE   D'AHC.  277 

ouvrage  manuscrit  intilulL"  Geste  des  nobles  françoys.  Or, 
la  Geste  a  pour  auteur  un  personnage  dont  le  rôle  ne  fut  pas 
sans  importance  :  c'est  Guillaume  Cousinot,  avocat  au  par- 
lement de  Paris,  conseiller  du  roi,  défenseur  de  Yalenline  de 
Milan,  en  1408,  après  le  meurtre  du  duc  d'Orléans,  tuteur  des 
enfants  du  prince  assassiné  et  chancelier  de  cette  illustre 
maison  pendant  la  première  moitié  du  \Y  siècle.  Cousinot 
composa,  sous  le  règne  de  Charles  Yll,  un  résumé  de  This- 
toire  de  France  d'après  les  Grandes  Chroniques  et  d'autres 
chroniqueurs  anciens  :  il  y  remonte  jusqu'aux  ((  origines 
troyennes  »  de  la  France,  mais  à  partir  de  1350,  l'jdjrégé  se 
développe,  devient  original,  et  quand  on  arrive  aux  temps  de 
Ciiarles  Vil,  c'est  un  journal  plutôt  qu'une  histoire.  L'ou- 
vrage s'arrête  en  1429.  On  en  possède  trois  manuscrits,  dont 
plusieurs  fragments  ont  été  publiés  par  M.  Yallet  de  Yiriville 
dans  son  édition  de  la  Chronique  de  la  Pucelle^. 

Quelques  années  après,  un  neveu  de  Cousinot  et  son  ho- 
monyme, appelé  Cousinot  de  Montreuil,  du  nom  d'une  terre 
qu'il  possédait  en  1 450,  eut  l'idée  de  remanier  la  Geste  des 
nobles  françoys  :  il  en  détacha  les  sept  dernières  années  sous 
le  titre  de  «  Chronique  de  la  Pucelle,  »  en  y  insérant  des  par- 
ticularités qui  prouvent  à  la  ibis  qu'il  était  en  situation  de 
se  bien  renseigner  et  qu'il  n'a  écrit  qu'après  son  oncle  le 
chancelier.  Ce  second  Cousinot,  secrétaire  du  roi,  maître  des 
requêtes,  conseiller  au  parlement  de  Paris,  premier  prési- 
dent du  parlement  de  Grenoble,  homme  d'ép(''e  et  diplomate, 
activement  mêlé  aux  grandes  affaires,  soutint  la  gloire  de  sa 
famille  et  ne  le  céda  en  rien  h  son  devancier.  Outre  la  Chr<j- 
nique  de  la  Pucelle,  il  rédigea  une  Chronique  générale, 
comprenant  celle-ci  et  toute  la  Geste  des  nobles;  c'était  un 
remaniement  et  une  continuation  de  l'œuvre  entière  du  pre- 
mier Cousinot.  Son  travail,  sous  cette  forme  plus  ample,  est 
signalé  par  quelques  érudits  du  xvi"  siècle,  mais  il  ne  nous 


1.  Deux  manusci'its  sont  à  la  Bibliothèque  Nationale  sous  les  n»*  10297 
et  9056.  Un  troisième  manuscrit  est  au  Vatican  et  porte  le  n°  897. 


278  LES  DEVANCIERS  ET  LES  CONTEMPORAINS  DE  COMINES. 

est  pas  parvenu.  Tel  est  réclaircissement  que  la  critique 
apporte  a  la  question  soulevée  plus  liant  sur  les  origines  de 
la  Chronique  de  Jeanne  d'Arc  ^ . 

Le  Journal  du  siège  d'Orléans  et  la  Clu'onique  manuscrite  du 
Normand  P.  Cochon  complètent  la  série  des  informations  qui 
se  rapportent  ou  viennent  ahoutir  à  l'histoire  de  la  Pucelle. 
Rédigé  d'ahord,  pendant  le  siège  même,  par  un  Orléanais 
témoin  de  ce  qu'il  raconte,  le  Journal  a  été  plusieurs 
fois  retouché  et  interpolé  au  xv'^  siècle  :  l'édition  amplifiée  de 
1467  fait  de  nomhreux  emprunts  à  la  Geste  des  nobles;  une 
autre  compilation,  datt'-e  de  1  i88,  reproduit  les  passages  in- 
tercalés^. La  chronique  de  P.  Cochon,  encore  manuscrite, 
offre  quelques  traits  de  ressemblance  avec  la  Geste  des 
nobles.  Comme  celle-ci,  elle  remonte  assez  loin  dans  le  passé, 
sous  forme  d'abrégé,  et  commence  à  l'année  1181  ;  elle  prend 
l'allure  et  le  caractère  d'une  relation  contemporaine  vers  la 
fin  du  xiY"  siècle  et  s'arrête  à  1430.  Mais  l'esprit  de  cette 
chronique  est  tout  différent  de  celui  qui  inspire  l'œuvre  des 
Cousinot  :  P.  Cochon,  qui  ne  doit  pas  être  confondu  avec  le 
fameux  évêque  de  Beauvais,  Cauchon,  le  juge  de  Jeanne 
d'Arc,  était  un  Piouennais  élevé  dans  l'Université  de  Paris, 
zélé  partisan  des  Bourguignons,  tandis  que  les  Cousinot  sou- 
tenaient avec  ardeur  le  parti  des  Armagnacs.  Son  récit,  écho 
fidèle  et  retentissant  des  passions  du  peuple  des  grandes 
villes,  est  tantôt  un  mémorial  des  événements  qui  ne  con- 
cernent que  Rouen  et  la  Normandie,  tantôt  une  chronique 
générale  :  le  fragment  considérable  pidilié  par  M.  ^'aUet  de 

1.  On  n'a  aucun  manuscrit  do  la  Chronique  de  la  Pucelle  ;  mais  on  possède 
nue  mise  au  net,  une  transcription  du  texte  ancien  qu'avait  Godefroy  lors- 
qu'il im|irima  cette  chronique  pour  la  première  fois  en  1(501.  —  iJiblio- 
thèque  de  l'Institut,  n»  2'i3  des  mss.  de  Godefroy. 

2.  La  collection  Micliaud  et  Poujoulat  cite  un  long  fracrment  du  Journal 
emprunté  à  une  réimpression  de  1576.  —  Le  texte  manuscrit  de  1488, 
exécuté  par  les  soins  de  l'abbé  de  Saint-Victor,  a  pour  titre  :  Comyendium 
(jesiorum  in  refino  Vrancix  len^poribux  septimi  Karoli  et  iirimo,  in  gam.ico, 
nvitatis  Aurelianensis  obsidio.  «  Abrégé  des  Gestes  advenues  au  royaume 
de  France  du  temps  de  Charles  VII,  et  d'abord,  en  français,  le  siège  de  la 
(■ité  d'Orléans.  »  —  lîibliotlièquc  Nationale,   Fonds  Saint-Victor,   n"  285. 


LES    HISTOIUKN'S    DK  .1  i:.VN  N' !•:    D'AKC.  279 

Viriville,  en  lSo9,  permet  d'en  apprécier  le  mérite  et  l'in- 
térêt'. \o'ûh  donc  le  résumé  des  compositions  historiques 
qui  remplissent  l'intcrviiUe  compris  entre  les  Ghronicjues 
de  Froiss.'U't  et  les  Mémoires  de  Comines.  Au-dessus  de  ces 
nombreux  chroniqueurs  s'ék'ne  l'historien  et  h  confident  de 
Louis  XI;  son  génie  politique  le  met  hors  de  pair;  mais, 
tout  en  les  dominant,  il  est,  comme  eux,  excité  et  soutenu 
par  l'esprit  général  du  siècle  :  il  cède  à  ce  même  goût  de 
recherches  et  d'informations  qui  a  provoqué  tous  les  travaux 
que  nous  venons  d'analyser  ;  il  obéit  h  ce  même  ardent  désir 
de  pénéti'er  et  de  l'aire  c<jnnaître  les  causes  et  les  consé- 
quences des  événements.  Ses  Mémoires,  très-supérieurs  à 
tout  ce  qui  paraissait  en  ce  genre,  sont  nés  de  la  même  ins- 
piration féconde  d'oîi  sont  soi'ties  tant  d'œuvres  médiocres, 
mais  alors  utiles,  estimables  et,  à  plus  d'un  titre,  intéres- 
santes à  consulter. 


§  II 


Philippe  de  Comines.  —  Traits   particuliers  de  son  caractère  et  faits 
principaux  de  sa  vie  récemment  mis  en  lumière  par  la  critique  érudite. 


Comines  descendait  de  bourgeois  flamands  anoblis  au 
xiY''  siècle.  Son  nom  patronymique  était  Philippe  ^'anden 
Clyte,  seigneur  de  Comines.  Ses  ancêtres,  échcvins  d'Ypres, 
baillis  de  Gand,  s'étaient  constamment  signalés  parmi  les 
adversaires  du  parti  populaire.  L'un  d'eux,  Yanden  Clyte, 
bailli  de  Gand,  contemporain  de  Froissart,  fut  conseiller  in- 
time du  comte  de  Flandre,  Louis  11%  qui  le  maria  h  l'héri- 

■1.  La  Bihliûllièque  Nationale  possède  un  nianuscril  de  cette  chronique, 
catalogué  sous  le  n"  9859,3.  —  C'est  M.  Â.  Floquet  qui  le  premier  a  signalé 
cet  ouvrage,  vers  1830. 

2.  Louis  II,  de  Maie,  comte  de  Flandre  et  de  N'evers,  beau-père  du  duc 
Philippe  de  Bourgngiie.  Chassé  par  les  communes  révoltées,  il  fut  ramené 
dans  ses  États  par  les  Français  vainqueurs  à  Roscbecque  (1382.) 


280  LES  PRINCIPALES  ÉPOQUES 

lière  de  la  maison  de  Wazières  :  celle-ci  a^ail  recueilli  la 
terre  de  Comines,  des  seigneurs  de  ce  nom,  cités  dans  l'his- 
toire dès  le  temps  de  la  première  croisade,  et  c'est  ainsi  que 
ce  fief  et  ce  titre  entrèrent  dans  la  famille  de  notre  historien 
et  l'anoblirent  ^.  Le  bailli  de  Gand,  devenu  seigneur  de  Co- 
mines par  son  mariage,  eut  deux  fils,  Jean  de  Comines,  che- 
valier de  la  Toison  d'or,  souverain  bailli  de  Flandre,  et  Colard 
de  Comines,  qui  posséda  la  charge  de  souverain  bailli  après 
la  mort  de  son  frère  aîné.  Sous  Philippe  le  Bon,  on  les  ren- 
contre l'un  et  l'autre  dans  les  camps  et  dans  les  conseils  du 
parti  bourguignon  :  ils  sont  à  Troyes,  quand  ce  parti  offre  la 
couronne  de  France  aux  Anglais  ;  ils  sont  cà  Compiègne,  (jiiand 
il  met  la  main  sur  la  Pucelle.  Colard  de  Comines,  marié  en 
secondes  noces  à  Marguerite  d'Armuyden,  mourut  en  1453  ; 
il  eut  pour  fils  aîné  notre  historien^. 

Philippe  de  Comines  est  né  à  Renescure',  château  de  son 
père,  et  non  à  Comines,  qui  appartenait  à  son  oncle  Jean,  le- 
quel eut  un  fils,  nommé  Jean  comme  lui.  La  date  de  sa  nais- 
sance est  incertaine.  On  la  fixe  ordinairement  à  l'année  1447, 
ce  qui  est  une  erreur,  car  en  cette  année-là  mourut  sa  mère, 
et  comme  elle  eut  plusieurs  enfants,  notre  historien  était  né 
quelque  temps  avant  1447.  Le  duc  Philippe  de  Bourgogne  fut 
son  parrain.  Delà  succession  embrouillée  de  ses  parents,  il 
recueillit  deux  mille  quatre  cent  vingt-quatre  livres,  seize  sols, 


1.  La  petite  ville  de  Comines  ou  Conimines,  oii  se  trouvait  ce  fief,  est 
à  13  kilomètres  de  Lille,  sur  la  Lys  qui  la  coupe  ea  deux  parties:  celle  qui 
est  sur  la  rive  gauche  appartient  à  la  Belgique;  la  rive  droite,  peuplée  de 
cinq  à  six  mille  habitants,  est  française  depuis  1667.  Comme  l'historien  qui 
porte  sou  nom,  la  ville  de  Comines  a  une  double  nationalité;  elle  est  de 
deux  pays. 

2.  Dans  cet  exposé  nous  suivons  :  1"  la  Vie  de  Comines  donnée  par  la 
Société  de  rilisivire  de  France.  (Édition  de  M'ie  Dupont,  1840);  2"  et  surtout 
les  recherches  publiées  eu  1867  et  18G8,  par  M.  Kervyn  de  Lettenhove 
dans  son  édition  des  Lettres  et  négociations  de  Comines  (2  vol.  collection 
de  l'Académie  royale  de  Belgique.) 

3.  Benescure,  qui  compte  aujourd'hui  près  de  2,000  habitants,  est  dans 
le  département  du  Nord,  à  17  kilomètres  d'Hazebrouck,  ii  69  kilomètres  de 
Lille.  Les  souvenirs  de  la  famille  de  Comines  y  sont  encore  empreints  sur 
quelques  monuments. 


DE   LA   VIE   DE  COMINES.  281 

six  deniers  tournois  :  deux  cent  cinquante  livres  servirent  h 
payer  les  obsèques  de  son  p5re,  el  cinq  cents  livres  suffirent  à 
son  entretien  et  h  son  éducation  pendant  sa  minorité.  On 
sait  que  cette;  éducation  fut  néf,^ligéo  ;  il  n'apprit  pas  le  latin, 
et  regretta  souvent  de  l'ignorer;  mais  sa  merveilleuse  mé- 
moire, son  esprit  naturel  suppléèrent  cà  cette  ignorance  pre- 
mière par  la  lecture  de  nombreux  ouvrages  français,  par  la 
pratique  des  honunes  et  des  affaires,  par  l'étude  des  langues 
modernes  :  Comines  parlait  l'italien,  l'allemand  et  l'espagnol. 
Nous  le  trouvons  établi  à  la  cour  de  Bourgogne,  en  1464, 
comuK!  écuyer  du  duc  Philippe,  en  14(37,  connne  favori  du 
jeune  duc  Charles,  comme  chambellan,  en  1468;  son  traite- 
ment était  de  dix-huit  sols  par  jour^  11  vit  la  journée  de 
Montlliéry,  en  1465  -  ;  il  marcha  contre  les  Liégeois  révoltés, 
en  1 467,  et  fut  alors  armé  chevalier  par  Charles  le  Téméraire  ; 
il  sauva  Louis  Xï,  à  Péronne,  en  calmant  le  duc  irrité  et 
tout-puissant;  cette  même  année,  il  était  des  vingt-cinq  che- 
valiers qui  joutèrent,  avec  Charles,  au  tournoi  de  l'Arbre  d'or. 
Avait-il,  dès  l'entrevue  de  Péronne,  négocié  sa  défection? 
Sans  doute  il  y  avait  ébauché  des  engagements  et  reçu  des 
offres  dont  la  séduction  le  décida  quelques  années  plus  tard. 
Après  la  défaite  des  Liégeois,  il  accompagna  le  duc  de  Bour- 
gogne et  le  roi  de  France  au  château  d'Aire,  oîi  fut  joué,  .au 
milieu  des  fêtes  données  aux  vainqueurs,  un  Mystère  com- 
posé par  Georges  Chastelain.  Deux  personnages  allégoriques, 
Cœw^  et  Bouche,  y  tenaient  le  premier  rang  ;  on  y  avait  aussi 
ménagé  un  rôle  de  circonstance  au  roi  et  au  duc,  avec  force 
allusions  à  leur  réconciliation  contrainte  et  suspecte.  Co- 
mines, le  principal  auteur  de  cet  accommodement,  partit  de 
Flandre  l'année  suivante  pour  ouvrir  des  négociations  en  An- 
gleterre au  nom  de  la  maison  de  Bourgogne.  Chargé  de  ga- 


1.  Compte  du  22  mai  1469.  Le  médecin  Jacques  de  l'Espare  recevait 
J  sols,  et  le  iihilosûphe,  c'est-à-dire  le  Fou,  recevait  3  sols  aussi. 

2.  11  existe  une  lettre  sur  la  journée  de  Montlliéry,  écrite  au  duc  Phi- 
ippe  de  Bourgoç:ne  le  19  juillet  1465  par  le  seigneur  de  Créquy  et  le 
bâtard  de  Syiiit-Pol.  On  peut  la  comparer  au  récit  de  Comines. 


282  LES    PRINCIPALES    ÉPOQUES 

gner  à  la  cause  de  son  maître  le  gouverneur  de  Calais,  John 
Wenloch,  il  lui  fit  accepter,  en  1470,  mille  écus  de  pension; 
il  avait  rencontré  AVarvick  à  Saint-Ûmer,  en  14GIJ;  il  vit  au 
château  de  Saint-Pol  Edouard  IV,  alors  proscrit  et  fugitif, 
qui  lui  conta  ses  dangers,  et  qu'il  retrouva  un  an  après  sur  le 
trône  d'Angleterre.  Tandis  qu'il  pratiquait  des  intelligences 
à  Londres,  en  1471,  avec  le  grand  cliamhellan  d'Edouard 
victorieux,  sire  William  Hastings,et  lui  faisait  accepter  mille 
écus  de  pension,  il  put  se  donner  le  spectacle  des  libertés 
anglaises  et  étudier  l'action  du  parlement  sur  la  conduite 
des  affaires  ;  les  réflexions  qu'il  a  écrites  à  ce  sujet  dans  ses 
Mémoires  datent  évidemment  de  ce  temps-Là.  N'est-ce  pas 
un  indice  Lien  significatif  des  mœurs  politiques  du  xv'^  siècle 
que  ce  trafic  des  consciences  pratiqué  par  Gomines  pour  le 
compte  du  duc  de  Bourgogne,  ou  moment  où  lui-même  se 
laisse  marchander  et  acquérir  par  le  roi  de  France?  Agent 
d'un  système  de  corruption,  entremetteur  de  défections  vé- 
nales, il  vend  sa  propre  fidélité  et  traliit  le  maître  qui  l'a 
chargé  de  payer  des  trahisons. 

Une  mission  pour  l'Espagne,  en  H71 ,  lui  fournit  l'occasion 
de  traverser  la  France  et  de  conclure  son  marché.  Il  accepta 
de  Louis  XI  une  pension  à  dater  du  30  septembre,  et  plaça 
chez  Jean  de  Beaune,  marchand  à  Tours,  une  somme  de  six 
mille  livres.  Dans  la  nuit  du  7  au  8  août  1 47:2,  rompant  tous 
les  Mens  qui  l'attachaient  h  la  maison  de  Bourgogne,  il 
passa  la  frontière  et  se  déclara  l'homme  du  roi.  On  sait  par 
ses  M(''moires  quel  poste  de  coufiance  il  occupa  dans  la  redou- 
table et  soupçonneuse  intimité  de  Louis  XI,  quelle  part  active 
il  prit  aux  plus  délicates  comme  aux  plus  importantes  affai- 
res ',  de  quels  honneurs  et  de  quels  bieidaits  son  absolu  dé- 
vouement fut  récompensé.  Xonnné,  dès  son  arrivée,  con- 
seiller et  chambefiau  du  roi,  [)()urvu  d'uue  pension  de  six 
mifie  livres,  de  la  charge  de  capitaine  du  château  de  Chinon, 


1.  Lo  nom  de  Coniines  est  au  lias  de  l'ordonriaiice  royale  du  1'^''  mars 
1'i7:î  qui  coudauinc  les  Noiniiunix. 


DE    LA   YIH    Dlî   COMINHS.  283 

il  rfçut  oncoro  la  pniK"i|)aiilr  de  Talmont,  celle  (V'pouille 
upiiiie  enlevée  aux  la  TréiiK  tille  par  un  coup  de  vengeance  et 
d'arbitraire;  il  était,  eu  147G,  sénéchal  de  Poitou,  en  1477, 
capitaine  du  château  de  Poitiers.  D'un  nuire  côté,  hi  dame 
de  Monlsoreau,  (|u"il  épousa  en  1173,  lui  avait  apporté  un(î 
dot  de  vingt  mille  écus  d'or  et  douze  seigneuries  parmi  les- 
quelles figurait  la  haroiuiie  d'Argenton.  Toutes  ces  terres, 
situées  dans  l'Angoumois  et  dans  le  Poitou,  sans  compter 
quelques  domaines  acquis  ou  reçus  plus  lard,  représen- 
taient, en  monnaie  actuelle,  une  valeur  d'environ  quatre  mil- 
lions :  la  seule  principauté  de  Talmont  contenait  dix-sept 
cents  arrière-fiefs*. 

En  1478,  Comines  fut  envoyé  à  Florence  pour  soutenir  les 
Médicis  contre  leurs  ennemis  intérieurs  et  extérieurs  ;  il  y 
renouvela  les  traités  qui  attachaient  cette  illustre  famille  à 
l'alliance  française.  La  récente  publication  de  M.  Kervyn  de 
Lettenliove,  en  mettant  au  jour  les  nombreuses  lettres  de 
l'ambassadeur,  a  éclairé  d'une  pleine  lumière  l'histoire  de 
l'ambassade  :  ces  lettres,  signées  Commynt'S,  ont  la  simpli- 
cité nette  et  brève  qui  caractérise  le  style  des  esprits  souples 
et  dé'liés,  rompus  au  maniement  des  'grandes  affaires.  En  les 
réunissant  aux  autres  documents  originaux  qu'on  possède 
sur  notre  historien,  on  peut  suppléer  au  silence  que  gardent 
ses  MéuKjires  pendant  un  intervalle  de  dix  années,  depuis  la 
mort  de  Louis  XI  jusqu'à  rex[)édition  de  Cluirles  YIII  en  Ita- 
lie, et  cette  lacune  biographique  se  trouve,  du  moins  en  par- 
tie, comblée. 

La  seconde  moitié  de  la  carrière  politique  de  Comines  n'est 
qu'une  suite  de  crises,  d'agitations  et  de  périls  où  cet  habile 
homme,  ayant  la  fortune  et  le  vent  contraires,  essaie  de  se 
soutenir,  tantôt  par  l'intrigue,  tantôt  par  la  renommée  de  ses 


1.  Comines  ne  jouit  pas  de  ces  biens  sans  peine  et  sans  contestation. 
Talmont  lui  fut  disputé  par  les  la  Trémoiile  ;  cela  fit  l'objet  itun  lou;jr  procès 
au  parlement.  A  ce  propos,  on  accuse  Comines  d'avoir  été  un  plaideur  peu 
scrupuleux  :  il  se  serait  emparé,  dit-on,  des  pièces  qui  établissaient  le  droit 
de  ses  adversaires  et  les  aurait  jetées  au  feu  (1470.) 


284  LES  PRINCIPALES  ÉPOQUES 

talents  et  par  le  besoin  qu'on  a  de  lui.  Tout  est  changé  à  la 
cour  ;  l'avènement  d'un  pouvoir  nouveau  a  provoqué  l'ordi- 
naire révolution  des  influences  :  Comines  tombe,  du  comble 
de  la  faveur,  au  rang  des  disgraciés,  des  suspects  et  des  mé- 
contents. On  le  maintint  d'abord  dans  sa  charge  de  conseiller 
du  roi  et  de  sénéchal  en  Poitou.  Son  nom  figurait  sur  la  liste 
des  quinze  notaljles  personnages  que  les  princes  désignèrent 
au  choix  des  états  généraux,  en  I48i,  pour  former  le  conseil 
de  la  couronne  ;  il  fut  choisi,  et  siégea  dans  le  conseil.  Mais 
René  II,  duc  de  Lorraine,  l'en  fit  exclure.  Irrité,  craignant 
l'avenir,  Comines  ménagea  son  retour  en  Flandre  ;  il  conclut 
un  traité  avec  Alain  d'Albret,  candidat  ;iu  trône  de  Navarre, 
en  stipulant  que  ce  prince,  s'il  devenait  roi,  lui  céderait  au 
prix  de  vingt-cinq  mille  écus  d'or,  les  places  d'Avesnes  et  de 
Landrecies  ;  l'acte  fut  rédigé  par  un  notaire  impérial  venu 
tout  exprès  de  Cambrai.  Ce  marché,  qui  ne  tint  pas,  aurait 
fait  de  Comines  un  seigneur  égal  en  puissance  aux  comtes  de 
Hainaut. 

Déçu  de  ce  côté,  il  se  jeta  dans  le  parti  de  l'opposition,  qui 
avait  pour  chef  le  "duc  d'Orléans,  le  futur  roi  Louis  XII;  mais 
la  régente,  Anne  deBeaujeu,  l'emporta;  Comines,  enveloppé 
dans  la  commune  défaite,  fut  écrasé  sous  les  débris  de  la  fac- 
tion. Arrêté,  en  1 486,  a  Amboise,  dépouillé  de  tous  ses  biens, 
enfermé  à  Loches  dans  une  cage  de  fer  qui  avait  été  con- 
struite par  ordre  de  Louis  XI,  il  y  resta  huit  mois,  et  l'on  voit 
encore  au  musée  de  Chartres  la  chaîne  qu'il  y  a  portée  et  qu'il 
consacra  plus  tard  au  monastère  de  Xotre-Dame-la-Tionde, 
près  de  Dreux.  L'année  suivante  on  le  transféra  dans  la  con- 
ciergerie du  palais,  à  l\"U'is,  pour  être  jugé  :  il  attendit  son 
tour  pendant  vingt  mois,  gardé  p.'U'  deux  huissiers  dans  la 
chambre  haute,  et  employant  ses  loisirs  forcés  à  contempler, 
dit-il,  le  cours  de  la  Seine  et  le  mouvement  d(^  ses  ports.  On 
peut  croire  aussi  que  c'est  pendant  cette  longue  captivité 
qu'il  écrivit  une  pai'tif  de  ses  Méim lires.  Traduit  enfin  devant 
le  parlement,  il  se  défendit  lui-même  et  plaida  sa  cause,  deux 
iieures  durant,  a\ec  succès.  Ses  ])iens  lui  furent  rendus,  sauf 


DE    LA    VIE    DE    COMINES.  285 

la  principaïUt'"  de  ïalinont,  rcstiliiro  aux  la  Trémoillo;  un 
aiTot  le  relégua,  en  1481),  dans  une  de  ses  terres.  Au  sortir 
de  ces  dures  épreuves,  courageusement  supportées,  un  re- 
tour de  fortune  l'attendait  ;  sii  constance  allait  ressaisir 
une  partie  de  ce  pouvoir  et  de  cette  faveur  qu'il  avait  ino- 
menlanénienl  j)erdus  sans  y  renoncer  jamais.  En  1  i!l(),  le 
crédit  renaissant  du  duc  d'Orléans  rappela  Comines  à  la 
cour  :  le  fin  politique  y  re\int  à  propos  pour  négocier  le 
mariage  de  Charles  A'III  avec  Anne  de  Bretagne  et  la  réunion 
de  ce  duclié  cà  la  couronne.  Ses  pensions  lui  furent  restituées, 
on  lui  rendit  sa  place  au  conseil  du  roi;  Charles  YIII  lui  fit 
en  outre  un  présent  de  trente  mille  livres. 

Un  mérite  tel  que  le  sien  ne  pouvait  rester  sans  emploi 
pendant  la  guerre  d'Italie.  On  l'envoya  à  Venise  avec  la  mis- 
sion d'empêcher  une  ligue  des  États  italiens  contre  les  Fran- 
çais; si  les  circonstances,  plus  fortes  que  son  habileté,  lui 
enlevèrent  la  gloire  d'un  grand  succès  diplomatique,  il  réus- 
sit du  moins  h  donner  aux  Tihiitiens,  hons  juges  en  cette 
matière,  une  haute  idée  de  ses  talents.  On  lit  dans  les  instruc- 
tions envoyées  aux  provéditeurs  généraux  par  le  sénat  de  la 
Républi(|ue,  en  1395,  après  la  bataille  de  Fornoue  :  (i  Nous 
reconnaissons  le  dit  seigneur  d'Argenton  pour  une  personne 
aussi  habile  et  sagace  qu'on  le  puisse  exprimer,  ainsi  que  nous 
l'avons  éprouvé  pendant  son  séjour  en  notre  ville.  Par  di- 
verses ouvertures  insidieuses  qu'il  nous  a  faites  avant  et 
après  la  rencontre  des  deux  armées,  vous  avez  dû  vous-même 
apprendre  h  le  connoître.  »  Comines  travailla  efficacement 
à  la  conclusion  du  traité  de  Yerceil,  qui  termina  l'entreprise. 
Revenu  d'Italie,  où  peut-être  il  avait  connu  à  Florence  Ma- 
chiavel, alors  Agé  de  vingt-six  ans*,  il  maintint  sa  faveur, 


1.  Macliiavel  qui  avait,  comme  on  sait,  outre  le  p:énie  politique,  le  talent 
de  la  comédie,  dut  être  fort  intéressé  par  les  pièces  de  théâtre  que  les 
poètes  aux  gages  de  Charles  VIII  composèrent  eu  Italie,  sur  les  ennemis 
de  la  France,  et  qui  furent  jouées  devant  le  roi  et  la  cour,  comme  nous 
l'apprend  une  relation  latine  manuscrite:  v Et  [ai:tx  sunt  coram  rené  Fnni- 
coruia  per  suos  trar/œdix  et  comœdùv  de  Papa,  liomamrum  et  Hi^yanix  reyi- 


286  LES  PRINCIPALES  ÉPOQUES 

traversée  de  quelques  éclipses,  sous  le  règne  de  Louis  XII.  Ce 
roi  le  nomma  son  cliambellan  ordinaire,  en  1505,  lui  donna 
une  pension  de  mille  livres  tournois  sur  la  généralité  du  Lan- 
guedoc et  l'emmena  avec  lui  à  Milan,  en  1507.  Il  avait  été 
sur  le  point  de  l'envoyer,  en  1506,  auprès  des  électeurs  de 
l'empire  avec  le  titre  d'ambassadeur.  En  1504,  la  fille  unique 
<le  notre  historien  épousa  René,  comte  de  Pentliièvre  :  cette 
alliance  devait  unir  un  jour  la  maison  de  Comines  et  mêler 
son  sang  à  des  races  royales  qui  ont  été  représentées  jusque 
<lans  notre  temps  par  des  noms  bien  connus,  César  de  Ven- 
dôme, Mctor-Améd(''0  II,  duc  de  Savoie,  Marie- Adélaïde  de 
Savoie,  Louis,  duc  de  Bourgogne,  Louis  XV  et  tous  les  Bour- 
bons de  la  branche  aînée. 

Comines  mourut  à  soixante-quatre  ans,  le  8  octo])re  1511. 
Il  fut  inhumé  au  couvent  des  Grands -Augus tins,  à  Paris  ;  sa 
statue  et  celle  de  sa  femme,  qui  sont  aujourd'hui  dons  la  ga- 
lerie de  sculpture  à  Versailles,  furent  placées,  par  l'ordre  de 
son  gendre,  sur  le  monument  funèbre  dont  Ronsard,  en  visi- 
tant l'église  de  ce  couvent,  fit  l'épitaphe.  L'historien  Slei- 
<lau  %  qui  avait  connu  un  des  anciens  serviteurs  de  Comines, 
Mathieu  d'Arras,  a  dit  de  l'auteur  des  Mémoires  :  «  Il  estoit 
beau  pei'sonnage  et  de  haute  stature,  et  sçavoit  assez  bien 
parler  en  italien,  en  allemand  et  en  espagnol,  mais  surtout  il 
paiioit  bon  françois,  car  il  avoit  diligemment  leu  et  retenu 
toutes  sortes  d'histoires  escrites  en  françois  et  principalement 
<les  Romains.  Il  conversoit  fort  avec  gens  d'estrange  nation, 
désirant  par  ce  moyen  apprendre  «l'eux  ce  qu'il  ne  sçavoit 
point  ;  et  d'autant  qu'il  avoit  en  singulière  recommandation 
de  bien  employer  son  temps,  on  ne  l'eust  jamais  trouvé  oisif. 
Sa  mémoire  étoit  telle,  que  souvent  il  dictoit  en  mesme 
temps  à  quatre,  qui  escrivoient  s(nis  lui,  ciioses  diverses  et 


buf.,  collmorie  et  more  gallico  rfecî.sorio.»  C'étaient  des  farces  ou  des  sotties 
jiolitiques  dans  le  genre  de  celles  que  nous  avons  analysées,  t.  I^r,  p.  548. 
1.  Jean  l'iiilipson,  dit  Sleidumn^  ou  Sleidan,  historien  allemand  né  en 
1306,  à  Sclileide,  dans  l'électorat  de  Cologne.  Il  lit  son  droit  à  Orléans  et 
s'attacha  au  cardinal  Diibelhiy.  Ses  écrits  sont  rédigés  en  latin. 


DE   LA  VIE   DE   COMINES.  287 

oonrcrnanh's  à  l'Estal,  iivec  Iclh;  proniittiliide  el  facilite 
comme  s'il  n'eût  devisé  que  (l'une  certaiiu^  matic'n'e'.  »  La 
l)ibrK)t]i('(|ue  (le  Comincs  contenait  u\\  bon  nombi'c  de  piY'- 
cieux  maïuiscrits.  Il  lisait  Tite  Li\e  dans  une  tniduction 
lVan(;aise;  on  a  encore  un  manuscrit  de  Froissai't  qui  vient 
de  lui,  nn  Valère  Maxime  traduit,  marqué  de  son  sceau  et  de 
ses  armes,  deux  volumes  de  la  Cité  de  Dieu,  de  saint  Augustin, 
traduits  aussi  et  portant  son  ])lason.  Il  s'occupait  de  géogra- 
phie, s'inti'ressait  aux  découvertes  récemment  faites  dans  le 
Nouveau-Monde.  Dès  1 178,  il  était  en  relation  a^ ec  la  famille 
d'Améric  Vespuce. 

L'ieuvre  de  Comines  c(jurnt  d'abord  en  manuscrit.  On  n'a 
plus  la  copie  que  possédait  et  méditait  Cliarles-Ouint ;  on  a 
celles  qui  ont  appartenu  à  Henri  III  et  à  Diane  de  Poitiers. 
La  premi('re  édition  imprimée  parut  en  loâi,  immédiatement 
suivie  de  la  seconde  édition  ;  l'une  et  l'autre  ne  compre- 
naient que  la  partie  des  Mémoires  qui  se  rapporte  au  r('>gne 
de  Louis  XI.  C'est  en  1528  seulement  que  l'épilogue  de  la 
guerre  d'Italie  s'aj(juta  au  corps  de  l'ouvi'age  dans  une  troi- 
sième édition.  En  1532,  Denis  Sauvage  fit  une  é(liti(jn  cri- 
tique, collatiomiée  sur  des  manuscrits  et  sur  des  textes  impri- 
més ;  il  distribua  le  récit  en  livres  et  en  chapitres,  et  substitua 
le  titre  de  Mémoires,  indiqué  par  Comines  lui-même,  au  titre 
de  Ch-onique  adopté  par  les  précédents  éditeurs.  Une  autre 
édition  fut  imprimée  au  Louvre  en  1649,  h.  l'aide  de  deux 
manuscrits  par  l'historiographe  de  France,  Denis  Godefroy. 
Langlet-Dufresnoy,  en  1717,  ayant  en  mains  trois  manus- 
crits, revisa  le  texte,  y  ajouta  des  pièces  inédites  et  quelques 
notes.  L'édition  de  la  Société  de  i histoire  de  France,  publiée 
en  1840  jiar  M""  Dupont,  a  été  coUationnée  sur  trois  manus- 
crits de  la  Bibliothèque  Nationale  p(jui"  les  six  premiers  livres. 


1.  Il  existe  un  Elune  de  i\iiiiine>^,  eu  vei'S  mêlés  de  prose,  con)|)osé  le 
22  janvier  1512  jiar  (luelque  ((rliétoricciiieiir»  anonyme  qui  a  dit  de  lui- 
uièuie  que  «  sa  plume  estoit  rurale  et  sa  main  pleine  de  pondérosité.  » 
Cette  pièce,  commandée  sans  doute  par  la  famille,  est  un  écliantillon  du 
mauvais  goût  pédantesque  de  ce  temps-là. 


288  LES    MÉMOIRES   DE    COMINES. 

et  sur  l'édition  de  1528  pour  les  deux  derniers,  car  on  n'a  pas 
de  manuscrit  pour  la  partie  relative  au  règne  de  Charles  VIII. 
De  bonne  heure  on  traduisit  les  Mémoires  de  Comines  à 
l'étranger.  On  en  fit  une  traduction  italienne  à  Venise,  en 
1544;  Sleidan  les  mit  en  latin  en  loi8  et  dédia  sa  traduction 
au  duc  de  Sommerset.  Thomas  Danett,  vers  le  môme  temps, 
les  traduisait  en  anglais;  une  traduction  danoise  parut  en 
1574,  et  l'on  signale  dans  le  siècle  suivant  deux  traductions 
espagnoles  et  une  traduction  portugaise,  à  la  date  de  1622  et 
de  1643. 

Montrons  en  peu  de  mots  les  causes  de  ce  rapide  succès; 
disons  quelle  est  l'originalité  propre  et  distinctive  de  l'esprit 
de  Comines,  en  quoi  ses  mérites  difrèrent  de  ceux  que  nous 
avons  observés  dans  Froissart,  Joinville  et  Villehardouin. 

§  ni 

Appréciation  des  Mémoires  de  Comines.  —  Leurs  mérites  caractéristiques. 

Comparé  aux  historiens  ses  contemporains,  Comines  a  sur 
eux,  outre  la  supériorité  du  génie,  l'avantage  du  sujet;  il  ex- 
plique en  maitre,  et  dans  ses  profondeurs  intimes,  la  poli- 
tique du  prince  le  plus  habile  du  xv'=  siècle  :  les  mérites  de  son 
héros,  Louis  XI,  n'ont  pas  été  inutiles  à  la  gloire  et  au  succès 
de  ses  Mémoires.  Mis  en  parallèle  avec  ses  ihustres  devan- 
ciers, Froissart,  Joinville  et  Villehardouin,  la  première  im- 
pression qu'il  nous  donne  est  celle  d'un  contraste.  Ce  qui  est 
éminent  chez  eux,  est  médiocre  ou  effacé  chez  lui  ;  en  re- 
vanche, ses  qualités  éclatent  et  ressortent  là  où  les  autres  se 
montrent  faibles  et  dépourvus.  Dans  Froissart  et  Joinville, 
même  dans  Villehardouin,  l'imagination  domine;  ils  nous 
frappent  par  un  talent  naturel  de  peindre  sincèrement,  vi- 
vement ce  qu'ils  sentent  et  ce  qu'ils  voient.  Leur  style  a  de 
la  couleur,  il  reproduit  avec  une  naïveté  heureuse  les  appa- 
rences et  les  dehors  ;  leurs  chroniques  égalent  ou  surpassent 
en  force  descriptive  les  plus  brillantes  (Chansons  de  Gestes. 


LEURS    MÉRITES    CARACTÉRISTIQUES.  28!» 

Le  style  de  Cominos,  simjjlc,  net,  nn  peu  diffus,  ça  et  Là 
ombarrassé,  manque  de  relief  cl  de  pittoresque  ;  il  ne  décrit 
rien,  ou  ses  descriptions  sont  brèves  et  sans  caractère.  Par 
exemple,  .à  la  journée  de  Monlllit-ry,  pour  donner  une  idée  de 
la  j)uissanle  armée  des  Bourguignons,  Comines  se  borne  à 
dire  :  <(  Et  y  faisoit  très-beau  veoir  leur  ost,  pour  ceulx  qui 
estoient  encore  derrière.  »  Huant  à  l'armée  royale,  un  mot 
lui  suffit  :  «  Et  estoient  tous  arcliiers  d'ordonnance,  orfave- 
rizez  et  ])ien  eu  poinct.  »  Voilà  son  pittoresque.  Sa  descrip- 
tion de  l;i  l)alailfe  de  Fornoue,  où  il  était  cependant,  manque 
(Fîmipleur  '  ;  elle  ne  se  grave  pas  dans  l'esprit;  Froissart 
aurait  bien  autrement  animé  la  scène  et  marqué  les  traits 
qui  laissent  une  dural)le  impression.  Il  est  plus  précis,  plus 
intéressant,  plus  complet,  en  racontant  son  entrée  à  Venise, 
en  1494,  et  l'effet  produit  sur  lui  par  l'apparition  de  cette 
ville  étrange-  :  on  voit  que  son  esprit  observateur,  curieux 
du  nouveau,  est  vivement  ému  de  ce  spectacle  et  qu'il  ) 
prend  plus  de  goût  qu'au  fracas  glorieux  des  batailles  pour 
lequel  il  n'était  point  fait. 

La  puissance  du  génie  de  Comines  est  dans  la  pensée,  et 
c'était  là  précisément  le  faible  de  ses  devanciers.  A  peine 
trouve-t-on  cliez  eux  quelques  saillies  d'un  l)on  sens  naturel 
ou  de  judicieuses  remarques  exprimées  sous  la  forme  com- 
mune et  superficielle  des  proverbes  :  leur  style,  si  alerte 
quand  il  s'agit  de  raconter,  s'embarrasse  et  s'appesantit  dès 
qu'il  ébauclie  un  raisonnement.  Dans  Comines,  au  contraire, 
tout  se  tourne  en  réflexions  sur  les  clioses,  en  appréciations 
sur  les  liommes;  il  y  a  cliez  lui  comme  une  verve  raisonneuse 
et  une  fertilité  de  conception  pliilosopliique  qui  se  déclarent 
en  présence  des  événements.  11  remonte  des  effets  aux  causes  ; 
il  scrute  les  mobiles  cacliés,  les  intérêts  couverts  et  compli- 
qués qui  donnent  secrètement  le  branle  aux  plus  grandes 
affaires  ;  dans  le  caractère  et  les  passions  des  plus  fameux 
personnages,  il  cliercbe    l'explication  de  leur  destinée,   il 

1.  Livre  VIII,  cli.  x,  xr. 

2.  Livre  Viil,  cli.  ix,  x,  xt. 

10 


290  LES   MÉMOIRES    DE   COMINES. 

montre  le  germe  ol)scur  qui,  en  se  développant,  produira  leur 
bonne  ou  leur  mauvaise  fortune.  Son  goût  de  raisonner  en 
toute  matière  est  si  vil",  il  a  une  telle  abondance  d'idées  à  tout 
propos ,  que  certains  chapitres  ne  forment  qu'une  longue 
suite  de  considérations  sans  donner  place  au  moindre  récit  ' . 
L'auteur  s'arrête  en  plein  exposé  des  faits  pour  insister  sur 
ses  jugements,  pour  en  tirer  ce  qu'ils  contiennent  de  leçons  à 
l'adresse  du  présent  et  de  l'avenir;  il  prodigue,  avec  une 
complaisance  qui  n'est  pas  exempte  de  vanité  et  de  manie,  les 
trésors  de  sa  vieillesse  expérimentée  ;  nulle  occasion  ne  lui 
échappe  de  moraliser  la  jeunesse  et  de  régenter  les  puissants 
du  jour. 

C'est  ce  qui  imprime  à  son  livre  un  caractère  très- 
marqué  d'utilité  pratique  et  en  môme  temps  d'élévation  phi- 
losophique ;  c'est  aussi  ce  qui  contribue  à  faire  paraître  dans 
tout  son  rehef  l'esprit  de  ruse  et  de  fourberie  qui  inspire  et 
gouverne  la  politique  du  xv''  siècle.  Il  n'en  faudrait  pas  con- 
clure que  ce  siècle  tranche  alisolument  sur  ceux  qui  l'ont  pré- 
cédé, et  qu'il  a  tout  à  coup  remplacé  par  la  déloyauté  érigée 
en  principe,  par  le  trafic  éhonté  des  consciences,  les  géné- 
reuses traditions  de  l'époque  chevaleresque.  Le  machiavé- 
lisme est  éternel  en  politique,  et  les  gouvernements  les  plus 
barbares,  comme  les  plus  héroïques,  se  sont  montrés  capables 
de  la  conduite  la  plus  raffmée  :  ce  qui  fait  ici  quelque  illusion, 
ce  qui  charge  un  peu  le  ta])leau  du  xv"  siècle  et  accuse,  entre 
cette  époque  et  les  temps  antérieurs,  un  contraste  plus  appa- 
rent peut-être  que  réel,  c'est  le  génie  même  de  notre  histo- 
rien, génie  soupçonneux,  rusé,  et  selon  son  mot  favori,  ((  ma- 
licieux, »  porté  par  habitude  et  par  humeur  h  se  tenir  dans 
les  dessous  ténébreux  de  la  politique,  à  tremper  dans  les 
commerces  les  moins  délicats,  expliquant  sans  s'étonner, 
presque  naïvement,  ce  qu'il  a  vu  toute  sa  vie  et  pratiqué  lui- 
même,  produisant  au  grand  jour  ce  fond  d'intrigues,  tandis 
que  ses  devanciers,  génies  plus  simples,  se  prenaient  aux 

1.  Par  exemple,  1.  l''',  cli.  x. 


LEURS   MÉRITES    CARACTÉRISTIQUES.  291 

surfaces  et  s'y  arrêtaient  sans  voii'  au  delà.  C'est  moins  un 
monde  nomeau  qui  se  révèle,  qu'un  aspect  nou\eau  du 
monde  qui  nous  est  monli'é. 

Ces  réflexions,  qui  roniiciil  ];i  partie  sérieuse  et  vraiment 
originale  des  Mémoires  de  (domines,  sont  de  deux  sortes.  Les 
unes,  fort  nondjreuses,  d'une  sagesse  courante  et  toute  pra- 
tique, naissent  à  mesure  que  les  événements  les  suggèrent, 
et  contiennent  les  jugements  de  l'auteur  sur  le  train  des  af- 
faires contemporaines;  ce  sont  les  maximes  d'une  politique 
<ivisée,  cauteleuse,  justifiée  par  le  succès,  plutôt  que  les  vues 
hardies  d'un  esprit  supérieur.  La  plupart  ont  pour  objet 
l'éloge  de  Louis  XI  ou  celui  de  Gomines  ;  car  si  notre  histo- 
rien nous  présente  comme  un  exemple  accompli  de  l'iiabileté 
royale  le  prince  qu'il  a  servi,  il  n'est  pas  éloigné  de  croire 
qu'il  peut  lui-même  fournir  le  modèle  des  intelligents  servi- 
teurs. La  règle  de  la  bonne  politique  est  ce  qu'il  a  vu  faire  à 
Louis  XI  ou  ce  qu'il  a  fait  en  personne  ;  il  érige  en  théorie  son 
expérience.  Mais  la  pensée  de  Comines  ne  s'enferme  pas  dans 
ces  régions  moyennes  de  l'oliservation  politique;  elle  perce 
plus  haut,  et  s'élève  h  l'intuition  de  certaines  vérités  de  pre- 
mier ordre  (|ui  constituent  la  raison  générale  des  choses  et  ce 
qu'on  apj)elle  la  plùlosophie  de  l'histoire.  Ce  sont  là  les  points 
culminants  de  son  œuvre;  la  \igueur  pénétrante  de  son  esprit 
s'y  révèle  par  des  traits  dignes  de  Bossuet  et  de  Montesquieu. 

Ne  croirait-on  pas  entendre  l'auteur  du  Discours  sur  l'His- 
toire universelie ,  lorsque  Comines,  après  avoir  décrit  l'ac- 
tion des  causes  secondes  qui  dépendent  du  libre  arbitre  de 
l'honune,  les  montre  subordonnées  à  la  volonté  supérieure 
d(;  Dieu  et  concourant,  sans  le  savoir,  à  l'accomplissement 
des  desseins  immuables  de  sa  Providence?  (c  En  cela.  Dieu 
fit  voir  que  les  batailles  sont  en  sa  main  et  qu'il  dispose  de 
la  victoire  à  son  plaisir.  Les  grâces  et  bonnes  fortunes  vien- 
nent de  Dieu Mais  de  telles  causes,  comme  de  royaulmes 

et  granz  seigneuries,  Xostre  Seigneur  les  tient  en  sa  main  et 
en  dispose,  car  tout  vient  de  luy...  La  mort,  qui  despart 
toutes  choses  et  change  t(jules  conclusions,  en  faict  venir 


292  LES    MÉMOIRES    DE    COMINES. 

aullre  oiivraige,  commo  vous  avez  entendu  el  entendrez; 
aussy,  tout  Ijien  regardé,  nostre  seule  espérance  doilit  estre 
en  Dieu.  Car  en  cestuy-Là  gist  toute  nostre  fermeté  et  toute 
bonté,  qui  en  nulle  chose  de  ce  monde  ne  se  pourroit  trou- 
ver*. »  Les  redoutables  spectacles  que  nous  présente  souvent 
l'instabilité  des  choses  humaines,  c'est-à-dire  l'avortement 
des  desseins  ambitieux,  la  ruine  imprévue  des  maisons  les 
plus  florissantes  et  des  puissances  les  plus  orgueilleuses, 
toutes  ces  mutations  dont  Gomines  avait  été  le  témoin  ou  la 
victime  excitent  dans  son  âme  une  émotion  sincère  et  pro- 
fonde. Averti  par  ses  propres  disgrâces,  meurtri  du  contre- 
coup des  révolutions  contemporaines,  il  sent  avec  force  le  néant 
attaché  aux  grandeurs,  et  ce  sentiment  d'austère  et  religieuse 
tristesse  lui  inspire  plus  d'une  page  vraiment  éloquente. 

Nul  doute,  à  notre  avis,  que  Bossuet,  qui  lisait  Oo- 
mines,  n'ait  gardé  de  quelques  pages  de  ses  Mémoires  un 
durable  souvenir.  ((   Regardez  donc,  dit  notre  historien  à 

propos  du  Téméraire,  comme  une  heure  de  temps  le  nnia 

Or,  voyez  la  mort  de  tant  de  granz  hommes  en  si  peu  de 
temps  qui  ont  tant  travaillé  pour  s'accroistre  et  pour  avoir 
gloire,  et  tant  en  ont  souffert  de  passions  et  de  peines  et 
abrégé  leur  vie....  Ne  luy  eust-il  point  mieulx  vallu,  et  à 
tous  aultres  princes,  et  hommes  de  moyen  estât  qui  ont 
vescu  soubz  ces  granz,  eslire  le  moyen  chemin  en  ces  choses? 
C'est  assavoir  moins  se  soucier,  moins  se  travailler  et  entre- 
prendre moins,  plus  craindre  à  offenser  Dieu  et  cà  persécuter 
le  peuple  et  leurs  voisins.  Leur  vie  en  seroit  plus  longue  et 

leur  mort  en  seroit  plus  regrettée Pourroit-on  veoir  de 

plus  beaulx  exemples  pour  congnoistre  que  c'est  peu  de  chose 

que  de  l'homme,  «t  que  ceste  vie  est  misérable  et  briefve 

Mais,  en  ces  grans  matières.  Dieu  dispose  les  cu(au's  des 
roys  et  des  grans  princes,  lesquelz  il  tient  en  sa  main,  à 
prendre  les  voyes  selon  les  o'uvres  (pi'ilveut  conduire  après-.» 


1.  L.  I",  ch.  XVI.  —  T.  1",  p.  37,  5f).  —  T.  II,  p.  ^280.  —  Édition  de  1840. 

2.  L.  V,  cil.  II  el  xiii.  —  L.  VI,  cil.  xii.  —  Voir  aussi  le  beau  morceau 


LEURS    MÉRITES    CARACTÉRISTIQUES.  293 

On  pourrait  (Ihv,  sans  doute,  ([iic  l'inspiration  chrétienne, 
Jointe  à  runierlume  de?  l'expi-i'iencc  et  au  déscncliantoment 
de  la  vieillesse,  suflit  pour  nijus  ("xpliquer  cette  !d>ondance 
de  hautes  pensées,  ce  sentiment  noble  et  triste  qui  s'exprime 
avec  une  telle  plénitude  de  cœur  ;  mais  voici  d'autres  ré- 
ilexions,  d'un  caractère  plus  abstrait,  qui  supposent  nne  re- 
marquable sagacité  (r(,'s[)ril,  une  profondeur  naturelle  de  la 
pensée. 

Comines  a  compris,  par  exemple,  l'utilité  de  cette  ba- 
lance des  forces  entre  les  États  voisins,  et  de  cette  opposi- 
tion des  intérêts  qu'on  appelle  aujourd'hui  l'équilibre  euro- 
péen ;  il  y  voit  un  dessein  de  Dieu  pour  maintenir  la  paix  et 
empêcher  l'essor  des  vastes  tyrannies'.  Comparant  l'Alle- 
magne divisée  en  nombreux  Etals  fédérés  à  la  France  unie 
sous  un  même  gouvernement,  il  fait  ressortir,  avec  une  égale 
justesse  (h  vues,  les  avantages  de  l'unité  politique  et  de  la, 
concentration  des  forces  :  ((  Un  sage  prince  ayant  dix  mille 
hommes  est  plus  à  craindre  que  ne  seroient  dix  princes  qui 
en  auroi(?nt  chacun  six  mille,  tous  allyez  et  confédérez  en- 
semble-. »  L'Allemagne,  peu  connue  de  son  temps,  l'inquié- 
tait. Lui  ({ui,  dans  ses  fréquents  voyages,  avait  visité  une 
bonne  i)arlie  de  l'Europe  %  il  «avait  été  frappé  de  l'étendue,  de 
la  fécondité  de  cette  contrée,  sauvage  encore,  et  des  éléments 
de  puissance  que  renfermaient  les  prf)fondeurs  du  chaos  ger- 
manique :  il  prévoyait  le  jour  oîi,  cette  confusion  venant  à  se 


sur  la  chute  du  Téméraire:  «Mais  Dieu  voulut  achever  ce  mystère...  A 
ceste  heure  dcrrenière  luy  estoient  passez  ses  honneurs  et  il  périt  luy  et 
sa  maison.  Or  sont  linées  toutes  ses  pensées  et  le  tout  tourné  à  son  pré- 
judice et  honte »  —  L.  V,  ch.  ix,  1.  VIII,  ch.  xx  et  xxiv. 

1.  «  Et  ce  n'est  pas  ceste  nation  seule  à  qui  Dieu  ait  donné  quelque 
aiguillon.  Car  au  royaulme  de  France  a  donné  pour  opposite  les  Anglois, 
aux  Anglois  a  donné  les  Escossois,  au  royaume  d'Espaigne  Portingal...  Il 
me  semble  que  Dieu  n'a  créé  nulle  chose  en  ce  monde  à  qui  il  n'ait  faict 
quelque  chose  son  contraire,  pour  le  tenir  en  crainte  et  en  humilité.» 
L.  V,  ch.  XVIII. 

2.  L.  1er,  ch.  XVI. 

3.  «Je  cuyde  avoir  veu  et  congneu  la  meilleure  part  d'Europe.» 
T.  II,  p.  C8. 


294  LES    MÉMOIRES    DE   COMINES. 

débrouiller,  quelque  chose  de  formidal)le  en  sortirait  pour 
menacer  le  reste  du  continent^. 

Un  point  jjien  curieux  aussi  dans  ses  Mémoires  est  restime 
qu'il  professe  pom^  le  gouvernement  représentatif  établi  en 
Angleterre;  le  pouvoir  monarchique,  limité  par  l'intervention 
régulière  et  effective  de  la  nation,  lui  paraît  de  beaucoup 
supérieur  au  despotisme  royal  ou  féodal,  a  Chez  les  Anglois, 
le  roi  ne  peult  entreprendre  la  guerre  sanz  assembler  son 
parlement,  ce  qui  est  chose  très-juste  et  saincte,  et  en  sont 

les  roys  plus  fors  et  mieulx  servis Selon  mon  advis,  entre 

toutes  les  seigneuries  du  monde  dont  j'ay  congnoissance,  où 
la  chose  publicque  est  mieulx  traictée,  où  règne  moins  de 

violence  sur  le  peuple,  c'est  Angleterre Et  disoient  quel- 

ques-unz  de  petite  condition  et  de  petite  vertu  que  c'est  crime 
de  lèze-majesté  que  de  parler  d'assembler  les  estatz,  que  c'est 
pour  diminuer  l'auctorité  du  roy;  mais  servent  ces  paroles 
à  ceulx  qui  sont  en  crédit  sans  en  riens  l'avoir  mérité,  et  ({ui 
n'ont  accoutumé  que  de  ileureter  en  l'oreille  et  de  parler  de 
choses  de  peu  de  valeur,  et  craignent  les  grans  assemblées  de 
paour  qu'ilz  ne  soient  congneuz  ou  que  leurs  œuvres  ne  soient 
blasmées^.  »  N'est-ce  point  aussi  un  trait  peu  commim  de 
sagacité  pohtique,  que  de  signaler  chez  les  Français  l'amour 
exagéré  des  emplois  publics  et  de  noter  cette  amljition  comme 
une  cause  permanente  de  trouilles  et  de  révolutions  *  ? 

Le  mérite  du  style  de  Comines  est  d'exprimer  simplement, 
nettement  ces  réflexions  judicieuses  et  parfois  profondes. 
Nous  l'avons  dit  :  il  n'y  faut  point  cliercher  le  briUant 
d'un  style  descriptif  et  pittoresque;  c'est  un  style  qui  sait 
mieux  rendre  les  idées  que  les  choses,  et  cette  sorte  d'origi- 
nalité, qui  en  tout  temps  vaut  bien  l'autre,  avait  un  grand 
prix  dans  l'état  particulier  de  la  langue  française  au  xv"  siècle. 

1.  «  Ces  Allemagnes  qui  sont  chose  si  grande  et  si  puissante  que  cela 
est  presque  incroyable...  »  T.  1'''',  p.  311. 

2.  L.  V,  ch.  XIX. 

3.  0  Les  offices  ou  estatz  y  sont  plus  désirez  qu'en  nul  lieu  du  monde... 
je  parle  de  ces  offices  et  auctoritez,  pour  ce  qu'ilz  font  désirer  mutations, 
et  aussi  sont  cause  d'icelles.  »  T.  i'"'',  p.  «5,  GC>. 


LEURS   MÉRITES    CARACTÉRISTIQUES.  20;i 

(JomiiK^s,  sans  doulc,  n'a  |)as  civi''  la  languf  philosophique, 
propre  à  Thistoire,  mais  il  l'a  ébauchée  dans  ses  Mémoires; 
il  en  fournit  le  plus  ancien  exemple  en  français.  Ce  style  ju- 
dicieux, solide  et  précis,  éloquent  parfois  dans  sa  constante 
simplicité,  parfois  aussi  un  peu  traînant  et  eml^arrassé  dans 
Taliure  et  la  construction  des  plu'ases*,  contient  une  foule 
d'expressions  trouvées,  c'est-à-dire  inspirées  de  génie  à  l'écri- 
\  ain  par  la  force  et  la  vivacité  de  sa  pensée.  Comines,  parlant 
de  riiumeur  aml)itieuse  de  Charles  le  Téméraire,  nous  dit 
avec  un(^  rare  (''iiergie  :  ((  La  gloire  luy  monta  au  cue*LU'  et 

l'esmeut  de  conquérir  ce  qui  luy  estoit  bien  séant Son 

cueur  ne  s'amollit  jamais,  mais  jusques  à  la  lin  a  estimé 
toutes  ses  ])onnes  fortunes  procédantes  de  son  sens  et  de  sa 

vertu Quel  dommaige  lui  advint  ce  jour  pour -user  de  sa 

teste  et  mespriser  conseil  !  Hiens  ne  voulut  le  dict  duc  en- 
tendre et  déjà  le  conduisoit  son  malheur-  !  »  Iln'apas  moins 
lieureusement  rencontré  lorsqu'il  a  voulu  caractériser  la  puis- 
sance de  Louis  XI,  ou  marquer  quelques-unes  des  qualités 
de  ce  prince.  ((  Tant  a  esté  obéy  ce  roy,  dit-il,  qu'il  sembloit 
presque  que  toute  l'Europe  ne  fust  faicte  que  pour  luy  porter 
obeyssance,  »  Un  peu  plus  loin,  décrivant  la  force  d'âme  que 
le  roi  avait  déployée  dans  sa  dernière  maladie,  il  dit  :  ((  Son 
grand  cueur  le  portoit'.  » 

On  voit  par  quelles  qualités  de  pensée  et  d'expression 
l'œuvre  de  Comines  ajoute  un  nouveau  progrès  à  tous  ceux 
que  l'histoire  avait  accomplis,  depuis  le  xii^  siècle,  grâce  à 
Froissart,  Joinville  et  Villehardouin  :  ainsi  s'achève  et  se 
couronne,  au  temps  de  Louis  XI  et  de  Charles  YIII,  cette 
longue  suite  de  travaux  et  d'efforts  que  nous  venons  de  re- 
tracer dans  quatre  chapitres.  En  parcourant  cet  ensemble,  on 
a  pu,  du  moins  nous  l'espérons,  se  représenter  exactement 
l'état  des  études  historiques  en  français  pendant  le  moyen  âge. 

1.  La  Sjintaxe  de  Comine»,  par  Paul  Tonnies,  docteui'  en  philosopliie. 
Berlin,  187G. 

2.  L.  IV,  ch.  XIII.  —  L.  VI.  cil.  XII.  —  T.  II,  p.  3,  10. 

3.  L.  VI,  ch.  II. 


DEUXIEME  SECTION 

LES  ORATEURS 


CHAPITRE   PREMIER 

NAISSANCE   ET   DÉVELOPPEMENT   DE   L'ÉLOQUENCE   SACRÉE 
EN    FRANÇAIS,    AUX    XIl"    ET    Mil''    SIÈCLES 

Première  forme  et  anciens  noms  du  sermon  dans  la  littérature  de 
l'Eglise.  —  Les  commencements  du  sermon  en  Irançais,  depuis 
le  ix."  jusqu'au  xii"  siècle.  —  Saint  Bernard  et  Maurice  de  Sully. 
—  Les  sermons  des  croisades.  —  Progrès  de  l'éloquence  sacrée 
au  xiu"  siècle.  —  Grand  nomisre  de  prédicateurs  séculiers  ou  ré- 
guliers :  les  Dominicains  et  les  Franciscains.  —  Le  sermon  en 
latin  et  le  sermon  en  français.  —  La  rhétorique  sacrée  au  temps 
de  saint  Louis.  —  Composition  et  règles  du  sermon.  —  L'oraison 
funèbre.  —  Puissante  action  de  l'éloquence  de  la  chaire  sur  la 
vie  sociale  au  moyen  âge. 

A  rOpoque  où  le  christiaiiisinc  sY'taljlit,  c'est-à-dire  dans 
la  période  aposLolique,  l'éloquence  sacrée  s'était  manifestée 
sous  deux  formes  :  le  discours  et  l'homélie.  Le  discours, 
Xo'yoç,  oratio,  s'adressait  aux  payens  poiu'  les  convertir, 
et  quelques-unes  de  ces  harangues  sublimes ,  inspirées , 
pleines  d'une  ardente  énergie,  nous  ont  été  conservées  en 
substance  par  les  Acles  des  Apôtres  et  par  les  Actes  des 
Martyrs.  C'est  là  qu'on  peut  ressaisir  un  éclio  de  celle  ])rimi- 
live  éloquence  évangélique  dont  Bossuet,  panégyrisle  de  saint 
Paul,  a  si  fortement  décrit  la  nouveauté  puissante.  L'homé- 
lie, 6;j:.'.)a'a,  se  prononçait  à  la  messe,  comme  le  constatent 


Li:S   ORIGINES   DU    SERMON    EN    FRANÇAIS.  297 

sailli  Justin  et  les  consliliitions  des  Apôtres;  c'était  un  en- 
tretien lïnnilier,  une  explication,  souvent  improvisée,  de 
l'Evangile  et  des  Ecritures,  une  sorte  de  conierencc,  coupée 
(le  tV(''([ueiils  dialogues  entre  le  cominentaleur  et  l'andituii-c. 
Ce  mot  grec  lut  traduit  en  latin  par  les  expressions  ivactalus 
popularis  et  sermo  ' .  On  a\  ait  conservé  un  certain  nombre 
de  ces  anciennes  homélies,  sous  le  nom  de  saint  Hip|toh  te, 
évèque  de  Pointas  Hoiiuv,  (jui  subit  le  martyre  eu  "-IX)  :  saint 
JérouK^  el  le  concile  de  Lati'au,  tenu  en  ()i!>,  <'U  l'ont  encore 
mention;  selon  toute  a|)parence,  la  plupai'l  des  autres  ser- 
mons de  celle  lointaine  époque  ne  furent  jamais  rédigés. 
Notons  ici  que,  dans  les  églises  des  premiers  siècles, le  minis- 
tère de  la  parole  était  expressément  réservé  aux  évêques,  lié- 
ritiers  des  Apolres,  interprètes  autorisés  de  la  doctrine  :  la 
parole  restait  libre,  sans  doute,  pour  tout  fidèle  ou  tout  doc- 
teur qui  V  oulait  propager  sa  loi  et  conquérir  des  âmes  en 
haranguant  les  payens,  mais  lorsqu'il  s'agissait  de  distribuer 
un  enseignement  régulier  aux  assemblées  des  croyants,  c(^ 
soin  rentrait  dans  les  attributions  des  pasteurs  seuls,  c'est- 
à-dire,  des  évêques.  L'instruction  pastorale  est  donc  le  type 
l)i'imilif  de  l'éloquence  de  la  chaire^. 

Au  iv"  siècle,  api'ès  la  victoire  du  christianisme,  une  al- 
liance s'accomplit  entre  la  doctrine  qui  vient  de  triompher  et 
la  littérature  du  paganisme  vaincu;  les  écrits  des  Pères  grecs 
et  latins  de  ce  grand  siècle  naissent  de  cette  alliance  féconde: 
leur  éloquence  y  puise  une  force,  une  richesse,  une  variété 
que  la  pai'ole  évangélique  n'avait  point  connues  jusque-là. 
Sans  perdre  entièrement  son  caractère  essentiel  de  persuasi\  e^ 
simplicité,  l'homélie  devient  plus  savante  ;  le  patliélique  y  do- 
mine; la  nécessité  de   défendre  l'orthodoxie  contre  les  lié- 


1.  ((Trnctatua  populares,  quos  Grœci  honiilias  vocaut.  »  Saint  Augustin, 
De  llTrciiibns,  lettres  à  Qiiodvultdeus. 

:2.  Bingliam,  Orifjines  ecdedaMicx,  I,  321.  —  Ferrari,  De  rilu  sncrurum 
Ecdesiœ  coiicionum  ;  Marligny,  Dictionnaire  des  Antiquités  cliriiicnncs,  ar- 
ticle l'ridication  ;  la  Chaire  française  au  vioyen  dge,  par  M.  Lecoy  de  la 
Marche,  p.  1-7.  (Paris,  1868.) 


298  L  ÉLOQUENCE    DE    LA   CHAIRE. 

reliques  y  introduit  une  dialectique  serrée,  des  raisonne- 
ments profonds  :  ajoutons  que  le  mauvais  goût  contempo- 
rain s'y  glisse  à  son  tour  avec  les  délicatesses  et  les  ralTme- 
ments  d'un  style  plus  orné.  C'est  une  nouvelle  manière,  une 
seconde  forme  de  l'éloquence  sacrée  ;  les  monuments  qui  la 
représentent  sont  trop  nombreux  et  trop  célèbres  pour  qu'il 
soit  nécessaire  d'insister. 

La  décadence  se  déclare  dans  les  siècles  suivants;  mais 
tout  n'est  pas  dit  quand  on  a  rappelé  qu'à  partir  de  l'époque 
des  invasions  le  style  des  prédicateurs,  comme  celui  des  écri- 
vains et  des  poètes  contemporains,  tombe,  se  corrompt  et 
s'obscurcit  dans  les  trivialités  incorrectes  du  latin  rustique'. 
Il  est  bien  évident  que  la  langue  des  sermons  ne  peut  différer 
de  celle  qui  s'écrit  alors  dans  les  couvents,  ni  de  celle  que 
parlent  les  populations.  Au  milieu  de  cet  abaissement  gé- 
néral des  lettres  en  Occident,  deux  faits  se  produisent  qui 
donnent  à  cette  période  ingrate  de  l'bistoire  de  la  prédication 
un  vif  intérêt  :  le  premier  est  l'action  souveraine  et  bienfai- 
sante exercée  par  la  parole  évangélique  sur  les  peuples  bar- 
bares. Les  périls  de  l'invasion  raffermissent  la  foi  et  raniment 
l'éloquence.  En  face  de  ce  monde  nouveau,  à  demi  infecté  des 
vices  de  la  civilisation,  monde  menaçant  qu'il  faut  conqui'rir 
sous  peine  d'en  être  opprimé,  la  prédication  retrou^e  l'en- 
thousiasme intrépide  et  l'inspiration  hardie  qui  avaient  si- 
gnalé ses  premiers  combats,  à  l'origine  du  christianisme. 
Armés  de  la  parole  sainte,  les  évoques  protègent  les  cités, 
domptent  les  envahisseurs,  fondent  des  monarchies  chré- 
tiennes sur  les  débris  de  l'empire  :  c'est  le  temps  où  s'illus- 
trent, dans  ces  luttes  héroïques,  saint  Grégoire  le  Gi'and, 
Isidore  de  Séville,  Bède,  saint  Rémi  et  ses  disciples,  saint 
Colomban,  saint  Augustin  de  Gantorbéry,  saint  Boniface, 
saint  Césaire  d'Arles  et  saint  Avit  de  Vienne^. 


1.  Sur  cette  corruption  croissante  de  la  langue  latine,  voir  t.  I'"',  cli.  m, 
[).  46-oG. 

2.  Saint  Grégoire  le  Grand  né  en  5'i0  mourut  en  ()04,  Isidore  de  Séville 
mourut  en  636,  Bède  en  733,  saint  Reuii  eu  533,  saint  Colomban  en  615, 


LES  ORIGINES   DU    SERMON    EN    FRANÇAIS.  290 

Autre  fîiil  inipoi-taiit  à  noter  clans  la  confusion  de  cette 
époque  tniuhlée  :  la  première  apparition  du  sermon  prononcé 
en  laiif;ue  IVançaise.  On  n'a  \)ns  oublié  que  c'est  h  propos  des 
prédications  chrétiennes  que  les  indices  les  plus  anciens  de 
l'emploi  de  la  langue  romane,  cette  forme  primitive  du  fran- 
çais, sont  signalés  parles  historiens:  saint  Mummolin, évoque 
de  Noyon,  saint  Adalharl,  abbé  de  Corbie,  qui  parlaient  avec 
un  égal  talent  le  tudesque,le  latin  et  le  roman  au  milieu  du  \if 
et  du  VIII"'  siècles,  étaient  des  prédicateurs;  ils  prêchaient  en 
latin  devjint  les  gens  (Véglise,  en  tudesque  ou  en  roman  lors- 
qu'ils s'adressaient  aux  populations  semi-gauloises,  semi- 
germaniques  du  nord  de  la  France.  L'éloge  qui  leur  est 
décerné  s'api)lique  précisément  à  leurs  sermons  ^  Au  ix"  siè- 
cle, les  capitulaires  de  Charlemagne,  les  conciles  de  Tours  et 
de  Reims  en  813,  celui  d'Arles  en  851,  prescrivent  aux  ser- 
monnaires  de  traduire  en  roman  les  homélies  des  Pères  ^  :  il 
avait  para,  en  effet,  dans  les  siècles  précédents,  de  nombreux 
recueils  de  sermons  ou  d'homélies  empruntés  aux  grands 
orateurs  de  la  chaire  et  destinés  à  secourir  l'insuffisance  et 


saint  Augustin  de  Cantorbéiy  en  640,  saint  Boniface  en  755,  saint  Césaire 
en  54^,  saint  Avit  en  o-2o.  —  On  a  de  saint  Avit  un  sermon  sur  l'Evangile, 
prononcé  le  lundi  des  Rogations  {Histoire  littéraire,  t.  III,  128),  une  autre 
homélie  pour  le  mercredi  des  Rogations,  recueillie  par  Martèue  et  Durand 
{Acta  SS.  maii,  t.  XI,  p.  631),  plusieurs  fragments  réunis  par  Sirmond,  enlin 
une  homélie  récemment  découverte,  prècliée  en  522  à  la  dédicace  de 
l'église  d'Annemasse  dans  le  diocèse  de  Genève.  (Mémoires  de  la  Société 
d'histoire  de  Genève,  t.  IVet  V.)  Saint  Césaire  a  laissé  des  œuvres  oratoires 
plus  importantes,  qui  ont  été  recueillies.  Ce  sont  là  les  véritables  origines 
de  la  chaire  française  (en  latin),  si  l'on  veut  entendre  par  ce  mot  les  pre- 
mières productions  de  l'éloquence  sacrée  écloses  après  le  jour  où  l'histoire 
des  Gaules  se  sépare  de  celle  de  l'Empire.  —  Lecoy  de  la  Marche,  p.  8. 

1.  Voir  tome  l«^,  p.  5()-58.  —  On  prêchait  aussi  en  celtique,  partout  où 
la  population  parlait  cette  langue.  —  Voir  le  fragment  d'homélie  celti(iue  di'i 
à  la  plume  d'un  moine  irlandais  du  viii^  siècle,  et  restitué  par  M.  Ailolphe 
Tardif  (Bibliothèque  de  l'École  rfcs  Chartes<,  3c  série,  t.  III,  p.  19:5).  Ce 
texte  est  une  paraphrase  du  ch.  ix,  verset  2:5  de  saint  Luc.  Il  a  été  transcrit 
par  un  clerc  irlandais  réfugié  à  Cambrai  de  7C3  à  790. 

2.  Voir  les  textes  cités  par  nous,  tome  I",  p.  61.  —  Le  pape  Je.in  VIII 
(élu  en  872),  autorisa  les  prêtres  slaves  à  expliquer  l'évangile  de  la  messe 
dans  leur  dialecte  après  l'avoir  lu  en  latin.  (Martène,  De  anticpiis  ecdesi.v 

Titibus,  t.  1er,    p,  278.) 


300  l'éloquence  de  la  chaire. 

la  stérilité  d'esprit  des  prédicateurs  contemporains.  Ces  col- 
lections continuèrent  à  se  multiplier,  et  l'on  y  puisait,  pour 
instruire  le  peuple,  des  textes  d'homélies  qu'il  suffisait  de  tra- 
duire ou  de  commenter  en  langue  romane,  c'est-cà-dire  dans  le 
français  du  ix"  siècle  ' .  Le  fragment  du  commentaire  sur 
Jonas,  que  nous  avons  examiné  dans  notre  premier  volume  ^ , 
peut  être  considéré  comme  une  page  d'une  homélie  composée 
en  exécution  des  ordonnances  impériales  ou  ecclésiastiques. 
Au  x"  siècle,  l'abbé  Xotger  et  le  pape  Grégoire  V  sont  con- 
nus et  cités  pour  avoir  prêché  tantôt  en  latin,  tantôt  en 
langue  vulgaire,  selon  les  exigences  de  l'auditoire^;  et  le 
moyen  d'imaginer  qu'il  en  ait  été  autremenl?  Comme  le 
disent  les  capitulaires  de  Charlemagne  :  ((  Le  premier  devoir 
du  prédicateur  est  de  se  mettre  à  la  portée  du  simple  peuple'' .  » 
Le  concile  de  Mousson,  en  995,  entendit  un  évoque  haranguer 
en  français;  le  concile  d'Arras  trente  ans  après,  fit  rédiger  en 
français  un  symbole  à  l'usage  des  hérétiques  ^  L'évcque 
Gocelme  qui,  au  dire  de  Wace,  soutenait  par  ses  nombreux 
sermons  le  courage  des  habitants  de  Chartres  contre  les  as- 
sauts de  Hollon  %  ne  parlait  certainement  pas  latin  à  ce  peuple 

1.  On  cite  parmi  les  principaux  auteurs  de  ces  recueils:  Fiorus,  diacre 
de  Lyon,  Alain,  abbé  de  Farie,  Raban  Maure,  arcbevèque  de  Mayence, 
Heiric,  moine  de  Saint-Germain  d'Auxerre,  Alcuin  et  Paul  Warnefride.  — 
Histoire  liUmiirc,  t.  IV,  p.  254,  337,  3i8. 

2.  Page  02. 

3.  Tome  I»"",  p.  63. 

4.  «De  ofdcio  prœdicationis,  ut,  juxtaquod  bene  vulgaris  populus  intel- 
ligere  possit,  assidue  fiât.  »  Cii.  xiv.  —  Labbe,  VIII,  1288.  —  Plus  d"un 
siècle  avant  Cbarlemagne,  le  clergé  des  bords  du  Rbin  expliquait  l'évangile 
dans  la  langue  des  populations;  au  ix»  siècle,  Otfried  de  \Veissenibourg 
rédigeait  des  sermons  en  tudesque.  — Acta  SS.  ordin.  Bcned.,  t.  II,  p.  246. 
—  Histoire  littcmire,  t.  V,  p.  373. 

3.  Tome  l"'^,  p.  65.  —  Le  même  fait  se  produit  ii  la  même  époq\ie,  au 
concile  de  Saint-Hàle,  près  Reims  (I).  Rouquet,  t.  X,  p.  513). 

G.  Les  incursions  de  RoUon  ont  duré  de  876  à  911.  —  Voici  les  vers 
de  NVace  : 

Li  evesquo  Gocelmns  n  savent  sarmoiié, 

A  chascun  prorlome  a  son  péchié  parduné 

Hor  la  ville  dellendrc  c  la  Cretientc. 

liorgeit  corent  as  armes,  et  corent  sans  aloigne, 

Seaumes  e  lelanies  cantent  cler  et  chanoine. 

[Jioman  <Ie  lion,  t.  1",  p.  80,  vers  1579.) 


LES   ORIGINES   DU    SERMON    EN    FRANÇAIS.  301 

cil  aniios.  Concluons  que,  drs  les  oi'if,àn('s  de  notre  langue  el 
(le  notre  nati(jn,  le  sermon  en  français,  réservé  aux  laïques  el 
particulièrement  au  peuple,  s'est  développé  à  côté  du  ser- 
mon prononcé  en  latin  qui  s'adressait  au  clergi'  i't''guliei'  et 
séculier  :  delà  deux  formes  à  distinguer  tout  d'abord  dans 
le  genre  liltérain^  que  nous  allons  étudier,  la  forme  clé- 
ricale et  la  forme  populaire.  Nous  sommes  désormais  as- 
surés de  trou\er  au  moyen  âge  une  éloquence  religieus(^  en 
français. 

Ce  n'est  pas  encore  le  xi"  siècle,  ni  même  la  première 
moitié  du  siècle  suivant  qui  peuvent  nous  olfrir  d'incontes- 
tables monuments  de  cette  éloquence  :  nous  avons  de  ce 
temps-là  une  trentaine  d'iiomélies  anonymes  en  dialecte  li- 
mousin, un  commentaire  des  évangiles  du  Carême  sous  le 
titre  ({'Exposition  d'Haimon^^  quarante-quatre  sermons,  tra- 
duits des  bomélics  latines  de  saint  Bernard  pour  l'usage  de 
ceiLX  d'entre  les  moines  qui  ne  savaient  pas  le  latin-.  Mais  si 
les  œuvres  manquent,  les  renommées  commencent  à  paraître 


1.  Histoire  liUéraire,  t.  XIII,  p.  127.  Cet  Haiinon,  qui  parait  avoir  été 
évêqiie  de  Cliàlons-sur-Marne,  vivait  au  .\ii<=  siècle.  —  Les  homélies  limou- 
sines sont  du  même  temps.  Quelques-unes  appartiennent  au  commencement 
du  siècle,  les  autres  à  la  fin.  Elles  sont  très-courtes  et  roulent  sur  des 
évangiles  de  diverses  fêtes;  elles  s'adressent  à  des  auditeuis  appelés  senor 
ou  baro,  c'est-à-dire  à  des  laïques.  Copiées  à  deux  époques,  elles  ont  été 
puisées  à  des  sources  diiïérentes.  —  (Voir  ms.  lat.  3548  b.  Bibliothèque  Natio- 
nale.—  P.  Meyer,  Jahrbnch  fur  romanische  und  engli>;che  litemtHr,\U,  p.  I.) 

2.  La  question  des  sermons  fran(;ais  de  saint  Bernard  a  été  traitée  par 
M.  Leroux  de  Lincy  dans  les  Documenta  inédits  sur  l'Histoire  de  Franre 
(1841).  La  langue  de  ces  sermons  est  du  xii"  siècle,  elle  appartient  au 
dialecte  lorrain.  Sur  onze  critiques  qui  ont  juifé  ce  recueil,  contenu  dans 
un  seul  manuscrit  (Fonds  des  Feuillants,  n»  9,  Bibliothèque  Nationale), 
quatre  pensent  qu'ils  sont  traduits  du  latin,  cinq  les  tiennent  pour 
originaux,  deux  ne  se  prononcent  pas.  M.  Leroux  de  Lincy  est  persuadé 
qu'ils  ont  été  traduits  du  vivant  même  de  saint  Bernard,  ou  peu  de  temps 
après  sa  mort.  —  Suivant  une  opinion  récemment  émise  par  M.  Bonnardot, 
à  propos  de  la  traduction,  en  dialecte  lorrain,  d'un  dialogue  latin  de  saint 
Isidore,  les  sermons  de  saint  Bernard,  prononcés  en  latin,  auraient  été  traduits 
au  xue  siècle  dans  la  région  des  Vosges,  qui  était  alors  le  centre  d'abbayes 
florissantes  oii  furent  aussi  traduites  les  Moralités  sur  Job.  On  sait  que  saint 
Bernard  vint  à  Metz  en  1133  et  1153,  et  qu'il  prêcha  dans  le  pays  messin.  — 
Remania,  juillet,  1876.  P.  317,  318,  332. 


302  L  ELOQUENCE    DE    LA   CHAIRE. 

et  les  talents  cà  se   produire.  Evidemment,  saint  Bernard, 
Raoul  Ardent,  Pierre  l'Ermite,  Foulques  de  Xeuilly,  Robert 
<rArLrissel  n'étaient  pas  éloquents  seulement  en  latin  ;  ces 
hommes  dont    la  foi  passionnée  soulevait  les  multitudes, 
parlaient  une  langue  expressive  et  colorée  dans  leurs  ser- 
mons français;  leur  génie  véhément  transfigurait  l'idiome 
populaire,  alors  si  rude  et  si  imparfait*.  On  peut  se  repré- 
senter, sinon  leur  éloquence,  du  moins  les  caractères  géné- 
raux  de  leur  style,  en  lisant  YExposition  d'Haimon,  les 
sermons  traduits   du  latin  de  saint  Bernard,  ceux  qui  sont 
épars  dans  les  Chansons  de  Gestes  ou  dans  les  chroniques  du 
même  temps.  L'auteur  de  la  Chanson  de  Roland,  en  faisant 
prononcer  un  sermon  guerrier  à  l'archevêque  Turpin ,  une 
longue  oraison  funè])re  à  Charlemagne ,  a  dû  se  souvenir  des 
discours  sacrés  qu'il  avait  entendus  à  l'Eglise  et  prendre  mo- 
dèle sur  les  orateurs  du  xi""  siècle;  cette  remarque  est  encore 
plus  juste  si  on  l'applique  aux  sermons  que  Yillehardouin  et 
Henri  de  Valenciennes  nous  rapportent,  et  lorsque  les  chape- 
lains de  la  quatrième  croisade  haranguent,  la  croix  en  main, 
les  guerriers  qui  montent  à  l'assaut  de  Constantinople,  nous 
pouvons,  sans  trop  d'erreur,  nous  imaginer  que  nous  sommes 
en  présence  de  ces  prédicateurs  popiûaires  du  xii°  siècle  dont 
les  discours  sont  perdus,  mais  dont  le  prodigieux  ascendant 
est  incontesté^. 

L'époque  vraiment  historique  de  l'éloquence  sacrée  en  fran- 
çais commence  le  jour  même  où,  pour  la  première  fois,  nous 
rencontrons  des  œuvres  authentiques  et  des  monuments  cer- 
tains. A  partir  de  ce  moment,  on  se  dégage  des  conjectures  et 
de  la  simple  vraisemblance  ;  on  cesse  d'être  réduit  cà  rassembler 
des  souvenirs  et  des  fragments  dispersés;  les  orateurs  vien- 
nent à  nous,  non  plus  seidement  a^  ec  des  témoignages  favo- 


1.  Saint  Bernard  vécut  de  1093  à  11S3  ;  Robert  d'Ârbrissel,  de  1047  à 
1117;  Pierre  l'Eriuite  mourut  en  1115;  Raoul  Ardent,  vers  la  même  épo- 
que. On  sait  que  Foulques  de  Neuilly  prèclia  en  1198  la  croisade  à  laquelle 
prit  part  Geollroy  de  Villeliardouin  : 

2.  Henri  de  Valenciennes,  cli.viii. — Villeliardouin,  p.  "J90.fÉditiondel872.) 


LES   ORIGINES    DU    SERMON    EN    FRANÇAIS.  303 

rables  h  leur  répulalion,  mais  avec  les  preuves  palpa])les  du 
talent  (ju'ils  ont  déployé  et  de  l'action  qu'ils  ont  exercée.  Ce 
point  décisif,  ce  moment  où  la  certitude  succède  aux  proba- 
bilités, se  place  h  la  fin  du  xii'=  sif'cle,  et  le  premier  orateur 
sacré  que  nous  puissions  juger  d'après  ses  œuvres,  écrites  en 
français,  est  Maurice  de  Sully  qui  fut  évoque  de  Paris,  de 
1160  h  { 196,  qui  baptisa  Pliilippe-Auguste  en  1163  et  posa 
les  fondements  de  la  cathédrale  de  Notre-Dame.  Par  lui 
s'ouvre  la  nombreuse  série  des  illustres  prédicateurs  dont  la 
science  et  l'éloquence,  s'exprimant  tour  à  tour  dans  la  langue 
liturgique  et  dans  l'idiome  populaire,  ont  donné  à  la  parole 
(nangélique,  pendant  tout  le  cours  du  siècle  suivant,  une  au- 
torité, une  puissance  d'action  et  d'expansion  que  les  historiens 
littéraires  ont  trop  longtemps  méconnues  et  que  nous  allons 
décrire  en  insistant,  comme  il  convient,  sur  l'importance  d'un 
tel  sujet. 


§  ï" 


Les  sermons  français  à  la  fia  du  XII«  siècle.  —  Premiers  monuments 
authentiques.  Recueil  de  Maurice  de  Sully  (1160-1196;.  —  Des  causes 
qui  ont  contribué  à  développer  l'éloquence  de  la  chaire  au  commen- 
cement du  XIIU  siècle  :  institution  des  Frères  prêcheurs,  Dominicains 
et  Franciscains  (1205-1216). 


Maurice  de  Sully,  ainsi  nommé  du  village  de  l'Orléanais 
oîi  il  est  né*,  fut  successivement  écolier  et  professeur  de 
l'Université  de  Paris,  chanoine  de  Bourges,  chanoine  et  ar- 
chidiacre à  Paris  ;  sa  gloire  de  prédicateur,  consacrée  et  ré- 
compensée par  les  suffrages  des  électeurs  ecclésiastiques,  le 

1.  Il  était  lils  de  pauvres  paysans,  et  lorsqu'il  étudia  à  Paris  il  fut  obligé 
de  mendier  pour  vivre.  Etienne  de  Bourbon  et  Jacques  de  Vitry,  ses  con- 
temporains, racontent  sur  lui  l'anecdote  suivante.  Sa  mère  étant  venue  de 
loin  pour  le  voir,  superbement  paiée,  il  refusa  de  la  reconnaître  en  disant: 
«  Ma  mère  est  une  pauvre  femme,  qui  ne  poite  jamais  qu'une  robe  de 
bure.  Quand  elle  eut  pris  ses  habits  de  paysanne,  il  se  jeta  dans  ses  bras. 
—  Etienne  de  Bourbon,  De  diversis  makriis  prxdkabilibu»,  vas,  latins  13970, 
i"  3d2.  Bibl.  Nationale. 


304  L  ÉLOQUENCE    DE    LA   CHAIRE. 

porta  sur  le  siège  épiscopal  que  veuait  de  quitter  Pierre  Loui- 
l)ard,  le  Maître  des  Sentences,  mort  en  1160.  Après  un  épis- 
copat  de  trente-six  années,  il  mourut  en  1196  à  Saint-Victor 
où  son  tombeau  subsista  jusqu'il  la  ]U''Volution.  Le  recueil  de 
ses  sermons,  deux  fois  imprimé  en  \ïm  et  en  1511%  s'est 
conservé  dans  de  nombreux  manuscrits  latins  et  français  -  ;  il 
a  pour  titre  :  Exposition  des  Evangiles  de  toute  l'année  ou 
Sermons  de  Maurice,  évèque  de  Paris,  sur  les  dimanches  et 
les  fêtes.  On  y  distingue  quatre  parties  :  la  première,  qui 
sert  de  préface,  est  une  exliortation  aux  clercs  de  l'Eglise  de 
Paris,  pour  les  avertir  que  ce  manuel  de  prédication  est  com- 
posé en  vue  de  leur  être  utile  ;  la  seconde  contient  une  explica- 
tion du  symbole  des  Apôtres  et  de  l'oraison  dominicale,  base  de 
l'enseignement  que  les  prêtres  doivent  donner  aux  laïques  ;  la 
troisième,  qui  est  le  fond  même  de  l'ouvrage,  consiste  en  une 
série  de  sermons  sur  les  évangiles  des  dimanches  et  des  prin- 
cipales fêtes  depuis  l'Avent  jusqu'à  la  fin  de  l'année  ecclésias- 
tique ;  le  cercle,  ainsi  rempli,  se  ferme  par  une  autre  série  plus 
courte  de  discours  sacrés  qui  ont  pour  objet  la  vie  de  quelques 
saints  et  la  célébration  de  certaines  fêtes  particulières.  . 

On  voit  que  l'ensemble  forme  un  manuel  de  prédicntion 
liomogène  et  complet  ;  l'auteur  y  a  joint  des  tableaux  as- 
tronomiques et  liagiologiques,  i)uis  un  traité  de  comput, 
dont  il  recommande  l'étude  aux  [)rêlres.  Tous  ces  sermons, 
(|ue  Maurice  avait  lui-même  prêches  avant  de  les  réunir  en 
un  seul  corps,  ont  été  rédigés  pour  être  éludit'S  par  les  curés 
et  répétés  par  eux  aux  fidèles  a^ec  plus  ou  moins  de  change- 
ments. Leur  renommée  franchit  bientôt  les  Innites  du  diocèse 
de  Paris,  elle  gagna  les  provinces  et  se  répandit  même  à 
l'étranger;  on  les  traduisit  en  ])lusieurs  dialectes  et  nous 

1.  Cliambéry,  lAS'i.  Lyon,  1511.  Ces  éditions  sont  aujourd'luii  introu- 
vables. 

2.  On  en  trouvera  la  description  bibliographique  dans  l'ouvrage  de 
M.  Lecoy  de  la  Marcbe,  La  chaire  frannme  an  xiii«  aicde,  p.  479-481.  Plu- 
sieurs de"  ces  manuscrits  qui  sont  au  nombre  de  seize,  ont  été  exécutés  en 
Ânffleterre.  —  P.  Meyer,  Les  vifinnscrits  des  sermons  français  de  Maurice  de 
Sully.  {Romania,  octobre  187(;.  p.  407-487.) 


LIÎS   ORIGINES   DU    SERMON    EN    FRANÇAIS.  'Mi 

avons  encore  quelqnes-nnes  de  ces  versions  picardes  et  poi- 
tevines qui  datent  du  xiu"  siècle'.  Celte  éloquence,  qui  nous 
représente  si  fidèlement  l'état  de  la  chaire  sacrée  au  temps 
(le  Pliilippe-Auguste,  et  qui  nous  aide  à  comprendre  ce  que 
pouvaient  être,  en  IVançais,  le  talent  oratoire  et  le  style 
des  prédécesseurs  de  Maurice  de  Sully,  a  pour  nous  un  autre 
mérite  que  son  ancienneté,  à  savoir,  une  forme  naïve  et 
simple,  exempte  de  subtilités  scolastiqnes,  d'allégories  bi- 
zarres; elle  est  parlaitement  appropriée  à  l'auditoire  popu- 
laire qu'il  s'agit  d'instruire  et  d'édifier.  L'Evangile  y  est 
expliqué  sans  sécheresse  ,  d'une  façon  pratique,  en  termes 
clairs  et  sensibles  ;  ce  commentaire,  plein  d'utiles  conseils, 
est  rendu  plus  vivant  par  des  légendes  et  par  des  comparai- 
sons familières  où  se  rencontrent  souvent  des  traits  do  mœurs 
précieux  à  recueillir-. 

On  peut  s'étonner  que  ces  sermons,  d'une  composition  si 
aisée,  d'une  langue  si-  naturelle  et  si  populaire,  nous  aient 
été  conservés  à  la  fois  en  français  et  en  latin;  mais  l'étonne- 
ment  cesse  si  l'on  réfiéchit  que  l'auteur  a  dû  les  traduire 
dans  la  langue  de  l'Eglise  pour  en  assurer  le  succès  et  l'uti- 
lité. Le  français  de  Paris,  au  xn"  siècle,  n'était  correct  et 
intelligil)lc  que  dans  l'Ile-de-France;  la  version  latine  se 
comprenait  partout,  dans  le  monde  clérical,  en  province  et  à 
l'étranger  :  si  elle  ne  donnait  pas  h  ceux  qui  s'en  servaient 
les  expressions  mêmes  de  l'autour  et  les  grâces  familières  de 
son  langage,  elle  leur  apportait  du  moins  la  sul)stance  du 
discours,  l'essentiel  du    développement,  et  les  imitateurs 


1.  La  Bibliothèque  de  la  ville  de  Poitiers  en  possède  deux  manuscrits 
sous  ce  double  titre:  Sermons  eu  langue  du  Poitou,  n»  102;  Sermons  en. 
■picarJ,  n"  101.  Eu  1873,  M.  Boucherie  a  publié  le  uiailusciit  rédigé  en 
dialecte  poitevin. 

2.  Lecoy  de  la  Marche,  p.  48.  —  M.  Lecoy  de  la  Marche  (p.  2-2G-230), 
et  M.  Moland  {Origines  littéraires  de  la  France,  p.  399)  ont  cité  plusieurs 
passages  intéressants  des  sermons  de  Maurice  de  Sully.  Le  style  de  ce 
prédicateur,  comparé  à  celui  des  sermons  de  saint  Bernard  et  à  Vexposi- 
tion  d'Haimon,  a  plus  d'ampleur,  de  souplesse,  de  facilité.  11  est  évidemment 
en  progrès.  Celte  comparaison  est  aisée  à  fiiire;  nous  nous  bornons  à 
l'indiquer. 

20 


300  l'éloquence   de   LA  CHAIRE. 

lointains  n'avaient  plus  qu'à  traduire  dans  l'idionie  de  leur 
pays  les  pensées  du  modèle.  Cette  précaution,  qui  était  alors 
de  règle  et  de  nécessité,  a  été  observée  pendant  tout  le  moyen 
âge^  A  dater  de  ce  moment,  les  preuves  qui  nous  attestent 
l'existence  du  sermon  français,  se  multiplient.  «  Se  vos  ne 
savez  latin,  dit  aux  fidèles  un  anonyme  presque  aussi  ancien 
que  Maurice  de  Sully,  vos  savez  roman.  En  tel  language  cum 
vos  savez, demandez;  si  aprenezde  vostre  créance  co  que  vos 
devez  faire-.  »  Et  ce  n'est  pas  seulement  devant  le  peuple 
qu'il  faut  s'exprimer  en  langue  vulgaire.  Avant  l'an  1213,  un 
abbé  de  Jumiéges  est  obligé  d'expliquer  l'Évangile,  dans 
l'idiome  populaire,  à  une  partie  de  ses  religieux,  simpliciori- 
hus  fratribus;  les  gens  de  la  cour  ont  également  besoin  (ju'on 
leur  traduise  les  textes  sacrés;  il  }'  a  même  des  prédicateurs 
d'origine  étrangère,  comme  Jourdain  de  Saxe  et  Jean  de  Wil- 
deshusen,  qui  prêchent  en  française 

Au  commencement  du  xni''  siècle,  un  événement  s'accom- 
plit, qui  exerce  sur  les  progrès  de  l'éloquence  religieuse  une 
influence  considérable  :  les  deux  ordres  célèbres  des  Fran- 
ciscains et  des  Dominicains  sont  institués,  l'un  en  1215, 
l'autre  en  1216.  Ces  missionnaires  de  la  parole,  ces  frères 
prêcheurs  par  excellence  s'emparent  aussitôt  de  la  cliaire 
sacrée  avec  une  généreuse  émulation  ;  c'est  à  la  foule  qu'ils 
s'adressent,  c'est  l'idiome  populaire  qu'ils  emploient  de  préfé- 
rence, sans  écouter  en  cela  les  préventions  et  les  dédains  trop 
ordinaires  au  monde  clérical  pour  qui  le  français  était  alors 
un  langage  insipide  et  rebutante  L'ardeur  des  nouveau- 
venus  se  communique  au  clergé  tout  entier;  le  temps 
n'est  plus  oii  le  concile  de  Limoges  se  plaignait  de  la  di- 

1.  Sur  celle  (nieslion,  voir  Lecoy  de  lu  iMarclie,  p.  220-232.  M.  Molaud, 
p.  169-175. 

2.  Ms.  fr.  13316,  l»  142.  —  Un  peul  cilcr  comme  de  la  mémo  époque 
un  sermon  sur  la  sagesse,  traduit  ou  imité  de  saint  Grégoire.  (Leroux  de 
Lincy,  Les  (imitre  livres  des  Ruis,  Inlrod.,  et  Histoire  liHêraire,  t.  XIII,  p.  6.) 

3.  Martène,  Anecd.,  t.  ^■^  777,  780.  —  D.  Bouquet,  l.  XX,  p.  15.  — 
Echard,  1.  III,  p.  112.  —  Lecoy  de  la  Marche,  p.  233. 

A.  «  Lingua  romana  coram  clericis  saporem  suavilatis  non  Iialiet.»  —  Le 
traducteur  de  Robert  de  Lincoln  (1175-1253),  ms.  IV.,  909. 


LES   ORIGINES   DU    SERMON    EN    FRANÇAIS.  307 

sette  des  prédicateurs  *  ;  le  scmion  est  entré  plus  profondé- 
ment que  jamais  dans  les  nio'urs  et  les  pratiques  chré- 
tiennes, il  est  devenu,  comme  nous  le  verrons  Ijientôt, 
un  des  éléments  essentiels  de  la  vie  publique  et  privée. 
Les  preuves  de  ce  rapide  essor  de  l'éloquence  évangé- 
lique,  de  cette  inouïe  fécondité  de  la  prédication,  survivent 
pour  nous  dans  cet  amas  d'innombrables  sermons  manus- 
crits, latins  ou  français,  qui  encombrent  les  anciennes  biblio- 
thèques, attendant,  comme  disent  les  auteurs  de  \ Histoire 
littéraire,  que  la  patiente  curiosité  des  érudits  vienne  dé- 
l)rouiller  ce  chaos  ^.  On  peut  appliquer  déjà  au  xni"  siècle 
l'observation  faite  par  M.  Victor  Le  Clerc  à  propos  du  siècle 
suivant  :  ((  Tout  discours  est  presque  un  sermon;  parler, 
c'est  prêcher.  L'art  de  la  prédication  est  tout  l'art  de  la  pa- 
role*. »  A  cette  époque,  en  effet,  l'éloquence  judiciaire  et 
l'éloquence  politique  ne  sont  |)as  encore  nées  ou,  du  moins, 
formées.  Si  l'on  étudie  la  rhétorique,  c'est  uniquement  poui' 
en  faire  l'auxiliaire  de  la  parole  sainte  ^ 

Nous  allons  faire  connaître  et  mettre  en  lumière  cet  épa- 
nouissement d'éloquence,  encore  ignoré  aujourd'hui,  ce  sur- 
croît de  rich('ss(!  et  de  grandeur  récemment  découvert  dans 
un  siècle  où  abondent  les  saints,  les  héros,  les  savants,  les 
artistes,  les  poètes,  et  qui  comptera,  grâce  aux  travaux  de 
nos  érudits,  [)armi  les  époques  les  plus  glorieuses  de  l'histoire 
de  France.  La  critique  n'a  pas  craint  d'explorer  cet  amas  de 
sermons  manuscrits,  signalés  par  les  auteurs  de  V Histoire 
littéraire;  elle  a  ranimé  les  noms  éteints,  elle  a  exhumé  les  ta- 
lents ensevelis;  le  jour  a  pénétré  ces  profondeurs  obscures, 

1.  En  1031.  Labbe,  t.  IX,  p.  905. 

2.  Tome  XXIIl,  p.  xi,  Avertissement. 

3.  Hislvire  littcntire,  t.  XXIV,  p.  414.  —  C'est  la  détinition  que  donnera 
bientôt  Henii  de  Hesse,  dans  son  traité  de  la  prédication:  «  Ars  p)\vdicandi 
est  scientia  docens  de  aliqno  aliqnid  dicere.»  —  Tractatulus  eximii  doctoris 
Henrici  de  Hassia,  de  Arte  prxdicundi  (sine  loco  aut  anno,  in-4"),  fol.  1. 

4.  Lecoy  de  la  Marche,  p.  13.  —  L'emploi  dn  mot  prescher  dans  le  sens 
de  parler  en  public  est  très-ancien  dans  la  langue.  On  le  trouve  dans  nos 
premiers  chroniqueurs.  «  Ensi  presche  ses  homes  li  empereres  et  amoneste 
de  bien  faire,  tant  que  les  a'  resvigourés.  »  Henri  de  Valencienncs,  ch.  v. 


308  l'éloquence  de  la.  chaire. 

dont  se  détourna  longtemps  une  frivolité  dédaigneuse,  et  il 
est  résulté  de  ces  investigations  patientes  un  livre  précis,  net, 
substantiel  et  complet,  qui  honore  la  science  moderne,  un 
livre  où  tout  est  certitude  et  nomeauté  ^ 


S  II 


Grand  nombre  de  sermons  et  de  sermonnaires.  —  Principaux  prédica- 
teurs de  ce  temps.  —  Sermons  latins  et  sermons  français.  —  Comment 
ils  étaient  recueillis  et  transcrits.  —  Composition  du  sermon  au 
XIII*^^^  siècle.  —  Diverses  formes  de  1  éloquence  sacrée.  —  L'oraison 
funèbre.  —  Les  manuels.  —  La  rhétorique. 


Le  premier  trait  distinctif  de  la  prédication  au  xiii'^  siècle, 
c'est  l'abondance  des  sermons  et  le  grand  nombre  des  ser- 
monnaires. On  a  conservé,  soit  les  noms,  soit  les  œuvres  de 
deux  cent  soixante  et  un  prédicateurs  connus  dans  ce  siècle, 
sans  compter  les  anonymes  dont  les  sermons  réunis  forment 
un  total  d'environ  deux  cents  manuscrits  - .  Sur  ce  nomjjre  de 
deux  cent  soixante  et  un  prédicateurs,  célèbres  de  leur  temps, 
soixante-seize  appartiennent  au  clergé  séculier,  cent  quatre- 
vingt-cinq  au  clergé  régulier '.  Le  droit  de  prêcher,  réservé 

1.  Le  livre  de  M.  Lecoy  tle  la  Marche,  sur  la  chaire  française  au 
xiiie  aiccle,  a  été  couronné  en  1867  par  l'Académie  des  Inscriptions  et 
Belles-Lettres.  —  Le  xxvi^  volume  de  l'Histoire  liUéraire,  publié  en  1873, 
contient  une  étude  sur  les  sermonnaires  du  xiii"'  siècle,  p.  387-468. 
L'auteur  de  ce  travail  cite  M.  Lecoy  de  la  Marche  et  lui  emprunte 
beaucoup  ;  il  a  aussi  augmenté  de  quelques  noms  la  liste  des  piédicateurs 
dressée  par  ce  jeune  savant,  son  devancier;  il  a  surtout  donné  des  cita- 
tions nombreuses  et  intéressantes.  Ce  travail  est  à  lire,  car  il.  complète 
sur  quelques  points  de  détail  l'ouvrage  capital  publié  en  1867. 

2.  .M.  Lecoy  de  la  Marche  a  résumé,  dans  une  Table  bibliographique 
complète,  les  noms  des  sermonnaires  connus,  avec  l'indication  des  manus- 
crits qui  contiennent  leurs  sermons;  il  a  donné  en  outre  des  renseigne- 
ments très-précis  sur  les  séries  des  sermons  anonymes  et  sur  les  sources 
à  consulter  pour  toute  cette  partie  de  l'histoire  littéraire  du  xiii^  siècle. 
p.  457-500. 

3.  Voici  comment  ces  cliiiïres  se  décomposent  :  évoques  et  cardinaux,  28; 
curés,  3:  chanoines  et  chanceliers,  19;  sorbonistes,  4;  diacres,  1;  de  con- 
dition incertaine,  21  ;  dominicains,  91  ;  franciscains,  45;  ordres  divers,  37  ; 
de  règle  incertaine,  12. 


PIIINCIPAUX    PRÉDICATEURS    Y)V    XIIT  SIÉCLK.  309 

dans  l'origine  aux  seuls  évèques  ',  avait  été  depuis  plusieurs 
siècles  accordé,  par  délégation  épiscopale,  aux  curés  de  pa- 
roisse; le  Sainl-Siége  en  avait  investi  certains  ordres  reli- 
gieux, les  Cisterciens,  les  Bernardins  de  Paris,  les  chanoines 
de  Saint-Victor,  les  moines  de  Cluny,  la  congrégation  du  ^^'d 
des  Ecoliers,  les  chanoines  de  Sainte-Geneviève,  de  Pré- 
nionlré,  du  mont  Saint-Eloi,  et  finalement  les  Dominicains  et 
les  Franciscains-.  La  Faculté  de  théologie,  dans  les  Univer- 
sités qui  naissaient  alors,  désignait  ceux  des  maîtres  et  des 
docteurs  qui  lui  semblaient  dignes  d'occuper  la  chaire  à  cer- 
tains jours  et  en  certaines  églises,  \oi\k  de  quels  rangs  sor- 
tait celle  tbide  d'hommes  voués  au  ministère  de  la  parole 
sainte.  La  liberté'  du  moyen  âge  et  celle  simplicité  des  bonnes 
intentions  qui  caractérise  les  époques  de  foi  sincère  avaient 
introduit  dans  quelques  diocèses  de  singuliers  abus  :  on  vit, 
ç<à  et  là,  des  laïques  monter  en  chaire  pour  y  suppléer, 
moyennant  salaire,  des  curés  incapables  ou  empêchés;  il 
s'était  formé  en  Normandie  des  compagnies  qui  s'engageaient, 
pour  un  prix  convenu,  à  fournir  de  prédicateurs  les  paroisses 
mal  pourvues  et  à  ne  laisser  jamais  chômer  la  parole  de 
Dieu.  Des  femmes  prêchèrent,  surtout  dans  les  couvents,  et 
quelquefois  devant  un  public  d'hommes-^  ;  mais  on  doit  croire 
que  ce  furent  là  des  exceptions,  condamnées  par  l'Église,  et 
que  sa  réprobation  suppi'ima. 

Parmi  ces  prédicateurs  qui  tous  eurent  du  mérite  et  de  la 
réputation,  quehfues-uns  s'illustrèrent,  et  bien  que  les  temps 
modernes,  oublieux  de  leurs  talents,  aient  laissé  tomber  leur 
gloire,  il  n'est  pas  inutile  de  rappeler  ici  en  quelle  estime  les 

1.  Saint  Âiiiîustin  passe  pour  avoir  été  le  premier  piètre  d'Occident  au- 
torisé à  pièclier  à  la  place  de  l'évêque  d'Hippone  qui  était  étranger  et  par- 
lait mal  l'idiome  du  pays. 

2.  Sur  61  prédicateurs  qui  se  firent  entendre  en  1273  dans  les  principales 
églises  de  Paris,  et  dont  on  a'ies  discours,  30  étaient  dominicains. 

3.  Pierre  de  Limoges,  docteur  en  Sorbonne,  rapporte  deux  sermons  de 
la  maitre^^e  des  Béguines  de  Paris;  on  avait  recueilli  plus  anciennement  des 
instructions  de  sainte  Hildegarde  (morte  en  1178,  au  diocèse  de  Mayence), 
et  plus  tard,  au  xvi»  siècle,  Jeanne  de  la  Croix,  religieuse  de  l'ordre  de  Saint- 
François,  composa  et  prêcha  71  sermons  pour  dillerentes  fêtes. 


310  l'éloquence  de  la  chaire. 

tenaient  lenrs  contemporains  et  qnel  empire  ils  ont  exercé 
sur  un  grand  siècle.  A  Maurice  de  Sully,  cité  plus  haut,  suc- 
cède, dans  l'ordre  des  temps,  le  cardinal-évèque  de  Tuscu- 
lum,  Jacques  de  Vitry,  savant  personnage,  voyageur  intré- 
pide, orateur  entraînant  et  persuasif '.  H  avait  beaucoup  vu, 
beaucoup  écrit;  il  savait,  dit-on,  le  grec  et  l'arabe;  il  prêcha 
partout,  en  Orient,  en  Occident,  surtout  en  France  :  ayant  la 
tête  remplie  d'observations  et  de  souvenirs,  il  parlait  d'abon- 
dance, employant  les  fables,  les  anecdotes,  citant  les  histo- 
riens et  les  poètes,  se  citant  lui-même  volontiers  et  puisant 
dans  le  trésor  de  son  expérience  personnelle.  Cette  élo- 
quence, à  la  fois  érudite  et  naïve,  où  dominaient  les  im- 
pressions d'une  nature  originale,  était  d'un  puissant  effet ''. 
Sur  la  fin  de  sa  vie,  retiré  à  Tusculum,  il  conçut  l'idée  de 
rassembler  ses  sermons  et  d'en  former  une  Somme  h  l'usage 
des  prédicateurs.  Ce  recueil  se  divise  en  deux  parties.  La 
première,  dont  il  n'existe  qu'une  seule  édition  imprimée  à 
Anvers  en  1575,  contient  cinq  séries  de  discours  pour  les  di- 
manches et  les  fêtes  de  l'année;  la  seconde,  conservée  dans 
plusieurs  manuscrits,  est  une  suite  d'instructions  pratiques 
qui  s'adressent  à  toutes  les  situations  de  la  vie,  à  toutes  les 
catégories  d'auditeurs'-'.  Les  sermons  de  cette  seconde  partie, 
très-variée  et  très-intéressante,  nous  offrent  une  fidèle  pein- 
ture des  mœurs  contemporaines,  un  tableau  des  classes 
et    des    conditions   qui  composaient  alors  la  société  :   ils 


1.  Il  a  laissé  des  Lettres,  des  Sermons,  des  biographies  pieuses,  et  deux 
ouvrages  importants,  ÏHistoire  orientale  et  VHistoire  occidentale,  composées 
l'une  à  Ptolémaïs,  l'autre  à  Rome.  La  première  raconte  les  événements 
d'Orient  depuis  la  première  croisade  jusqu'en  1218,  la  seconde  est  l'histoire 
de  l'Eglise  au  temps  de  l'auteur.  Né  à  Vitry-sur-Seine,  il  fut  successive- 
ment chanoine  de  Liège,  missionnaire  dans  la  croisade  des  Albigeois,  évèque 
d'Acre,  et  cardinal-évèque  de  Tusculum.  Il  mourut  à  Rome  en  1240.  — 
On  peut  consulter  sur  Jacques  de  Vitry  la  notice  de  Vtlistoire  universelle, 
t.  XVIII,  p.  209. 

2.  «  Vte7is  exenijilis  in  sermonibu^  xu/.s-,  aileo  totam  commoril  Franciam.» 
—  Etienne  de  Bourbon,  ms.  lat.,  15970,  Prolog. 

3.  «  Sermones  ud  status,  secundum  diversa  hominum  gênera  et  diver- 
sitates  ofiiciorum.;) 


PRINCIPAUX    PRÉDICATEURS    DU   XIII"    SIÈCLE.         311 

sont  au  noinl)re  de  soixanle-qiialorz);  et  instruisent  tour  à 
tour  le.  prêtre,  le  magistrat,  l'aNOcat,  l'écolier,  le  moine  noir 
et  le  moine  blanc,  la  sœur  grise,  la  sœur  blanche,  les  Tem- 
pliers, les  Hospitaliers,  les  lépreux,  les  pauvres,  les  croisés, 
les  pèlerins,  les  nobles,  les  bourgeois,  les  marchands,  les 
lal)oureurs,  les  artisans,  les  marins,  les  domestiques,  les 
veufs,  les  célil)ataires,  les  gens  marit'-s,  les  adolescents,  les 
jeunes  tilles  et  les  enfants.  Aucune  variété  sociale  n'est  ou- 
bliée; tous  les  sujets  qui  peu^•ent  se  traiter  en  chaire  y  sont 
représentés. 

Une  célébrité  presque  égale,  mais  qui  nous  semble  plus 
difficile  h  justifier,  s'attacha  vers  la  même  époque  à  Jean 
Halgrin  d'Abbeville  qui  mourut,  en  1237,  cardinal-évcque  de 
la  Saljine  après  avoir  été  archevêque  de  Besançon.  On  a. qua- 
rante-neuf recueils  manuscrits  de  ses  sermons  qui  consistent, 
soit  en  explications  des  évangiles  et  des  épitres  de  l'année 
ecclésiastique,  soit  en  commentaires  sur  les  psaumes*.  Ces 
homélies,  d'un  style  froid  et  sans  couleur,  sont  remarquables 
par  la  sagesse  du  plan  et  par  la  solidité  des  développements. 
Jean  Halgrin  était  de  l'école  oratoire  qui  produit  les  Bour- 
daloue.  Un  autre  talent  bien  différent,  dont  il  n'est  resté  aucun 
monument  écrit,  mais  dont  le  souvenir  est  impérissable,  c'est 
celui  du  véhément  Foidques,  curé  de  \euilly,  sorte  de  Bri- 
daine  énergique  et  illettré,  qui  tantôt  lançait  sur  l'Orient  la 
che\  alerie  de  France,  tantôt  fiûminait  h  Paris  contre  la  dé- 
|)ra\  ation  des  mœurs  et,  par  la  seule  force  de  sa  parole  aus- 
tère, changeait  en  une  vie  de  pénitence  les  habitudes  licen- 
cieuses des  étudiants  du  \uf  siècle.  Lorsqu'il  prêcliait  à 
Sain t-Sé vérin  ou  sur  la  place  des  Champeaux,  une  multitude 
immense  se  pressait  autour  de  lui  au  point  de  l'étouffer,  s'ar- 
racliant  ses  vêtements  comme  des  reliques  ^ . 

1.  Summa  Johunnis  de  Abbatisvilla  de  tewpore  et  sanctis.  —  Expositio  in 
Psa/mos.  Voir  sa  notice  dans  Vllhtoire  littéraire  (t.  XVIII,  p.  162-177),  par 
M.  Petit-Radel.  Elle  contient  quelques  erreurs  que  M.  Lecoy  de  la  Marche  a 
redressées. 

2.  Jacques  de  Vitry,  Histoire  des  croisadea,  cli.  v-ix.  —  Histoire  littéraire, 
t.  XVI,  p.  164, 


312  L  ÉLOQUENCE   DE   LA   CHAIRE. 

Le  fondateur  de  la  Soi'])onne,  le  savant  et  pieux  Robert  de 
Sorbon,  chapelain  de  Louis  IX  et  ami  de  Joinville,  a  laissé 
des  sermons  d'une  sérieuse  éloquence  qui  ont  longtemps 
passé  pour  des  modèles  et  qui  ont  été  insérés  cà  ce  litre 
dans  les  rhétoriques  sacrées.  Ils  sont  riches  en  détails 
curieux  sur  la  vie  des  écoliers ,  en  exemples  et  en  récits 
de  toute  sorte,  en  vestiges  de  la  langue  française ^  L^n 
autre  docteur  de  cette  illustre  maison,  Pierre  de  Limoges, 
qui  paraît  av(jir  été  ambassadeur  du  Saint-Siège  en  1259 
et  126:2  auprès  du  roi  d'Angleterre  Henri  III ,  peut  être 
cité  non  comme  un  habile  orateur ,  mais  comme  un 
maître  de  rhétorique,  comme  un  liistoriographe  de  la  chaire 
sacrée  et  un  collectionneur  intelligent  de  pièces  d'éloquence. 
Il  a  formé  trois  recueils  des  plus  remarquables  sermons 
prêches  cà  Paris,  de  1260  à  1273;  il  y  a  joint  un  travail 
plus  personnel,  sous  le  titre  de  Distinctions-  :  c'est  une 
espèce  de  répertoire  alphabétique  oîi  sont  rangés,  par  ordre 
de  sujets,  mais  un  peu  arbitrairement,  des  pensées,  des 
fragments,  des  matériaux  qui  sont  parfois  de  lui  et  parfois 
empruntés.  L'orateur  le  plus  dépourvu  trouvait  là  un  précieux 
amas  de  ressources,  un  puissant  arsenal  où  sa  faiblesse  s'ar- 
mait et  se  munissait  en  toute  assurance. 

Tous  [ces  orateurs  que  nous  venons  de  nommer  ajjparte- 
naient  au  clergé  séculier;  les  ordres  monastiques  n'étaient 
pas  représentés  avec  moins  d'éclat  dans  la  chaire,  et  leur 
ascendant  ne  venait  pas  uniquement  du  grand  nombre  des 
prédicateurs  qu'ils  fournissaient  à  l'Église.  Il  y  a  deux  phases 
distinctes  dans  l'histoire  des  Drdres  prêcheurs  au  xni''  siècle, 
la  période  de  simphcité  et  la  période  savante.  Jusque  vers 
1260,  ils  sont  avant  tout  apôtres  et  missionnaires,  ils  s'adres- 
sent aux  foides,  ils  les  évangélisent  dans  un  langage  ardent 
et  familier,  et  nul  ne  songe,  ni  parmi  eux  ni  dans  le  pu])lic, 


1.  Sur  ses  manuscrits,  voir  Lecoy  de  la  Marche,  p.  483. 

2.  Distinctioiies  bonœ,  secundum  ordinem  alpliabeli,  a  magistro  Petro  de 
Lemovicis.  Ms.  lat.,  lG'i8-2,  sub  linem. 


rnixciPAux  prédicateurs  du  xiir  siècle.       313 

à  recueillir  el  à  conserver  ces  efTiisions  (riiii  zèle  inrali^''al)l('. 
Plus  tard  ils  aljordent  les  écoles,  la  science,  les  grades  uni- 
versitaires, ils  sul)issent  l'intluence  d'Aristote  et  de  la  scolas- 
tique;  chez  eux,  comme  chez  la  plupart  de  leurs  contempo- 
rains, l'art  oratoire  devient  suhtil  et  qninlessencié.  Dès  h^rs, 
leurs  sermons,  composés  avec  recherche  et  conlbrmes  au  goût 
dominant,  sont  plus  sou^ent  écrits  qn'improvisés  et  la  [tartie 
lettrée  de  Tauditoire  s'empresse  de  les  transcrire.  Dn  a  ras- 
semblé, sous  le  nom  de  saint  Thomas  d'Aquin,  deux  cent 
seize  sermons  distribués  en  trois  séries^  ;  beaucoup  s(jnt  apo- 
cryphes ou  douteux  ;  les  meilleurs  et  les  plus  authentiques  se 
distinguent  par  l'élé^  ation  de  la  pensée,  par  l'admirable  soli- 
dité de  la  doctrine  et  par  la  force  lumineuse  de  l'exposition. 
On  ne  s'étonnera  pas  si  nous  disons  que  le  théologien  y  do- 
mine l'orateur. 

Deux  personnages,  très-inférieurs  à  l'Ange  de  l'Ecole, 
contribuèrent  néanmoins  à  étendre  la  renommée  oratoire  de 
l'ordre  de  Saint-Dominique  et  à  le  populariser  parmi  les  pré- 
dicateurs :  ce  sont  Etienne  de  Bourbon  et  Humbert  de  Ro- 
mans. Etienne  de  Bourbon  avait  fait  de  nombreuses  missions 
dans  l'est  et  le  midi  de  la  France,  au  temps  des  Albigeois;  il 
avait  entendu  et  connu  les  meilleurs  sermonnaires  de  la  pre- 
mière moitié  du  siècle  :  vers  1250,  il  songea,  lui  aussi,  à 
enrichir  des  résultats  de  son  expt'rience  le  fonds  commun  où 
puisaient  les  orateurs.  Il  publia  un  répertoire  d'exemples  h 
leur  usage,  mettant  a  contribution,  pour  remplir  son  cadre, 
outre  ses  propres  souvenirs,  tous  les  auteurs  sacrés  et  pro- 
fanes alors  connus;  il  divisa  cette  ample  matière  en 
sept  parties  répondant  aux  sept  dons  du  Saint-Esprit,  et 
partagea  minutieusement  chacune  d'elles  en  tituli ,  puis 
en  capitula,  puis  en  paragraphes  commençant  par  l'une 
des  sept  premières  lettres  de  l'alphabet-.  Cinq  ans  après,  un 

1.  Sur  les  dimanches,  sur   les  fêtes,  sur  «le  vénérable  sacrement  de 
l'autel.»  Rome,  1570, 17  vol.  in-f».  —  Paris,  1660,  18  vol.  iii-t«. 

2.  Ms.  lat.,  15970.  —  «  Tractatns  de  dkersis  makriis  p)\vdicabilibu>i,  ordi- 
nntis  el  dislinciis  in  seiilem  jinrtca,  seeundum  sepiem  dona  Spiritas  Sancti.» 


314  l'éloquence  de  la  chaire. 

autre  dominicain,  qui  était  général  de  l'Ordre,  Humbert  de 
Romans,  profitant  du  travail  d'Etienne  de  Bourbon  et  du 
livre  plus  ancien  de  Jacques  de  Vitry,  les  complétait  en  les 
imitant.  Il  ne  se  borne  pas  à  recueillir  un  cboix  d'exemples, 
ou  une  série  de  discours  modèles  ;  son  plan  est  plus  vaste  * . 
Dans  une  première  partie,  il  expose  les  règles  de  la  prédica- 
tion, son  but,  ses  effets,  ses  exigences;  la  seconde  partie  est 
divisée  en  deux  traités,  de  cent  cliapitres  ciiacun  :  1°  De  l'art 
de  compose?'  des  sermons  pour  toutes  les  classes  d'auditeurs; 
:2°  De  l'art  de  composer  promptement  des  sermons  pour  toute 
espèce  de  circonstances.  Il  y  a  une  esquisse  ou  un  canevas, 
par  chapitre,  avec  des  observations  qui  dénotent  une  con- 
naissance approfondie  de  la  société  contemporaine  et  des 
faiblesses  du  cœur  humain-. 

L  éloquence  des  Frères  mineurs  ou  Franciscains  était  plus 
.  simple  et  plus  famihère  que  celle  des  Dominicains  :  alors  même 
qu'ils  subirent  l'empire  de  la  scolastique,  leur  prédication 
garda  une  allure  toute  populaire.  C'est  ce  qui  nous  explique 
le  petit  nombre  de  leurs  sermons  écrits.  On  a  les  plus  savants, 
les  plus  étudiés  de  leurs  discours,  c'est-à-dire  les  moins  nom- 
breux et  les  moins  bons  ;  mais  ceux  qui  agissaient  \ictorieu- 
sement  sur  les  masses  ne  nous  sont  connus  que  par  le  témoi- 
gnage des  historiens  et  par  le  souvenir  de  l'effet  produit. 
Quand  on  lit  les  sermons  de  saint  Antoine  de  Padoue*, 


1.  Le  Ik  eruditione  PrxiUcatorum  d'Humbert  de  Romans  a  été.  publié 
dans  la  Bibliothèque  des  Pères,  Mdxima  Bibliotheca  Patnuii,  t.  XXV,  p.  424. 
—  HMoire  liUn-aire,  t.  XIX,  p.  333. 

2.  Nous  aurions  pu  citer  aussi,  parmi  les  prédicateurs  célèbres  de  l'ordre 
de  saint  Dominique,  le  Frère  Laurens,  confesseur  de  Philippe  le  Hardi, 
mort  vers  1285,  qui  écrivit  par  le  conseil  du  roi  une  Sotnme  rédigée  en 
français,  intitulée  :  la  Somme  le  Roi,  ou  la  Soiinm  des  vertus  et  des  vices.  On 
en  possède  de  nombreux  manuscrits;  elle  fut  imprimée  en  partie  vers 
1304,  chez  Antoine  Vérard.  On  la  traduisit  en  plusieurs  langues.  L'Histoire 
littéraire,  au  tome  XIX,  p.  397-403  en  cite  deux  fragments  fort  curieux 
où  l'on  trouve  une  assez  remarquable  imitation  de  ce  style  coupé  et 
plein  d'antithèses  qui  caractérise  les  traités  de  Sénèque.  —  Mss.  de  la 
Bibliothèque  Nationale,  n"  938,  939,  940,  932,  938,  939. 

3.  Né  en  1193,  mort  en  1231.  — Scrmones  de  tenrpore,  de  sanclis,  qmdra- 
gesimales.  Éditions  de  1521,  1373,  1641,  H>49,  1033,  1684. 


PRINCIPAUX   PRÉDICATEURS   DU   XIII"   SIÈCLI':.         31y 

remplis  d'intei'pivtations  o.l  (rallégorics  sul)tik's,  il  est  im- 
possible d'y  reconnaître  les  harangues  qui  excitèrent  un 
si  vif  enthousiasme  durant  son  court  s(''jour  en  France. 
Vers  1227,  il  prêclia  au  Puy  ou  à  Limoges;  null(^  église 
n'était  assez  vaste  pour  contenir  ses  auditeurs  ;  il  insli-ui- 
sait  des  foules  compactes  sur  les  places  pul)liques,  dans 
la  plaine,  ou  dans  l'enceinte  minée  des  vieux  cirques  romains; 
si  loi-age  venait  à  les  surprendre,  il  retenail  son  auditoire 
autour  de  lui  d'un  seul  mol.  Combii'u  ces  allocutions  toutes 
puissantes  ne  seraient-elles  pas  plus  précieuses  i)0ur  nous  que 
les  discours  froids  et  décolorés  qu'on  a  publiés  sous  son 
nom  !  Des  quatre  cents  sermons  attribués  à  saint  Bonaven- 
ture',  qui  fut  général  de  l'Ordre  en  '12oo,  il  en  est  bien  peu  qui 
soient  vraiment  de  lui;  un  certain  nombre,  en  dehors  des 
séries  imprimées  et  publiées,  sont  encore  inédits  et  nous  ins- 
pirent plus  de  confiance.  Ils  portent  la  marque  de  son  génie. 
On  y  retrouve  l'onction  particulière  au  docteur  séraphique, 
une  clarté  peu  commune  alors,  une  piété  tendre,  une  lumi- 
neuse doctrine  :  dans  l'un  de  ces  sermons  prononcé  cà  Lyon 
en  1273  pour  le  panégyrique  de  saint  Marc,  l'orateur  s'excuse 
de  mal  parler  le  français;  plus  loin,  il  compare  la  f)arol(!  de 
Dieu,  passant  par  sa  bouche,  aux  rayons  du  soleil  tamisés 
par  une  verrière  mal  peinte;  mais,  ajoute-t-il,  bien  (ju'un 
mets  délicat  soit  plus  agréable  dans  un  plat  d'argent,  il  ne 
perd  pas  sa  saveur  dans  une  écuelle  de  bois^. 

Joinville  nous  a  conservé  un  assez  long  fragment  du  ser- 
mon que  le  cordelier  Hugues  de  Digne  fit  à  Hyères,  en  1254, 
devant  saint  Louis  et  sa  suite,  lorsque  ce  roi  revint  de  la  croi- 
sade. Ilnous  représente  ce  frère  marchant  le  long  des  routes 
entouré  d'une  multitude  d'hommes  et  de  femmes  avides  de  sa 
parole,  et  faisant  «  maint  bel  miracle*  ».  Ce  fragment,  fort 

1.  Né  en  1221,  moii  ea  1274.  —  Sermons  de  iempore,  de  iiroprio  sancto- 
rum,  de  commuai  sanctomm.  —  Éditions  de  1386-1590,  1G68.  —  Il  existe  de 
lui  d'autres  sermons  inédits  et  manuscrits.  Voir  Lecoy  de  la  Marche,  p.  462. 

2.  Ms.  lat.  10481,  n»  129. 

3.  Édit.  F.  Michel,  p.  17,  207,  208. 


316  L  ÉLOQUENCE    DE    LA    CHAIRE. 

curieux  par  la  liberté  évangélique  dont  il  est  animé,  ne  sup- 
plée quïmparfailement  sans  doute  à  Faljsence  de  tant  d'autres 
discours  prononcés  par  les  prédicateurs  populaires,  mais 
il  suffit  à  nous  montrer  que,  pour  convaincre  les  esprits  et 
remuer  les  cœurs,  les  orateurs  de  ce  temps  employaient  d'au- 
tres moyens  que  les  sèches  argumentations  dont  ils  remplis- 
saient, à  l'adresse  des  savants,  leurs  discours  écrits.  Ce 
mérite  de  francliise  et  de  mâle  simplicité  semble  caractériser 
aussi  l'oraison  funèbre  de  saint  Louis,  prononcée  à  Saint- 
Denis,  en  présence  de  Join^ille,  par  un  autre  cordelier,  le 
frère  Jean  de  Samois;  Joinville  n'a  cité  de  ce  discours  que 
l'endroit  où  il  fut  lui-même  directement  interpellé  et  pris  à 
témoin. 

Au  moyen  âge,  comme  dans  les  temps  modernes,  il  arri- 
vait parfois  que  des  talents  mondains  et  séculiers,  après  avoir 
jeté  un  vif  éclat  dans  une  carrière  profane,  se  tournaient  vers 
l'Eglise  par  une  soudaine  conversion  et  lui  consacraient  cette 
verve  d'esprit  et  de  parole  qui  avait  fait  leur  gloire.  La  chaire 
s'enrichissait  de  la  conquête  de  ces  brillants  néophytes.  L'un  • 
des  plus  remarquables  est  l'ancien  trouvère  Hélinand,  qui 
avait  fait  longtemps  les  déhces  de  la  cour  sous  Philippe- 
Auguste,  et  qui,  las  de  plaisirs  et  de  frivolités,  s'enferma  à 
Froidmont  en  Beauvaisis,  couvent  de  l'ordre  de  Cîteaux*. 
On  a  de  lui  vingt-huit  sermons  imprimés^,  sans  compter  ceux 
que  Vincent  de  Beauvais  a  cités  dans  son  Spéculum  et  les 
cinq  discours  manuscrits  retrouvés  par  M.  Lecoy  de  la 
Marche -^  Deux  qualités  les  distinguent  :  l'érudition  et  l'onc- 
tion. Hélinand,  qui  avait  beaucoup  lu  les  auteurs  profanes 
avant  sa  conversion,  et  qui,  une  fois  au  couvent,  avait  étudié 
à  fond  l'antiquité  chrétienne,  est  soutenu  dans  ses  sermons 
parla  solidité  et  l'étendue  de  cette  science  accumulée;  il  est 

1.  Hélinand,  né  vers  1170  aux  environs  de  Beauvais,  mourut  en  1237.  — 
Vincent  de  Beauvais,  Syecnlnm  hisloriale,  1.  XXIX,  eh.  cxxxvii.  Histoire 
littéraire,  t.  XVIII,  p.  90-100. 

2.  Publiés  par  lissier,  liibliutheca  Vatnm  Cititercensium,  t.  VU,  p.  260. 

3.  iMs.  lat.  14591. 


PRINCIPAUX   PRÉDICATEURS    DU    XII1'=   SIÈCLE.         317 

un  des  premiers  qui,  en  chaire,  ait  donné  l'exemple  de  ce 
mélange  de  l'une  et  l'autre  érudition.  Mais  ce  qui  vaut  mieux 
(^ue  t(Kit  ce  savoir,  c'est  la  Néliémente  facilité  de  son  style, 
c'est  un  pathétique  naturel  où  son  âme  semble  s'épancher  :  le 
feu  d'esprit  de  l'ancien  trouvère  ne  s'est  pas  éteint,  il  n'a  fait 
que  changer  d'aliment;  son  ardeur  s'attaclie  à  de  plus  dignes 
objets  et  revêt  d'une  sorte  de  poésie  mysti([ue  les  plus  aus- 
tères doctrines.  Par  moments,  la  voix  du  prédicateur  résonne 
comme  une  espèce  de  chant. 

Les  sermons  fort  nombreux,  dont  les  auteurs  nous  échap- 
pent, soutiennent  bien  souvent  la  comparaison  avec  les 
œuvres  des  plus  célèbres  orateurs  :  on  sait  qu'au  moyen  Age  le 
talent  garde  volontiers  l'anonyme.  Voici  une  série  de  sermons 
français,  écrits  pour  la  plupart  dans  le  dialecte  anglo-nor- 
mand, et  par  conséquent  originaires  de  ces  mômes  contrées 
qui  nous  ont  donné  le  Drame  d'Adam  et  la  Clianson  de  Ro- 
land; le  style  en  est  énergique,  plein  de  couleur  et  de  mou- 
vement; la  poésie  des  Ecritures  y  est  traduite  et  commentée 
avec  la  plus  heureuse  vivacité  d'expression.  L'auteur  inconnu 
d'un  de  ces  sermons,  ayant  h.  expliquer  le  verset  de  la  Bible 
qui  peint  d'un  trait  si  simple  et  si  profond  la  brièveté  de  la 
vie,  le  néant  de  l'homme,  en  donne  une  paraphrase  ^  raiment 
digne  du  texte  :  Omnis  caro  f'œninn,  et  omm's  gloria  ejus  tan- 
quam  flos  fœni.  «  Je  di  que  totc  chars  d'home  si  est  feins, 
et  sa  gloire  si  est  ainsi  come  la  ilors  do  fain.  Yeéz  celé  lierije 
de  ces  prez,  come  ele  est  verz,  et  bêle,  et  gente  à  esgarder  : 
autresitost  come  la  fauz  l'a  tranchiée,  s'en  près  iert  tost, 
autresitost  llaistrie  et  tote  soiche.  Ainsi  est  de  la  vie  d'un 
home  :  autresitost  come  l'anme  est  partie  do  cors,  si  est  sa 
biautez  périe...  Il  n'est  si  trancliant  fauz  o  monde  come  la 
mort'.  »  —  Un  autre  prédicateur  commente  en  ces  termes 
vigoureux  le  mot  sublime  du  Psalmiste  :  Transivi,  et  ecce  non 
erat.  u  Jo  passai,  fist  David;  coment  passai?  Mun  corage  es- 
tendi  ultre  les  mundeines  prospéritez.  Duncvi  bien  que  li  fel* 

1.  Ms.  Saint-Victor,  620. 

2.  //('  fi:l,  le  félon,  le  uiécliant,  l'impie. 


318  l'éloquence  de  la  chaire. 

n'i  iïi  pas,  ne  il  poel  ci  remanoir,  ne  li  niundains  biens 
ne  li  adurer.  —  Quœsivi  eum,  et  non  est  inventus  locus  ejus. 
U  le  tronveroit-on?  En  terre  ne  remanra  il  mie,  el  ciel  ne 
porra  il  snn  pei.  U  le  querra  on?  Ses  lius  s'en  est  fnis;  car  li 
siècles  et  les  richoises  terrenes,  n  il  manoit,  s'en  siint  alées. 
Bêles  gens,  et  vos  passerez  altresi  ;  passerez  et  estendrez  vos 
cners  nltre  tôt  le  monde,  ne  remanrez  mie  entre  les  fé- 
kms* » 

Nons  n'avons  pu  donner  qu'an  rapide  aperçu  du  nombre 
et  du  mérite  des  sermons  que  le  xiii"  siècle  nous  a  laissés, 
mais  cela  suffit  pour  que  l'intelligence  du  lecteur  achève  l'ex- 
posé et  se  représente  ce  fécond  mouvement  de  parole  qui,  au 
temps  de  Philippe-Auguste  et  de  saint  Louis,  se  déploya  dans 
la  chaire  sacrée.  Ces  discours,  dont  nous  avons  entrevu  la 
variété,  l'abondance  et  les  mérites,  nous  sont  parvenus,  à  peu 
d'exceptions  près,  sous  la  forme  latine  :  est-ce  à  dire  qu'ils 
ont  tous  été  prononcés  en  latin?  Faut-il  admettre  que  les 
sermons  français  ont  disparu,  qu'on  les  a  négligés  comme 
inférieurs  et  indignes  de  mémoire,  et  que  les  discours  savants 
ont  mérité  seuls  l'attention  des  contemporains?  Rien  ne  se- 
rait plus  exagéré,  plus  contraire  au  vrai,  qu'une  telle  suppo- 
sition. Pour  dissiper  tous  les  doutes  à  cet  égard,  pour  faire 
comprendre  comment  des  discours  conservés  en  latin  ont  été 
bien  souvent  composés  en  français,  nous  allons  dire,  avec 
quelque  détail,  quels  étaient  alors  les  usages  de  la  chaire,  el 
nous  indiquerons  par  qui  et  de  quelle  façon  se  transcrivaient 
les  sermons  au  xiii''  siècle. 

Établissons  d'abord  que  l'usage-  de  prendre  des  notes  au 
sermon,  et  de  résumer  ou  de  transcrire  les  développements 
de  l'orateur,  était  fort  ancien.  Nous  le  voyons  en  vigueui'  au 
temps  de  Foulques  de  Neuilly  et  dans  son  auditoire  ^  On 

1.  iMs.  fr.  1331(5,  f»  163.  —  liibliollièque  iNatioiiale.  —  Citons  encore  ces 
létlexions  qui  terminent  un  récit  de  la  Passion:  «  Il  inclina  son  ctiief  el  mist 
hors  don  cors  l'espirit.  Ah!  verai  chrestien,  rei^arde,  regarde,  come  il  a  le 
chief incliné  por  toi  beisier,  les  bras  estendu  por  toi  embrasser!»  —  Ms. 
lat.  1G462.  {Distinctions  de  Pierre  de  Limoges,  au  mot  Pussio  Domini.) 

2.  Jacques  de  Vitry,  Ilist.  orient.,  1.  Il,  ch.  vu. 


LA   TRANSCRIPTION'    DES    SERMONS.  319 

portait  cà  l'église  des  cahiers  ou  des  tablettes,  et,  comme  on 
le  voit  dans  les  miniatures  des  manuscrits,  le  scribe  ou  l'é- 
colier avait  un  encrier  suspendu  à  sji  ceinture.  L'Université 
de  Paris  donnait  commission  à  certains  scribes  attitrés  de 
recueillir  les  sermons  prononcés  par  ses  docteurs;  de  là  les 
richesses  du  fonds  manuscrit  de  la  Sor])onne.  Les  discours 
ainsi  transcrits  s'appelaient  sennones  relati  ou  reportati, 
collecti  ex  auditis,  extractiones  de  sermonibus.  Evidemment 
ces  copies  n'étaient  bien  souvent  que  des  analyses  ou  de 
simples  extraits,  assez  semblables  pour  l'exactitude  aux  ré- 
sumés des  cours  publics  qui  s'impriment  auj^urdlmi  dans 
les  revues  spéciales.  On  peut  distinguer  en  deux  catégo- 
ries les  manuscrits  où  se  sont  conservés  les  sermons  du 
xni"  siècle  :  les  uns  contiennent  l'œuvre  de  l'orateur  rédigée 
par  lui-même  ou  par  son  ordre,  les  autres  sont  écrits  par  les 
scribes  ou  sténographes  de  l'auditoire.  L'une  et  l'autre  caté- 
gorie renferment  de  nombreuses  variétés.  Tantôt  le  manu- 
scrit n'est  qu'un  brouillon,  une  esquisse  rapide  dont  l'orateur 
s'est  aidé  avant  de  monter  en  chaire,  et  qu'il  a  fécondés  par 
la  méditation;  quelquefois,  au  contraire,  le  sermon  est  écrit 
en  entier  de  la  main  du  prédicateur  ou  sous  sa  dictée  :  les 
mômes  dilférences  existent  lorsque  le  manuscrit  n'est  qu'un 
résumé  fait  par  un  auditeur,  et  ces  reproductions,  tour  à  tour 
développées  ou  succinctes,  attestent  le  soin  intelligent  du 
copiste  ou  dénotent  sa  négligence. 

Or  dans  quel  but  les  orateurs  et  les  scribes  multipliaient- 
ils  les  transcriptions?  Etait-ce  uniquement  pour  l'honneur 
de  la  chaire  et  pour  Tédification  des  âmes?  Xon  sans  doute  : 
il  s'agissait  surtout  de  fournir  des  secours  et  d'olfrir  des  mo- 
dèles aux  prédicateurs  novices,  aux  stagiaires  de  l'éloquence. 
Ces  écoliers  de  l'Université,  ces  jeunes  scolastiques ,  can- 
didats à  la  gloire  que  donne  la  parole  et,  disons-le,  candidats 
aux  dignités,  aux  innombrables  bénéfices  dont  l'Église  dis- 
posait alors ,  venaient  au  pied  de  la  chaire  s'approvisionner 
d'idées,  se  munir  de  science  et  d'expérience  ;  ils  prenaient  des 
notes  au  sermon,  dans  un  dessein  très-particulier  et  tout  po- 


320  L  ÉLOQUENCE  DE  LA  CHAIRE. 

sitif,  comme  on  en  prend  dans  un  cours  où  l'on  prépare  l'un 
de  ces  examens  sérieux  qui  ouvrent  les  carrières  et  d'où 
l'avenir  dépend.  Le  latin  était  la  langue  naturelle  du  clergé, 
sa  langue  mère,  pour  ainsi  dire,  la  seule  que  parlât  avec 
goût  et  facilement  un  homme  d'Eglise  ou  d'école  :  il  fallait 
bien  prêcher  au  peuple  en  langue  vulgaire  et  déroger,  pour  se 
faire  entendre  ;  mais  aussitôt  que  cette  nécessité  disparais- 
sait, on  revenait  au  latin,  h  la  langue  invariable,  univer- 
selle, et  le  moindre  clerc  pensait  là-dessus  comme  ce  doc- 
teur de  Sor])onne  obligé  d'opiner  en  français  dans  une  dis- 
cussion soutenue  au  Louvre,  en  1 406,  devant  le  roi  Charles  VI 
et  ses  oncles  :  <(  Excusez-moi,  sire,  dit-il,  je  n'ai  pas  faconde 
à  mon  plaisir,  espéciaulment  en  français;  j'eusse  eu  moult 
plus  cher  parler  en  latine  »  Après  avoir  prononcé  un  sermon 
en  français,  le  prédicateur  le  traduisait  presque  toujours 
en  latin,  en  le  transcrivant,  pour  lui  assurer  plus  de  durée 
et  de  publicité;  l'auditeur  attentif,  qui  suivait  l'orateur 
la  plume  à  la  main  et  le  cahier  ouvert,  rédigeait  en  latin, 
c'est-à-dire  dans  la  langue  la  plus  familière  aux  sa\ants, 
l'analyse  ou  le  résumé  d'un  discoiu's  qu'il  entendait  débiter 
en  français.  Sous  une  forme  jugée  supérieure,  il  conservait 
le  plan,  le  fond  et  la  su])stance.  Ce  n'était  que  par  ex- 
ception, pour  une  publicité  restreinte  et  toute  locale,  dans 
des  vues  et  des  circonstances  déterminées,  que  les  sermons 
français  s'écrivaient  comme  ils  avaient  été  prononcés  :  l'édi- 
tion française  était,  si  l'on  peut  dire,  la  petite  édition. 
Aucun  doute  n'est  permis  à  cet  égard,  et  la  question  se  résout 
d'elle-même  (piand  on  examine  les  manuscrits. 

Voici,  par  exemple,  le  manuscrit  d'un  sei'mon  latin  qui  nous 
apprend  que  tel  sermon,  prononcé  en  roman  par  un  abbé  de 
Montpellier,  a  été  mis  en  langue  savanti^  par  le  théologien 
Alain  de  Lille,  qui  mourut  en  120i2.  Une  homélie  latine 
d'Hélinand  est  accompagnée   d(^  celte  note   sur  l'original  : 

1.  Histoire  du  concile  de  Constance,  par  Bourgeois  du  Cliastenet,  1718, 
p.  200.  —  Le  docteur  de  Sorbonnt,  dont  il  s'agit  ici,  est  l'abbé  du  Moat- 
Saint-.Mifiicl. 


LA  TRANSCRIPTION   DES   SERMONS.  321 

Hic  sermo  totus  gallice  pronuntiatus  est.  Des  indiccalions 
somblabk's  se  retrouvent  dans  le  titre  d'une  quantité  d'au- 
tres sermons,  bien  que  le  texte  ne  contienne  pas  un  mot  de 
français.  D'ordinaire,  l'avertissement  est  en  abrégé.  Un  mot 
indi(jue  en  quelle  langue  ont  été  réellement  composés  et  dé- 
bités tous  ces  discours  qui  nous  sont  parvenus  uniformément 
rédigés  en  latin.  V\\\  lit  en  tête  du  manuscrit  :  In  latino,  ou 
bien  in  gallico,  in  vulgari,  ou  sinq)lement  gallice.  On  dési- 
gnait aussi  sous  le  titre  de  Sormones  parvi,  à  cause  de  leur 
brièveté,  les  sermons  dont  l'original  était  en  langue  vidgaire. 
Certaines  compositions  nous  sont  signalées  comme  pouvant 
se  prêter  et  convenir  à  Tune  et  à  l'autre  forme,  populaire  ou 
savante  :  Factus  in  latino,  sed  multum  applicabilis  in  romano  ' . 
]1  n'était  pas  rare  de  lire  dans  certains  textes  imprimés  ou 
manuscrits,  rapportés  en  latin,  des  réflexions  comme  celle-ci  : 
«  Bien  que  je  sache  mal  parler  le  français,  la  parole  de  Dieu 
ne  perd  rien  de  sa  valeur;  il  suffit  que  vous  puissiez  m'en- 
tendre  -  »  ;  —  ou  bien  des  explications  et  des  traductions  du 
genre  que  voici  :  «  Laissons  là  le  latin  de  l'Écriture  et  parlons 
en  français...;  le  texte  de  l'Evangile  que  je  viens  de  citer  si- 
gnifie ceci  en  français...  »  Or  tout  cela  est  dit  en  latin,  ce  qui 
prnme  (pie  nous  n'avons  qu'une  version  latine  d'un  discours 
prononcé  en  langue  vulgaire.  Les  pro\erbes  français,  cités  par 
le  prédicateur,  sont  traduits  comme  tout  le  reste,  et  perdent 
souvent  dans  cette  traduction  tout  leur  sel  et  même  tout 
leur  sens'. 

Il  arri\ait  assez  fréquemment  que  le  rédacteur  sténo- 
graphe, pressé  par  le  tem[)s,  ne  trouvait  pas  une  traduction 
équivalente  et  suffisante  des  gallicismes  les  plus  populaires 
ou  (le  cci'laines  vivacités  et  saillies  d'expression,  fort  goûtées 

1.  Lecoy  de  la  Marche,  p.  234,  233. 

2.  Cette  réflexion  est  de  saint  Bonavendire  prêchant  en  France.  Ms.  lat. 
16481,  Ro  129. 

3.  Voici  quelques  exemples  de  proverbes  habillés  en  latin:  nln  mokn- 
dino  sili  moritur.  —  Habitus  monachi  monachnm  non  facit.  —  Domino  omnes 
honores.  —  Qui  est  garnitus  non  est  aunitus  (honni).  —  Jecit  lapidem  in  horto 
ejns.» 

21 


322  l'éloquence  de  la  chaire, 

de  l'auditoire,  et  comme  il  désirait  recueillir  ce  qui  a\ait 
fait  le  succès  du  discours,  il  iusérait  ces  plu'ases  ou  ces 
mots  en  français  dans  sa  version  latine,  soit  en  se  dis- 
pensant de  les  traduire,  soit  en  les  plaçant  h  côté  de  la 
traduction  imparfaite  qu'il  improvisait.  Ces  citations,  quand 
elles  se  multipliaient,  donnaient  h  l'ensemLle  du  sermon  un 
air  de  farciture  ou  de  latin  macaronique  :  plus  d'an  éditeur 
moderne  s'y  est  trompé,  en  s'imaginant  que  le  sermon  avait 
été  prononcé  sous  cette  forme  hybride  '.  Ainsi  est  née,  d'une 
méprise  de  l'ignorance,  cette  opinion,  aujourd'hui  ruinée  et 
confondue,  qui  infligeait  au  moyen  âge  le  ridicule  d'une  sorte 
d'éloquence  burlesque,  bonne  pour  les  tréteaux,  et  qui  tra- 
vestissait en  style  de  parodie  la  prédication  chrétienne,  au 
temps  de  sa  plus  grande  ferveur  et  de  sa  toute-puissance. 
Disons-le  ici,  pom'  n'y  plus  revenir  :  le  sermon  macaronique 
n'a  jamais  existé,  si  ce  n'est  comme  une  facétie  de  quelque 
satirique  ou  comme  un  amusement  delà  «  fcte  des  fous  ;  »  en 
chaire,  la  parole  de  Dieu  s'exprimait  tantôt  en  latin  devant 
un  public  lettré,  tantôt  en  français  devant  le  peuple,  mais 
elle  ne  s'est  jamais  déshonorée  par  l'emploi  d'un  tel  jargon  ^ 
Cette  louable  habitude  de  prendre  des  notes  au  sermon, 
cette  ardeur  à  recueillir  les  plus  beaux  traits  et  les  plus  so- 


1.  Donnons  quelques  échantillons  de  ce  mélange  des  deux  styles:  ((Mun- 
ilus  pufjnat  contra  nos  duabus  manibus,  gallice,  de  l'espée  à  deux  mains.» 

—  «  Hdbitwii  truncaium,  scilicet,  mantel  de  places  et  de  morciaus,  scu 
de  truant.  »  —  In  vase  ficuli  quod  dicitur  tyrelyre,  vel  espargnemailie.  » 

—  «  Sknt  venditores  jiomorim  jiueris  parvum  iiomum  dant,  por  allechier.»  — 

—  K  Ille  facit  l'avant  {adrentum,  l'Avent)  qui  scii  seavancierde  Dieu.»  — 
11  y  a  aussi  des  sermons  où  des  passages  entiers  sont  rapportés  successive- 
ment en  latin  et  en  français  :  l'idée  est  ainsi  présentée  sous  deux  formes  ; 
le  lecteur  pouvait  choisir. 

2.  Nous  devons  dire  que  l'auteur  de  l'article  sur  les  sermonnaires  du 
xiiie  siècle,  publié  eu  1873  dans  le  xxvi<'  volume  de  Vllistoire  IHtérairv, 
est  moins  aftirmatif.  On  parait  croire  dans  cet  article  que  des  sermons 
latins  ont  été  fréquemment  prononcés  devant  le  peuple,  et  qu'un  certain 
nombre  ont  été  débités  dans  un  langage  farci  ou  mêlé  de  latin  et  de  fran- 
çais. Cette  opinion  s'appuie  sur  des  arguments  qui  ne  nous  ont  pas  con- 
vaincu, et  nous  adoptons,  sans  hésiter,  l'avis  de  M.  Lecoy  de  la  Marche. 

—  Voir  JJisloire  littéraire,  t.  XXXVI,  p.  388-390. 


LA  TRANSCRIPTION    DKS   SERMONS.  323 

lidt's  iiisli'iiclions  de  l'éloqueiico  sjicivo,  a  eu  cependant  le 
fâcheux  effet  d'actroître  et  de  propager  les  recueils,  les  ma- 
nuels, et  de  favoriser  la  mi'dioci'ilé  paresseuse  eu  lui  offrant 
r.'iUrait  diinilalious  trop  faciles.  Parmi  ces  nombreux  re- 
cueils de  sermons,  les  uns,  el  ce  sont  les  meilleurs,  con- 
tieiment  tout  enseud)le  des  préceptes  el  des  exemples  ;  les 
autres  se  bornent  à  compiler  des  lieux  communs  oratoires 
ou  des  plans  de  discours,  des  matières  toutes  prêtes  et  des 
tht'mes  tout  faits.  Nous  avons  caractérisé  les  premiers; 
(]uanl  aux  simples  manuels,  publiés  <à  l'usage  des  écoliers,  il 
nous  suffira  de  mentionner  ceux  de  Gui  d'Évreux,  de  Nicolas 
de  Gorran,  et  les  répertoires  composés  par  Maurice  l'Anglais 
el  Nicolas  de  Biard'.  Beaucoup  étaient  anonymes,  comme 
les  Anctoritates  Bibliorum  ad  usum  pra'dicatorum  :  vers  la 
lin  du  siècle,  tout  ce  travail  de  compilation  se  résuma 
dans  VUnwersum  prxdicabik ,  ouvrage  colossal  du  domi- 
nicain toscan  Jean  de  Sainl-Géminien,  cfui  mourut  en  1315. 
\J rniversum  pnedicabile  et  plusieurs  des  manuels  qui  le 
précédèrent  eurent  les  honneurs  de  l'impression  deux 
siècles  plus  tard,  ce  qui  prouve  que  s'ils  étaient  sans  mérite, 
ils  n'étaient  pas  s;uis  utilité.  Outre  ces  recueils  et  ces  ma- 
nuels, on  vit  paraître  une  quantité  de  traités  didactiques  ou 
de  rhétoriques  à  l'usagé  des  prédicateurs.  Les  principaux 
écrits  de  ce  genre  sont  ceux  d'Alain  de  Lille,  d'Hugues  de 


1.  La  Simma  Sermonum  du  dominicain  Gui  d'Évreux,  appelée  aussi 
Sumiiui  Guiotina,  fut  composée  en  l'an  1300;  elle  contient  une  table  géné- 
rale, Index  alphabeticu^  dirtionum.  —  Nicolas  de  Goi-ran,  confesseur  de 
Philippe  le  Bel,  mourut  en  1295;  ses  sermons  sont  intitulés  Themata  tevi- 
puraliim  ou  .sermooe.s  brevet.  11  avait  aussi  composé  des  biatinction);.  — 
Nicolas  de  Biard  prêcha  à  Paris  de  1-2G0  à  î273,  il  était  dominicain.  Ses 
sermons,  épars  dans  une  quantité  de  collections,  abondent  en  proverbes 
populaires  et  ne  sont  pas  exempts  de  trivialité.  —  Maurice  l'Anglais,  qui 
était  aussi  dominicain,  et  qui  mourut  en  i:!00,  avait  composé  des  Distinc- 
tioiies  ad  prxdicatores  utikx,  contenant  l'interprétation  de  onze  cent  onze  ex- 
pressions de  l'Ecriture  sainte.  —  Sur  ces  auteurs,  consulter  les  mss.  lat.de 
la  Bibliothèque  Nationale,  n^^  1459,  15383,  16305,  15971,  15953,  3270, 
3271  ;  en  outre  les  mss.  lat.  de  la  Bibliothèque  de  l'Arsenal,  n"*  C03,  599,  et 
ceux  de  la  Bibliothèque  de  Troyes,  n»=*  1139,  310,  1703.  ~  Voir  aussi 
Uiftoire  litth-aire,  t.  X\l,  p.  103,"  174. 


324  l'éloquence  de  la  chaire. 

Saiiil-Glier,  de  Pierre  de  Tarenlaise,  (rHuinl)ert  de  Prully  ; 
il  y  faut  ajouter  trois  ou  quatre  opuscules  anonymes,  no- 
tamment celui  qui  est  intitulé  De  Dilatatione  sermonmn,  et 
un  autre  de  même  nature,  sans  titre,  enfoui  dans  les  fonds  de 
la  Sorbonne  Ml  y  avait  une  taxe  povir  la  vente  et  la  location 
de  ces  ouvrages  devenus  classiques  ;  les  prix  étaient  fixés  par 
le  recteur  de  l'Université  :  les  Distinctions  de  Pierre  de 
Limoges  se  vendaient  quatre  livres  ;  le  traité  d'Etienne  de 
Bourbon  était  coté  dix  libres,  d'autres  recueils  anonymes  va- 
laient cent  sous  '. 

De  l'imitation  permise  on  alla,  par  une  pente  rapide,  jus- 
qu'au plagiat  élionté.  Non-seulement  on  empruntait  aux  pu- 
blications les  plus  connues  de  bnigs  fragments  pillés  dans 
plusieurs  discours  et  bizarrement  amalgamés  par  l'industrie 
du  plagiaire,  mais  on  ne  craignit  pas  de  s'approprier  des  dis- 
cours entiers. Ces  emprunts  passèrent  en  habitude;  une  tolé- 
rance, qui  profitait  à  trop  de  monde  pour  être  énergiquement 
combattue,  fit  accepter  un  véritable  communisme  de  la  pa- 
role, aussi  contraire  à  la  notion  de  la  propriété  et  de  l'origi- 
nalité littéraire  qu'au  sentiment  de  la  dignité  personnelle  :  il 
fut  admis,  qu'en  matière  de  prédication,  tout  appartiendrait 
à  tous  et  qu'il  n'était  pas  nécessaire  de  composer  soi-même 
ni  de  préparer  ses  discours.  Comme  le  choix  était  libre,  chacun 
s'approvisionnait  à  son  gré  dans  ce  domaine  Jianal;  le  talent 

1.  Alain  de  Lille,  dont  il  a  été  déjà  question,  page  158,  était  de  l'ordre 
de  Citeaux.  Il  professa  la  théologie  à  Paris  et  à  Montpellier  au  xii®  siècle. 
Sa  Summa  de  urte  pnedicandi  a  précédé  les  rhétoriques  sacrées  du  xui^  siè- 
cle ;  elle  contient  quarante-sept  esquisses  de  sermons  sur  les  sujets  les 
plus  divers.  —  Le  dominicain  Hugues  de  Saint-Cher,  qui  fut  pi'ovincial  de 
son  ordre,  puis  cardinal,  et  qui  mourut  en  12()3,  puhlia  un  traité  intitulé 
St'ininiiriun  'p)\vdlcalio)iix  ;  ce  sont  des  instructions  adressées  aux  Frères- 
Prèchcurs.  —  Pierre  de  Tarentaise,  qui  devint  pape  sous  le  nom  d'Inno- 
cent V,  en  1276,  avait  écrit,  lorsqu'il  professait  la  théologie  à  Paris,  un 
Alphabetnm  in  artem  sermocinandi.  —  Le  traité  d'Humbert  de  Prully,  Ars 
prxdicandi,  ne  renferme  que  quatre  chapitres.  —  Sur  ces  auteurs  et  sur 
leurs  ouvrages,  consulter  les  mss.  lat.  de  la  Bihliotlièque  Nationale, 
n"»  16515  (4),  1C894,  16890,  16530,  16497,  ainsi  que  Vllistoire  littéraire, 
t.  XVI,  p.  396,  et  t.  XIX,  p.  335. 

2.  Lecoy  de  la  Marche,  p.  306. 


LA  FORME   DES   SERMONS.  32o 

(lo  l'oratoiir  se  réduisait  h  saisir  l'à-propos,  on  acconimo- 
ilant  sou  plagiat  aux  circonslanccs.  On.  prêchait  Suspen- 
diitm,  on  prècluiil  Abjiciamus,  c'est-à-dire  qu'on  récitait  une 
série  d'iioniélies  toutes  faites  commençant  par  ces  mots  et 
rédigées  ou  recueillies  par  les  auteurs  de  manuels.  Par  Là 
commença  l'abaissement  de  rélo(|uence  religieuse  au  moyen 
âge,  car  les  esprits  supérieurs  résistèrent  seids  à  de  pareils 
usages,  et  M.  Victor  Le  Clerc,  dans  son  discours  sur  Y  État 
des  lottrea  au  xiv"  siècle,  a  justement  signalé  les  fàclieux  effets 
de  cette  abdication  générale  de  l'initiative  individuelle  :  le 
métier,  dit-d,  succéda  peu  à  peu  h.  l'inspiration  '. 

Le  mr>ment  est  venu  d'expliquer  quelle  était  la  forme  ou 
la  composition  d'un  sermon  au  xui''  siècle. 

La  forme  complète  et  savante  d'un  seruKjn  comprenait  six 
parties  :  le  thème,  c'est-cà-dire  le  texte  annonçant  le  sujet,  le 
prothhue  ou  l'exorde,  la  teneur  ou  le  développement  du  sujet 
en  plusieurs  points,  Y  exemple,  ou  récit  h.  l'appui,  la  pérorai- 
son et  les  formules  finales,  sortes  de  prières  et  d'avis  qui 
terminaient  le  discours.  Les  exordes,  souvent  fort  longs, 
remplis  de  périphrases  et  de  précautions  oratoires,  aboutis- 
saient à  une  invocation  -  suivie  d'un  Pater  ou  d'un  Ave  :  la 
Salutation  angélique  a  prévalu  dans  le  xiv"  siècle  et  jusqu'à 
nos  jours.  On  peut  voir,  dans  les  rhétoriques  signalées  plus 
haut,  quels  étaient  les  moyens  recommandés  pour  traiter 
régulièrement  le  sujet  et  pour  obtenir  l'abondance  du  de- 
V(!loppement.  C'est  d'abord  le  commentaire  littéral,  puis 
l'explication  morale  ou  théologique  des  mots  du  texte  ;  c'est 
ensuite  la  division,  le  raisonnement,  l'emploi  fréquent  des  fi- 
gures, des  métaphores  et  des  allégories,  l'érudition  ou  le  recours 
aux  autorités,  l'examen  méthodique  des  effets  et  des  causes, 
des  principes  et  des  conséquences  :  par  là  on  réussit,  comme 
disent  les  maîtres,  à  dilater  un  sermon  ;  tel  est  le  secret  de 


1.  Histoire  Ultéraire,  t.  XXIV,  p.  370. 

2.  La  formule  de  ces  invocations  est  toujours  analogue  à  celles-ci  : 
«Rogamus  ergo  DondHuni  ut  det  mihi  dicere  bona  verba  vobif...  —  l't  ergo 
(ib  eo  illumincmur,  orute...  »  Ms.  lat.  16505,  1/|859. 


32<3  l'éloquence  de  la  chaire. 

cet  art  enseigné  et  vanté  en  tant  de  livres  didactiqnes,  ars 
dilatandi  sermones.  Il  est  remarquable  que  cet  art  oratoire  du 
xm"  siècle  conseille  la  simplicité  dans  la  division  ;  le  précepte 
est  formel  :  a  II  ne  faut  pas  nndtiplier  les  points  dans  l'ho- 
mélie autant  que  dans  les  leçons  ou  les  discussions  ;  la  dis- 
cussion la  plus  simple  est  la  meilleure  ^ .  »  La  simplicité  est, , 
en  effet,  un  des  traits  dominants  de  l'éloquence  sacrée  pen- 
dant une  bonne  partie  du  xni'' siècle;  la  science  sulDtile  et 
pédantesque  des  universités  n'y  a  paru  qu'à  la  fin. 

Une  des  ressources  de  cette  éloquence  était  l'emploi  des 
exemples  ou  des  récits  soit  historiques  soit  anecdotiques.  Visi- 
blement les  orateurs  et  les  auditeurs  s'y  complaisaient  ;  la  \m\- 
gueur  de  ces  narrations  est  parfois  égale  à  celle  du  reste  du 
tliscours;  on  s'y  reposait  des  aridités  épineuses  de  la  théologie 
interprétée  par  la  scolastique.  Les  rhétoriques  sacrées  ensei- 
gnent le  moyen  de  faire  venir  à  propos  les  récits  et  de  rattacher 
ces  épisodes  au  corps  même  du  sermon.  On  peut  distinguer 
en  quatre  espèces  la  multitude  des  exemples  cités  par  nos  ser- 
monnaires.  Les  uns  sont  extraits  de  l'histoire  ou  des  légendes, 
particulièrement  des  historiens  de  l'antiquité,  des  chroniques 
de  France,  des  hagiographes,  et  des  livres  historiques  de  la 
Bible.  D'autres  sont  pris  dans  les  événements  contemporains 
ou  dans  les  souvenirs  personnels  de  l'auteur  ;  les  fables  com- 
posent une  troisième  catégorie  qui  embrasse  presque  tous 
les  sujets  traités  par  Ésope  et  Phèdre  et  rajeunis,  depuis,  par 
les  fabulistes  modernes.  Un  dernier  genre  d'exemples  con- 
siste en  descriptions  et  en  moralités  tirées  de  ces  poi-mes  di- 
dactiques, si  fréquents  au  moyen  âge,  qui  portent  le  titre  de 
bestiaires,  de  volucraires,  ou  de  lapidaùx's,  et  résument  tout 
ce  que  ce  temps  savait  d'histoire  natui'elle.  Quand  l'orateur 
avait  di'gagé  de  son  récit  et  de  l'ensendjle  même  du  sermon 
une  conclusion  pratique,  il  terminait  par  une  nouvelle  prière^, 

1.  De  dilatatione  sermonum.  Ms.  lat.  10330. 

2,  La  prièi'e  est  indiquée  par  le  seul  mot  Rogabimuf,  on  par  une  phrase 
coniiDe  celle-ci  :  «  (Juod  nubis  prxalure  dkjnelur  qui  vivit  et  njnat  Deux  per 
omnia  secula  seculorum.  Amm.  »  > 


LA  FORME   DES   SERMONS.  327 

OU  par  raiiuoiicc  cl  la  (Icuiandc  de  prici'cs  en  comniiiu  :  ces 
formules  llnales  s'a[)[)('lai('ut  inouitions,  cl  d'ordinaire  élaient 
accompagnées  d'a^is  si)cL'iau\  donnes  à  l'assemblée. 

C(îsontlà  les  pi'incipanx  élt-menls  donlse  composail  alors  le 
sermon,  cl  Ici  esl  le  plan,  déjà  i-égulier,  parfois  même  com- 
pliqué, d'après  lequel  ces  diverses  parties  se  succèdent  et  se 
combinent  dans  la  plupart  des  discours  qui  nous  ont  clé  con- 
servés. Si  mainlcnanl  nous  voulons  connaître  l'opinicju  qui 
faisait  loi,  en  matière  de  style,  parmi  les  prédicateurs,  peu 
de  mots  suffiront  pour  la  caractériser  :  les  maîtres  s'accordent 
à  proscrirez  les  vains  ornements,  l'éloquence  apprêtée  et  décla- 
matoire, ce  qu'ils  appellent  la  «  prédication  théâtrale,  bonnes 
pour  les  hérétiques'.  »  Ils  s'expriment  là-dessus  comme  par- 
leront plus  lard  saint  François  de  Sales  et  Fénelon  :  (c  La 
parole  de  Dieu  ne  doit  pas  resplendir  d'enjolivements  affectés 
ni  de  brillantes  couleurs,  car  alors  elle  semblerait  faite  pour 
capter  la  faveur  des  hommes  plutôt  que  pour  leur  être  utile. 
Le  talent  se  mesure  aux  pensées  et  non  aux  expressions*^.  » 
Ce  sentiment  de  la  simi)licité  ne  leur  interdit  pas  de  recom- 
mander un  langage  véhément  et  pathétique,  verba  commotiva, 
la  force  du  raisonnement,  une  certaine  richesse  jointe  à  la 
modération  et  à  l'énergie''  ;  les  plus  illustres  sermonnaires  ont 
accrédité  et  confirmé  la  sagesse  de  ces  conseils  par  d'écla- 
tants modèles,  mais  on  sait  que  l;i  meilleure  rhétorique  n'a, 
jamais  empêché  le  faux  goût  et  les  pires  défauts  de  se  pro- 
pager, et  môme  de  prévaloir  à  la  longue  dans  la  foule  des 
médiocrités  :  comment  le  moyen  âge  aurait-il  échappé  à  ces 
faiblesses  dont  les  siècles  modernes  ne  sont  pas  exempts? 

Une  particularité  fort  curieuse  de  ces  sermons  est  l'emploi 
qu'on  y  fait  de  la  poésie  populaire.  Rien  d'étonnant  qu'on  y 
•cite  les  écrivains  de  l'antiquité  profane  et  qu'on  y  fassi;  mon- 
tre d'érudition  en  réunissant  dans  un  bizarre  amalgame  Ci- 

1.  Be  ijrxdkalioHc,  cli.  ii.  Ms.  lat.  16514. 

2.  Ibid.  —  «Non  facuiidia  verbis  sed  senteutiis  melienda  est.»  .Vcta  SS. 
Julii,  t.  111,  p.  854. 

3.  Ms.  lat.  16314.  De  prxdicatione. 


328  l'éloquence  de  la  chaire. 

céron,  Pierre  Comestor,  Ovide,  Horace,  ^'ir,i;ile,  B5de,  Gré- 
goire de  Tours,  Sénèque,  Quiiitilien,  Lucrèce,  Claudien, 
Josëplie ,  Eusèbe,  Cassiodore ,  Piaule  et  Térence'  :  cet 
étalage  confus  est  le  caractère  même  de  la  science  du  moyen 
âge.  Mais  on  s'attend  beaucoup  moins  à  y  voir  figurer  les 
trouvères  et  les  ménestrels.  Les  emprunts  faits  à  notre  poésie 
se  rencontrent  surtout  dans  les  sermons  français,  Inen  que 
les  sermons  latins  eux-mêmes  ne  manquent  pas  d'allusions 
tirées  de  notre  littérature;  ils  sont  partie idièrement  nom- 
breux dans  cette  classe  d'homélies  parénétiques  et  familières 
que  les  manuscrits  ont  intitulés  :  Se)')nonfs  ad  status,  ou  ad 
omne  genus  hominum;  ce  qui  signifie.  Sermons  pour  les  diver- 
ses conditions  de  la  vie  sociale  ^ . 

Ces  emprunts  se  présentent  sous  plusieurs  formes.  Parfois 
on  cite  des  vers,  des  couplets  même  d'une  chanson  à  la  uîode, 
en  les  commentant  avec  subtilité  comme  un  texte  grave.  C'est 
ainsi  qu'Etienne  de  Langton,  Stephanus  Linguse-Tonantis 
(comme  l'appellent  les  manuscrits),  prêcha  un  jour  sur  la 
romance  française  :  Bêle  A  Hz  matin  leva'^.  Cette  romance 
du  xii'^  siècle,  l'une  des  plus  anciennes  de  notre  poésie  %  lui 
servit  d'exorde;  et  en  la  commentant  il  a|)[)liqua  à  la  Sainte- 


1.  Ces  auteurs  sont  les  plus  fréquemment  cités.  —  Virgile  est  qualilié 
optivim  poetunm,  doctùsimus  'poetarum  ;  on  appelle  Cicéron  romani  maxiiiuL'; 
auctor  doquii.  Ajoutons  que  l'étude  et  l'usage  de  l'antiquité  ne  sont  point 
permis  et  pratiqués  sans  une  certaine  résistance,  sans  des  précautions  par- 
ticulières. Cette  littérature  n'est  tolérée  qu'à  titre  d'accessoire  ;  les  traités 
sur  la  'prédication  admettent  les  emprunts  faits  à  l'antiquité,  ad  cauncV  cogni- 
îionem,  en  se  fondant  sur  l'exemple  de  saint  Paul,  mais  ils  dénoncent  en 
même  temps  les  dangers  de  la  science  profane  et,  comme  ils  disent,  le 
parfum  suspect  de  ces  «Heurs  adultérines  du  paganisme.»  —  Histoire 
Ultéraire,  t.  XVIII,  p.  86,  t.  XIX,  p.  392.  —  Ms.  lat.  16514,  cli.  m. 

2.  Jacques  de  Vitry,  Humbert  de  Romans  et  Guibert  de  ïournay  or/t 
donné  de  nombreux  modèles  de  cette  classe  spéciale  de  sermons.  Leurs 
œuvres  en  ce  genre  forment  comme  une  encyclopédie  parénétique  qui 
s'adresse  à  près  décent  vingt  catégories  d'auditeurs.  —  Lecoy  de  la  Marche, 
p.  50,  125,  140,  196. 

:?.  Ce  sermon  lui  est  attribué.  —  Etienne  de  Langton,  professeur  de 
théologie  k  Paris,  mourut  archevêque  de  Canlorbéry  en  1228. 

4.  Sur  celte  forme  primitive  de  la  poésie  lyrique  du  nord,  voir  le 
tome  I",  p.  344-354. 


LA    FORME    Dl'S    SERMONS.  329 

Vierge  tout  ce  que  le  pofUc  dit  de  l;i  Bêle  Aliz^.  Un  second 
exemple  de  cel  éti'ange  symbolisme  nous  est  fourni  par  un  ser- 
mon anonyme  où  l'on  interprète  de  la  même  façon  une  autre 
romance  :  Siw  la  rive  de  la  mer.  Citons  encore  ce  texte  et  ce 
commentaire  : 

Sur  la  rive  (Je  la  niei- 
Foiitcnelle  i  sonleit  cler; 
La  ])ucele  i  voault  alor  : 
Violette  ai  trovée. 
Je  doing  bien  conjei  d'amer 
Dame  maul  mariée. 

Selon  le  prédicateur,  Ivcrive  est  la  Sainte-Vierge,  lu  fontenelle 
claire,  c'est  Jésus-Christ,  et  lapiicelle,  sainte  Madeleine-  : 
celle-ci,  par  la  [jénitcnce,  a  recouvré  la  vertu,  c'est-cà-dire  a 
trouvé  la  violette,  et  quant  à  la  dame  mal  mai'iée  à  qui  l'on 
donne  congé  ou  permission  d'aimer,  il  faut  y  voir  l'àme  liée 
au  péché  que  le  Sauveur  invite  à  son  amour. 

On  se  borne  le  plus  souvent  cà  prendre  quelques  récits  ou 
quelques  légendes  dans  les  poëmes  célèbres  :  Etienne  de 
Bour])on  parle  de  Roland  et  du  roi  Artus  ;  Jacques  de  Vitry 
invoque  l'autorité  des  Chansons  de  Gestes  sur  Charlemagne. 
Les  troubadours  Foiûques  d<;  Marseille  et  Robert,  dauphin 
d'Auvergne,  sont  également  cil(''s.  11  se  rencontre,  parmi  les. 

1.  Voici  le  premier  couplet  et  le  commentaire: 

)Jclc  Aliz  matin  leva, 

Sun  cors  vusli  et  para, 

Enz  un  vergicr  s'en  entra, 

Cink  fliirettes  y  triiva  ; 

Un  chapelet  fet  en  a 

De  bel  rose  flurie. 

Par  lieu,  trahez  vus  en  là 

Vus  ki  ne  amez  mie  !  (Musée  Britannique,  ms.  Arundel,  292). 

—  «  V7(/t7())i lis  (pi œ  ait  bei.e. aliz.  Celé  est  belle  de  qua  dicitur  speciosa  spe- 
cialiK,  speciosa  ut  gemmn...  Hoc  enim  Aaliz  dicitur  ab  a,  quod  est  i>ine,  et 
LIS,  litis:  quasi  sine  lite,  sine  reprehensione...  Ce  est  la  belle  Aaliz,  qli 

EST  la  FLOS  et  LI  LIS.» 

2.  Le  texte  ajoute,  sur  sainte  Madeleine  :  o  Qux  non  virgo  sed  puiîlla 
dici  potest.»  —  Les  deux  derniers  vers  sont  ainsi  traduits  en  latin:  «  Bene 
do  Ucentiam  nmandi  dominx  m'ile  maritatx;  »  conseil  frivole  et  mauvais, 
se  liAte  de  dire  le  prédicateur. 


330  l'Éloquence  de  l.v  chaire. 

manuscrits,  plusieurs  sermons  en  vers  français,  désignés 
sous  le  titre  de  Sermones  rimati  :  réprouvés  par  l'Eglise 
et  par  les  rhétoriques  sacrées ,  ils  sont  en  quelque  sorte 
considérés  comme  des  œuvres  extra -liturgiques.  Nul 
doute,  cependant,  qu'ils  n'aient  été  lus  ou  récités  en 
chaire'.  L'usage  était  de  réciter  au  peuple  des  vies  de 
saints  versifiées  et  de  lire,  du  haut  de  la  chaire,  en  certaines 
solennités,  des  pièces  de  vers  sur  des  sujets  sacrés,  par 
exemple,  sur  la  Passion,  ou  sur  les  Douleurs  de  Notice-Dame  : 
nous  avons  en  ce  genre  des  pièces  fort  longues,  les  unes  de  six 
cents,  les  autres  de  dix-huit  cents  vers,  qui  ont  été  certaine- 
ment lues  dans  l'église^.  Dès  lors  il  n'est  pas  surprenant  qu'on 
ait  quelquefois  commenté  en  vers  l'évangile  ou  l'épître  du 
jour;  mais,  nous  le  répétons,  ces  sermons  rimes  ne  furent 
jamais  qu'une  exception*.  Ils  étaient  plus  fréquents  et  placés 
bien  plus  à  propos  dans  les  Mystères,  où  nous  les  voyons 
ser^ir  de  prologue  ou  d'intermède  et  mêler  aux  amusements 
populaires  un  pieux  enseignement;  sur  le  théâtre  même,  on 
les  remplace  quelquefois  par  des  sermons  en  prose. 

A  côté  du  sermon,  si  varié  dans  ses  formes  et  dans  ses 
applications,  se  développaient  le  panégjrique  et  l'oraison 
funèbre.  Outre  d'innombrables  disc(jurs  sur  les  saints  les  plus 
anciens,  sancti  majores,  on  a  les  éloges  funèbres  de  saints 
récents  et  presque  contemp(jrains,  tels  que  saint  Dominique, 


\.  Vu  aurmoii  e)i  vers,  publié  pour  la  première  fois  par  M.  Jubinal. 
Paris,  1834. 

2.  A  la  liu  du  manuscrit  de  l'uue  de  ces  pièces  on  lit  :  «  Priés  por  tous 
cens  qui  lisent  cest  livre  et  por  tôt  ceus  qui  l'escouteront.  »  —  Ms.  fr.  18^2. 
L'usage  de  réciter  au  prône  des  pièces  versiliées  dura  longtemps  :  en  l(j32, 
on  débitait  encore  dans  certaines  églises  de  Paris  des  poésies  en  français 
sur  la  vie  des  saints. 

3.  Beaucoup  de  ces  sermons  rimes  sont  de  ]ielits  poëmes  didactiques  qui 
ont  pour  auteurs  de  simples  trouvères  ou  ménestrels  et  qui  n'appartiennent 
Il  la  chaire  eu  aucune  façon.  L'oraison  funèbre  de  Louis  VIII,  en  72  qua- 
trains, due  à  Robert  Saincériaux,  est  de  ce  genre.  On  trouvera  une  analyse 
de  toutes  ces  pièces  dans  Vllisloire  Utlà-aire  :  le  titre  de  scniwii,  (pii  leur  est 
donné,  indique  le  caractère  moral  et  religieux  dont  elles  sont  marquées.  — 
Histoire  liltcraire,  t.  XXIH,  p.  251-263. 


LE   PUBLIC   DES   SERMONS.  331 

saint  Tlioiiias  de  ('ant()i'])éi'\ .  Au  concile  de  Lyon,  en  127i, 
Pierre  de  Tarenlaise  lit  l'oraison  l'unebre  de  saint  Bonaven- 
ture;  Labbe  en  a  reproduit  des  fragments  ^  Joinville  rap- 
porte en  abrégé  l'oraison  funèbre  de  saint  Louis,  prononcée  en 
français  à  Saint-Denis,  en  1:297,  par  le  franciscain  Jean  de 
Samois.  Le  recueil  de  J;u-(|ues  d(^  Vitry  contient  des  modèles  de 
ce  genre  d'élociuence,  modèles  aj)propriés  au  rang  et  à  la 
qualité  des  personnes  qu'il  s'agit  de  loner  :  on  y  indique  ce 
qui  convient  à  l'éloge  d'un  noble,  d'un  ])rélnt,  d'un  religieux, 
d'un  bourgeois,  d'un  clievalier,  d'une  dame.  Ces  oraisons  se 
disaient  au  moment  des  funéniilles,  dans  Téglise  et  devant  le 
corps  du  définit,  ou  bien  encore  dans  les  rsyncmbrances,  repas 
de  famille  qui  sui^aient  les  obsèques.  Pour  les  personnages 
peu  marquants,  on  se  jjornait  à  des  recommandations  placées 
à  la  fin  du  prône  ;  le  prédicateur,  après  avoir  énuméré  en 
quelques  mots  leurs  mérites,  demandait  pour  leur  âme  des 
prières  qu'on  récitait  immédiatement. 

Ces  développements  déjà  longs,  où  l'intérêt  du  sujet  nous 
a  forcé  d'entrer,  n'ont  pas  achevé  d'éclaircir  l'histoire  des 
origines  du  sermon  en  France  ;  on  ne  conqirendra  bien  la 
puissante  et  fréquente  action  de  l'éloquence  religieuse  au 
xni"  siècle  que  lorsque  nous  aurons  mis  l'orateur  sacré  face  à 
face  avec  son  pubhc,  ou  plutôt  avec  les  auditoires  si  diffé- 
rents qui  se  pressaient  au  pied  de  la  chaire.  Mèlons-nous  un 
instant  à  la  foule  attentive,  et  tour  h.  tour  observons  celui  qui 
parle  et  ceux  qui  écoutent. 


§  IH 


Le  public  des  sermons.  —  Des  principales  circonstances  où  l'on  prêchait. 
—  L'éloquence  religieuse  peint  la  société  en  châtiant  les  vices. 

Une  division  de  l'année   ecclésiastique ,   fort   usitée  au 
moyen  âge,  est  celle  qui  la  partage  en  quatre  époques,  dont 

1.  Collecliou  des  Conciles  (18  vol.  in-fol.  1671),  t.  XI,  part.  1,  col.  957. 


332  l'éloquence  de  la  chaire, 

cliacime  reçoit  de  la  foi  chrétienne  nn  Irait  dislinctif  et  un 
emploi  déterminé.  De  l'Avent  à  la  Septuagésime  s'étend  la 
période  <(  d'égarement,  »  tempus  deviationis,  le  temps  où  l'hu- 
manité s'est  perdue  dans  le  paganisme;  la  période  a  du  re- 
tour, »  tempus  revocationis ,  où  Jésus-Christ  rappelle  les 
hommes  à  la  pénitence,  finit  à  Pâques  ;  celle  de  la  «  réconci- 
liation, »  reconciliationis,  va  de  Pâques  à  la  Pentecôte  ;  la 
quatrième  époque,  tempus  perefjrinationis,  de  la  Pentecôte  à 
lAvent,  représente  la  marche  du  peuple  chrétien  à  travers  les 
siècles.  La  majeure  partie  des  sermons  conservés  du  xiii"  siècle 
ont  rapport  aux  dimanches  et  aux  fêtes  que  ces  quatre  sé- 
ries embrassent  ;  ce  sont  les  sermons  liturgiques  par  excel- 
lence, appelés  sermones  sacri,  ou  sermones  de  tempore  :  ils 
contiennent  le  plus  solide  enseignement  de  la  prédication,  et 
si  l'on  y  joint  les  sermons  sur  les  saints,  sermones  de  sanctis, 
on  aura  tracé  en  quelques  lignes  les  principales  limites  du  do- 
maine de  la  chaire.  Presque  tous  ces  sermons  se  prononçaient 
le  matin,  au  prône,  après  l'évangile,  sermones  in  mane;  ceux 
du  soii',  sermones  post  prandium,  appelés  aussi  «  collations  » 
ou  conférences,  collationes,  étaient  destinés,  soit  à  remplacer 
le  sermon  du  matin,  fortuitement  empêché,  soit  à  développer 
un  point  que  le  prône  s'était  contenter  d'indiquer,  soit,  enfin, 
à  traiter  un  fait  <(  extraordinaire,  »  c'est-à-dii'e  étranger  au 
propre  du  temps. 

Mais  en  dehors  de  ces  époques  fixes  et  de  ces  prédications 
obligatoires,  il  y  avait  bien  d'autres  circonstances  où  inter- 
venait l'orateur  sacré.  Nous  ne  parlerons  ni  des  instructions 
de  l'Avent  et  du  Carême,  quotidiennes  presque  partout,  ni  de 
ces  solennités  et  cérémonies  si  fréquentes  dans  la  vie  reli- 
gieuse, par  exemple,  les  synodes,  les  assemblées  de  chapitres, 
les  prises  d'habits,  les  consécrations,  les  ordinations,  les  pè- 
lerinages, où  le  sermon,  comme  aujourd'hui,  tenait  sa  place  ; 
ce  serait  tous  les  actes  un  peu  importants  de  la  vie  sociale  et 
privée  qu'il  faudrait  citer,  si  l'on  voulait  éiuunérer  les  occa- 
sions qui  Iburnissaient  matièi'c  et  texte  à  la,  parole  de  Dieu. 
On  prêchait  dans  les  parlements,  dans  les  négociations  de 


LE    PUBLIC   DES   SERMONS.  333 

paix,  sur  les  cliainps  de  ])alaill(',  dans  les  tournois,  les  l'oires 
et  les  marchés,  à  rentrée  des  princes  et  des  seigneurs,  aux 
noces  et  aux  funéniilles  '.  Celle  société  était  si  essentielle- 
nieut  clu'étienne,  si  in-ofondéinenl  iinbu(ï  et  pénétrée  de 
l'esprit  de  l'Évangile,  h  souci  de  la  grande  afl'aire  du  salut 
préoccupait  si  fortement  les  pensées,  au  milieu  des  disi rac- 
lions du  siècle,  qu'on  recueillait  avidement  toute  parole  qui 
venait  nourrir  un  sentiment  si  vif  et  parler  aux  hommes  de 
leur  plus  cher  intérêt.  C'est  surtout  dans  les  fêtes  mondaines, 
devant  ces  foules  assemblées  j)0ur  quelque  objet  profane  que 
se  prononçaient  les  «  sermons  vulgaires  »,  sei'mones  vul- 
fiares,  déjà  signalés  par  nous,  autrement  dits  sermones  ad 
status,  dont  l'enseignement  était  appropri('  à  la  condition 
sociale,  aux  habitudes  et  môme  à  la  profession  des  auditeurs. 
Les  rhétoriques  du  temps  recommandent  instamment  à  l'o- 
rateur de  prendre  garde  à  la  composition  de  l'auditoire  et  de 
diversifier  son  langage  suivant  la  qualité  des  personnes  et  la 
nature  des  circonstances;  maxime  de  bon  sens  et  d'expé- 
rience qui  est  ainsi  formulée  par  un  traité  anonyme  rédigi'' 
en  françîùs  :  «  (jo  doit  bien  esgarder  li  precheres  à  quele  gens 
il  |)arole  et  que  il  \ov  die;  car  ne  en  une  manière,  ne  en  une 
a  fa  ire  ne  doit  hom  mie  à  tote  le  genl  parler;  car  altrement 
doit  hom  parler  as  prodomes  qui  sunt  entendant  e  servent 
eu  l'amor  de  Deu,  altrement  à  cals  qui  de  l'amor  Deu  sunt 
négligent,  altrement  as  clers,  altrement  as  laiz,  altrement  as 
poures,  altrement  as  riches,  chascun  en  se  manière-.  » 

Au  moyen  âge,  comme  aujourd'hui,  la  prédication  avait 
pour  lieu  ordinaire  et  consacré  l'église,  et  après  l'église,  tout(! 
chapelle  de  palais,  de  château,  de  couvent,  d'école,  tout 
sanctuaire  où  les  cérémonies  du  culte  s'accomplissaient.  On 
prêchait  aussi  en  plein  air,  h  l'époque  des  Rogations,  dans 


1.  Hiimbei't  de  Romans,  dans  le  second  livre  de  son  traité  De  eruditione 
j)rœdiciUorum,  nous  donne  rémunération  complète  des  occasions  où  la  voix 
du  prédicateur  pouvait  se  faire  entendre.  —  Maxima  Itibliulh.  l'utruin, 
t.  XXV,  p.  367. 

2.  Anonyme  anglo-normand  déjà  cité,  ms.  fr.  133JG,  f"  16G. 


334  l'éloquence  de  la  chaire. 

](,'s  foires,  les  marchés,  les  loiiniois,  dans  les  processions  et 
surlont  dans  les  missions  :  lorsqu'il  y  avait  une  aftluence 
extraordinaire,  on  adossait  au  mur  extérieur  de  l'église,  du 
côté  de  la  place  publique,  une  chaire  en  pierre,  ou  Lien  on 
dressait  une  estrade  orn(''e  de  draperies  et  de  tapis,  que  le 
moyen  âge  appelait  scafaldus,  escaffault  ou  cliaufier  :  le  pré- 
dicateur y  montait  et  haranguait  la  foule  répandue  sur  la 
place  et  jusque  sur  les  toits  des  maisons  voisines.  Ces  ser- 
mons prêches  sous  la  voûte  du  ciel,  sur  les  chemins,  dans 
les  vergers',  dans  les  ruines  des  anciens  amphithéâtres 
romains,  furent  bientôt  interdits;  les  Yaudois  et  autres 
hérétiques  ayant  discrédité  cet  usage  en  se  l'appropriant,  TÉ- 
glise  engagea  les  fidèles  à  se  méfier  de  tous  les  orateurs  de 
la  rue,  et  dès  le  miheu  du  xv''  siècle  défense  fut  faite  de  prê- 
cher hors  de  l'église-.  Les  missions,  si  fréquentes  alors  et  si 
puissantes  sur  les  populations,  étaient  défrayées  soit  par  la 
libéralité  de  quelques  fidèles,  soit  parles  communes;  il  n'est 
pas  rare  de  rencontrer  dans  les  comptes  des  villes  certaines 
allocations  ou  redevances  fixes,  inscrites  comme  nous  dirions 
au  budget,  pour  rémunérer  des  prédicateurs  étrangers  qui 
avaient  fait  une  station  ou  prêché  le  panégyrique  du  saint 
patron  de  l'endroit  ^ 

L'auditoire  ordinaire,  composé  principalement  du  peuple, 
se  rangeait  dans  l'enceinte  sacrée  en  deux  groupes  distincts, 
suivant  un  usage  traditionnel  :  d'un  côté  les  hommes,  de  l'au- 
tre les  h'nimes.  Hors  de  l'église,  les  deux  groupes  étaient  sé- 
parés [jar  une  corde  tendue".  L'orateur,  en  commençant, 
nommait  les  assistants  selon  leur  qualité,  fratres,  fratrcs 
carissimi,  ou  hele  gens,  bêle  segnors,  bêle  douce  gent,  segnor 

1.  En  1273,  à  Pniis,  le  sermon  fut  dit  in  viridario  régis.  —  Ms.  lat. 
16481,  n"  110. 

2.  Cette  défense  fut  prononcée  not.inimcnl  par  le  concile  d'Angeis  en 
en  1448.  —  Labbe,  t.  XXllI,  p.  IS.'i.'i. 

3.  Lecoy  de  la  Marche,  p.  34.  —  <(  Item  les  deniers  pour  Insagc  des 
prescheurs  rccenz  à  Cliasteau-Henart  le  jour  de  l'asqnes  llorics,  prisiez 
par  an  huit  sols.»  —  Prestations  de  Cliasteau-Renard,  charte  de  132G. 

4.  Wstoire  littéraire,  t.  NXIV,  p.  381. 


LE    PUBLIC    ni;S    SERMONS.  335 

et  dames,  non  feans  rire  somcnt  <)\)\v^0  de  leur  imposer  le 
silence,  car  ces  pieux  auditoires,  familiarisés  a\ec  l'église  et 
s'y  sentant  pour  ainsi  dire  chez  eux,  étaient  fort  bruyants, 
très-peu  l'ccneillis,  surtout  au  dé])ut  du  sermon,  toujours 
prêts  <à  user  de  l'anlique  lllx-rti'-  ([tii,  dès  le  temps  des  primi- 
tives iiomt'lies,  permettait  aux  lidMes  (rinleiTom|)i'e  le  prédi- 
cateur, de  le  (jnestionner  et  de  lui  adresse]*  des  ol)jections. 
Les  foules,  au  moy(Mi  âge,  ne  y)rt''sentent  pas  dans  le  lieu 
saint  l'aspect  édillaiil  de  nos  modernes  n'iinions  chnHieunes; 
elles  y  portent  quelque  chose  de  la,  vivacité  des  assemblées 
poi)ulaii'es,  ce  qui  nous  explique  les  hardiesses  et  les  trivia- 
lités de  l'éloquence  qui  s'adressait  h.  ce  vaste  public.  Animé 
par  les  ardeurs  de  la  parole  et  parles  émotions  qu'elle  excite, 
le  temple,  à  certains  jours,  est  un  forum  sacré  ' . 

Une  éloquence  si  vivante  doit  nous  offrir  une  peintuiT  sin- 
cère et  forte  de  la  société  contemporaine.  Tous  les  travers  et 
tous  les  vices  y  sont  en  effet  décrits  et  flagellés.  Nulle  condi- 
tion n'est  épargnée  ;  les  sermonnaires  dn  xm"  siècle  ont  la 
main  rude,  selon  le  précepte  formulé  par  Jacques  de  Yitry, 
cum  tangit  prxdicando  pro'shyter,  durus  esse  débet  ^  :  grands 
et  petits,  clercs  et  laïques  reçoivent  chacun  h.  leur  tour  la 
leçon  et  la  correction  méritées.  Ce  serait  même  un  curieux 
sujet  d'étude  que  de  comparer  les  admonitions  sévères  des 
prédicateurs  aux  critiques  malignes  qui  remplissent  les  poëmes 
satiriques  du  même  temps;  ces  deux  galeries  de  portraits 
non  llatti's  nous  présenteraient  des  ressemblances  et  des  dif- 
ff'rences  (''gaiement  instructives.  Une  chose  nous  frappe  dans 

1 .  Disons  toutefois  que  nos  sermonnaires,  peut-être  par  leur  faute,  ont 
à  combattre  de  temps  en  temps  un  défaut  opposé  à  la  vivacité  et  à  l'aUen- 
tion  trop  passionnée,  je  veux  dire  l'indifférence  et  le  sommeil.  L'un  d'eux 
voyant  une  femme  dormir,  s'écrie  :  «  Si  quelqu'un  a  une  épingle,  qu'il  la 
réveille;  ceux  qui  dorment  au  sermon  se  gardent  bien  de  dormira  table.» 
—  l'n  autre  à  Paris,  s'apercevant  que  ses  paroissiens  partaient  au  mo- 
ment du  sermon,  leur  dit  :  «  Vous  faites  comme  les  boteriaux  (crapauds) 
quand  la  vigne  lleurit  ;  le  parfum  de  la  fleur  les  chasse  ou  les  tue,  comme 
la  douceur  de  la  parole  de  Dieu  vous  met  en  fuite.»  —  Ms.  lat.  17509, 
f»  139.—  11.  16481,  nogo. 

2.  M>.  lat.  17509,  fn  22. 


336  L  ELOQUENCE   DE   LA  CHAIRE. 

les  sermonnaires  du  moyen  âge,  c'est  la  liberté  avec  laquelle 
ils  s'expriment  sur  la  nature  du  pouvoir,  sur  le  principe  fon- 
damental de  la  royauté.  Ils  n'entendent  nullement  riiérédité 
de  la  couronne,  et  ce  qu'on  appelle  la  légitimité  d'un  prince, 
à  la  façon  des  modernes  théoriciens  du  gouvernement  monar- 
chique :  la  transmission  du  pouvoir  par  le  droit  du  sang  leur 
paraît  un  mode  de  succession  avantageux  à  l'Etat,  et  bien  su- 
périeur à  l'élection,  mais  ils  ne  l'admettent  pas  comme  une 
règle  immuable;  ils  diraient  ^ olontiers avec  le  pape  Zacharie, 
(<  Le  roi  légitime  est  celui  qui  gouverne  ])ien  * .  »  Hélinand 
cite  avec  éloge  la  pensée  de  Platon  qu'il  emprunte  à  Boëce  : 
«  Heureux  les  peuples  s'ils  avaient  pour  rois  des  philoso- 
j.ihes-  !  »  Jacques  de  Yitry  répète  la  maxime  de  Sénèque  : 
«  Il  n'y  a  pas  de  sûreté  pour  un  monarque,  lorsque  per- 
sonne n'est  en  sûreté  contre  lui''.  »  D'après  Humbert  di; 
Romans,  les  parlements  qui  se  tiennent  chaque  année  à  des 
époques  fixes,  et  où  se  réunissent,  avec  les  conseillers  de  la 
couronne,  une  foule  de  seigneurs  et  d'évcques,  sont  essentiels 
au  bon  gouvernement  et  constituent  l'un  des  ressorts  de 
l'État  ^.  Hélinand  proteste  énergiquement  contre  cette  formule 
Inzantine,  que  les  légistes  royaux  feront  revivre  au  xiv°  siè- 
cle :  «  Toutes  les  volontés  du  prince  ont  force  de  loi  ^ .  n  Nous 
assistons  à  la  naissance  du  sermon  politique,  dont  nous  ver- 
rons les  développements  sous  Jean  le  Bon ,  Charles  V  et 
Charles  Yl. 

Hardis  contre  le  des])olisme  royal,  les  prédicateurs  ne  le 
sont  pas  moins  contre  la  tyrannie  féodale  et  contre  les  vexa- 
tions de  la  fiscalité.  Ils  poursuivent  d'anathèmes  les  seigneurs 
pillards,  luxurieux,   llt'aux  du  peuple,  les  gens  de  cliicane 

1.  Voii'  Etienne  de  limirbon,  uis.  lai.  13970,  f»  333.  —  Iliuiibert  de 
Uoiiians,  Max.  iiibliolk.  L'nlr.,  t.  X\X,  p.  557. 

-2.  (.<  Reapublicas  fore  beata^,  .sii  eus  aapienten  reyerent,  aut  enrum  redorea 
mipienliit  sîuderent.»  —  Vincent  de  Beauvais,  Spéculum  llistorialc,  1.  X.\I.\, 
cil.  cxxxvii;  Opéra,  t.  IV,  \i.  1-227,  1:228. 

3.  Ms.  lat.  17509,  fo  103. 

4.  Max.  liiblioth.  l'air.,  t.  XXV,  p.  539. 

5.  vQuidquid  placuerit  principi,  legis  vigorem  Itabtt.»  —  Vincent  de 
I5eauvais,  t.  IV,  p.  1230. 


LE   l'UBLIC   DKS    SERMONS.  337 

«  corbeaux  d'enfer,  qui  se  font  graisser  la  patte*,  »  les  pré- 
vôts, les  collecteurs  de  gabelles ,  «  harpies  et  minotaures  » 
acharnés  sur  le  pauvre  monde.  Avec  une  précision  de  détails 
que  les  convenances  modernes  n'autorisent  plus,  ils  pénètrent 
et  décrivent  les  artifices  du  commerce,  les  ruses,  les  brigan- 
dages de  toutes  les  professions.  Apothicaires,  changeurs, 
épiciers,  cuisiniers,  bouchers,  confiseurs,  laitiers,  aubergistes, 
tavcrniers,  drapiers,  maquignons,  usuriers,  toutes  les  caté- 
gories de  trafiquants  passent  sous  leur  férule  ;  c'est  l'examen 
pubUc,  la  confession  générale  de  la  ((  marchandise  »  et  des 
corps  de  métiers-.  Le  luxe  des  femmes  n'est  pas  épargné,  ni 
la  <(  molle  vesteure  »  de  ces  chevaliers  damerets  <(  qui  s'en 
allaient  à  la  guerre  en  habits  de  noces'.  »  —  u  Saint  Jean- 
Baptiste,  dit  un  prédicateur,  n'était  mie  chevaber  cà  roi  ter- 
rien; aussi  ne  portoit-il  pas  les  cainsils,  les  escarlates,  les 
prunetes,  les  pâlies,  les  samis,  les  siglatons*.  »  Certains 
sermons,  par  les  minutieuses  descriptions  dont  ils  sont  rem- 
plis, pourroient  tenir  lieu  de  traités  sur  la  toilette.  «  Levez 
les  yeux  vers  la  tète  de  cette  femme,  lisons-nous  dans  Gilles 
d'Orléans",  c'est  là  que  se  voient  les  insignes  de  l'enfer.  Ce 
sont  des  cornes,  ce  sont  des  cheveux  morts,  ce  sont  figures 
de  diables.  Sainte  Marie!  Elle  ne  craint  pas  de  se  mettre  sur 

1.  Vn^tn  rimm.  —  M?,  lat.  17509,  f»  33,  34,  106. 

i.  Lecoy  de  la  .Marche,  p.  313-453.  Ms.  lat.  17509,  f»  127,  116.  — 
Ms.  lat.  1G48I,  n"  63.  —  15934,  15383.  —  «  Ils  ont  une  aune  pour  vendre 
cl  une  autre  pour  acheter  »  dit  un  sernionnaire  à  propos  des  marchands, 
mais  le  diable  en  a  une  troisième  avec  laquelle  il  leur  aulntra  lea  coûtez.  » 
—  Un  autre  cite  cette  plaisante  réponse  d'un  boucher  à  qui  son  client 
disait,  pour  le  bien  disposer  :  «  Il  y  a  sept  ans  que  je  n'ai  acheté  de 
viande  ailleurs  que  chez  vous.  »  —  «  Sept  ans!  »  répliqua  le  boucher,  »  et 
vous  vivez  encore!  »  Ms.  lat.  17509,  f">  116. 

3.  lléiinand,  dans  Vincent  de  Beauvais,  t.  IV,  p.  1229,  1230. 

4.  Variétés  de  draps  et  d'étolTes  de  prix.  Le  cainsil,  toile  de  lin  ou  de 
chanvre,  servait  à  faire  des  surplis  :  Vescarlate,  la  brunette  on  bornette,  draps 
d'un  teint  très-coûteux,  proscrits  par  saint  Louis;  le  paile  on  pâlie  (palliurn) 
était  aussi  un  drap  très-cher,  le  samin  ou  samit,  étoile  de  soie  de  la  nature 
du  velours  ;  le  ii(ilnlon,  tissu  soyeux  d'origine  orientale,  ordinairement 
rouge.  —  Ms.  fr.  13314,  sermon  du  2^  dim.  de  l'Avent. 

5.  Dominicain  qui  prêchait  ii  Paris  en  1272.  Pierre  de  Limoges  a  repro- 
duit vingt-sept  de  ses  sermons. 

01 


338  L'ÉLOQUENCl::    DE    LA   CHAIRE. 

la  tête  les  cheveux  d'une  personne  qui  est  peut-être  dans 
l'enfer  ou  dans  le  purgatoire  !  Elle  a  plus  de  queues  que  n'en 
a  Satan  lui-même,  car  Satan  n'en  a  qu'une,  et  elle  en  a  tout 
autour  d'elle,  ad  circumferentiam...  Sa  robe  est  pleine  de 
imparties,  à'enlaillies,  de  rigotées^\  son  train  soulève  la 
poussière  dans  les  églises,  la  fait  voler  jusque  sur  les  autels 
et  trouble  les  hommes  qui  prient '^  »  Jacques  de  Vitry  ful- 
mine contre  la  mode  des  souliers  à  bec  pointu,  dits  à  la 
poulaine,  et  des  souliers  ouverts,  appelés  estivaux'^,  décorés 
de  ferrures,  de  dorures  et  môme  de  peintures.  Etienne  de 
Bourbon  menace  du  feu  éternel  les  coquettes  qu'on  voit  cou- 
rir par  la  ville,  décolletées,  espoittnnées,  portant  sur  leur 
visage  maquillé  une  couche  de  fard,  épaisse  comme  un 
masque,  à  la  façon  des  histrions.  Quelle  guerre,  ces  femmes- 
là  font  à  Dieu  M  )> 

Vers  la  fin  du  siècle  parut  un  petit  livre  anonyme ,  a  la 
suite  d'un  opuscule  de  Jean  de  Padoue,  sous  ce  titre  : 
De  ornatu  mulierum.  Voici  l'énoncé  des  principales  divi- 
sions de  ce  traité  :  <(  De  l'art  de  se  laver.  —  De  l'ornement 
de  la  chevelure.  —  Des  cheveux  noirs.  —  De  l'embelUsse- 
ment  du  visage.  —  De  la  dépilation.  —  De  la  beauté  des 
lèvres.  —  De  la  blancheur  des  dents.  —  De  la  manière  de 
rendre  l'haleine  suave.  —  De  la  clarification  du  teinta  Les 
seules  indications  que  nous  fournit  cet  aperçu  confirment  les 
critiques  de  nos  sermonnaires  et  nous  révèlent  des  raffine- 
ments qu'on  n'aurait  pas  attendus  delà  société  duxni''  siècle^ 


1.  Miparties,  élolîes  de  deux  coideurs;  enlaillies,  découpures  pratiquées 
dans  le  bas  de  lu  robe  et  fomianl  des  espèces  de  langues  ;  rigolées  ou  linli' 
golées,  vêtements  garnis  d'aiguillettes. 

2.  Ms.  lat.  16481,  n»  90.  —  Ms.  fr.  13317,  13314,  2<^  dini.  de  l'Avent. 

3.  «  SotiUares  rostratos  et  jKrforatos.  »  Ms.  lat.  17509,  f»  128.  —  lui 
marge  :  v  Contra  illos  qui  ■jwrtant  sotulares  a  la  poi.oinoe.  » 

4.  Ms.  lat.  16970,  t»  352,  356.  —  hl.,  16481,  n°  90. 

5.  Ms.  lat.  16089. 

6.  Cette  partie  des  sermons  abonde  en  renseignements  intéressants. 
Nous  y  voyons,  par  exemple,  à  propos  des  universités  naissantes,  que  les 
jeunes  docteurs,  qui  ouvraient  de  nouveaux  cours  à  côté  des  anciens,  non- 
seulement  employaient  les  prières,  les  caresses,  les  séiludions  de  toute  sorte 


LE   PUBLIC   DES    SKRMONS.  339 

Nous  (ouclions  au  termo  (h  cet  exposé  des  commence- 
ments du  sermon  en  France;  un  fait  incontestîrf)le  en  ressort 
et  s'en  déj^age  :  c'est  la  puissance  et  la  richesse  de  cette 
éloquence,  attestées  à  la  fois  par  le  ntjmbre  et  par  le  mérite 
des  orateurs  et  des  discours.  Au  sein  de  celte  prospérité,  il  est 
facile  d'apercevoir  le  germe  de  quelques  défauts,  le  principe 
de  [)lus  d'un  abus,  |)ar  exemple,  la  subtilité  scolastique  qui 
s'introduit  dans  les  sermons  h  partir  de  la  seconde  moitié  du 
siècle,  et  la  trivialité  que  les  auditoires  populaires  inspirent 
et  communiquent  trop  souvent  aux  orateurs  qui  veulent  se 
mettre  à  leur  portée.  A  l'époque  où  nous  sommes,  ce  double 
défaut,  rançon  inévitable  payée  au  mauvais  goût  contempo- 
rain, est  peu  sensible  encore  ;  il  disparaît  sous  l'exubérante 
fécondité  dont  nous  venons  d'être  témoins,  mais  il  ne  tar- 
dera pas  à  s'aggraver  dans  l'âge  suivant,  et  l'éloquence  de  la 
chaire  tombera  en  décadence,  comme  la  poésie,  comme  les 
arts,  comme  tout  le  génie  du  moyen  âge  ' . 

pour  atlirei'  la  jeunesse  et  se  créer  un  public,  mais  qu'ils  allaient  jusqu'à 
payer  leurs  élèves!  —  Ms.  lat.  17509,  f"  29.  —  D'autres  sermons  nous 
apprennent  que  l'étude  du  grec  n'était  pas  absolument  morte  en  France. 
Saint  Thomas  affirme  avoir  connu  les  écrits  d'Aristote  avant  qu'on  les 
eut  traduits;  l'archevêque  d'Kmbrun,  Raymond  de  Meuillon,  faisait  rédiger 
ses  homélies  en  grec,  pour  l'usage  des  Orientaux;  le  chancelier  Prévostin, 
de  Notre-Dame  de  Paris,  mort  en  1209,  et  Robert  Grosse-Tète,  évêque  de 
Lincoln,  savaient  le  grec  et  l'hébreu. 

1.  Lire,  dans  la  Revue  des  Deux-Mondes,  15  août  18(59,  un  article  de 
M.  Auhry-Vitet  sur  les  Sermons  du  moyen  nije. 


CHAPITRE  II 

Di'CLiN  ni:  l'éloquence  sacrer  au  xiy-  et  au  w'''  siècles. 


Les  principaux  sermonnaires  du  xiv"  siècle.  —  Pierre  Bercheure, 
pean  de  Saint-Géminien,  l'auteur  inconnu  du  Dormi  secuve, 
Guillaume  de  Charmont,  Jean  de  Varennes,  le  carme  Thomas 
Couette,  le  cordelier  Richard,  Jean  Gerson.  Eustache  de  Pavilly. 
—  Analyse  des  sermons  de  Gerson.  —  Le  sermon  politique.  — 
Synode  tenu  au  Louvre  en  1406.  Propositions  faites  en  français 
devant  le  Roi  par  les  docteurs  de  l'Université.  —  La  jirédication 
sous  Charles  VII  et  Louis  XI.  —  Menot.  Maillard.  Raulin,  Robert 
Messier.  —  Les  caractères  dominants  de  l'éloquence  sacrée  à  la 
lin  du  moyen  âge.  — Critiques  d'Érasme,  satires  d'Henri  Estienne 
contre  la  Prédication. 


Au  lendemain  du  \\\f  siècle,  la  forme  du  sermon  a  pu 
s'altérer  et  le  talent  des  orateurs  s'amoindrir,  mais  le  fond 
de  cette  éloquence  n'a  pas  changé  ;  l'ensemble  des  obser- 
vations contenues  dans  le  précédent  cliapitre  s'applique  aux 
deux  siècles  que  nous  allons  étudier.  Tout  ce  que  nous  avons 
dit  sur  les  diverses  espèces  d'auditoires,  sur  l'emploi  du  latin 
et  du  français  dans  les  sermons,  sur  la  composition  du  dis- 
cours sacré,  tout  cela  subsiste  et  demeure  vrai  jusqu'à  la  fin 
du  moyen  âge.  Le  cadre  de  ce  grand  sujet  reste  le  môme,  et 
les  lignes  principales  du  ta])leau  n'ont  pas  varié  ;  toutefois 
des  figures  nouvelles  paraissent  dans  ce  cadre  ancien  ;  des 
nuances  particulières  aux  temps  qui  vont  suivre  modifient 
sur  quelques  points  l'aspect  général  de  la  situation  que 
nous  avons  retracée. 


PRÉDICATEURS   DU   XIV   ET   DU    XV   SIÈCLES.  341 

§  I" 

Les  prédicateurs  du  XIV  siècle,  jusqu'au  temps  de  Gerson.  —  Le  synode 
français  de  1406. 

Si  l'on  oxct'plc  Gerson,  dont  nons  avons  les  sermons  IVan- 
çais,  le  xiv''  siècle  ne  semble  avoir  produit,  du  moins  en 
notre  langue,  aucun  prédicateur  de  (aient  et  de  haute  renom- 
mée; Y  Histoire  littéraire,  h  celle  date,  mentionne  à  peine 
quelques  orateurs  secondaires  dont  la  célébrité,  toute  locale, 
s'est  éteinte  avec  eux.  Mais  liàtons-nous  de  le  dire  :  la 
chaire  française,  dans  cette  fin  du  moyen  âge,  n'a  pas  encore 
eu  son  historien  ;  celui  qui  étudierait  les  manuscrits  de  cette 
époque,  comme  l'a  fait  M.  Lecoy  de  la  Marche  pour  l'âge 
précédent,  y  découvrirait  sans  doute  et  mettrait  en  évidence 
plus  d'nn  talent  ignoré'.  Dans  cet  espace  de  deux  siècles  un 
travail  attentif  a  fait  la  lumière  sur  deux  points  seulement  : 
à  savoir,  sur  les  sermons  de  Gerson,  analysés  par  M.  l'abbé 
Bourret",  et  sur  les  œuvres  des  prédicateurs  contemporains 
de  Louis  XI,  depuis  longtemps  connues  par  les  articles  de 
M.  Labitte.  Tout  le  reste  est  demeuré  jusqu'ici  dans  cette 
demi-obscurité  qui  enveloppait,  il  y  <i  quelques  années,  l'his- 
toire entière  du  moyen  âge;  une  double  lacune  est  à  combler, 
avant  comme  après  l'époque  de  Gerson,  et  nous  la  signalons 
au  zèle  des  jeunes  érudils  qui  sont  en  quête  d'un  snjet  sé- 
rieux, attrayant  et  nouveau  ^ 

1.  Nous  signalerons,  par  exemple,  les  sermons  français  manuscrits  de 
Robert  Cibole  ou  Ciboule  ordinairement  joints  à  ceux  de  Gerson,  et  les 
sermons  également  français  de  Jean  Juvénal  des  Ursins,  mss.  de  la  Biblio- 
thèque Nationale,  n"»  1029  et  2701. 

2.  Aujourd'hui,  Mgr  Bourret,  évèque  de  Rodez. 

3.  A  part  le  livre  récent  de  M.  Lecoy  de  la  Marche,  il  n'existe  aucune  his- 
toire sjiéciale  de  la  ])rédication  au  moyen  âge.  L'ouvrage  de  Joseph  Romain 
Joly,  publié  en  17()7,  n'a  aucune  valeur,  du  moins  pour  l'époque  dont  il 
s'agit  ici.  Celui  qui  voudrait  étudier  ce  sujet  encore  nouveau  trouverait 
d'utiles  indications  dans  les  Histoires  particulières  des  ordres  religieux, 
notamment  dans  l'ouvrage  de  Quétif  et  Echard  intitulé  iScriptores  ordinis 
Prxdicatorum  (Paris,  1719,   in-f",   t.  I",   p,   492-900),   ainsi  que  dans  le 


342  l'éloquence  de  la  chaire. 

La  rareté  des  hommes  de  talent,  le  gi'and  nombre  des 
auteurs  de  recueils  et  de  manuels,  ^  oilà  le  premier  et  le  plus 
manifeste  caractère  de  la  période  oîi  nous  entrons.  Une  jeu- 
nesse frivole  et  paresseuse  recueille  avidement  le  triste  legs 
des  compilations  du  xui"  siècle  au  lieu  d'imiter  et  de  repro- 
duire les  qualités  de  cette  époque  féconde.  Sous  le  titre  de 
Répertoire  des  deux  Testaments,  le  bénédictin  Pierre  Ber- 
cheure,  mort  en  1362,  publia  une  collection  d'homélies  la- 
tines où  étaient  accumulées,  comme  dans  une  encyclopédie 
théologique,  toutes  les  interprétations  morales  qu'on  peut 
tirer  bien  ou  mal  du  texte  sacré.  Il  est  probable  que  plus  d'un 
prédicateur  du  même  temps  s'y  est  approvisionné  de  ser- 
mons et  n'en  a  jamais  prononcé  d'autres.  Faut-il  aussi  lui 
attribuer  une  autre  compilation,  intitulée  Gesta  Itomanorum, 
([ui,  tout  en  paraissant  n'annoncer  que  des  faits  d'origine 
latine,  offre  pêle-mêle  des  réminiscences  grecques  et  orien- 
tales, des  controverses  traitées  dans  les  écoles  des  anciens 
rhéteurs,  des  épisodes  de  poëmes  chevaleresques,  et  même 
des  fabliaux  mis  en  latin?  L'éditeur,  quel  qu'il  soit,  de  ces 
contes  moralises,  travaillait  pour  les  prédicateurs,  car  il  leur 
fournissait  des  exemples,  des  citations,  des  sujets  d'ampUti- 
cation,   et  lui-même  déclare  son  dessein  en  commençant. 
Mais  on  a,  vers  le  même  temps,  destiné   à  l'usage  de  la 
chaire  bien  d'autres  collections  de  moralités,  de  simiUtudes 
et  d'histoires. 

Avant  l'année  1315,  un  frère  Prêcheur  italien,  Jean  de 
Saint-Géminien,  rassembla  dans  un  manuscrit  de  ce  genre 
toutes  les  leçons  morales  qu'il  est  possible  de  tirer  des  corps 
célestes,  des  minéraux,  des  végétaux,  du  règne  animal  et 
de  l'homme  lui-même,  sans  oublier  d'y  joindre,  en  autant  de 
livres  distincts,  les  visions  et  les  songes,  les  canons  et  les 


recueil  de  \Vading  iiiiprimé  à  Rome  en  1630,  sous  ce  litre  :  Scriptores  ordi- 
nis  Minorum.  Le  nom,  la  naissance,  les  ceuvres  publiées  ou  manuscrites 
des  Dominicains  et  des  Franciscains  y  sont  indiqués  avec  une  remarquable 
exactitude,  surtout  dans  le  premier  de  ces  ouvrages.  Nous  les  avons  con- 
sultés nous-même  pour  écrire  ce  chapitre. 


PRÉDICATEURS    DT    XIV    HT    DK    XV°   SIÈCLES.  343 

lois,  les  îirtisaiis  et  leurs  ouvrages;  ce  qui  explique  pourquoi 
on  avait  mis  en  tète  de  l'édition  de  Cologne  le  plus  magni- 
llque  titre  :  Iniversuin  prxdicabile^ .  Un  autre  dominicain, 
Jacques  de  Lausanne,  mort  en  1321,  avait  rempli  ses  Com- 
mentaires sur  l'Ancien  Testament  d'une  telle  abondance 
de  moralités  qu'on  en  fit,  plus  tard, un  recueil,  sous  son  nom, 
à  l'usage  des  prédicateurs  :  Cunctis  verbi  Dei  conciona- 
toribus  pro  declamandis  sermonibus^.  Philippe  de  Vitry, 
évè(iue  de  Meaux,  Thomas  Walleis,  dominicain,  «  morali- 
sèrent »  Ovide  et  en  tirèrent  de  pieuses  interprétations  pour 
l'enseignement  chrétien  :  l'ouvrage  du  premier  est  un  long 
poëme  en  langue  vulgaire,  qui  valut  à  l'auteur  d'être  consi- 
déré, par  Pétrarque,  comme  le  seul  poëtc  français  de  son 
siècle;  le  commentaire  du  second  est  rédigé  en  latine  Un 
autre  dominicain,  Jean  Gobi,  d'Alais,  composait,  vers  1350, 
un  répertoire  d'exemples  intitulé  <(  rEchelle  du  ciel,  »  Scala 
cœli'^  ;  Jean  Bromgard,  docteur  d'Oxford,  rangeait  alpha- 
bétiquement toutes  sortes  d'histoires  empruntées  à  des  con- 
teurs français,  et  appelait  son  œu\'re  Siimma  prxdicantium  ; 
Jean  Hérold,  dominicain,  l'imitait  en  composant  un  Promp- 
tuarium  exemplonim^ . 

1.  -Mèiiic  avaiU  d'être  iiiipiimé,  cet  ouvrage,  eu  di.v  livres,  était  très- 
répandu,  sous  ce  titre  :  Summa  de  exemplh  et  de  rerum  siiuilitudinibiis 
libris  decem  constans.  —  On  a  aussi  du  même  prédicateur,  un  Avent,  un 
Carême,  ûes  Sermons  sur  les  Epiires  et  les  Evangiles  du  dimanche,  des  Sermons 
sur  les  Saints,  imprimés  à  Paris  en  1511,  des  Conférences  (Coiiationes 
varia?),  des  bistinctions,  des  Oraisons  funèbres,  publiées  ii  Lyon  en  1510.  — 
Quétif  et  Ecliard,  Scriptores  onl.  Prwdic,  t.  I""",  p.  527. 

2.  Jacques  de  Lausanne  avait  fait  ses  études  à  Paris.  On  a  de  lui  des 
Sermons  sur  le  propre  du  temps  (de  tempore),  sur  les  Saints,  et  des  Con- 
férences ou  Coiiationes.  Les  conférences  sont  manuscrites,  les  sermons  ont 
été  imprimés  à  Paris  en  1530.  —  Quétif,  etc.,  t.  l'"",  p.  5'i7. 

3.  Melamorphosis  ovidiana  moraliter  explanata.  Cet  ouvrage  fut  imprimé  à 
Paris  en  1509  et  1521.  Une  traduction  française,  ayant  pour  auteur  Colard 
Mansion,  avait  paru  à  Bruges  en  1484.  —  On  a  de  Thomas  Walleis  un 
recueil  de  sermons  manuscrits  De  Tempore  el  Sanctis.  —  Quétif,  etc.,  t.  l'''", 
p.  598. 

4.  Quétif  indique  les  manuscrits  et  les  éditions  imiuiniées  de  cet  ou- 
vrage, t.  1er,  p.  633. 

5.  Quétif,  etc.,  t.  Jf'',  p,  700.  Cette  Somme  eut  de  nombreuses  éditions, 


344  l'Éloquence  de  la  chaire. 

De  nouveaux  traités  sur  l'art  de  prêcher,  De  arle  prxdi- 
candi,  rajeunissent  les  rliéturiques  du  siècle  précédent.  L'un 
est  du  cardinal  franciscain  Bertrand  de  la  Tour,  Ars  divi- 
dendi  themata,  Ars  dilatandi  sennones  ;  la  plupart  sont  ano- 
nymes*. «  L'art  de  faire  des  sermons,  »  Ars  faciendi  ser- 
mones,  daté  de  1390,  débute  ainsi  :  ((  Hœc  est  ars  brevis  et 
clara  faciendi  sermones  secimdum  formam  syllogisticam,  ad 
quam  omnes  alii  modi  sunt  reducendi.  »  En  139o  paraît  le 
Dormi  secure,  manuel  dont  le  titre  est  significatif  :  ((  Dors 
en  paix,  ton  sermon  est  fait.  »  Ce  recueil  d'homélies,  attri- 
bué au  carme  Maidstone%  paraît  avoir  favorisé  la  paresse 
de  bien  des  sermonnaires,  car  il  eut  dans  la  suite  trente  édi- 
tions', malgré  la  concurrence  d'une  quantité  de  compilations 
du  même  genre,  qui  continuèrent  h  foisonner  au  xv"  siècle, 
chacune  sous  un  titre  à  effet  :  Magnum  spéculum  exemplo- 
rum:  Sermones  thesauri  novi;  Sermones  sensati;  Sermones 
copiosi  et  aurei,  etc.  L'industrie  qui  sert  les  caprices  de  la 
mode,  et  qui  en  vit,  a  dans  tous  les  temps  le  même  vocabu- 
laire et  les  mêmes  procédés*. 


signalées  par  Onétif.  Une  autre  «Somme  du  prédicateur,  »  Summa  vel  gemma 
Vrœdicantium  fut  composée  par  le  franciscain  Nicohis  de  Hesse  mort  en 
1509.  Elle  fut  imprimée  à  Bàle  en  1508.  —  Wading,  p.  267. 

1.  Bertrand  de  la  Tour,  du  diocèse  de  Caliors,  fut  évèque  de  Tusculum  et 
cardinal.  11  mourut  à  Avignon  vers  1334.  On  l'appelait  le  «  Docleur  fameux  » 
Doctor  famosua.  —  11  a  laissé,  en  outre,  des  sermons  sur  l'Areni.  sur  le 
Carême,  sur  les  Saiiils,  sur  les  Ei^itres  et  les  Évangiles  du  Dimanche;  les 
uns  sont  imprimés,  les  autres,  manuscrits.  —  Wading,  Script,  ord.  Miner. 
p.  60. 

2.  Suivant  une  autre  conjecture,  l'auteur  de  cet  ouvrage  serait  le  fran- 
ciscain Jean  de  Werden  qui  vivait  vers  l'an  1300.  Cette  seconde  opinion 
est  discutée,  et  l'ouvrage  est  analysé  dans  le  t.  XXV  de  ÏHistoire  littéraire, 
p.  74-84. 

3.  Le  détail  de  ces  éditions  se  trouve  dans  Vllistuirc  l'tirraire,  t.  XXV, 
p.  77.  —  Voir  aussi  t.  XXIV,  p.  3G3-374. 

4.  Si  l'on  veut  consulter  le  savant  recueil  d'Kcliard  et  Quétif,  et  celui 
de  Wading,  et  si  l'on  ne  s'en  tient  pas  uniquement  aux  prédicateurs  nés 
en  hrance  ou  qui  sont  venus  y  prêcher,  on  verra  con)bien  ces  traités  sur 
l'éloquence  de  la  chaire  sont  nond)reux  au  xiv»  et  an  xv"  siècles.  —  A 
notre  avis,  il  y  aurait  lieu  d'étudier  spécialement  ces  traités,  en  comprenant 
dans  cette  étude  tous  ceux  qui  ont  été  composés  du  xi"  au  xvi""  siècle;  ce 


l'HÉDlCATKL'US    DT    XIV    V.T    DT    XV    SIÈCLES.  345 

C'était  encore  (bins  la  iKniibreuse  année  du  clergé  régulier 
que  le  zèle  de  la  parole  sainte  se  soutenait  avec  le  plus  d'éner- 
gie et  se  manifestait  avec  le  plus  d'efficacité.  Ecliard  et  Huétif 
citent  les  sermons  d'une  trentaine  de  Dominicains  français, 
au  My"  siècle.  Nous  remar(|uerons  dans  ce  nom])re  :  Géraud 
(le  Domar,  grand-maitre  ou  général  de  l'ordre  en  134i,  cité 
comme  un  orateur  savant  et  élégant,  docdts  et  degans ; 
Guillaume  de  liancé,  du  diocèse  de  Troyes,  confesseur  du  roi 
en  1379,  auteur  <(  d'homélies  pieuses,  »  Homilin'  devotx ; 
Nicolas  de  Fréauville,  qui  fut  îiussi  confesseur  du  roi,  après 
Nicolas  de  Goran,  vers  1324,  et  dont  les  nombreux  sermons, 
Sennones  inmnneri,  n'(Mit  pas  et»'-  retrouvés.  Un  autre  frère 
Prêcheur,  Simon  de  Langres,  théologien  de  l'université  d'Or- 
léans, avait  mérité  le  surnom  de  Pécheur  d'hommes^,  par  son 
éloquence  entraînante  et  persuasive  ;  il  vivait  en  1352'.  Le 
frère  Griadon,  de  Marseille,  prêchait,  de  1380  cà  1400,  des 
sermons  que  nous  possédons  manuscrits  ;  ils  sont  en  latin, 
mais  le  texte  est  farci  de  proverbes  française  Plusieurs  de 
ces  recueils,  appartenant  à  l'ordre  de  saint  Dominique,  nous 
sont  signalés  comme  s'adressant  au  clergé  seul  ;  d'autres  se 
composent  de  discours  qui,  selon  toute  apparence,  ont  été 
prononcés  devant  le  peuple. 

Il  faut  ranger,  croyons-nous,  dans  la  première  catégorie 
((  les  sermons  élégants  et  développés  »  de  Jean  de  Paris, 
second  du  nom,  qui  florissait  vers  1306^;  ceux  du  Saxon 
Aicard ,  qui  vécut  à  Paris   vers   \  309  *  ;   les  «  doctes  ho- 


serait  le  sujet  d'un  livre  iutéicssant  qui  pouirait  s'intiluler  :  la  Rhrioriiiiw 
sacrée  au  moyen  âge. 

1.  «  Facuiuius  sua  astate  habiUis  est  orator,  ijui  auditores  quo  vellet 
impelleiet,  adeo  ut  communi  parœinia  diceretur  pi^icalor  hommuni.»  On  a  de 
lui  en  manuscrit  Sennones  et  orationes  publicas  plures.  —  Ouétif,  etc., 
t.  1er,  p.  (J37. 

2.  Sermones  sufer  Ejiistolas  doviinicales.  «In  liis  sermonibus  ;//i//(s  sunt 
pimmix passim  gallice  dictx.»  Ouétif,  etc.,  t.  l'"",  p.  725.  Le  manuscrit  doit 
se  trouver  k  la  Bibliothèque  de  Marseille  où  il  était  au  xvii«  siècle. 

S.  V  Sermones  élégantes  et  integri,»  mss.  —  Ouétif,  etc.,  t.  l^r,  p.  501. 
•'(.  «Sermones  de  Temjiorc  et  de  Sanctis.n 


3i6  L  ELOQUENCE    DE    LA   CHAIRE. 

mélies  »  du  théologien  normand  Jean  du  Pré  *,  évêque  de 
Carcassonne  :  nul  doute  n'existe  à  cet  égard  pour  les  dis- 
cours d'Armand  Bernard  d'Aquitaine,  qui  professait  la  théo- 
logie cà  Toulouse  en  1334-  ;  ni  pour  les  ((  conférences,  )>  Col- 
lationes,  de  Jean  de  Bàle,  théologien  de  la  même  université 
de  Toidouse^;  ni  enfin,  pour  le  célèbre  sermon  du  frère  Jean 
de  Puinoix,  prieur  du  couvent  de  Limoges,  qui  eut  l'honneur 
de  clore  le  concile  de  Constance  ^  Il  nous  est  plus  difficile  de 
décider  avec  certitude  s'il  faut  considérer  comme  des  dis- 
cours populaires  les  sermons  de  ces  autres  frères  Prêcheurs 
cités  à  la  même  époque  par  les  savants  historiens  de  l'ordre  : 
Bernard  de  Clermont,  Jean  des  Alleux,  chancelier  de  l'Uni- 
versité de  Paris,  Guillaume  de  Cayeu,  provincial  de  France, 
Jérôme  de  Fréjus,  Armand  de  Bellevue,  Guillaume  de  Sau- 
queville,  du  diocèse  de  Rouen,  Guillaume  Godin  de  Bayonne, 
professeur  de  physique  cà  Bordeaux,  iMichel  du  Four,  Fla- 
mand élevé  à  Paris,  Pierre  de  la  Palu,  patriarche  de  Jéru- 
salem, Bernard  de  Parentine,  né  à  Orthez,  Jean  de  Molins, 
inquisiteur  à  Toulouse  et  cardinal,  Jacques  de  Tonnerre, 
Guillaume  Roman,  maître  du  sacré  Palais  en  1361,  sous  In- 
nocent YI,  Jean  de  Anet,  du  diocèse  de  Chartres,  Vincent  de 
Marvéjols  et  André,  qui  se  firent  remarquer  vers  la  fin  du 
siècle  par  leur  mutuelle  amitié  et  par  leurs  nombreuses  pré- 
dications, aujourd'hui  confondues,  comme  un  héritage  in- 
divis, dans  un  seul  volume  ^  Ce  que  nous  pouvons  affirmer, 


1.  iiSirmonn  enulihjs.ii  Anno  1338. 

2.  «  Serinones  varii  et  vahle  notabiles  pro  clericù.  » 

3.  t(  Sermones  diversornm  voluminum  ;  orationes  et  coUationes  ylitres  ad 
cleros.  n  Anno  1389. 

4.  «Sernio  queni  liabuit  pro  conclusione  Concilii  Coiislanliensis.» 
Quétif,  etc.,  t,  1",  p.  709. 

3.  On  a  de  Bernard  de  Clermont  (1303)  un  voltime  de  sermons  manus- 
crits; ceu.v  de  Jean  des  Alleux  (13âl)  sont  perdus  ou  ne  subsistent  que 
par  fragments  cités  dans  des  sermons  étrangers;  Guillaume  de  Cayeu (1309) 
a  laissé  des  «discours  variés»,  Co)œionum  voriaruin  opus ;  Iduivre  de 
Jérôme  de  Fréjus  (1314)  est  considérable,  comme  l'indique  ce  titre:  Ser- 
mones varii,  nultiplicea,  et  opnU:ntissimi  ud  divena  facieiites.  Les  Sermones 
dominicales  de  Guillaume  de  Sauqueville  (1330)  sont  manuscrits;  les  Ora- 


PRÉDICATEURS    DU    XIV    ET    DU    XV    SIÈCLES,  347 

d'après  les  indications  recueillies,  c'est  qu'un  bon  nombre  des 
homélies  conservées  sous  le  nom  de  ces  Dftmiiiicains  du 
xiv'=  siècle  se  sont  adressées  primitivement  au  peuple  et  non  à 
de  savants  auditoires. 

Les  Franciscains,  dont  lu  rivalité  disputait  le  monde  aux 
Frères  Prêcheurs,  comptèrent  dans  ce  siècle  de  véhéments 
orateurs,  Pierre  Oriol,  François  Mayron,  Guillaume  Ockam  ; 
mais  bien  que  ces  sermonnaires  aient  sou\ent  prêché  en  fran- 
çais, il  n'existe  en  notre  laufj^ue  aucun  monument  de  leur 
prédication.  Pierre  Oriol  de  Verberie,  professeur  de  théolo- 
gie à  Paris,  puis  archevêque  d'Aix ,  vivait  dans  la  première 
moitié  du  xiv"  siècle;  il  a  laissé,  en  latin,  un  recueil  sur  ((  le 
propre  du  temps,  »  De  tempore.  François  Mayron,  né  à  Di- 
gne, disciple  de  Duns  Scot,  florissait  vers  le  même  temps; 
ses  œuvres  oratoires,  plus  considérables,  comprennent  des 
sermons  sur  le  Carême,  sur  les  Saints,  sur  les  Fêtes  de  la 
Sainte-  Vierge,  qui  ont  été  imprimés  à  Venise  en  1491  et 
1493.  Nous  n'avons  d'Ockam,  mort  en  1347,  qu'un  seid  re- 
cueil de  discours  sous  ce  titre,  Concionum  variarum  liher 
imus  ' .  Ce  ne  sont  pas  là,  d'ailleurs,  les  seids  sermonnaires 
(pie  l'ordre  de  saint  François  ait  donnés  à  l'Église  de  notre 
pays  dans  cette  même  période;  autant  qu'on  en  peut  juger 
par  les  notices  trop  brèves  et  trop  peu  précises  de  Wading, 


tiones  sucrg  d'Aniaiid  de  Belle  vue  (lâl^O)  ont  paru  à  Mayeuce  eu  1303; 
Guillaïune  Godin  (1336)  parait  avoir  prêché  en  beaucoup  de  pays  :  Ser- 
mones  jilures  ab  eo  variis  locis  habiti.  Les  «  conférences  »  de  Michel  du 
Four  «sur  les  saints»  (1340)  sont  manuscrites;  les  sermons  de  Pierre  de 
la  Palu  (1342)  ont  été  imprimés  en  1491  sous  le  titre  de  Sennones  de 
Tempore  et  de  Sanctia  per  nnnum  ou  Serniones  thesauri  novi.  Les  autres 
sermonnaires  cités  plus  haut,  Bernard  de  Parentine  (1342),  Jean  de  Molins 
(1349),  Jacques  de  Tonnerre  (1350),  Guillaume  Roman  (1370),  Jean  de 
Anet  (1380),  Vincent  de  Marvéjols  et  André  (1390),  nous  ont  laissé  des 
œuvres  manuscrites,  intitulées  :  Sennones  de  Tempore,  de  Sanclis  per  totum 
annuni,  de  Advetitu,  Sermones  quadrariesimales,  ('oncordanlix  sermonum,  Ser- 
mones  de  vita  ('hrhti,  etc.  —  Quélif  et  Echard,  t.  l^r,  p.  493-900.  Voir 
aussi  l'énnuiération  très-incomplète  de  ces  prédicateurs  et  de  leurs  œuvres 
dans  le  tome  XXIV  de  VHisloire  littéraire,  p,  378. 

1.  XVading,  Scriptores^  ordinis  Minorum,  p.  123,  267,  276. 


348  l'éloqui^nce  de  la  chaire. 

dont  lom rage  est  loin  de  valoir  celui  de  Ouétifet  Echard, 
leur  nombre  égalerait  presque  celui  des  Dominicains  que 
nous  venons  de  mentionner. 

L'un  des  plus  féconds  parmi  les  Franciscains  est,  sans  C(jn- 
tredit,  Piiilippe  le  Florentin,  docteur  en  Sorbonne  vers  1313, 
auteur  d'un  ((  Traité  sui'  Fart  de  composer  des  sermons  et 
des  conférences;  »  il  avait  écrit,  en  outre,  «  des  homélies 
pour  tous  les  jours  de  fête  de  l'année'.  »  Jean  de  Mirabelle, 
théologien  de  la  province  d'Aquitaine,  prêchait,  vers  1340, 
((  devant  les  clercs  et  devant  le  peuple,  »  Sermones  ad 
clerwn  et  ad  popnlum;  (iérard  Odon,  u  le  docteur  moral,  » 
légat  du  pape  Jean  XXII,  puis  patriarche  d'Antioche,  est 
auteur  de  Sermones  de  iempore;  il  était  originaire  du 
Rouergue,  et  il  mourut  en  1349.  Xous  ne  pouvons  pas 
omettre,  dans  cette  nomenclature,  ((  les  sermons  très-sa- 
vants, »  Sermones  eruditos,  d'Arnold  Royard,  qui  fut  évêque 
de  Sarlat  en  1330,  ni  les  ((  sermons  dorés,  »  Sermones  au- 
reos,  du  théologien  Pierre  des  Bœufs,  confesseur  de  la  reine, 
ni  le  ((  Jardin  de  la  conscience',  »  qui  a  pour  auteur  l'angevin 
Pierre  d'Orbella.  :  ces  deux  derniers  recueils  ont  été  imprimés 
à  Lyon  en  li91  et  à  Paris  en  1508  et  lo:2l.  Jean  Duns  Scot, 
((  le  docteur  subtil,  »  mort  en  1308,  avait  laissé  deux  recueils 
manuscrits  de  sermons.  De  tempore  et  de  sanctis;  une  autre 
gloire  de  l'ordre,  Raymond  Lidle,  mort  en  1315,  a^ail  com- 
posé, parmi  l'immense  variété  de  ses  écrits,  un  «  Art  de  la 
prédication  »  et  cinquante-deux  sermons  ((  contre  les  incré- 
dules^ »  :  tout  notre  regret,  en  constatant  l'existence  de 


1.  Tradatus  seu  melhodux  componendi  sermones  seu  collation  en.  Ms.  — 
Sermones  pro  diebus  fesiis  w:  ferialibus  totius  anni.  VVading,  p.  293. 

2.  Sermones  hortuli  conscientùv. 

3.  Wadin;?,  p.  201,  300.  —  L'Iiislorieii  des  ordres  mineurs  cite  encore  : 
Nicolas  de  Lyra,  mort  à  Paris  en  1340,  auteur  de  deux  recueils  de  ser- 
mons; Robert  Massier,  provincial  de  France,  mort  en  1331,  auteur  d'un 
«Carême»;  Thomas  de  Jiales,  docteur  en  Sorbonne  vers  1340,  qui  a  com- 
posé des  Sermones  dominicales;  Vital  du  Four,  de  la  province  d'A(piitaine, 
cardinal  en  1312,  auteur  de  sermons  «sur  les  grandes  ièles  ;  »  Philippe  le 
Toulousain,  qui  vivait  en  1344  et  qui  a  laissé  «un  Carême,»  avec  des  ser- 


PRÉDICATEUnS    DU    .\I\"^   ET   DU    XV"   SIÈCLES.  340 

ces  collections  en  Inlin,  osl  de  rcnconlrcr  de  moins  nom- 
breux témoignages  sur  les  sermons  prononcés  en  français. 
Voyons  si  les  historiens  contemporains  ne  nous  fourniront 
pas  quelques  indications. 

Un  manuscrit  du  xiv'=  siècle  contient,  en  latin,  l'obserr 
valion  suivante  :  ((  Le  prêtre  paroissial  est  tenu  par  les 
cauons  d'enseigner  et  de  prêcher  en  langue  maternelle,  quatre 
fois  l'an ,  les  sept  demandes  de  l'Oraison  dominicale,  la 
Salutation  de  Notre-Dame,  les  quatre  articles  de  foi  conte- 
nus dans  le  Symbole,  les  dix  commandements  de  l'Ancien 
Testament,  les  sept  péchés  mortels,  les  sept  vertus  pre- 
mières, les  deux  préceptes  de  l'Évangile,  les  sept  sacrements 
de  l'Eglise,  les  excommunications  canonicjues,  en  ajoutant  ou 
en  retranchant  selon  l'inspiration  de  Dieu*.  »  Un  recueil  de 
prônes  ou  de  petites  homélies  françaises,  composé  à  Cambrai 
vers  le  milieu  du  siècle,  est  intitulé  Li  Enseignemens  de  l'âme; 
ces  discours  sont  suivis  des  Evangiles  ((  enromanciés  au  plus 
près  dou  latin-.  »  Au  collège  de  Cluny,  selon  les  statuts  de 
Henri  de  Fautrières,  élu  en  1308,  les  élèves  s'exerçaient  tous 
les  quinze  jours,  après  Pâques,  à  prêcher  en  français*.  C'est 
en  prècliant  dans  la  langue  du  peuple  que  s'était  distingué 
Guillaume  de  Charmont,  mort  en  I3i9  évoque  de  Lisieux, 
célèbre  comme  interprète  de  la  parole  de  Dieu,  vo'/n  Dei 
yrxco   erjregim'*. 

Nous  trouvons  dans  Froissart  l'analyse  et  la  péroraison 
dun  sermon  prêché  aux  Flamands  par  les  Frères  Mineurs, 
la  veille  de  la  bataille  de  Rosebecque;  voici  ce  fragment 
ijelliqueux  qui  enllamma   le   courage  des  soldats    de   Phi- 


mons  «  sur  les  Saints  ;»  le  cardinal  Fortanier,  du  diocèse  de  Caliors  (1361), 
dont  les  serinons  roulent  «  sur  la  vie  religieuse  et  sur  la  vie  mondaine.  » 
Ainsi  se  complète  la  liste  des  prédicateurs  français  du  xiv<>  siècle,  qui  ont 
appartenu  aux  Frères  Mineurs.  —  Script,  oni.  Min.,  p.  110,  2G5,  294. 
309,  3-24,  330. 

1.  Histoire  littéraire,  t.  XXIV,  p.  374. 

2.  M.,  p.  375. 

3.  [iii/io(/(eca  t7»()iiVic«)iSi.s  (1614),  in-fo,  col.  liifO. 

4.  Gallia  christiana,  t.  Xt,  col.  786. 


350  l'Éloquence  de  la  chaire. 

lippe  d'Arteveld  :  ((  Bonnes  gens,  leur  dirent  ces  Frères 
pendant  la  messe  qu'on  célél)ra  dans  le  camp  en  sept  lieux 
différents,  ^ous  figurez  le  peuple  d'Israël,  que  le  roi  Pharaon 
tint  longtemps  en  servitude;;  votre  seigneur,  le  comte  de 
Flandre,  est  le  roi  d'Egypte,  et  vos  ennemis  avec  lui  sont  en 
grand'volonté  de  vous  combattre,  car  ils  admirent  petit  votre 
puissance.  Mais  ne  regardez  pas  à  cela;  Dieu,  qui  tout  peut 
et  sçait  et  connoit,  aura  merci  de  vous.  Et  ne  pensez  point  h 
chose  que  vous  ayez  laissée  derrière;  car  vous  sçavez  bien 
qu'il  n'y  a  nul  recouvrer,  si  vous  êtes  déconfits.  Défendez- 
vous  bien  et  vaillamment,  et  mourez,  si  mourir  convient, 
honorablement  ;  et  ne  vous  esbahissez  point  si  grant  peuple 
ist  contre  vous,  car  la  victoire  n'est  pas  au  plus  grant 
nombre,  mais  \k  où  Dieu  l'envoie  et  par  sa  grâce.  Et  trop  de 
fois  on  a  vu,  par  les  Machabéens  et  les  Romains,  que  le  petit 
peuple  de  bonne  volonté,  qui  se  confioit  en  la  grâce  de  Xostre- 
Seigneur,  déconfisoit  le  grant  peuple  fier  et  orgueilleux  par 
leur  grant  multitude.  En  celle  querelle,  vous  avez  bon  droit 
et  juste  cause  par  trop  de  raisons;  si  en  devés  estre  plus  har- 
dis et  mieulx  confortés'.  » 

D'autres  chroniqueurs  ont  conservé  le  souvenir  du 
succès  obtenu  par  les  prédications  françaises  du  carme 
l)reton  Thomas  Couette  et  du  cordelier  Ricliard.  Sorti  d'un 
couvent  de  Rouen,  Thomas  Couette,  qui  vivait  à  la  fin 
du  xiv"  siècle  et  au  commencement  du  siècle  suivant, 
(i  régnoit,  comme  dit  Monstrelet,  es  pays  de  Flandres,  Ar- 
tois, Cambrésis-;  »  il  rassemblait  des  auditoires  de  quinze 
k  vingt  mille  personnes  au  pied  du  vaste  échafaud,  orné 
de  tentures,  où  il  disait  sa  messe  et  prêchait.  Quand  d  en- 
trait aux  ((  bonnes  villes,  »  monté  sur  un  petit  mulet,  dont 
les  dévots  arrachaient  les  poils  comme  relique  sainte,  et  suivi 
d'un  groupe  de  religieux  et  de  disciples  marchant  h  pied,  les 


1.  Froissai't,  1.  H,  cli.  CLiv,  p.  204.  —  Édit.  Biichon. 

2.  Édil.  (le  la  Société  de  l'Histoire  de  France  (1S57),  t.  IV,  I.  II.  cli.  lui, 
[1.  303. 


PRÉDICATEURS    DU    XIV   ET   DU  XV   SIÈCLES.  351 

nobles,  les  magistrats,  allaifiU  à  sa  rencontre,  cl  tenaient  la 
bride  de  son  mulet  jusqu'à  l'hùtel  (jui  lui  (Hait  préparé.  On 
allumait  de  grands  feux  devant  l'échal'aud  du  haut  diKjuel  il 
tonnait,  pendant  des  heures  entières,  sur  «  les  vices  et  péchés 
d'un  chascun  et  pai'  espécial  du  clergé  :  »  elfrajées  par 
ses  remontrances,  les  femmes  jetaient  au  feu  leurs  «  hauts 
atours  »  et  leurs  parures,  colliers,  coiffures,  cornettes,  pen- 
dants d'oreilles,  robes  trop  ouvertes,  manches  traînantes, 
étoffes  d'or  et  de  soie.  Comme  beaucoup  d'orateurs  de  tous 
les  temps,  Thomas  Couette  se  rendait  populaire,  en  invecti- 
vant de  préférence,  en  ((  blasphémant,  »  dit  Monstrelet,  «  par 
espécial,  »  contre  les  riches,  les  nobles  et  le  clergé  '.  Même 
en  plein  moyen  âge,  le  peuple  avait  ses  llatteurs,  jusque  dans 
l'Église.  Plus  d'un  sermonnaire,  surtout  parmi  les  ordres 
mendiants  sans  cesse  mêlés  à  la  foide,  se  plaisait  à  jouer  le 
rôle  d'un  tribun  sacré  - . 

Le  Frère  Richard,  cordelier,  «  sçavant  à  oraison,  se- 
meur de  bonne  doctrine,  »  produisait  h  Paris  d'aussi  sur- 
prenants effets,  en  avril  1429,  sous  le  règne  de  Charles  VII. 
Monté,  comme  Thomas  Couette,  sur  une  estrade  adossée 
«  aux  charniers  des  Innocents ,  <à  l'endroit  de  la  Danse  Ma- 
cabre, »  il  haranguait  en  plein  air,  pendant  quatre  heures 
de  suite,  cinq  à  six  mille  personnes,  et  «  les  dix  sermons  qu'il 
fit  dans  cette  ville  tournèrent  plus  le  peu])le  à  dévocion  que 
tous  les  sermonneurs  qui  depuis  cent  ans  avoient  presché.  » 
Là,  pareillement,  les  femmes  sacrifièrent  leurs  atours  sur  les 
places  publiques  ;  les  hommes  jetèrent  au  feu  leurs  cartes,  leurs 
échiquiers  el  u  aultres  jeux  de  plaisance,  »  quilles,  dés,  tables, 
billards  :  tout  Paris  pleurait,  jeûnait,  faisait  pénitence  ^ 

Dans  la  seconde  moitié  du   xiv"  siècle,  les  troubles  du 

1.  Histoire  litlénnre,  t.  XXIV,  p.  379. 

'2.  Ce  canne  tiibun,  enivré  de  ses  succès,  finit  mal.  Il  eut  l'imprudence 
d'aller  jusqu'à  Rome  prêcher  contre  le  clergé  et  contre  le  pape.  L'inqui- 
sition le  coudamna  comme  hérétique:  «Il  fut  ars  devant  le  peuple»  en 
l'an  1432.  Monstrelet,  ibkl. 

3.  Journal  d'an  iJoi/i/zcû/s  de  Paris,  année  1429.  —  Collection  Micluiud 
(18a4j,  t.  m,  p.  253. 


3b2  L  ÉLOQUENCE   DE   LA   CHAIRE. 

royaume,  en  irritant  les  passions,  en  agitant  les  consciences, 
donnèrent  à  l'éloqnence  religieuse  une  ardeur,  une  puissance 
nouvelles,  mais  en  même  temps  l'entraînèrent  à  des  excès 
où  elle  compromit  son  caractère  et  sa  mission.  Elle  grandit 
dans  le  désordre  et  s'y  pervertit.  Les  prédicateurs  s'érigèrent 
en  orateurs  politiques,  se  travestirent  en  démagogues;  ils 
dénoncèrent  les  vices  de  la  cour,  insultèrent  les  pouvoirs  ;  on 
les  vit  pérorer,  avec  le  cynisme  de  ces  temps  grossiers,  dans 
l'assemblée  des  États  et  dans  les  carrefours  de  Paris,  excitant 
les  instincts  de  haine,  de  pillage  et  de  sang  qui  fermentaient 
au  sein  des  foules,  vendant  au  plus  offrant  leur  scolastique  fu- 
ribonde et  leur  faconde  éboulée,  mettant  la  parole  sainte  aux 
gages  des  Maillotins,  des  Écorcbeurs  et  des  Anglais.  Les 
chroniques  nous  ont  transmis  les  noms,  les  faits  et  gestes  de 
ces  violents  sermonnaires,  Eustache  de  Pavilly,  Jean  Petit, 
Ojurtecuisse  et  autres  ;  elles  citent  des  fragments  significatifs 
de  leurs  diatribes  ;  il  serait  donc  possible  et  il  semblei'ait  à 
propos  de  décrire  ici  cette  forme  particulière  de  l'éloquence 
religieuse  du  moyen  âge.  Mais,  à  notre  avis,  cette  partie  du 
sujet  sera  mieux  placée  dans  l'histoire  générale  de  Y  Elo- 
quence politique  à  laquelle  nous  consacrerons  le  chapitre 
suivant  :  Là  reparaîtront  ces  agitateurs  fanatiques  et  soldés 
dont  le  tribunat  a  gouverné  les  masses  parisiennes  pendant 
près  de  cinquante  ans. 

La  longue  querelle  du  schisme  d'Occident  qui,  de  1378  à 
1417,  compliqua  d'une  révolution  religieuse  nos  révolutions 
intérieures,  laissait  du  moins  les  prédicateurs  sur  un  terrain 
sacré  et  les  passionnait  pour  des  matières  où  leur  voix  pou- 
vait se  faire  entendre  avec  une  compétence  incontestée. 
Parmi  ces  controverses  opiniâtres,  nées  du  déchirement  de 
la  chrétienté  et  d'une  crise  dangereuse  de  la  foi*,  nous  choi- 


d.  M.  L.  Moland,  dans  un  cliapitre  de  ses  Origines  littéraires  de  la  France, 
a  résumé  très-exactement  toutes  les  péripéties  de  cette  orageuse  iiistoire; 
il  a  parfaitement  explique  le  rôle  actif,  bruyant,  énergique,  parfois  séditieux, 
toujours  prépondérant,  que  l'Univeisité  de  Paris  a  Joué  dans  ces  débals 
sans  cesse  renaissants.  —  V.  18ii-2(!G. 


LE   SYNODt;   FRANÇAIS    DE    1406.  353 

sirons  un  incidont  parliciilicr,  ]o  synode  de  i  i06,  parce  que 
la  théologie,  conlrairenicnt  à  l'usage,  y  discuta  en  notre 
langue,  et  que  nous  possédons  le  texte  de  ces  discussions. 
C'est  un  monument  rare  du  français  qui  se  parlait  dans 
l'Université  de  Paris  sous  (Charles  VF.  La  question  posée 
au  concile  était  cell(;-ci  :  Fallait-il  retirer  ou  conserver  au 
pape  Benoît  XIII  la  collation  des  hénéPiccs  de  l'Eglise  d(( 
France?  En  supprimant  les  droits  pécuniaires  qu'il  percevait 
dans  le  royaume,  on  espérait  le  contraindre  à  se  démettre  de 
la  tiare  et  à  laisser  le  cliam|)  libre  pour  une  élection  (jui 
pouvait  terminer  le  schisme;  mais  déposséder  le  pape  et 
soustraire  l'Église  gallicane  à  son  obéissance  était  un  acte 
grave,  et  les  esprits  sages  reculaient  devant  la  hardiesse 
d'une  telle  résolution. 

Le  concile  se  réunit,  le  jour  de  la  Toussaint  1406,  dans  la 
petite  salle  du  Palais,  sur  la  Seine;  il  fut  présidé,  en  l'ab- 
sence du  roi,  par  le  dauphin,  duc  de  Guyenne,  enfant  d'une 
dizaine  d'années,  qu'entouraient  les  seigneurs  du  conseil,  les 
ducs  de  Berri,  de  Bourbon,  le  roi  de  Sicile,  le  roi  de  Navarre 
et  le  comte  d'Alençon.  L'élite  de  l'Église  et  de  l'Université  de 
Paris  était  représentée  au  synode;  on  y  comptait  quarante 
évoques  ou  arclievèques,  entre  autres  l'archevêque  de  Tours, 
l'évèque  de  Cambrai,  Pierre  d'Ailly,  le  patriarche  d'Alexan- 
drie, l'archevêque  de  Reims;  les  a])])és,  les  doyens,  les  doc- 
teurs étaient  au  nombre  de  plus  de  trois  cents.  Deux  opinions 
opposées,  sur  c(  la  restitution  et  sur  la  soustraction  d'obéis- 
sance, »  furent  soutenues  avec  vigueur  :  l'Université,  forte 
de  l'appui  du  Parlement,  défendit  la  tliése  de  l'indépendance 
et  traita,  sans  respect  la  personne  du  pape,  tandis  que  la  ma- 
jorité des  évêques  et  des  abbés  manifesta  des  dispositions 

1.  Ms.  de  Saint-Viclor,  n»  266,  Bibliothèque  Nationale. —  M.  L.  Moland  a 
donné  une  analyse  fort  étendue  de  ce  manuscrit  qui,  d'ailleurs,  a  été  im- 
primé en  17l8  dans  VHidoire  Ou  concile  de  Constance,  par  Bourgeois  du 
Cliastenet.  On  pourra  consulter  cet  ouvrage  inscrit  à  la  Bibliothèque  Natio- 
nale sous  le  n»  1742.  Il  donne  le  texte  même  du  manuscrit;  M.  Moland 
dans  la  plupart  de  ses  citations  l'a  rajeuni. 

23 


3o4  L'ÉLOnrENCE    DE   LA   CHAIRE. 

conciUanlcs.  Le  désaccord  entre  les  emportements  de  Paris 
et  l'esprit  calme  de  la  jjrovince  ne  date  pas  d'aujom>d'lmi. 

Ce  qui  nous  frappe  d'abord,  c'est  la  répugnance  et  la  dif- 
ficulté qu'éprouvent  certains  de  ces  docteurs  à  parler  fran- 
çais ;  ils  s'excusent  de  leur  embarras  ;  les  mots  ne  leur  vien- 
nent pas,  disent-ils;  avec  cela  ils  sont  u  enrhumés,  »  — ou 
était  en  novembre  ;  —  tout  irait  beaucoup  mieux ,  et  leur 
éloquence  coulerait  de  source,  s'ils  discutaient  en  latin  ^  La 
fiicilité,  pourtant,  ne  leur  manque  pas,  principalement  aux 
Parisiens,  mais  le  goût,  le  sentiment  des  convenances,  la  pré- 
cision et  la  fermeté  de  l'expression  leur  font  absolument  dé- 
faut. Le  discours  d'ouverture  prononcé  par  m;iître  Pierre  aux 
Bœufs,  cordelier,  docteur  en  tliéologie  de  la  Faciûté  de  Paris, 
roule  tout  entier  sur  une  comparaison  allégorique  entre  les 
trouilles  du  schisme  et  le  cercle  de  /lalo,  qu'on  voit  parfois 
cerner  le  soleil,  comme  un  présage  de  pluie  et  de  tempête. 
Jean  Petit,  docteur  de  la  même  Facidté,  orateur  applaudi  du 
parti  violent,  chef  de  la  démocratie  cléricale,  est  tour  à  tour 
emphatique  et  trivial-,  aggressif  et  railleur  contre  le  pape, 
bassement  adulateur  envers  les  deux  puissances  du  jour,  les 
seigneurs  et  l'Université;  il  égaie  d'anecdotes  et  de  mots 
pour  rire  l'épineuse  aridité  de  ses  démonstrations  scola- 
stiques.  Rappelant  les  promesses  faites  par  Benoît  XIII  avant 
son  élection  et  trop  tôt  démenties,  il  cite  Jason,  qui  dédaigna 
Médée  une  fois  qu'il  eût  été  mis  par  elle  en  possession  de  la 
Toison  d'or  :  <(  L'on  puet  bien  dire  de  luy  comme  de  celuy 
({ui  se  associa  avec  Médée,  afin  qu'il  pût  avoir  vcllus  aureum, 
dont  elle  avoit  la  garde.  11  feignoit  aimer  tant  Médée  qu'il 


1.  Exoi'dc  du  discours  de  Pierre  I-eroy,  abbé  du  Mont-S:iint-MicheI,  le 
plus  fort  canonisle  du  royaume:  «Je  suis  tout  indisposé  et  tout  enreuiné, 
et  ne  puis  pas  bien  parler,  espécialement  en  français.  »  —  Exorde  de  Pierre 
d'Ailly,  évê^pie  de  Cambrai:  «Je  me  vois  tout  travaillé  de  reume,  je  n'ai 
pas  faconde  à  mon  plaisir.  » 

2.  «  Aucuns  pourroicnt  gloser  sur  ma  inanièi'C  de  dire,  que  je  le  dirois 
par  haine  et  trop  chaudement;  mais  pour  Dieu,  ayés  moi  pour  excusé,  car 
chascun  a  su  manière,  et  (piant  est  de  moy,  je  suis  rude  et  parle  hastive- 
ment  et  chaudement,  m  si  iralux  nssan...  » 


LF>   SYNODI'    FRAXTAIS    DE   140G.  355 

seinl)loit  qu'il  no  nimast  autre  cosc,  uiais  quand  il  ousl  tant 
fait  qu'il  eust  eu  devers  luy  vellus  aurexmi,  il  ne  étoit  riens 
qu'il  haïst  comme  Médée.  Aussi  pareillement  BéncdicL  looit 
tant  cession^  ^  aflin  (jn'il  [uist  avoir  vellus  aureum ,  celle 
cappe  roiijie.  » 

IN'iidaiil  (jiie  Jean  Pclil  pai'lail,  ses  ])arlisans,  fort  nom- 
breux dans  l'auditoire,  Texcitaient,  le  soutenaient  (;t  lui 
soufilaieul  des  arguments.  Avec  la  présence  d'esprit  d'un 
disputeur  aguerri  aux  lulles  des  controverses  pidjliques, 
Jean  Petit  s'interrompait,  recueillant  les  moyens  nouveaux 
qu'on  lui  sugnérait,  et  renforçant  sa  thèse  de  toutes  ces 
raisons  et  citations  impro\isées.  c(  L'on  parle  à  moi  cy  par 
derrière  ;  celui-Là  a  graut  peur  que  je  ne  le  oublie.  J'avais 
intention  de  le  dire  ailleurs,  mais  ])our  lui  complaire  je  le  di- 
rai maintenant.  »  Ce  qu'il  n'oublie  pas,  surtout,  c'est  de  flat- 
ter le  [)euple  universitaire,  ((  les  bacheliers  crottés  »  de  la 
facult(''  des  arts,  comme  il  les  appelle  :  dans  les  élections,  à 
l'école,  dans  la  rue,  ils  ont  le  nombre,  c'est-à-dire  la  force  ; 
ils  donnent  <(  les  bénéfices  ))  et  la  réputation.  Aussi  les  élève- 
t-il  au-dessus  des  docteurs.  <(  Le  bonnet,  dit-il,  n'ameine  pas 
de  science.  En  pauvreté  croit  le  savoir  plutôt  qu'en  richesse. 
11  y  en  a  parmi  eux  et  de  moidt  crottés  qui  sont  très  suffi- 
sants et  bons  clercs.  ]1  y  a  des  bacheliers  cursoires-  cà  qui  je 
m'en  vais,  (jiiand  j'ai  aucune;  chose  à  faire,  qui  y  voient  [)ar 
aventure  plus  cler  que  beaucoup  d'autres  qui  ont  bien  grant 
nom.  ))  C(;  sont  de  ces  traits-là  qu'il  faut  savoir  trouver,  en 
lem[)s  et  lieu,  quand  on  a  quel([ue  souci  de  sa  popularité. 

Un  incident,  qui  aurait  pu  tourner  au  tragique,  émut  l'as- 
semblée et   fit   scandale.   Le  chef  des  partisans  du   pape, 

1.  Il  avait  pniuiis  de  chln  la  place,  de  se  démettre,  si  l'Église  le  de- 
Eiandait,  pour  faciliter  les  moyens  de  terminer  le  schisme. 

2.  I^es  bacheliers  cnruoires  étaient  en  quelque  sorte  des  lépétiteurs 
attachés  k  la  Faculté  de  Théologie  et  chargés  d'expliquer  les  leçons  des 
professeurs.  —  Voir  Ducango,  ciir.sores  baccularii ;  cirsor,  id  est,  qui  cur- 
suM  cTidicnt,  celui  qui  éclaircil  et  développe  le  cours  du  professeur.  C'est 
ce  que  nous  appelons,  aujourd'hui,  dans  nos  Facultés  des  lettres  et  des 
sciences,  des  mailres  de  conférences. 


336  L'ÉLOQUENCE   DE    LA   CHAIRE. 

maître  Guillaume  Fillastre,  doyen  du  chapitre  de  l'église  de 
Reims,  emporté  par  la  clialeur  de  ses  convictions,  rabaissa 
l'autorité  royale  et,  dans  une  citation  malheureuse  eut  l'air 
de  comparer  Charles  YI  aux  rois  d'Israël  frappés  par  la 
colère  céleste.  Des  murmures  couvrirent  sa  voix;  certains 
seigneurs  voulaient  porter  la  main  sur  lui,  et  le  chancelier 
de  France  s'apprcMait  à  ro(|U(''rir  des  poursuites  criminelles 
contre  l'orateur  et  sa  harangue  :  l'imprudent  doyen  para  le 
coup  en  se  rétractant  et  en  s'humiliant.  Je  ne  suis,  dit-il, 
qu'un  provincial;  la  pensée,  chez  moi,  vaut  mieux  que  l'ex- 
pression. ((  Sire,  je  viens  à  votre  clémence;  je  suy  un  povre 
homme,  qui  ay  esté  nourri  es  champs;  je  suy  rude  de  ma. 
nature,  je  n'ay  pas  demeuré  avecque  les  rois,  ne  a"\ecque  les 
seigneurs,  par  quoy  je  sache  la  manière  et  le  style  de  parh^r 
en  leur  présence.  » 

f)n  cite  force  anecdotes,  on  raconte  longuement  nombre 
de  petits  faits  particidiers  dans  ces  graves  discussions,  soit 
pour  appuyer  les  raisonnements,  soit  pour  réveiller  l'atten- 
tion. Le  sérieux  de  nos  docteurs  se  déride  volontiers.  A  ces 
liabitudes  familières  reconnaissons  la  méthode  des  prédica- 
teurs du  xm*^  siècle,  l'emploi  fréquent  des  exemples,  récom- 
mandé par  les  rhétoriques  sacrées  et  justifié  par  des  succès 
éclatants.  Dans  cette  variété  de  récits  épisodiques  et  d'his- 
toires plaisantes,  nous  choisirons  le  trait  suivant,  l'un  des 
plus  courts  ;  c'est  encore  une  aUusion  k  la  changeante  con- 
duite du  pape  Benoît  XIII  et  k  l'infidélité  de  ses  promesses  : 
((  Il  y  avoit  un  moine  en  un  moustier  qui  faisoit  si  fort  le 
religieux,  que  merveille;  il  jeùnoit  trois  fois  la  semaine,  il 
n'y  faifiit  jamais.  Advint  qu'il  fat  éleu  abbé,  il  ne  jeûna  plus. 
L'on  ly  demanda  :  Sire,  vous  soûliez  jeûner,  vous  en  avés 
tost  oubli('  vostre  coutume.  Il  répondist  qu'il  faisoit  alors  la 
vigile  de  la  feste  où  il  étoit  maintenant.  »  L'érudition  pro- 
fane se  mêle  assez  gauchement  à  cette  théologie  et  y  fait 
montre  du  pédantisme  na'if  et  crédide  qui  caractérise  le 
moyen  âge,  mais  elle  a  le  mérite  de  ne  pas  se  prodiguer; 
nous  sommes  encore  loin  de  la  science  Ijavarde  et  ampoidée 


JI:AN'    de   VAUIilNNES.  357 

(Iti  wr  sit-'t-lc.  Liiii  (les  oi'alcurs  a\;incc  comme  un  fait  cci'- 
lain,  commo  une  assertion  in(liil)ilal)le,  que  ((  Jules  (^'sar 
amena  ri'nivei'sib''  d'Atlièiies  à  Home,  et  que  Cliai-lema^iie 
l'amena  de  Home  en  France.  »  Telle  est  la  généalogie  que  so 
ral)i'i(|uait  rUni\('i'sil(''  (kn'aris  en  liOO. 

Ce  concile  fit  grand  bruit',  mais  il  eut  peu  d'effet.  La 
victoire  rem[)oi'l(''e  par  le  |)ai'ii  extrême,  hostile  au  pape,  lut 
trop  disputée  [)oin'  produire  de  graves  conséquences.  Les  opi- 
nions opposées  contiiuièrent  de  se  tenir  en  échec;  on  resta 
dans  une  agitation  fié\  reuse  et  impuissante  jusqu'au  jouroii, 
le  8  novembre  liI7,  l'énergique  décision  du  concile  œcumé- 
nique de  Constance  rétablit  l'unité  en  proclamant  Martin  ^', 
qui  fut  reconnu  de  toute  l'Europe  chri'tienne.  Parmi  les 
plus  déterminés  champions  de  l'Université,  dans  sa  lutte 
contre  les  papes,  l'histoire  du  xiy°  siècle  cite  un  prédicateur 
d'un  caractère  étrange,  lionnne  austère,  véritable  ascète,  mais 
'orgueilleux,  violent,  plein  d'instincts  de  révolte  que  le  trouble 
de  ces  temps  surexcitait,  et  (pii  finalement  périt  dans  les  ca- 
chots de  Saint-Maur  sous  le  coup  des  censures  ecclésiastiques. 
Ce  sermonnaire,  figure  originale  entre  toutes,  est  Jean  de  Va- 
rennes,  dont  les  harangues  soulevèrent  une  sorte  de  jacquerie 
religieuse  au  hameau  de  Saint-Lié,  à  peu  de  distance  de 
Reims,  en  L303.  Docteur  en  décret  de  l'Université  de  Paris, 
auditeur  d(»  rote  et  chapelain  (h.  la  chapelle  apostolique, 
pourvu  de  riches  bénéfices  qui  lui  valaient  plus  de  quinze 
cents  écus  d'or  par  an,  Jean  de  Varennes  quitta  un  beau  Joui- 
ces  dignités  avec  tous  leui's  aAantages,  et  retournant  en 
Ciiampagne,  où  il  ét.-iit  in",  il  se  construisit  une  cellule  d.nis 
la  banlieue  de  Reims  poui'  }  Ni\ re  en  ermite. 


1.  Liio  la  chronique  de  Jean  Jiivéïial  des  l'isiiii,  à  l'année  140G.  Micliaiul 
et  Poiijoulat,  t.  II,  p.  442.  —  Lire  aussi  le  Religieux  de  Saint-Denis.  Chio- 
nique  de  Charles  VI,  t.  111,  1.  XXVII,  p.  471.  Les  discours  prononcés 
dans  le  synode  de  140G  nous  ont  été  conservés,  comme  beaucoup  de 
sermons,  par  un  sténographe.  Dans  un  endroit  du  texte  on  lit  cet  avertis- 
sement du  scribe  qui  était  chargé  de  recueillir  le?  paroles  des  orateurs: 
«Ma  plume  faut  (déficit)  icy;  je  n"ay  pas  bien  entendu;  suppléés  par  ce 
(jui  ensuivra.  » 


3;J8  L'ÉLOQUKXCE   DE   LA  CHAIRE. 

Cette  fuite  au  désert,  ce  renoncement  généreux,  pareil 
aux  plus  beaux  traits  des  siècles  héroïques  de  l'Église,  le 
spectacle  de  ses  austérités  frappèrent  vivement  le  peuple 
des  campagnes  :  on  accourait  en  foule  sur  le  mont  Saint- 
Lié,  où  s'élevait  sa  celliûe,  et  lui,  marchant,  une  croix  à 
la  main,  au  devant  de  ces  multitudes,  il  leur  parlait  avec 
véhémence  des  malheurs  du  temps  présent.  11  attaquait 
les  papes  qui  s'obstinaient  à  perpétuer  le  schisme  en  refu- 
sant d'abdiquer,  il  les  déclarait  indignes  et  déchus,  pro- 
clamait la  vacance  du  Saint-Siège,  et  disait  aux  masses 
qu'il  n'y  avait  plus  d'autre  pape  que  Jésus-Christ  :  ((  Bonnes 
gens,  ne  vous  déconfortez  pas,  car  de  pape  ne  poons  faillir; 
le  doiûx  Jhésus  est  nostre  vra}'  pape  et  chief  de  l'Église,  et 
la  très  doulce  vierge  Marie,  dame  et  maîtresse  de  tout  le 
monde,  fait  le  métier  de  papesse.  »  Prenant  h  partie  Be- 
noît XIII,  cet  iuébranlaljle  adversaire  de  l'Université,  il  s'é- 
cria un  jour  dans  son  exaltation  :  «  Par  ma  conscience,  j'y 
perdrai  la  vie  ou  je  le  mettrai  dehors!  »  Ses  invectives  n'é- 
pargnaient pas  plus  le  clergé  que  le  Saint-Siège.  ((  Tous  les 
mahieurs  du  monde,  disait-il,  viennent  des  ecclésiastiques.  » 
Il  tonnait  contre  les  prélats  concussionnaires,  simoniaques, 
usuriers  ;  il  encourageait  le  peuple  à  résister  aux  arrêts  de  la 
justice  épiscopale  et  h  se  souvenir  qu'il  avait  pour  lui  le  nom- 
bre, c'est-à-dire  la  force.  ((  Ceulx  de  Reims  m'ont  promis 
par  un  chevalier,  par  un  docteur  et  par  trois  eschevins  que 
d'ores  en  avant  on  vous  fera  justice  ;  les  curez  seront  desma- 
riez, et  les  ordres  Mendiants  prescheront  vérité.  Mais  s'ils  ne 
le  font,  venez  à  moi;  je  crierai  si  hault,  que  le  ciel  et  la  terre 
l'oïront.  Vous  ne  serez  plus  robez,  rongez,  ni  pillez,  et  si  il  y 
en  a  encore  aucuns  qui  le  soient,  venez  cà  moy,  et  je  y  met- 
tray  remède,  n 

Les  masses  po|)ulaires,  ([ui  ont  Idujoui's  aimé  à  entendre 
la  satire  de  ce  qui  est  riche  ou  puissant,  applaudissaient  à 
ces  diatribes  et  les  ri'pi'taient  (piand  il  avait  fini  de  parler.  Il 
leur  avait  dit  dans  un  sermon  :  u  Vous  êtes  jjIus  nombreux 
qu'eux,  et  s'ils  vous  euNoicnl  [treiidre  dans  vos  maisons,  fer- 


ji:an  de  yari:xnes.  339 

nipz  voli'c  porte;  s'ils  la  l)ris('nt,  vous  saurez  que  faire.  Cou- 
tr(!  ces  loups  dévorants  il  faut  crier  :  Au  loup!  au  loup!  lui- 
harj  !  vies  bonnes  gens,  ans  ieus,  ans  /eus!  Ouand  (ju  crie  aux 
loups,  ils  s'enfuient  et  laissent  leur  jjroie.  »  L'auditoire  se 
mit  à  crier  :  «  I/n/ia// /  ans  Ieus,  ans  leus^.  »  Un  eou[)  de  vi- 
gueur supprima  cette  agitation  locale.  L'archevêque  de  Heims, 
fort  malti'aité  dans  les  prédications  de  Saint-Lié,  se  plaignit 
au  roi  :  sur  l'ordre  de  la  cour,  le  haiUi  de  Vei'mandois  enleva 
un  malin  Jean  de  Varennes  dans  sa  cellule  et  le  conduisit  au 
château  de  Reims,  d'où  on  le  transféra  dans  les  prisons  de 
Saint-Maur.  Personne  ne  réclama;  les  amis  du  prédicateur, 
se  Jugeant  coni[)romis  par  de  tels  excès,  ra])andoimèi'enl-. 

Le  contraste  est  grand  entre  cet  énergumène  et  le  sage  ora- 
teur qui  consacra  son  éloquence,  savante  et  populaire  tout 
ensemble,  à  pacifier  les  esprits,  à  rétablir,  par  la  charité  et 
le  patriotisme,  l'union  si  profondément  trouldée  dans  l'Kglise 
et  dans  l'État.  Gerson  est  le  contemporain  de  Jean  de  Va- 
rennes,  de  Jean  Petit,  des  fongueux  controversistes  de  1406, 
et  des  sermonnaires  politiques  dont  il  sera  question  plus  loin  : 
lui  aussi  s'est  insjiiré  du  spectacle  des  souffrances  qui  travail- 
laient une  société  en  dissolution;  lui  aussi  est  l'interprète 
énergi(jue  et  sincère  du  sentiment  public  en  ces  jours  néfas- 
tes, où  la  honte  égale  le  malheur;  mais  il  domine  le  tumiUte 
et  le  péril  de  toute  la  hauteur  d'une  âme  vraiment  chrétienne, 
d'une  raison  intrépide,  et  d'un  noJjle  talent.  Ses  sermons 
reproduisent  les  formes  les  plus  variées  du  discours  sacré, 
tel  qu'il  florissait  alors  ;  le  moment  est  venu  de  consacrer 
une  étude  spéciale  à  r(envre  de  ce  prédicateur  éminent  et  d'y 
chercher  la  plus  belle  et  la  plus  complète  expression  du  génie 


1.  Ces  détails  sont  extraits  de  l'interrogatoire  que  Jeun  de  Varennes 
subit  dans  sa  prison.  Les  questions  et  les  réponses  sont  eu  latin,  mais 
plusieurs  chefs  d'accus.-Uion  sont  insérés  en  français  dans  ce  texte  latin.  — 
Gerson,  1. 1",  p.  906-927.  —  Voir  aussi  Histoire  Ùtti-raire,  t.  XXIV,  p.  ilô. 
Moland,  Orifiinea  lillcrairex,  p.  200-204. 

2.  On  a  de  Jelian  de  Varennes  un  traité  manuscrit  en  français  inlituic: 
«  l'ne  vraije  mcdcciiie  à  Vùme  m  l'arlide  rk  la  mort.  »  \iUi\.  Nat.,  mss.  n»  1793. 


360  L'ÉLOQL^ENCE    Uli   LA   CHAIRE. 

oraloii'c  qui  ait  paru  dans  la  cliaii'e  française 'sous  le  ti'islc 
règne  de  Charles  Yl. 

§  n 

Les  sermons  français  de  Gerson,  imprimés  ou  [manuscrits. 

Comme  la  plupart  des  prédicateurs  du  moyen  âge,  Gerson 
a  composé  deux  sortes  de  sermons  ;  il  prêchait  en  latin  de- 
vant les  clercs,  et  en  français  devant  le  peuple.  Ses  sermons 
latins,  plus  forts  de  doctrine,  plus  méthodiques,  prononcés 
au  collège  de  Navarre,  en  Sorbonne,  dans  les  assemblées  de 
l'Église  de  France,  et  dans  les  conciles,  ont  été  recueillis  avec 
soin  et  de  bonne  heure  imprimés  '  ;  un  moindre  intérêt  s'est 
attaché  à  ses  homélies  françaises,  et  celles  qu'une  traduction 
latine  n'a  pas  défigurées  sont  encore  ensevelies  dans  nos  col- 
lections manuscrites.  La  prédication  française  de  Gerson 
comprend  deux  époques  distinctes  :  pendant  la  première,  il 
prêcha  devant  la  cour  des  sermons  qui  n'étaient  pas  exempts 
de  recherche;  un  peu  plus  tard,  nomuK'  à  la  cure  de  Saint- 
Jean-en-Grève,  il  composa,  pour  ses  paroissiens,  des  instruc- 
tions véritablement  populaires,  oii  se  remarque  un  ton  de 
simplicité  et  d'abandon  qui  convient  bien  aux  épanchements 
de  la  charité  pastorale. 

La  première  époque  s'étend  de  L'389  à  1397.  Gerson  avait 
alors  vingt-six  ans  et  professait  les  sciences  sacrées  au  col- 
lège d(^  Navarre,  a  côté  de  Gérard  Macliet,  Pierre  de  Nogent, 
et  Nicolas  df;  Clamenges^.  Né  en  L3G3,  dans  les  environs  de 

1.  Voici  le  jii.noiiieiil  porté  sur  les  sermons  latins  de  (jcrson  par  M.  l'al)i)é 
Bourrel,  aujourd'hui  évêque  de  Rodez,  dans  sa  thèse  sur  ce  prédicateur  : 
«  Les  sermons  latins  de  Gerson  olfrent  un  des  modèles  les  plus  complets 
du  genre  scolastique.  Moins  simples  dans  leur  conception  et  moins  na'ifs 
dans  leur  forme  que  ses  sermons  iranrais,  ou  y  trouve  beaucoup  de  théo- 
logie, des  raisonnements  serrés  et  cet  art  niélliodiquc  d'exposition  qui 
régnait  depuis  saint  Thomas.»  P.  14. 

2.  Ellies  Dupin,  Gersonii  Opéra,  t.  1"^.  —  Bibliothèque  ecclésiastique 
(lGt)8),  t.  XXIIf.  —  Launoy,  Histoire  du  collège  de  I^avarre,  2^  partie.  — 
Ilerman  Vonder-Hart,  Concile  de  Constance,  t.  I<^'',  4"  (larlio,  p.  20. 


Li:S    SERMONS    FliAXTAIS    DK   GERSON.  3G1 

Hr-tlicl,  iiii  ^ illaf^c  (le  (Ici'son^  doiil  il  jti'il  le  nom  sui\iiiit 
un  iis;ii;('  t'n''([U('iil  parmi  les  iioiniiics  (riHudc  au  uio^cu  Age, 
Joau  Cliaiiicr  (Hait  culiv  conimc  l)Oui'si('r,  à  quatorze  ans,  au 
collège  de  Navarre  ;  il  sui\  it  les  leçons  de  Gilles  Deschamps  et 
du  célM)re  Pierre  d'Ailly-,  et  prit  successivement  les  grades 
de  maître  os  arts,  licencié  et  docteur.  Sa  réputation  nais- 
sante lui  gagna  la  faveur  de  Pliili|)pe  le  JJoii,  duc  d(^  liour- 
gogne,  qui  aimait  les  gens  de  mérite  et  qui  lui  donna,  pour 
l'aider  à  subsister  cà  Paris,  un  logement  dans  son  hôtel  et  un 
Ijénéfice  dans  le  comté  de  Flandre.  Le  crédit  de  ce  même 
protecteur  lui  valut  le  titre  de  chancelier  de  l'Université  et 
l'honneur  de  prêcher  h  l'église  Saint-Paul,  en  présence  de  la 
cour.  A  cette  période  de  sa  vie  se  rapporte  une  partie  de  ses 
sermons  français  sur  les  Mystères  et  de  ses  Panégyriques 
des  saints.  On  reconnaît  aussi,  à  certaines  allusions  poli- 
tiques, h  quelques  dates  pr(''cises  donn(''es  par  le  prédicateur, 
que  les  sermons  de  rEpiplianie,  de  la  Chandeleui-,  de  l'Annon- 
ciation et  de  la  Toussaint,  un  de  ceuv  de  Noël,  de  Pâques, 
de  la  Pentecôte,  et  les  deux  derniers  sur  les  Morts,  ont  été  pro- 
noncés vers  le  même  tenq)s.  En  1397,  inquiet  des  intrigues  et 
des  tracasseries  auxquelles  il  se  voyait  en  butte,  effrayé  des  dé- 
sordres croissants  dont  il  était  à  la  cour  l'impuissant  témoin, 
il  résigna,  sinon  le  titre,  au  moins  les  fonctions  de  chancelier, 
avec  celles  de  professeur  à  Navarre  et  de  prédicateur  du  roi,  et 
se  retira  en  Flandre,  dans  son  bénéfice.  Un  manuscrit  con- 
servé aux  archives  de  Bruges  le  désigne  comme  doyen  du  cha- 
pitre de  Saint-Donat  et  comme  clief  d'une  dépntalion  envoyée 
parles  chanoines,  en  octobre  1397,  à  Philippe  de  Bourgogne, 
pour  soumettre  à  l'approbation  de  ce  duc  le  choix  d'un  nouveau 
prévôt^.  Son  séjour  en  Flandre  dura  trois  ou  quatre  ans. 
Ilevenu  à  Paris  dans  les  premièr(is  années  du  xv"  siècle^ 

1.  Ce  village  n'existe  plus. 

2.  Pierre  d'Ailly,  né  à  Conipièçrne  en  1330,  était  alors  graiid-niaitre  du 
collège  de  iNavarre.  11  fut  plus  tard  évêquc  de  Cambrai,  confesseur  du  roi 
Charles  VII,  cardinal  en  1411  et  légat  d'Avignon  sous  le  pape  Martin  V. 
Il  mourut  en  1420. 

3.  Ms.  387.  —  Voir  Tliomassy,  Gerson  et  le  sc/usme  d'Occident,  p.  3-29. 


362  L'ÉI.OnUlîNCE   DE   LA   CHAIRE. 

il  remonta  en  cliairc,  et  sans  drscrk'i'  ajjsoluincnt  les  (''giiscs 
célèlM'es  et  les  auditoh-es  illnstres,  Saint-Panl,  Xolre-Dame, 
Saint-Séverin,  Saiiit-Anloine,  il  consacra  son  éloquence  à 
évangéliser  les  artisans  et  les  bourgeois  qui  habitaient  en 
très-grand  nombre  l'importanle  paroisse  de  Saint-Jean-en- 
Grève,  dont  il  était  le  cui'é.  Dès  son  arrivée  parmi  eux,  il  se 
traça,  un  ])lan  d'instructions  sur  les  devoirs  les  plus  essentiels 
de  la  vie  chrédieinie;  il  le  d('veloppa  principalement  pendant 
les  Avents  et  les  Carêmes,  en  ajant  soin  d'approprier  son 
langage  à  lintelligence  des  plus  faililes,  en  s'attacbant  de 
préférence  à  réformer  les  mœurs,  à  combatti-e  les  habitudes 
vicieuses,  h  régler  la  pratique  des  plus  nécessaires  vertus  ^ 
La  |)rédication  populaire  de  Gerson  finit  en  lili. 

Dans  les  derniers  mois  de  cette  même  année,  il  partit  pour 
le  concile  de  Constance,  où  il  devait  siéger  en  qualité  d'am- 
bassadeur du  roi,  de  représentant  de  l'église  de  Sens  et  de 
délégué  de  l'Université  de  Paris.  Malgré  l'éclat  qu'il  répandit 
sur  l'Église  de  France  dans  cette  assemblée,  il  n'osa  pas  revenir 
dans  sa  patrie  lorsque  le  concile  eut  terminé  ses  travaux  :  il 
craignit  la  rancune  de  Jean  sans  Peur,  dont  il  avait  fait  con- 
damner l'avocat,  Jean  Petit,  et  il  ne  revit  plus  ni  ses  parois- 
siens, ni  les  docteurs,  ses  émules  et  ses  admirateurs,  ni  les 
cluiires  de  Paris,  où  le  souvenir  de  son  éloquence  vivait  encore. 
Il  erra  pendant  quelque  temps  dans  les  montagnes  de  la  Ba- 
vière; puis  le  duc  de  Bourgogne  ayant  péri,  en  l'ilO,  dans 
l'emlniscade  du  pont  de  Montereau,  l'exilé  passa  la  frontière 
de  France  et  vint  finir  sa  vie  à  Lyon,  au  couvent  des  Céles- 
lins,  dirigé  par  l'un  de  ses  frères.  Ce  qui  lui  restait  de  forces 
fut  employé  à  catéchiser  les  petits  enfants,  h  écrire  des 
livres  ascétiques  ;  il  mourut  en  1 429,  l'année  même  où  Jeanne 
d'Arc  délivrait  Orli-aiis,  battait  les  Anglais  à  l'atay,  faisait 
sacrer  le  roi  et  sauviiit  la  France^. 


1.  Mss.  (le  la  nil)liollièqiic  Nationale,  n»  518,    fonds  Saint-Victor.  — 
Mss.  de  la  liililinlhoiuc  de  Tours,  n»  303. 

2.  Ellies  Dupin,  Oitcm  Gcrsunii,  t.  I^"",  p.  3(5.  —  Édil.  de  1514,  t.  IV  (lin). 
—  Abbé  Bourret,  p.  24. 


Li:S    SEIiMOXS    FRANr.US    Dl':   OKRSON.  .'103 

Av.'inl  (le  (•;ii';icl(''i'is('i' ri'l(i(|ti('iic(' de  (ici'soii,  disdiis  cnin- 
ment  le  texte  de  ses  sei'inons  en  langue  IVaiiraisc  sVst  con- 
servé et  dans  quel  état  il  nous  est  parvenu.  Ces  sermons  ont 
d'abord  été  recueillis  comme  l'étaient  à  celte  époque  la  jilu- 
part  d<'s  productions  de  la  cluiire  chrétienne,  c"(^st-à-dire  par 
de  zélés  disciples  qui  les  li'nnscrivaient  ou  les  analys;iienl 
d'après  des  noies  prises,  ;ui  [lied  delà  chaire  même,  [«'udanl 
que  l'ora leur  parhiil'.  (Juel(|ues-uns,  ceiM'udanl,  nohunnient 
ceux  qui  furent  pi"ècli(''s  à  la  cour,  a\  aient  été  rédigés  d'avance 
avec  soin  de  la  main  du  prédicateur.  En  li83  parut  à  Co- 
logne la  première  édition  complète  des  œuvres  de  Gerson; 
le  quatrième  volumi!  contient  des  sermons  latins,  sans 
aucun  sermon  français-.  Une  seconde  édition,  publiée  à 
Strasbourg  en  1188,  par  le  théologien  prédicateur  Jean 
Geiler,  reproduite  à  Bàlc  en  1 189,  à  Strasbourg  même  en 
1494,  ne  mentionne  pas  davantage  la  prédication  populaire 
du  chancelier,  bien  que  cette  seconde  publication  se  soit  en- 
richie d'un  certain  nombre  de  discours  éci'its  en  latin. 

Vers  ce  même  tenqjs,  de  nouvelles  recherches  ayant  fait  dé- 
couvrir dans  les  bibliothèques  des  collèges  de  Paris  i)lusieurs 
ouvrages  manuscrits  de  Gerson,  à  savoir,  des  Traités  de  con- 
troverse religieuse  et  des  opuscules  de  piéti',  une  bonne  partie 
des  sermons  français,  inconnus  ou  négligés  jusque-là,  se 
trouvèrent  mêlés  à  celte  découNei'le  et  signalés  à  l'attention 
pidjlique.  Vw  troisième  éditeur,  Jacques  Wimpheling,  ami 
de  Geiler,  forma  de  ces  récentes  acquisitions  un  volume  sup- 
plémentaire qu'on  imprima  à  Strasbourg  en  l.j():2;  mais 
comme  il  travaillait  pour  des  savants  et  pour  des  Allemands, 
il  eut  l'idix',  conforme  d'ailleurs  cà  l'usage  établi,  de  faire 
traduire  en  latin  le  texte  français  des  sermons  :  c'est  la  ver- 
sion latine  qu'il  publia,  et  non  l'original.  Yoil.à  sous  quelle 


1.  Édition  de  1502.  Tome  Ht,  prûl.fjux,  p.  898.  (Reprodiiile  par  Kllies 
Diipin,  170G.) 

i.  Deux  ou  trois  sermons  français  y  sont  mentionnés  seulement  par  leur 
texte  dans  un  index  général  à  la  fin  du  I"  volume.  —  Édition  de  Jean 
Ivoellioell,  Bibliolliècpie  de  Tours,  n"  1:57,  incunables. 


3C'i-  L'ÉLOQUENCE    DE    LA   CHAIRE. 

iorine  parurent,  pour  la  première  fois,  les  sermons  populaires 
de  Gerson,  deux  exceptés,  qui  furent  do  bonne  heure  impri- 
més en  français  et  tirés  à  part,  l'un  sur  la  Passion,  et  l'au- 
tre sur  la  Proposition  adressée  au  roi  en  l'tUo  ^ 

Pendant  deux  siècles,  rien  d'essentiel  ne  fut  changé  dans 
la  puljKcation  des  œuvres  de  Gerson.  Les  éditeurs  qui  se 
succédèrent  suivirent  le  plan  de  leurs  devanciers  ;  la  version 
latine  des  sermons  français,  dont  l'auteur  était  un  théologien 
du  nom  de  Jean  Brisgaw,  allemand  élevé  à  Paris,  fut  con- 
stamment reproduite-.  En  1706,  l'auteur  de  la  Bibliothèque 
universelle  des  écinvains  ecclésiastiques^^  le  docteur  jansé- 
niste, EUies  Dupin,  entreprit  de  corriger  et  de  refondre,  en 
cinq  volumes  in-folio,  les  précédentes  éditions  de  Gerson; 
cette  pulilicalion,  qui  parut  à  Amsterdam  avec  l'estampille 
d'Anvers*,  a  pour  nous  un  mérite  et  un  défaut  :  elle  mêle  à 
tort  les  sermons  prononcés  en  latin  a^  ec  les  sermons  français 
traduits  par  Jean  Brisgaw,  bien  que  cette  confusion  n'existât 
pas  auparavant,  mais,  en  revanche,  elle  contient  six  nouveaux 
sermons  français  découverts  dans  un  manuscrit  de  Saint- 
Yictor%  et  elle  les  donne  dans  le  texte  originale  Les  dis 
cours  traduits  par  Brisgaw  étaient  au  nombre  de  cinquante- 
trois  ;  en  y  ajoutant  les  deux  sermons  pidjliés  en  français  dès 
le  xv!*"  siècle,  les  six  sermons  découverts  par  Dupin  et  trois 
autres  qui  sont  encore  inédits,  on  arrive  à  un  total  de 
soixante-quatre  discours  sacrés,  rédigés  en  français,  dont 

1.  Ces  deux  publications  remontent  aux  premières  années  du  xvi«  siècle, 
1500  et  1307,  plus  haut,  peut-être.  La  première  a  pour  titre:  Contem- 
plations historiées  Je  la  Passion  (Antoine  Vérard).  —  Bibliothrque  Nationuh:, 
n»  D5730. 

2.  Voir  les  éditions  de  1314  (Strasbourg),  1313  (Paris),  1318  (Bâle), 
1321  (Paris).  Au  xyu^^  siècle,  on  ne  signale  que  l'édition  de  KiOG  donnée 
par  le  docteur  gallican  Edmond  Richer.  —  Ces  différentes  éditions  se  trou- 
vent dans  la  IJibliotlièipie  de  Tours. 

3.  Six  volumes  in-S»  (lOSG). 

4.  Joannis  Gersonii  Opéra  omnia,  novo  ordinc  digesla,  et  in  V  tonios 
distributa,  etc.  Antwerpia',  .MDCCVL  —  Dupin,  né  en  UioT,  mourut  exilé 
et  persécuté  en  1719. 

5.  .Mss.  n«  138. 

(i.  T.  111,  col.  1381.  —  T.  IV,  col.  5G3. 


Li:S    SKllMOXS    TRANTAIS    Di:    OERSON.  30o 

(Joi'snn  est  riuilcur.  UcinîtrqiKJiis  k'i  que  tous  ces  discoui's, 
même  cpu\  ([uc  1(^  Iraducleur  a.  Iravcslis,  nous  les  possédons 
manuscrils  dans  1(^  texte  original;  il  nous  est  possiJjle  de 
confronter  ce  texte  avec  la  traduction.  Beaucoup  de  ces  ma- 
nuscrits, provenant  du  collège  de  Navarre  et  du  couxcnl  de 
Saint-Victoi',  sont  à  la  Bibliothèque  Nationale*;  une  autre 
série,  fort  curieuse,  existe  cà  la  bibliothèque  de  Tours-.  Un 
neveu  du  chancelier,  Thomas  de  (lerson,  habita  cette  ville;  il 
y  était  grand  chantre  de  l'abbaye  de  Saint-Martin:  selon  toute 
apparence,  il  mit  ses  soins  à  faire  transcrire  les  ouvrages 
d'un  oncle  illustn;  dont  la  gloire  rejaillissait  en  partie  sur 
lui.  Telle  est  la  double  source  où  pourrait  aujourd'hui  puiser 
un  éditeur  intelligent  des  œuvres  françaises  de  Gerson  '■'. 

Ces  textes  sont  d'autant  plus  précieux  que  les  docu- 
ments du  même  genre  s'offrent  à  nous  plus  rarement  dans  la 
période  qui  en  ce  moment  nous  occupe.  En  lisant  ces  ser- 
mons, on  peut  se  représenter  l'état  général  de  l'éloquence 
sacrée  au  x:v''  siècle,  se  former  une  idée  assez  josie  des  qua- 
lités et  des  défauts  qu' régnaient  alors  dans  la  rliaire:  on  peut 
mesurer  la  différence  qui  existe  entre  les  œuvres  oratoires  de 
l'an  1400  et  celles  du  temps  où  florissail  Maurice  de  Si'lly  : 
une  semblable  comparaison  mettrait  en  regard  le  sîyle  de 
Gerson  et  celui  des  sermonnaires  contemporains  de  Louis  \1 
ou  de  François  l".  C'est  ainsi  que,  grâce  à  ce  solide  point  de 
repère,  malgré  certaines  lacunes  déjà  signalées  par  nous  dans 
l'intervalle  de  ces  deux  derniers  siècles,  il  devient  facile  d'aji- 
précierles  changements  survenus,  les  progrès  accomplis  depuis 
les  origines  du  sermon  français  jusqu'à  la  fin  du  moyen  âge. 


1.  Nos  515^  tji7,  518,  556,  284,  280,  287,  774,  7298,  7326,  7272,  7282, 
8188.  —  M.  l'alilié  Bonnet  a  décrit  ces  manuscrits  et  donné  le  titre  exact 
des  sermons  qu'ils  contiennent,  p.  34-f>l. 

2.  N"*  303,  90.  65.  —  Abbé  Dourret,  p.  63-66. 

3.  Un  certain  nombre  d'ouvrages  didactiques  du  chancelier,  êciits  en 
français,  sont  encore  inédits  et  pourraient  être  l'objet  d'une  pub'icalion 
spéciale  ;  par  exemple,  la  Mendicité  spirituelle,  la  Doctrine  du  chant  du  cuir 
(Dialogue),  VETjiosition  de  la  foy  pour  le  simple  peuple,  VÉguillon  d'amour, 
la  Montagne  de  contemplacion,  etc. 


306  l'Éloquence  de  la  chaire. 

Ces  discours  sont  composés  sur  le  mémo  plan,  d'après  la 
môme  méthode  que  les  sermons  du  xni'=  siècle  ;  nous  y  trou- 
vons ces  parties  essentielles  de  l'œuvre  oratoire,  empruntées 
par  l'Église  à  l'antiquité  profane  et  accommodi'es  par  elle  au 
génie  de  son  enseignement,  l'exorde,  la  division,  les  preuves 
intrinsèques  et  les  arguments  extrinsèques,  le  dogme,  la  mo- 
rale, l'histoire,  le  syllogisme,  l'exemple,  le  résumé  et  la  péro- 
raison. Gerson  divise  simplement,  brièvement  sa  matière, 
lorsqu'il  parle  au  peuple  ;  d'ordinaire,  deux  points  lui  suffi- 
sent, il  va  quelquefois  jusqu'à  trois,  rarement  au  delà.  Voici 
quelques-unes  de  ses  divisions.  Un  jour  de  Noël,  il  montre 
que  la  naissance  du  Christ  a  servi  à  glorifier  Dieu  et  à  paci- 
fier la  terre;  un  jour  d'Epiphanie,  prêchant  sur  les  obliga- 
tions imposées  à  la  royauté,  il  examine  successivement  les 
devoirs  du  prince  envers  soi-même,  envers  ses  sujets,  envers 
l'Église.  Un  autre  texte,  Begnum  cœlorum  vim  patitur,  lui 
suggère  un  triple  développement  :  le  courage  des  martyrs,  la 
science  des  docteurs,  la  ^ertu  des  saints,  ont  assuré  la  défaite 
du  monde  et  la  victoire  du  Christ.  Dans  le  corps  du  discours, 
l'éloquence  de  Gerson  est  moins  naturelle,  moins  facile, 
moins  animée  que  celle  des  sermonnaires  de  la  bonne  époque 
du  xni^  siècle  :  les  preuves  dites  intrinsèques,  tirées  de  la 
théologie,  les  points  de  doctrine  savamment  établis  rap- 
pellent trop  souvent  la  méthode  scolastique  ;  l'explication  est 
minutieuse,  la  discussion  pesante,  l'allure  guindée  et  com- 
passée ;  le  docteur  alourdit  et  refroidit  l'orateur. 

Gerson  fait  de  larges  emprunts  aux  maximes  des  Pères,  à 
l'Écrilure,  à  la  Vie  des  saints,  à  l'histoire  profane  et  àla  légende 
sacrée;  les  preuves  extrinsèques,  chez  lui,  sont  abondantes  et 
témoignent  d'une  vaste  érudition.  Que  ce  savoir,  bien  souvent, 
manque  de  goût  el  de  critique,  il  est  presque  inutile  de  le 
remarquer  ici  :  Ju{>iler,  Mini'r\c  et  Mercure  marchent  trop 
fréquemment  à  côté  de  Moïse,  du  Christ  et  de  sa  mère;  Aris- 
tote,  Cicéron,  Stace,  Juvénal  viennent  mal  à  propos  prêter 
leurs  lumières  à  saint  Augustin  et  aux  docteurs  de  l'Église; 
le  Digeste,  par  une  intervention  inattendue,  est  appelé  à 


LKS    SKRMONS    FRANÇAIS    DE    GKRSON.  307 

corrificr  les  dt'cisions  des  conciles.  Ce  mauvais  goùl  clail 
ubligaloirc;  (mi  irévilail  le  rcproclic  (rignurancc  qu'à  la  con- 
dition de  sacrifier  aux  ridicules  du  pédantisrne  à  la  mode. 
Gerson  cite  quehfuel'ois  des  vers  IVaiiÇiiis;  il  fait  allusion  aux 
romanciers  cl  aux  Jon<;leurs  [topidaires;  mais  ces  di,i;ressions 
sont  courtes  et  sans  trivialités'.  Un  autre  défaul,  qu'il  tient 
aussi  de  son  temi)s,  est  l'abus  de  l'allég-orie.  Des  sermons 
entiers  se  développent  sous  cette  forme  :  on  dirait  des  Mo- 
ralités sacrées.  Les  vices  et  les  vertus  personnifiés  se  trans- 
forment en  chevaliers,  en  «  damoiselles;  »  l'oraison  est  la 
((  chambrière  »  del'àme;  celle-ci  devient  un  temple  qui  a 
pour  autel  «  la  volonté;  »  sur  cet  autel  on  fait  <(  sacrifices  et 
oblations  de  bonnes  ou  mauvaises  affections.  »  Le  bon  curé 
de  ce  temple  est  le  Saint-Esprit;  notre  âme  en  est  la  parois- 
sienne; le  chapelain  est  la  raison  (jui  gouverne  ((  sa  parois- 
sienne; »  les  cloches  sont  les  bonnes  inspii'ations  que  le  Saint- 
Esprit  fait  sonner  ((  au  plus  haut  lieu  du  temple-.  »  Voilà 
les  «  sermons  étudiés,  d  les  tirades  alambiquées,  scrwoucs 
curiosi,  que  Gerson  prêchait  à  la  cour  et  qu'on  y  applaudissait 
à  la  fin  du  xiv''  siècle. 

Nous  aimons  mieux  l'orateur  dans  les  discours  plus  sim- 
ples oîi,  pénétré  d'un  sentiment  profond,  il  s'attendrit  sur 
les  souffrances  du  peuple  et  trace  un  tableau  pathétique  des 
misères  renaissantes  ((  du  pauvre  commun.  »  Lui-même  nous 
a  dit  qu'il  avait  l'âme  sensible  et  portée  à  la  pitié''.  Cette 

1.  Dans  un  sermon  sur  la  l'asmn,  il  cite  ce  quatjain  : 

A  Dieu  s'en  va  par  mort  anici-e 
Jhesns,  voyant  sa  doulce  niOro. 
Si  debvons  bien  par  pénitance 
De  ce  dueil  avoir  rcmcmbrance. 

Quelquefois  il  traduit  son  texte  ou  ses  citations  latines  en  vers  français. 
Dans  un  autre  sermon  sur  la  l'at^^ion  il  débute  ainsi  :  «Quant  une;  chanteur 
de  romans,  vel  hisioriarum,  narre  les  paroles,  les  faiz  d'ung  bon  prince 
qui  fut  gracieulx  à  regarder,  vigoureux  à  guerroyer,...  il  est  voulentieis  et 
doucement  ov  et  escouté,  etc.»  — Bibliotlièque  Nationale,  mss.  n»"*  536, 
8188. 

2.  I)ibliotbi;que  de  Tours,  ms.  303.—  Bibliothèque  Nationale,  ms.  73~2G. 

3.  Édit.  EUies  Dupin,  t.  IV,  colonne  725. 


368  l'éloquence  de  la  chaire. 

tendresse  de  cœur,  cette  sympathie  pour  les  mallieureux  et 
les  faibles  était  la  source  vive  et  toujours  abondante  d'où 
partait  son  éloquence.  Parmi  les  malheureux  de  ce  monde  il 
rangeait  les  âmes  sincèrement  chrétiennes,  si  nombreuses 
alors,  que  le  schisme  désolait  et  désespérait;  aussi  ce  sujet 
est-il  un  de  ceux  qui  lui  tiennent  le  plus  au  cœur  et  qui  exci- 
tent les  mouvements  les  plus  impétueux  de  sa  parole.  Se- 
courable  aux  opprimés,  aux  disgraciés  du  sort,  aux  victimes 
de  nos  interminables  querelles,  religieuses  et  politiques,  il  se 
redresse  avec  une  véhémente  indignation  contre  les  aml)i- 
ticux  et  les  tyrans  de  tout  ordre,  instigateurs  de  complots, 
artisans  du  malheur  public,  boute-feux  qui  rallument  et  pro- 
pagent l'incendie  aux  quatre  coins  du  royaume.  11  ne  leur 
épargne  ni  les  menaces  ni  les  invectives  ;  sou  style  deviens 
hardi,  âpre,  irrité';  il  a  des  expressions  amères,  des  évoca- 
tions terribles,  des  élans  et  des  éclats  dont  il  contient  à  peine 
l'ardeur. 

La  variété  est  donc  l'un  des  caractères  du  style  de  Gerson 
d?ns  ses  Sermons  français;  ajoutons-y  l'ampleur  et  l'abon- 
dance. Sa  pensée  a  retenu,  de  l'habitude  d'écrire  en  latin,  un 
toar  périodique,  une  allure  ferme  et  cadencée  qni  se  sent 
tout  d'abordé  Cette  langue  oratoire  nous  paraît  supérieure  à 
celle  de  la  plupart  des  prosateurs  contemporains,  Froissart 
excepté  :  elle  est  moins  traînante  et  moins  difîuse,  moins 
surchargée  de  trivialités  pédantesques;  la  sincérité  du  senti- 
ment, la  chaleur  du  pathétique  lui  donnent  une  aisance,  une 
souplesse,  une  vivacité  naturelle  inconnues  aux  écrivains 
trop  lai)orieux  ou  trop  négligés  que  cette  époque  a  produits. 
D'aussi  rares  mérites  avaient  élevé  Gerson  au  premier  rang 


1.  Par  exemple,  dans  cet  exorde  d'un  sermon  sur  les  sept  iiéc.lics  rapi- 
1aux:  «  Avant  que  je  descende  à  ma  matière,  je  vueil  exposer  la  cause  pour 
laquelle  j'ay  prins  ce  thème,  et  diray  mon  entencion.  Longtems  a  que  de- 
dens  le  secret  de  ma  pensée  j'ai  considéré  que  péclié  le  desloyal,  et  le 
traître  maudit  de  Dieu  son  droiturier  seigneur,  faisoit  guerre  aspre  et 
mortelle  contre  tout  l'umain  lignaige.  Las!  en  nioy  mesmes  l'ay  je  senti 
plus  que  ne  me  fust  hesoing,  et  aux  autres  je  l'apperçoy  ung  chascun 
jour...»  Mss.  de  la  Bibliothèque  nationale,  n°  518. 


SAINT   VINCENT    FERRIER.  309 

des  sermonnairos  :  «  Granl  chose  esloil  de  Paris,  dil  un 
chroniqueur  à  la  date  de  l'an  liOO,  quant  maistre  Jelian 
Gerson,  maistre  Euslaclie  de  Pavilly,  frère  Jacques  le 
Grand  et  autres  docteurs  et  clercs  soloicnt  preschier  tant 
d'excellents  sermons'.  »  Pavilly  et  le  Grand ^,  cités  ici  à  côté 
de  Gerson,  sont  célèbres  surtout  par  leurs  prédications  poli- 
tiques et  par  leur  ingérence  dans  les  ([uerelles  de  partis;  il 
sera  question  d'eux  plus  loin,  lorsque  nous  ferons  l'histoire  des 
troubles  qui  ont  agité  Paris  et  le  roy;uun(^  sous  Charles  VI  :- 
nous  réservons  aussi  pour  ce  même  chapitre  l'examen  des 
huit  Propositions  ou  discours  politiques  que  Gerson  a  pro- 
noncés devant  le  roi  ou  devant  le  peuple  pour  calmer  la  fu- 
reur des  discordes  civiles  ;  son  rôle  de  bon  citoyen  paraîtra, 
mieux  et  avec  plus  de  grandeur  au  milieu  des  passions  com- 
battues et  intimidées  par  son  éloquence. 

§  in 

Les  principaux  sermonnaires  du  XV^'  siècle.  —  Saint  Vincent  Ferrier, 
Henot,  Maillard  et   Raulin. 

Après  la  mort  de  Gerson  commence,  pour  la  chaire  chré- 
tienne en  France,  une  période  d'affaiblissement  et  de  déclin. 
Les  grands  docteurs  qui  ont  illustré  et  soutenu  l'Église, 
pendant  l'épreuve  du  schisme,  n'ont  pas  de  successeurs.  Le 
nombre  môme  des  sermonnaires  diminue.  Nicolas  de  Cla- 
menges',  dans  son  traité  sur  la  Corruption  de  l'Église, 
accuse  les  prélats,  le  haut  clergé  de  dédaigner  la  prédication '^ 

1.  De6cription  de  Parig,  par  Guillebeii  de  Metz,  édit.  Leroux  de  Lincy 
(1855),  p.  82. 

2.  La  Bibliothèque  Nationale  contient  en  manuscrits  plusieurs  traités  ou 
sermons  français  de  Jacques  le  Grand,  par  exemple  le  Livre  des  bonnes 
mœurs  et  ['Archilotje  sophie  dédiée  au  duc  d'Orléans,  n»»  143,  214,  453, 
953  et  1508. 

3.  Ce  célèbre  théologien,  ami  de  Gerson,  né  à  Clamenges  en  Champagne, 
vers  1360,  fut  recteur  de  l'université  de  Paris  en  1393,  puis  secrétaire  du 
pape  Benoit  XIII.  11  mourut  en  1435. 

4.  «  Multi  sunt  ex  eis  qui  nunquani  civitates  suas  intraverunt,  suas 
ecclesias  videront,  sua  loca  vel  diœceses  visitaverunt,  nunquam  pecoruin 

9'i. 


370  l'éloquence  de  la  chaire. 

et  de  l'abandonner  aux  moines  ;  ceux-ci,  restés  maîtres  de  la 
chaire,  l'occupent  avec  beaucoup  moins  d'ardeur  et  de  succès 
qu'auparavant.  Nous  ne  trouvons  pas  plus  de  quinze  ou  vingt 
prédicateurs  français  mentionnés,  au  xv*"  siècle,  par  les  his- 
toriens spéciaux  des  deux  ordres,  autrefois  si  féconds,  de 
Saint-François  et  de  Saint-Dominique  ;  presque  tous  sont  des 
noms  obscurs.  C'est  seiûement  \evs  la  lin  du  siècle,  sous  les 
règnes  tranquilles  de  Louis  XI  et  de  Charles  VIII,  qu'un  peu 
de  zèle  et  de  talent  semble  se  ranimer,  et  que  l'éloquence  du 
moyen  âge,  avant  d'entrer  dans  l'époque  orageuse  de  la  Ré- 
forme, jette  un  dernier  éclat. 

On  peut  signaler  plusieurs  causes  de  cette  décadence.  La 
plus  apparente  est  l'état  de  misère  et  de  confusion  où  la 
guerre  de  Cent  ans  avait  précipité  le  royaume  ;  tout  souffrait 
et  périssait  dans  cette  nation  envahie,  divisée,  qui  semblait 
sans  lendemain,  et  près  de  succomljer  h  tant  de  blessures 
mortelles.  L'Église,  dans  le  désastre  puljlic,  avait  en  outre 
ses  maux  particuliers,  sa  plaie  secrète  :  les  études,  la  foi, 
la  discipline  languissaient*  ;  les  désordres  du  siècle,  les  cor- 
ruptions de  la  politique  et  de  la  guerre,  aussi  bien  que  les 
vices  de  la  mollesse,  avaient  gagné  le  clergé-;  l'âme  ardente 


suolum  vultus  agnovcrunt,  vocem  aiidieiiint,  vuliieru  senseriint,  iiisi  ea  forte 
vulnera  qute  ipsi  eis  intulerunt...  Miilli  suiit  qui,  toto  elabente  anno,  siiam 
bis  aut  ter  intrant  ecclesiam,  qui  tolos  in  aucupio  et  venatu,  in  iudis  et 
palacstra  (lies  agunt,  qui  noctes  in  conviviis  accuratissimis,  in  plausibus 
et  choreis  insomnes  transeunt,  etc.  »  Ch.  xvii,  xix. 

1.  On  peut  lire,  sur  cette  question,  le  De  cornipto  Ecclt)ii,v  i^tatu,  de  Nicolas 
de  Clamenges,  aux  chapitres  m,  iv,  xvi,  xix,  xx,  xxi.  —  Voici  ce  qu'il 
dit  de  l'ignorance  des  prêtres  de  son  temps  :  «De  litteris  vero  et  doctrina 
quid  loqui  attinet,  cum  omnes  fere  Presbyteros  sine  aliquo  captu  aut 
rerum  aut  vocabulorum  morose  syllabatimque  vix  légère  videauius...  Si 
quis  hodie  desidiosus  est,  si  quis  in  otio  luxuriari  volens,  ad  sacerdolium 
convolât,  quo  adepto,  statim  se  ceteris  sacerdolibus  voluplatum  sectatori- 
bus  adjungit,  qui  luagis  secunduni  Epicurum  quam  secunduni  Cliristum 
viventes,  et  cauponulas  seduli  fréquentantes,  potando,  conimessando,  pran- 
sitando,  convivando,  cum  tesseris  et  pila  ludendo,  tempora  tota  consumunt. 
Ch.  XVI. 

2.  Nicolas  de  Clamenges  s'exprime  ainsi  sur  les  chapelains,  les  cha- 
noines et  le  clergé  régulier:  «Une  verbo  dicere  milii  licet  Capellanos  et 
Canonicos  Episcoporum  similes  esse,  indoctos,  simoniacos,  cupi<los,  am- 


SAINT  VINCENT   FERIUEU.  371 

et  austère  de  la  prédication  chrétienne  tombait  en  défaillance 
et  perdait  sa  verlii.  Quelques  Iiommes  cependant,  au  milieu 
de  l'abaissement  général,  gai'dèrent  l'esprit  apostolique, 
l'audace  intrépide  contre  le  mal,  la  généreuse  liberté  de  la 
parole  sainte;  s'ils  n'égalèrent  ni  h  talent  ni  la  renommée 
de  leurs  devanciers,  si,  atteints  eux-mêmes  des  défauts  de 
leur  temps,  ils  ne  surent  pas  toujours  maintenir  la  dignité 
et  la  pureté  des  traditions  de  l'éloquence,  ils  trouvèrent  du 
moins,  dans  un  dé\ ouement  sincère,  d'heureuses  inspirations, 
des  accents  pénétrants,  une  force  d'action  et  de  persuasion  que 
la  société  contemporaine  a  vivement  ressentie  et  dont  l'Iiis- 
toire  se  souvient.  Nous  dirons  quelques  mots  de  ces  représen- 
tants de  la  chaire  française  au  xv*"  siècle. 

Le  Dominicain  saint  Vincent  Ferrier,  missionnaire  puis- 
sant en  paroles  et  en  actes,  peut  trouver  place  parmi  les  ser- 
monnaires  français,  bien  qu'il  soit  né  en  Espagne,  puisqu'il 
a  prêché  en  France  et  qu'il  y  est  mort  en  1419*.  Comme  il  sa- 
vait presque  toutes  les  langues  de  l'Europe,  il  a  parcouru 
pendant  vingt  ans,  à  partir  de  1397,  une  grande  partie  du 
continent,  l'Angleterre  et  l'Irlande,  en  faisant  des  miracles, 
en  opérant  des  conversions,  en  reprochant  aux  hommes 
leurs  désordres  et  leurs  crimes,  en  leur  montrant  la  main 
de  Dieu  visible  et  présente  dans  les  malheurs  qui  déso- 
laient la  chrétienté".  Sa  voix  tonante,  sa  face  exténuée  im- 
primaient la  terreur  aux  populations  rassemblées  en  foule 
pour  l'entendre  ;  souvent,  les  larmes  et  les  sanglots  de  ses 
auditeurs  couvraient  sa  voix  et  le  forçaient  de  s'arrêter.  On  a 
de  lui  un  Carême,  imprimé  en  148i  à  Cologne,  des  sermons 


bitiosos,  obtrectatores,  suœ  vitie  négligentes,  alientc  curiosos,  ebiios,  in- 
continentissimos,  vauiloquos,  teiiipus  in  fabulis  et  nugis  terenles,  in  cura 
ventris  et  giila},  in  camis  voluptatibiis  haiiriendis.  »  Ch.  xx.  —  Le  por- 
trait des  simples   moines    n'est  pas  llalté   davantage. 

1.  Saint  Vincent  Fenier,  né  à  Valence  en  1353,  mourut  à  Vannes  dans 
un  couvent  de  cette  ville  où  il  passa  les  dernières  années  de  sa  vie. 

2.  «  Verbum  Dei  seniinando,  stupenda  iniracula  opérande,  Hispaniam, 
Galliam,  Germanium,  Angliani  et  Hiberniam  perlustravit.  »  —  Hlcliard  et 
Quétif,  p.  7G3. 


372  L  ELOQUENCE   DE   LA   CHAIRE. 

sur  le  «  Propre  du  temps  »  et  des  Panégyriques  publiés  au 
commencement  du  xvi"  siècle  *  :  certains  passages  de  cette  élo- 
quence nous  paraissent  bizarres,  mais  le  sérieux  repentir  de 
ses  auditeurs  ne  connaissait  pas  nos  délicatesses  ^ . 

Les  autres  prédicateurs  de  l'ordre  de  Saint-Dominique,  à 
l'exception  de  l'Italien  Barlctte  ^,  ne  paraissent  pas  avoir  beau- 
coup ajouté  cl  la  gloire  de  leur  institut.  Qu'est-ce,  en  effet,  que 
ce  Jean  Gapréolus,  du  diocèse  de  Toiûouse,  docteur  en  théo- 
logie, delà  faculté  de  Paris,  auteur  de  <(  sermons  variés  n  qui 
ont  disparu?  Qu'est-ce  que  le  licencié  Guidon  Marguetat,  qui 
a  laissé  des  homélies  manuscrites  <(  sur  les  épî très,  les  évan- 
giles, le  propre  du  temps,  et  les  fêtes  des  saints?  »  ou  cet  autre 
licencié, Martin  François, auteur  d'un  Carême  manuscrit*? Le 
breton  Alain  de  la.  Roche,  «  hérault  et  promoteur  infatigable  de 
la  dévotion  du  saint  Rosaire,  »  est  du  moins  un  homme  éminent 
par  la  ferveur  de  son  zèle  ;  on  a  de  lui  un  recueil  manuscrit  «  de 
sermons  et  de  petits  traités  ^  »  Un  Franciscain  anonyme, 

'1.  Sennoiiea  quadragesimules.  Coloniac,  1482.  —  A  la  suite  est  imprimé 
un  ara  inwdicandi  d'Albert.  —  Sermones  de  tcmpore,  de  sanclis  per  annum, 
édit.  de  1525,  1530,  1539,  1550,  1559.  L'édition  de  (Lyon),  a  pour  titre: 
Bistinciiones,  aurei  sermones  et  frucUiosissimi. 

2.  Tel  est  ce  passage  d'un  sermon  pour  le  l'"^  jeudi  du  carême  où  les 
maux  de  l'âme  sont  comparés  à  ceux  du  corps,  et  le  confesseur  assimilé  à 
un  médecin.  Le  prédicateur  commence  par  distinguer  sept  moyens  de 
guérison  employés  par  le  médecin  du  corps  :  1°  faciès  insyicitur  ;  2»  fulsus 
tangitur  ;  3»  urina  attenditur  ;  4»  dietta  jyrxscribitvr  ;  5»  siriqnis  immittitur; 
C)0  jiurgatio  tribuitur  ;  7»  refectio  conceditur.  —  Des  moyens  semblables 
s'appliquent  à  la  guérison  des  âmes.  Par  exemple,  qu'est-ce  que  la  con- 
fession? «  Confessio  est  sicut  urinale  in  quo  urina  peccatoris,  ab  interiori 
existens,  ostenditur  confessori,  et  ubi  inlirmilates  animœ  agnoscuntur.  » 
—  Histoire  de  k  prctt/caiiOîi,  par  Joseph  Romain  Joly,  17(37,  p.  353. 

3.  Sur  Barlette,  voir  Echard  et  Quétif,  année  1470,  p.  884.  Les  ser- 
mons qu'on  a  de  lui  sur  le  carême,  sur  le  salut,  sur  les  saints,  sermons 
imprimés  à  Houen,  à  Lyon,  à  Paris,  à  Venise,  en  1507,  1515,  1518,  1536, 
1571,  sont  remplis  d'interpolations:  «  Ab  incptis  auditoribus  collecti,  iiUer- 
folali,  vitiati  et  adulterali.» 

4.  Sur  Capreolus  et  ses  Sermones  varii,  sur  Guidon  Marguetat  et  Martin 
François,  voir  Echard  et  Quétif,  aux  années  1444,  1449,  1454,  p.  795. 
807,  M2. 

5.  «  Sermones  et  truclatuli  Alani.  »  —  «  Celebris  ille  B.  Virginis  per 
Rosarium  cultus  prieco  et  promotor  indefessus.»  —  Ibid.  Année  1475 
p.  849. 


LE  CORDELIER   FRADIN.  373 

contemporain  de.  Charles  VJII,  a\aU  ju^i'î  nécessaire  (l'fïnri- 
chir  le  répertoire  déjà  si  volumineux  d(îs  manuels  et  des 
rhétoriques  sacrées;  il  fit  un  ouvrage  intitulé  <(  Lieux  com- 
muns pour  la  prédication,  rangés  selon  l'ordre  alphabé- 
tique*. »  Nous  prétV'rons  à  cette  inutile  compilation  les  sei'- 
mons  de  Jean  Flameng,  proches  à  Lille  en  1490;  ils  étaient 
en  français  et  se  conservaient  dans  leur  texte,  au  xvn°  siècle, 
parmi  les  manuscrits  d(^  la  hibliotlif^que  de  cette  ville,  qui 
peut-être  les  possède  encore  aujourd'hui  -.  VoiLà  tout  ce  cp.i'ont 
fait  les  Frères  Prêcheurs  pour  l'honneui-  de  la  chaire  fran- 
çaise, à  cette  époque,  d'après  le  témoignage  de  leurs  con- 
sciencieux historiens  Ecliard  et  Quétif. 

La  liste  que  nous  présente  Wading,  l'historien  des  ordres 
Mineurs,  est  aussi  courte  ;  elle  serait  plus  pauvre,  si  elle  ne 
contenait  deux  noms  célèbres,  Menot  et  Maillard.  Avant  d'ar- 
river à  ces  deux  gloires  de  l'ordre  des  Cordeliers,  nous  ren- 
controns des  sermonnaires  d'un  mérite  estimable,  à  qui  n'a 
pas  manqué  une  certaine  renommée  locale  et  viagère.  Tel 
est  Antoine  de  Verceil,  auteur  de  deux  Carêmes,  imprimés  à 
Venise  en  liDi  et  à  Lyon  en  1504;  il  vivait  en  1480.  Nicolas 
de  Nyse,  Père  gardien  d'un  couvent  de  Rouen,  mort  en  Io09, 
a  laissé  une  (euvre  plus  considérable  :  elle  comprend  des 
<(  sermons  d'éli'  et  des  sermons  d'hiver,  »  Sermones  xstivos 
et  hiemales,  deux  Avents,  un  Carême,  des  homélies  sur  le 
((  Pro[)re  du  t('in])s,  »  le  tout  publié  à  Paris  en  1500  et  à 
Rouen  en  1508.  ()n  imprimait,  à  la  même  date,  les  sermons 
du  Franciscain  Etienne  Brullefer,  docteur  en  théologie,  ((  sur 
la  pauvreté  du  Christ  et  des  apôtres.  »  Ce  prédicateur  vivait 
<in  1483*.  Nous  ne  voyons  pas  figurer  dans  cette  nomencla- 
ture un  Cordelier  qui  fit  cependant  quelque  bruit,  sous 
Louis  XT,  par  une  tentative  malheureuse  et  fort  inopportune 
de  prédication  jjolitique.  11  s'agit  du  Frère  Antoine  Fi'adin, 


1.  Anonyinus  Gallus.  —  vLod  communes  pro  prxdicaioribus  alyhnbelko 
ordine  difiKsti.»  —  Ibid.  Année  1470,  p.  853. 

2.  K Sermons  pour  tom  les  jours  de  Carême,  a  —  Ibid.  Année  1490,  p.  873. 

3.  Wading,  p.  29,  267,  320. 


374  L'ÉLOQUENCE   DE    LA   CHAIRE. 

natif  de  Villefranclie,  en  Beaujolais,  Arrivé  de  sa  province  à 
Paris  au  printemps  de  1478,  et  n'ayant  pas  conscience  des 
changements  accomplis  dans  le  régime  de  la  France,  il  osa 
critiquer  en  cliaire  ((  la  justice  du  gouvernement  du  roy,  des 
princes  et  seigneurs  du  royaume  ;  )>  il  attaqua  surtout  les  mi- 
nistres, dit  que  le  roi  ((  estoit  mal  servy,  qu'il  avoit  autour  de 
lui  des  serviteurs  qui  lui  estoient  traistres,  et  que  s'il  ne  les 
mettoit  deliors  ils  le  destrujroient  et  le  royaulme  aussi.  » 
Prendre  de  telles  libertés  sous  Louis  XI,  c'était  commettre  un 
grave  anachronisme.  Olivier  le  Dain,  envoyé  par  le  roi,  in- 
tima l'ordre  au  prédicateur  de  se  taire;  et  comme  le  peuple, 
craignant  pour  la  vie  de  l'audacieux  Gordelier,  s'attroupait  à 
la  porte  de  son  couvent,  avec  l'intention  manifeste  de  le  dé- 
fendre, un  arrêt,  publié  à  son  de  trompe,  défendit  les  ras- 
semblements ((  sous  peine  de  confiscation  de  corps  et  de 
biens.  »  Fradin  fut  banni  à  perpétuité  du  royaume,  et  partit 
au  milieu  des  pleurs  et  des  cris  du  ((  populaire  :  )>  ses  plus 
déterminés  partisans  l'accompagnèrent  fort  loin,  hors  de 
Paris,  mais  là  se  borna  leur  protestation^.  Fradin  était  venu 
trop  tard  ou  trop  tôt  ;  on  n'était  plus  au  temps  des  Arma- 
gnacs et  des  Bourguignons,  on  n'était  pas  encore  à  l'époque 
de  la  Ligue. 

Plus  avisés,  Menot  et  Maillard,  critiquèrent  la  société  et 
laissèrent  en  paix  le  gouvernement.  Les  satires  générales 
les  plus  violentes  sont  moins  hardies  qu'une  simple  allusion 
dirigée  contre  le  pouvoir.  Mailkrd,  il  est  vrai,  à  ses  débuts 
inquiéta  Louis  XI  qui  le  menaça  de  le  faire  jeter  à  la  rivière 
cousu  dans  un  sac;  il  se  tira  du  mauvais  pas  en  liomme 
d'esprit,  par  un  l)on  mot  et  par  de  la  prudence-.  Orateurs 

1.  «  Et  quant  le  dict  frère  Anthoine  partit,  du  dict  lieu  de  Paris,  y  avoit 
tarant  quantité  de  poiiulaire,  crians  et  soupirans  moult  fort  son  départe- 
ment, et  en  estoient  tous  fort  mal  contens.  Et  du  courroux  qu'ils  en 
avoient  disoient  d'étranges  choses,  et  y  en  eut  plusieurs  tant  hommes  que 
femmes  qui  le  suivirent  hors  de  la  ville  de  Paris  jusque  bien  hiing,  et  puis 
après  s'en  retournèrent.  »  Cet  événement  est  conté  en  détail  dans  la  chro- 
nique de  Jean  de  Troyes,  année  1478,  p.  33»'.,  édition  Michaud  et  Poujoulat 
(1854),  t.  IV. 

2.  Il  répondit  au  valet  porteur  du  message  :  «  Va  dire  à  ton  maître  que 


MiîNûT  i;ï  maillaud.  37:j 

détalent  et  de  verve,  ces  deux  scrinonnnircs  ont  été  souvent 
étudiés  et  cités  :  pendant  longtemps  même  on  n'a  connu 
qu'eux  seids  de  tous  les  pi-édicateurs  du  moyen  âge,  parce 
qu'ils  étaient  les  moins  anciens,  absolument  comme  le  plus 
moderne  de  nos  vieux  poêles,  François  Villon,  représentiiit 
à  lui  seul,  devant  le  sii'cle  de  Bodeau  et  de  Voltaire,  pi'esque 
toute  la  poésie  antérieure  à  la  Renaissance.  Le  jugement 
porté  sur  leur  éloquence  reste  vrai  en  général ,  mais  il 
est  incomplet  et  parfois  inexact.  Dans  l'ignorance  où  l'on 
était  des  temps  et  des  hommes  qui  les  avaient  précédés, 
on  a  signalé  chez  eux,  comme  des  traits  distinctifset  person- 
nels, nombre  de  mérites,  de  défauts  ou  d'habitudes  qui 
étaient,  pour  ainsi  dire,  de  tradition.  En  bien  et  en  mal,  ils 
sont  moins  novateurs,  moins  originaux,  moins  singuliers 
qu'on  ne  l'a  cru.  Le  passé  qui  les  explique  et  les  excuse  leur 
ôte  du  relief.  Pour  les  considérer  sous  leur  jour  véritable,  il 
faut  les  remettre  à  la  place  qui  leur  convient,  c'est-à-dire  au 
terme  de  cette  longue  période  de  fécondité  oratoire  que  nous 
venons  de  parcourir,  et  dont  ils  reproduisent  certains  carac- 
tères essentiels  avec  Aivacité. 

Menot  et  Maillard  appartenaient  l'un  et  l'autre  au  plus 
popidaire  des  ordres  religieux,  à  ces  Franciscains  qui  depuis 
trois  siècles  avaient  le  privilège  de  porter  dans  la  chaire  chi'é- 
tienne  une  parole  hardie  et  satirique,  un  geste  véhément  et 
famdier,  toutes  les  libertés  d'une  trivialité  pittoresque.  Michel 
Menot,  qui  a  vécu  de  1 4i()  à  1518,  n'était  qu'un  simple  Corde- 
lier,  docteur  en  théologie,  il  est  vrai,  mais  sans  titre  parti- 
culier ni  charge  un  peu  éminente  dans  son  ordre  ;  il  aurait 
pu  dire  encore  plus  justement  qu'Olivier  Maillard,  son  ri- 
val en  éloquence  :  «  Je  n'ai  que  ma  parole,  »  nihil  habco 
nui  linguam.  Cette  parole  était  ((  d'or,  »  s'il  en  faut  croire 
ses  auditeurs  qui  l'avaient  surnommé  lingua^aurea.  Notre 
Chrysologue  franciscain  fit  une  mission  à  Tours  en  1508, 

j'an-iverai  plus  tôt  au  ciel,  par  eau,  que  lui  par  ses  chevaux  de  poste.»  — 
Niceron,  Mémoires,  t.  XXllI.  —  Labitte,  'Revue  de  Paris,  1840,  p.  263.  Ce 
mot  porte  sa  date  avec  lui. 


376  L'ÉLOQUENCE    DE   LA   CHAIRE. 

une  autre  à  Paris  en  1517,  qui  renouvelèrent  le  souvenir  des 
plus  vifs  succès  de  popularité  que  l'élocpence  sacrée  en 
France  eût  obtenus  jusque-là.  Figurons-nous  un  Bridaine 
contemporain  de  Louis  XI  et  de  Charles  YIII.  On  ne  sait 
pas  auti'e  chose  de  lui  ;  sa  vie  est  tout  entière  dans  cet 
apostolats  La  biographie  de  Maillard  est  moins  courte; 
ce  sermonnaire  avait  plus  d'un  talent,  et  la  prédication 
n'était  qu'une  des  formes  de  son  exubérante  activité. 
Prédicateur  du  roi  sous  Louis  XI,  confesseur  de  Charles  YIII, 
il  vécut  à  la  cour ,  fréquenta  les  grands  et  le  peuple, 
et  ne  fut  pas  l'homme  d'un  seul  public  et  d'un  seul  audi- 
toire. Son  mérite  l'éleva  aux  plus  hautes  dignités  com- 
patibles avec  la  vie  monastique;  il  fut  élu  vicaire-général 
des  cordeliers  de  France  et  cinq  fois  provincial;  le  gouverne- 
ment français  et  le  saint-siége  lui  accordèrent  leur  confiance 
en  plus  d'une  affaire  délicate.  Le  pape  Innocent  VIII,  en 
1488,  le  nomma  son  légat  auprès  du  roi  de  France  pour 
abolir  la  pragmatique-sanction  de  Charles  Vil;  le  roi, 
d'autre  part,  le  choisit  pour  négocier  la  cession  de  la  Cer- 
dagne  et  du  Roussillon  h  Ferdinand  le  Catholique. 

Plus  d'un  trait  semble  nous  révéler  dans  MaiUard  un  per- 
sonnage remuant  et  ardent,  toujours  prêt  à  mêler  différents 
rôles,  à  s'ingérer  et  à  s'intriguer  en  des  difficultés  d'où  sa  répu- 
tation ne  sortit  pas  sans  atteinte.  On  l'accusa  d'avoir  vendu  à 
l'Espagne  les  intérêts  français  ;  plus  tard,  ayant  voulu  réfor- 
mer trop  brusquement  le  grand  couvent  de  son  ordre  à  Paris, 
il  fut  contraint  de  se  retirer,  «  imé  d'un  chacun.  »  (Juand 
Louis  XII,  en  1499,  répudia  sa  {jremière  femme  pouré[)ouser 
Anne  de  Bretagne,  Maillard  prêcha  contre  le  roi  dans  l'église 
de  Saint- Jean-en-Grève  et  proclama  Jeanne  la  vraie  et  légi- 
time reine  de  France.  A  ce  coup,  il  quitta  Paris  et  se  réfugia 
aux  Pays-Bas  auprès  de  l'archiduc  Philippe  le  Beau,  père  de 
l'empereur  Charies-Qaint.  L'année  suivante  il  prêchait  à 
Bruges,  devant  la  cour  de  l'arcliiduc,  le  fameux   sermon 

1.  -Niceron,  Mémoires,  t.  XXIV. 


MENOT    ET   MAILLARD.  377 

publié  sous  le  titre  de  Sermon  tousseux^.  Il  mourut,  le 
13  juiu  Io0:2,  dans  un  des  l'auboui'gs  de  Toulouse  qu'il  tra- 
versait incognito-. 

On  a  de  Menot  le  Carêm(;  qu'il  a  prêché  à  Tours  et  la 
mission  qu'il  a  faite  à  Paris;  ces  sermons  ont  été  imprimés 
en  lol9,  lo:2o  et  lo30^;  le  texte  est  en  latin.  Les  œuvres 
de  Maillard  sont  plus  variées.  Elles  comprennent  un  Avant, 
un  Carême,  des  sermons  pour  tous  les  dimanches  et  des 
panégyriques*.  Outre  ces  recueils  publiés  en  latin,  on  a  de 
lui  une  Passion,  un  sermon  sur  la  Confession,  et  le  sermon  de 
Brur/es,  qui  sont  en  français^.  En  examinant  les  discours  de 
ces  deux  sermonnaires,nousy  retrouvons  tous  les  caractères 
de  l'éloquence  du  moyen  âge,  plusieurs  fois  signalés  par  nous 
dans  les  siècles  précédents  :  le  mélange  du  latin  et  du  fran- 
çais, sur  lequel  on  s'est  tant  mépris  et  si  mal  à  propos 
égayé,  la  disposition  traditionnelle  du  sermon,  l'habitude 
reçue  de  consacrer  la  première  partie  au  dogme  et  la  se- 
conde à  la  morale,  une  revue  satirique,  une  peinture  sou- 
vent ti'op  li])re  des  conditions  humaines ,  comme  dans  les 
sermones  ad  status,  de  fréquents  emprunts  à  la  littérature 
populaire,  un  emploi  abusif  des  exemples  ou  des  histoires; 
rien  de  tout  cela  n'cHait  une  nouveauté.  Où  donc  est  l'origi- 
nalité de  nos  deux  sermonnaires?  Qu'y  a-t-il  dans  leur  pré- 
dication et  dans  leur  succès  qui  leur  soit  personnel?  11  y  a 
leur  talent,  c'est-cà-dire,  leur  verve  d'éloquence,  féconde  en 
mouvements  et  en  saillies ,  leur  imagination  piquante  et 

■I.  Ainsi  appelé  parce  que  le  prédicateur  y  a  marqué  par  des  liein!  hem! 
les  endroits  où  il  devait  s'arrêter  pour  tousser. 

2.  INiceron,  Mémoires,  t.  XXIIl.  —  Labitte,  Revue  de  Paris  (1840), 
p.  261-271. 

3.  Sunnoncs quadraçiPsimales  oUmTuronibus  dedamati.  —  Sermones  Farisas 
ikclamali. 

4.  Recueils  imprimés  en  1493,  1498,  1511,  1513,  1515. 

5.  La  Récolation  de  la  très-pieuse  Passion  de  N.-S.,  représentée  par  les 
saints  et  sacrés  Mystères  de  la  messe.  Paris,  in-8.  —  L'Exemplaire  de  con- 
fession, avec  la  confession  générale.  Lyon  1524,  iu-S".  —  Le  sermon  de 
Bruges,  ou  Sermon  toitsseux,  a  été  réimprimé  en  1826  par  l'abbé  La- 
bouderic,  in-S". 


378  l'éloquence    de    LA   CHAIRE. 

colorée  qui  donne  une  forme  neu^e  à  ces  lieux-communs 
séculaires  de  satire  morale  et  d'objurgation;  il  y  a  aussi 
l'actualité  ^ivante  des  mœurs  du  xv""  siècle,  la  mode  ridicule 
ou  vicieuse  finement  observée  et  mise  dans  un  relief  saisis- 
sant. La  face  mobile  de  l'incorrigible  humanité,  qui  renou- 
velle et  varie  sans  cesse  l'expression  des  mômes  défauts, 
rajeunit  par  des  nuances  fraîches  le  coLnis  des  anciennes 
peintures. 

Ce  qui  nous  paraît  un  signe  caractéristique  du  vrai  talent 
dans  l'éloquence  de  ces  deux  Franciscains,  c'est  l'aisance,  le 
naturel, le  ton  souple  et  varié  de  leur  prédication.  Ils  passent, 
sans  effort,  du  plaisant  au  sérieux,  de  la  satire  mordante  et 
poignante  à  l'émotion  sincère,  au  pathétique  profond.  Ils  ne 
frappent  pas  seulement  l'esprit  par  la  crudité  d'un  style  sin- 
gulier, ils  vont  jusqu'à  l'àme,  ils  la  touchent  et  la  remuent. 
Ils  ont  l'abondance  des  natures  fortes  et  l'imprévu  des  ima- 
ginations passionnées.  Leur  pensée,  comme  celle  du  poëte 
contemporain  Villon,  se  porte  d'un  mouvement  naïf  et  d'un 
essor  familier  vers  cette  terrible  contemplation  du  néant  des 
choses  humaines,  vers  cette  sombre  poésie  du  sépulcre  et  de  la 
destruction  qui,  dans  les  grands  siècles  littéraires,  a  si  puis- 
samment inspiré  le  génie  des  orateurs  chrétiens.  Ils  esquis- 
sent, d'un  trait  ra]jide  et  négligé,  de  larges  tableaux  qu'a- 
chèvera un  jour  et  remplira  un  art  consommé*.  L'onction 
môme  ne  leur  manque  pas,  pour  peu  que  le  sujet  prête  à  l'at- 
tendrissement,   et    on   les  jugerait    mal  en   bornant  leur 

1.  ('  Nous  mourons  tous,  dit  Menot  dans  son  cinquième  i^ermo)i  après  les 
Cendres,  et  comme  l'eau  nous  rentrons  dans  la  terre  et  nous  ne  revenons 
plus  à  la  surface.  La  Loire  coule  sans  cesse  ;  mais  l'eau  d'hier  est-elle 
aujourd'hui  sous  le  pont?  Il  y  a  cent  ans,  pas  un  homme  n'existait  de  ce 
peuple  qui  est  maintenant  dans  la  ville.  A  cette  heure,  c'est  moi  qui  vous 
prêche  ;  dans  un  an,  peut-être,  un  autre  vous  prêchera.  Où  est  le  roi  Louis, 
monarque  redouté,  et  Charles  qui  dans  la  fleur  de  sa  jeimesse  faisait  trem- 
bler l'Italie  ?  Hiilas  !  ils  pourrissent  tous  deux  dans  le  cercueil.  Où  sont 
toutes  ces  demoiselles  dont  on  a  tant  parlé  ?  N'avez-vous  pas  lu  le  Roman 
de  la  Rose,  et  ne  vous  souvenez-vous  pas  de  Mélusine  et  de  tant  d'autres 
beautés  célèbres?  Nous  mourons  tous,  et  comme  l'eau  nous  fondons  dans 
la  terre...»  —  Sermones  Turonibus  declamali,  f»  xxvii.  —  Voir  eu  outre, 
sur  la  Mort,  Sermones  ¥arisiis  dechmati,  f°  vi-xiii. 


MENOT   ET   MAILLARD.  379 

('loquence  à  rinvective  et  à  l'imprécalion^  Souvent,  dans  leurs 
sorties  les  plus  violentes  contre  les  prévarications  mon- 
daines, un  sentiment  généreux  échauffe  leur  C(eur;  c'est,  par 
exemple,  la  sympathie  pour  le  faible  et  l'opprimé  dont  ils  pren- 
nent la  défense  et  soutiennent  la  querelle  en  face  de  ces 
((  écorclieurs  des  \)Iw\\vqs^  excoriatores paiiperum,  qui  ioison- 
nent  dans  les  villes.  »  Si  l'on  excepte  les  temps  de  révolution, 
où  l'on  ose  tout  sans  danger,  l'histoire  delà  chaire  nous  offre 
peu  de  traits  de  hardiesse  comparables  à  celui-ci  :  <(  Aujour- 
d'hui, messieurs  de  la  justice  portent  de  longues  robes,  et  leurs 
femmes  s'en  vont  velues  comme  des  princesses.  Si  leurs  vête- 
ments étaient  mis  sous  le  pressoir,  le  sang  des  pauvres  en 
découlerait.  Seigneurs  justiciers, les  revenus  que  vous  dépensez 
sont-ils  de  votre  patiimoine?  Non,  certes;  et  les  pauvres  mi- 
neurs orphelins  sont  mis  [)ar  vous  sous  la  dent  des  loups,  car 
vous  leur  donnez  des  tuteui's  qui  les  volent  elles  dt-pouillent  ; 
ne  duulez  pas  que  leurs  clameurs  ne  montent  jusqu'au  ciel 
et  devant  Dieu.  Vos  taxes  et  vos  impôts  seront  sel  et  épiccs 
pour  saupoudrer  vos  chairs  dans  la  damnation  -.  » 

Menol,  en  son  rude  langage,  appelle  c(  fourlje  et  voleur  )) 
le  prédicateur  qui  <(  tord  l'Évangile  pour  plaire  aux  princes 
et  aux  grandes  dames  »  :  ce  n'est  ni  à  lui  ni  à  Maillard  qu'on 
applitjuera  un  tel  reproche.  On  les  taxerait  même  d'exagéra- 
tion et  d'imprudence,  surtout  lorsqu'ils  découvrent  d'une 
main  brutale  et  parfois  cynique  les  plaies  secrètes  de  l'Eglise, 
si  l'on  ne  connaissait  déjà  les  attaques  dirigées  par  leurs 
devanciers  contre  de  semblables  désordres,  et  si  le  Traité  de 
Nicolas  de  Clamenges,  cité  plus  haut,  ne  nous  faisait  mesu- 
rer la  profondeur  du  mal.  Leurs  sermons  et  le  De  corrupto 

\.  On  pourra  s'en  convaincre  en  lisant  dans  Menot  et  Mailiaid  le  ser- 
mon sur  la  Passîou,  qui  est  en  français  (ou  peut  s'en  faut)  dans  tous  les 
deux.  —  Menot,  Pas.sîonw  Domini  Exjio^itio,  P  clxi,  col.  1  et  2.  —  Maillard, 
Servion  de  Bruf/es,  Péroraison. 

2.  Menot,  Sermone»  Turonibus  declaiii.,  f»  xlvii-xx.  — Serin.  l'arisih  decL, 
f°  VII,  XVII,  XXIX,  xcv,  xc,  civ,  cviii,  ex,  cciv.  —  Maillard,  prêchant  à 
Toulouse  sur  le  même  sujet  et  avec  la  même  liberté,  fut  menacé  de  la  pri- 
son par  le  parlement.  —  Labitte,  Revue  de  l'arh,  1840,  p.  2G3. 


380  L'ÉLOQUENCE   DE   LA   CHAIRE. 

Ecclesix  statu  s'éclairent  réciproquement,  sans  parler  des  té- 
moignages moins  sûrs  que  nous  fournit  la  littérature  popu- 
laire. «  Que  trouve-t-on  maintenant,  nous  dit  Menot,  dans 
les  maisons  des  prêtres?  Est-ce  une  exposition  des  épîtres, 
un  commentaire  des  évangiles?  Non;  c'est  un  arc,  une  ha- 
liste,  un  couteau  de  chasse  et  autres  armes.  Les  prélats  traî- 
nent après  eux  des  chiens,  des  maquignons,  avec  livrée  mi- 
litaire, tandis  que  les  chanoines  disent  leur  office  dans  la 
cuisine...  On  prend  les  bénéfices  à  embrassées,  on  les  vend 
comme  des  chevaux  en  plein  marché.  Un  enfant  de  dix  ans 
obtient  des  bénéfices  par  les  «  cognoissances  »  de  sa  mère... 
Une  fois  qu'ils  sont  abbés, papes  et  cardinaux,  ils  veulent  que 
leurs  parents  soient  pourvus  ;  ils  font  de  leur  protégé  un  évêque, 
un  archidiacre,  un  chanoine,  voh^  fust-il  fils  d'un (j  savetier  ou 
sorti/  de  la  maison  d'ung  bostelier  de  foing...  Messieurs  les 
curés  et  chanoines,  vous  avez  cinq  ou  six  cloches  sur  vos 
tètes  (des  abbayes  et  des  prébendes  accumulées),  pensez- 
vous  qu'on  vous  donne  tout  cela  pour  entretenir  tant  de  cui- 
sines? Tout  ce  que  l'homme  d'éghse  retient  au  delà  des  con- 
venances est  un  vol  fait  à  Dieu  et  aux  pauvres,  et  votre 
gourmandise  crie  vengeance  * .  n 

Les  formes  habituelles  du  style  de  nos  deux  sermonnaires, 
les  moyens  de  persuasion  qu'ils  emploient  de  préférence,  par 
lesquels  ils  saisissent,  captivent  et  maîtrisent  l'attention  de 
l'auditoire,  sont  la  description  vive  et  courte,  la  succession 
rapide  de  petits  groupes  animés  et  de  tableaux  changeants, 
l'apostrophe  familière,  le  dialogue  imprévu,  la  narration  dé- 
veloppée où  leur  imagination  railleuse  et  forte  se  donne  car- 
rière. L'expression,  chez  eux,  est  souvent  triviale,  parfois 
grossière,  mais  elle  est  toujours  incisive,  mordtmte,  colorée; 
elle  fait  image,  elle  emporte  la  pièce  ;  leur  style  a  des  traits 


1.  Sermones  Parism  dcdamati,  i°  xcviii,  xcxiv,  v,  viii,  x,  cxvii,  cxviii. 
—  Serm.  Turonibus  declamati,  f»  xvii. —  Menot  dit  encore  :  «  On  nomme  évèques 
des  gens  qui  ne  savent  pas  la  grammaire  et  qui  n'ont  pas  lu  Donat.  Nous 
voyons,  non  en  esprit,  mais  sous  notre  œil,  des  ânes  couronnés,  Asinos 
7/i27ra/o.s,  s'asseoir  sur  le  siège  des  Apôtres.»  Serm.  Parisiis  decl.,  f"  xcxin. 


MENOT    ET    MAILLARD.  381 

qui  annoncent  Rabelais  et  Monlai<;ne,  et  Jamais  la  verve  du 
génie  gaulois  ne  s'est  plus  rrancliement  installée  dans  la 
chaire  et  ne  s'est  mise  plus  librement  en  possession  de  la 
doctrine  cluv tienne.  *.  >[aillard  a  moins  (1(;  vivacib'-  dans  l'ex- 
pression, nKjins  d'esprit  (pu;  Menot;  il  est  plus  simple  et  plus 
uni,  moins  sujet  aux  familiarités  grotesques;  mais  son  élo- 
quence chaleureuse,  énergique,  n'a  pas  moins  de  puissance, 
ni  de  soul'lle,  ni  d'élan.  Le  sermon  de  Brug(!s,  prononcé  de- 
vant un  vaste  et  brillant  auditoire,  est  rempli  d'apostrophes 
hardies  qui  prouvent  quelle  autorité  de  parole  avait  concpiise 
le  vaillant  missionnaire. 

Divisant  la  société  en  deux  parts,  celle  de  Dieu  et  celle  du 
démon.  Maillard  interpelle  l'un  après  l'autre  les  représentants 
de  toutes  les  conditions  sociales  qui  sont  \h  sous  ses  yeux  ;  il 
leur  demande  pour  qui  ils  tiennent,  de  quel  bord  ils  se  ran- 
gent. «  Or,  levez  les  esprits,  qu'en  dites-vous,  seigneurs? 
Êtes-vous  de  la  part  de  Dieu?  Le  prince  et  la  princesse  en  êtes- 
vous?  Baissez  le  front.  Les  chevaliers  de  l'ordre,  en  êtes- 
vous?  Baissez  le  front.  Et  vous,  gentilshommes,  en  êtes-vous? 
Baissez  le  front.  Et  vous,  jeunes  garches,  femelles  de  cour, 
en  êtes-vous  ?  Baissez  le  front.  Vous  êtes  écrites  au  Ha  re  des 
damnés,  votre  chambre  est  toute  marquée  avec  les  diables. 
Dictes-moy,  s'il  vous  plaist,  vous  êtes-vous  bien  mirées, 
lavées,  époussetées  aujourd'hui? —  Dis  bien,  frère.  —  Plust 
à  ma  volonté  que  vous  fussiez  aussi  soigneuses  de  nettoyer 
vos  âmes.  —  Ouel  remède,  frère?  —  Je  vous  dys  que  si  au 


1.  Voici  quelques  extraits  de  ces  descriptions  des  mœurs  contem- 
poraines qui  abondent  dans  leurs  sermons  :  «  0  ville  de  Tours,  l'orgueil 
prostitue  tes  llUes.  La  femme  d'ung  cordouanier  porte  une  tunique  comme 
une  duchesse.  Avec  500  livres  de  rente  on  a  chiens,  chevaux  et  maîtresses; 
avec  1200  on  est  l'ami  d'un  comte,  on  a  maison  de  ville  et  de  campagne... 
Vos  soins  de  parure,  mesdames,  ne  vous  laissent  par  le  loisir  d'arriver  k 
temps  k  l'office.  On  aurait  plus  tût  fait  la  litière  d'une  écurie  où  auraient 
couché  quarante  et  quatre  chevaux  que  d'attendre  que  toutes  vos  épingles 
soient  mises...  Quand  vous  venez,  vous  arrivez  desbrallées,  et  si  quelque 
gentillàtre  entre  dans  l'église,  alors  il  faut  que  vous  lui  preniez  la  main  et 
alliez  l'embrasser  bec  à  bec.»  —  Menot,  Serm.  Tur.  decL,  i°  xvr,  lx,  cix. 
—  .Serîii.  Pnr.  decl.,  ("  xc.vi. 


382  L  ÉLOQUENCE   DE   LA  CHAIRE. 

tems  passé  il  y  a  eu  des  torts  et  méfaits,  laissons  notre  maul- 
vaise  vie,  Dieu  aura  mercy  de  nous  ;  si  que  non,  je  vous  convie 
avec  tous  les  diables  ^ .  » 

Menot,  non  plus,  ne  se  fait  pas  faute  d'engager  un  dialogue 
avec  l'auditoire,  de  le  harceler,  de  le  presser  de  questions  et  de 
réponses,  de  pousser  jusque  dans  leurs  dernières  objections  les 
pécheurs  récalcitrants.  11  les  saisit  de  sa  main  rude,  les  cite  à 
sa  barre,  les  secoue,  les  malmène,  les  renvoie  vertement  tan- 
cés, et,  selon  le  mot  d'une  chanson  du  temps,  ((  très-bien 
lavés  ^  »  C'est  ainsi  qu'il  prend  à  partie  les  moines  plaideurs 
et  chicaneurs  qui  désertent  leur  couvent  pour  disputer  en  jus- 
tice des  prieurés  et  des  abbayes,  et  qui  passent  leur  temps  à 
«  battre  le  pavé  »  aux  alentours  du  palais,  ((  en  se  crampon- 
nant aux  queues  des  robes  »  de  messieurs  du  parlement  : 
((  Que  rencontre-t-on  devant  les  tril^unaux,  sinon  des  béné- 
dictins, des  bernardins,  et  aussi  les  bissacs  de  Saint-François 
et  des  autres  ordres  mendiants,  qui  n'ont  rien  à  perdre  ni  à 
gagner?  Demandez  ce  que  c'est  ;  un  clerc  vous  répondra  : 
notre  cliapelle  est  divisée  contre  le  doyen,  contre  l'évoque;  le 
curé  plaide  contre  ses  paroissiens,  l'aljbé  contre  ses  moines. 
Voilà  ung  piteux  rnesnagel  —  Et  toi,  maître  moine?  —  Je 
plaide  une  abbaje  de  huit  cents  livres  pour  mon  maître.  —  Et 
toi,  moine  blanc?  —  Je  plaide  un  petit  prieuré  pour  moi.  — 
Et  vous,  mendiants,  qui  n'avez  tetTe  ny  sillon,  que  battez- 

1.  Sermon  presché  à  Bruges  en  l'an  1500.  —  Édition  Labouderie,  1826. 
1  vol.  in-80.  —  Voir  de  semblables  apostrophes  dans  le  même  discours, 
p.  20,  21. 

2.  Dans  le  Sermon  de  Bruges  est  insérée  une  Chanson  pileuse,  sorte  de 
cantique  répété  en  chœur  par  les  assistants,  sur  l'air  de  Bergeronnette  savoi- 
sienne  : 

...  Bonnets  rouges  et  chapeaux  blancs, 
Ribleurs  et  batteurs  de  pavez, 
Vous  mourrez  tous,  pour  parler  franc, 
Et  serez  damnez  ou  sauvez. 
Maillart  vous  a  très-bien  lavez  ; 
Las  !  vous  amcnderez-vous  jà. 
Qui  menez  la  vie  que  sçavez. 
Pour  rendre  compte  et  reliqua. 

—  Labitte,  Revue  de  Faris,  1840,  p.  271. 


MENOT    ET   MAILLARD.  383 

VOUS  icy  le  pavé?  —  Le  roi  nous  donne  le  sel,  le  bois,  el  s(!S 
officiers  nous  le  refusent*.  »  Comme  on  le  pense  bien,  Menot 
et  Maillard  font  grand  usage  de  l'exemple,  c'est-à-dire  de  la 
narration  empruntée  soit  cà  l'histoire,  soit  aux  légendes  pieu- 
ses; ils  développent  cette  partie  de  leur  sermon  avec  un  soin 
curieux  et  naïf,  ils  y  prodiguent  les  habiletés  et  les  richesses 
d'un  art  qui  est  à  la  fois   trivial  el  raffiné. 

Ces  récits,  d'un  tour  original  et  d'une  allure  dégagée,  sont 
autant  de  petits  drames  dont  l'intérêt  se  soutient  jusqu'au 
bout,  malgré  quelrpies  longueurs  :  on  nc^  saurait  mieux  les 
comparer  qu'aux  scènes  principales  de  nos  grands  mystères 
du  même  temps.  Les  personnages  qui  figurent  dans  la  narra- 
tion, qui  viennent  y  jouer  leur  rôle,  sont  tellement  vivants, 
si  naturellement  transformés  en  bourgeois  el  en  seigneurs  du 
xv^  siècle,  si  alertes  et  si  fringants  sous  les  couleurs  à  la  mode, 
qu'on  croit  les  voir  agir  et  parler  sur  un  théâtre.  Dans  le  Ser- 
mon de  la  Madeleine,  la  pécheresse  avant  sa  conversion  est 
une  châtelaine  de  la  terre  «  de  Magdalon,  »  une  élégante 
<(  vermeille  comme  une  rose,  »  vêtue  «  des  plus  dissolus  habil- 
lements qu'on  eust  faict  depuis  sept  ans,  »  parfumée  d'eaux 
de  senteur,  «  ad  faciendum  relucere  faciem,  »  entourée 
de  soupirants  et  de  demoiselles  de  compagnie;  elle  vient, 
en  cet  état,  présenter  «  son  beau  museau  »  ante  nostrum  re- 
demptorem^.  L'enfant  prodigue  est  peint  sous  les  traits, 
avec  le  costume  ((  d'ung  mignon  et  d'ung  vert  gallant  »  du 
temps  de  Louis  XII  :  il  porte  «  les  bottines  d'escarlate  bien 
tyrées,  la  belle  chemise  fronsée  sus  le  colet,  le  pourpoinct 
fringant  de  velours,  la  tocque  de  Florence  à  cheveux  pignés.  » 
Quand  il  sent  qu'il  a  en  poche  ((  monsieur  d'Argenton,  et  que 
son  père  luy  a  avallée  la  bride  sus  le  col,  il  tient  table  ronde  aux 
ungs  et  aux  aultres  oîi  riens  n'y  est  espargné;  il  a  histrions, 
rôtisseurs,  truandes  àdextre  et  à  senestre,  auxquelles  il  donne 
les  robes  de  fin  di'ap,  en  sorte  que  c'est  ung  gouffre  de  tous 

1.  Sermones  l'aridis  declainuti,  î°  xcxii,  cviii,  c,  lx,  v,  cxiii,  lxxviii. 

2.  Sermon.  Parisiis  declam.,  î°  clxix.  —  Ce  sermon  a  été  réimprimé  à 
part  par  M.  Laboudeiie,  1832,  in-8o. 


384  L'ÉLOQUENCE    DE   LA   CHAIRE. 

biens.  Mais  quand  la  bourse  est  vide,  quand  il  n'y  a  plus  que 
frire,  cliascun  emporte  sa  pièce  de  monsieur  le  bragard,  che- 
mise et  pourpoinct,  si  bien  que  mon  gallant  fut  mis  en  cueil- 
leur  de  pommes,  habillé  comme  ung-  Ijridleur  de  maisons, 
mid  comme  un  ver.  Alors  ses  compagnons  sans  soucy  ont 
commencé  à  dire  :  Aux  aultres  !  celui-là  est  plumé  et  esplu- 
ché,  et  on  hiy  fist  visaige  de  boys^ .  » 

Les  défauts  trop  visibles  de  Menot  et  de  Maillard  ont  été 
reproduits  et  aggravés,  de  leur  vivant  ou  après  leur  mort, 
par  une  foule  d'obscurs  prédicateurs  qui  n'avaient  ni  leur 
talent,  ni  peut-être  leur  zèle  sincère,  et  qui  ont  déshonoré 
la  chaire  par  d'indécentes  extravagances.  C'est  principale- 
ment sur  les  plagiaires  grotesques  de  leur  périUeuse  éloquence 
que  retombent  les  satires  d'Erasme  et  les  sarcasmes  d'Henri 
Estienne  ^  Nous  n'abuserons  contre  eux  ni  des  ridicules  de 
leurs  imitateurs,  ni  des  raiUeries  de  leurs  adversaires  ;  l'his- 
toire littéraire,  pas  plus  que  l'histoire  politique,  ne  doit 
s'écrire  avec  des  documents  suspects  et  s'autoriser  de  témoi- 
gnages passionnés.  Un  de  leurs  contemporains  mérite,  par 
sa  science  et  par  la  dignité  de  son  caractère,  d'être  excepté 
du  nombre  de  ces  vulgaires  prédicateurs  qui  ont  provoqué  et 
plus  ou  moins  justifié  les  attaques  des  libres  penseurs  et  des 
protestants.  Nous  voidons  parler  de  Raidin,  docteur  en  Sor- 
bonne,  proviseur  de  Navarre  en  1 481 ,  commentateur  de  la 
logique  d'Aristote,  l'un  des  sermonnaires  les  plus  écoutés  à 
Paris  pendant  les  vingt  dernières  années  du  xv"  siècle.  Rau- 
lin  n'a  pas  la  verve,  le  tour  d'esprit  original,  la  chaleur  de 
parole  qui  caractérisent  MaiUard  et  Menot  ;  il  est  sec  et  dida- 


1.  Sermones  Parisiis  declamati,  f"  cix.  —  Reproduit  dans  le  tome  \'I  de  la 
première  série  des  Mémoires  de  la  soeiété  des  Antiquaires,  p.  437.  —  La- 
bitte,  Études  littéraires,  t.  I»"",  p.  295.  —  On  trouvera  d'assez  longs  extraits 
de  Menot,  de  Maillard,  de  Barlelte,  de  Vincent  Férier  dans  le  ï'rœdicato- 
riana  de  M.  Peignot.  —  On  peut  enfin  consulter,  sur  tous  ces  sermonnaires, 
un  opuscule  rempli  de  citations  :  Les  libres-prêcheurs  devanciers  de  Luther  el 
de  Calvin,  18G0.  (Ântoiiy  Méray.) 

2.  Érasme,  Élofie  de  la  Folie,  p.  1G2-170.  —  II.  Estienne,  Apologie  pour 
Hérodote,  cli.  xxx-xxxvii. 


MENOT    ET    MAILLAHD.  38:) 

clique;  le  seul  poiut  de  ressemblance  qui  existe  entre  nos  deux 
éloquents  missionn.ures  et  lui,  c'est  le  iV(''(iuent  usape  des 
apologues,  des  légendes,  insérés  dans  le  développement  ora- 
toire et  venant  h  l'appui  des  préceptes.  On  trouve,  par 
exemple,  dans  ses  sermons  %  l'apologuf^  des  Anùnaux  malades 
de  la  peste  ;  on  y  trouve  aussi  cette  hisloire  si  plaisamment 
contée  plus  tard  pai-  l{al)elais  :  ((  la  Femme  qui  consulte;  le  son 
des  cloches  pour  savoir  si  elle  épousera  son  valets  »  IJaidin 
se  retira  à  l'abbaye  de  Cluny  en  1497  et  y  moui'ut  en  loi  ï;  il 
élail  n(''  en  liilV. 

Par  lui  se  clôt  cette  liste  si  longue  des  prédicateurs  fran- 
çais du  moyen  âge*.  Malgré  l'abondance  des  documents 
signalt''S,  des  noms  cités,  des  détaUs  expliqués,  nous  n'avons 
pas  dissimulé  et  nous  répétons  ici  que  les  recherches  de 
nos  érudits  laissent  subsister  deux  lacunes  dans  l'histoire 
des  origines  de  la  chaire  française,  c'est-à-dire  au  xiv"  et  au 
xv=  siècles.  Il  est  désirable  et  nécessaire  qu'il  se  produise,  sur 
l'un  et  l'autre  point,  des  travaux  comparables  à  l'ouvrage  de 
M.  Lecoy  de  la  Marche  pour  la  profondeur  et  la  précision  du 


1.  Deux  vol.  iii-8",  lo)2. 

-2.  l'antwjiiitl,  1.  111,  cil.  xxvii  el  xxviir. 

3.  Niceron,  Mémoires,  ï.  XI.  —  Labilte,  Journal  ik  rin>itrucUon  publiiine, 
28  août  1839.  —  Géruzez,  Essais  d'histoire  littéraire,  2»  édition,  1833, 
p.  129-132.  —  Peignot,  Prxdicatoriana. 

4.  On  trouvera  dans  la  Revue  de  Paris  (1839)  un  article  intéressant  de 
M.  Labitte  sur  un  autre  sermonnaire  qui  est  presque  du  même  temps,  mais 
qui  a  surtout  prêché  après  l'an  1500:  c'est  Robert  Messier.  P.  48-54.  — 
Voir  aussi  un  opuscule  de  M.  ScliœlTer  intitulé  :  Un  prédicateur  catholique 
au  xv«  siècle  (18()2).  11  s'agit  de  Jean  Geiler  de  Kaysersberg,  déjà  signalé 
par  Labilte  dans  la  Préface  de  son  ouvrage  sur  les  Prédicateurs  de  la  Li'jue, 
p.  xxui.  Ce  même  Geiler  qui  prêcha  dans  la  cathédiale  de  Strasbouig,  a 
récemment  attiré  l'attention  de  M.  Louis  Dacheux,  dont  l'ouvrage  intitulé, 
Un  réformateur  catholique  ii  la  fin  du  w'  siècle,  est  analysé  par  la  Revue  cri- 
tique, i\°  du  23  juin  1877,  p.  401.  — Enfin,  nous  aurions  pu  citer  Guillaume 
Pépin  qui  était  docteur  de  la  Faculté  de  Paris,  prieur  du  monastère  de 
Saint-Louis  d'Évreux  en  1304  et  qui  mourut  en  1533.  On  a  de  lui  des 
Sermoncs  dominicales,  des  Sermones  de  Imitatione  sanctorum,  un  Rosarium 
aureum  beatissimx  Virgiuis.  Il  attaqua  fréquemment  le  pouvoir  l'oyal. 
—  Possevini  Apparatus  sacer.  — Echaid  et  Qnèiif, Scriptores  ordinis  Prxdica- 
torwu,  t.  IL 

5:i 


386  l'éloquence   de   LA   CHAIRE. 

savoli"  :  nous  espérons  quils  no  so  feront  jjas  l(tiii;lenips  at- 
tendre, et  c'est  par  l'expression  de  ce  \œn  et  de  cette  espé- 
rance que  nous  terminerons  les  deux  cli.-ipitres  où  avons 
essayé  de  résumer  les  résultats  ujjtenus  jusqu'à  ce  jour  et 
les  recherches  encore  incomplètes  de  la  science  contempo- 
raine. 


CHAPITRE  III 


L  ÉLOOUKNCE  ET  LA   LITTKR.VTURE   POLiriOUES 


L'L'loi|uence  dans  les  temjis  féoilaux.  —  Conseils  des  rois  et  des 
barons.  —  Harangues  militaires.  —  L'éloquence  dans  les  États 
géni'raux,  de  1302  à  li84.  —  Les  temps  révolutionnaires.  Tribuns 
et  démagogues  parisiens  au  xiV  et  au  xV  siècles.  —  Le  sermon 
politique;  les  harangues  universitaires  ou  Propositions.  —  Frag- 
ments li'anciens  iliscours.  Ce  qui  reste  dos  premiers  essais  de 
rélO(iueuoe  politique  française.  —  Examen  particulier,  d'après  le 
journal  de  Masselin,  des  discours  prononcés  aux  États  généraux 
de  1481.  —  Les  publicistes  du  moyen  âge.  —  La  littérature 
d'État  et  la  littérature  d'opposition  sous  Philippe  le  Bel,  Charles  V, 
Charles  VI  et  Charles  VIL  —  La  politique  dans  le  haut  ensei- 
gnement. —  Intluence  de  tous  ces  écrits  sur  l'éloquence  et  sur 
les  résolutions  des  assemblées  nationales.  —  Éducation  politique 
de  la  bourgeoisie. 


L'ancienne  France,  quia  produit  tant  (riiajjiles  ministres, 
tant  fleliardis  penseiu's  et  de  puljlicistes  vrliéments,  a-t-elle 
aussi  connu  ce  nuiltijile  personnage,  lioinme  de  tribime  et 
iKJinnie  d'action,  à  la  fois  littérateiu',  historien,  philosophe, 
animant  l'universalité  de  ses  aptitudes  jiar  ime  verve  d'élo- 
quence comnuinicative  et  de  puissante  séduction,  en  un 
mot,  l'orateur  politique?  Oul)ien,  comme  on  le  croit  volon- 
tiers, cette  gloire  seule  lui  a-t-elle  manqué?  Ne  nous  hâtons 
pas  de  prononcer  contre  elle,  sur  ce  point,  une  déclaration 
d'im[)uissance,  bien  qu'elle  ait  souvent  et  facilement  donné 
ou  laissé  prendre  un  empire  absolu  à  des  génies  de  poli- 
tique secrète  et  d'autorité  taciturne.  Il  faut,  lorsqu'on  jette  un 
coup-d'œil  en  arrière,  distinguer  les  temps,  s(^  l)ien  garder  de 
confondre  sous  une  apparence   d'uniformité  silencieuse  les 


388        l'éloquence   et   LA   LITTÉRATURE    POLITIQUES. 

périodes  Irès-diffé renies  dont  se  compose  le  passé  qui  finit 
en  1789.  Dissipons,  chez  nous,  l'illusion  qui  nous  représen- 
terait une  France  plus  résignée  et  plus  muette  qu'elle  ne  l'a 
jamais  été  en  effet.  Comme  la  liberté,  l'éloquence  politique 
a  son  histoire,  longtemps  avant  que  la  Tribune,  établie  sur 
les  débris  du  despotisme,  soit  de\  enue  une  institution. 

Cette  primitive  éloquence,  irrégulièi^e  en  ses  apparitions, 
tantôt  violente  aux  époques  d'émotion  populaire,  quand  elle 
agite  les  masses  dans  les  noirs  carrefours  du  Paris  gothique, 
tantôt  grave  et  pédantesque  au  sein  des  états  généraux  et 
des  parlements,  n'a  pas  laissé  de  chef-d'œuvre  et  ne  pouvait 
guère  produire  que  des  ébauches  marquées  de  tous  les  défauts 
du  mauvais  goût  contemporain  ;  mais  les  monuments  qui 
subsistent  de  ses  premiers  etforts  et  de  sa  naissante  influence 
sont  aussi  nombreux  que  variés,  et  quelques-uns  attestent 
une  vigueur  qui  étonne.  C'est  Là  un  aspect  du  passé,  assez 
obscur  encore,  une  des  faces  du  génie  français  les  plus  impar- 
faitement étudiées.  Aujourd'hui  que  la  puissance  de  la  parole 
publique,  solidement  assise,  s'exerce  dans  sa  plénitude,  avec 
le  sentiment  de  sa  souveraineté,  il  n'est  pas  sans  intérêt  de 
se  reporter  à  l'humble  état  de  dépendance  et  de  minorité  pro- 
longée qui  a  précédé  l'époque  de  domination  et  de  splendeur. 
En  pénétrant  au  cœur  même  des  institutions  mal  définies  de 
l'ancienne  France,  dans  le  fonds  séculaire  du  bon  sens  et  de 
l'honneur  national,  on  y  découvre  la  tradition  non  interrom- 
pue d'un  libéralisme  latent  qui,  développé  par  l'étude  et  la 
réflexion,  excité  par  la  vue  des  maux  présents,  cherche  toutes 
les  occasions  de  se  faire  jour  et  d'éclater.  Ces  protestations, 
parfois  efficaces,  souvent  inutiles,  mais  respectal)les  jusque 
dans  leur  insuffisance,  forment  l'introduction  et,  pour  ainsi 
dire,  le  prologue  obligé  d'une  histoire  de  la  Tribune 
moderne. 

Le  sujet  de  cette  introduction  est,  par  lui  seul,  si  abon- 
dant et  si  vaste  qu'il  se  partage  en  ti'ois  périodes  d'un  carac- 
tère bien  tranché  :  le  moyen  âge,  le  xvi"  siècle,  et  les  temps 
de  la  monarchie  absolue  sous  Louis  XIV  et  sous  Louis  XV. 


Lli    ROLE   DE    LA    l'AKÛLl-;    DANS    LES   TEMl'S    KÉODAL'X.    :38i) 

1)(?  ces  trois  époques,  \c  moyen  à^'e  esl  la  moins  connue  mais 
non  la  moins  curieuse.  Nos  brillants  orateurs  modernes  ont 
là,  dans  ce  lointain  des  siècles,  dos  précurseurs  et  des  ancêtres 
bien  indignes  d'eux  pour  le  talent  :  la  forme  est  rude,  embar- 
rassée, chez  les  premiers  di'fensenrs  de  l'oijinion  publique  ; 
Ds  semblent  llécliir  sous  le  poids  de  la  [)arole,  leur  pensée 
militante  est  emprisonnée  dans  l'expression  comme  un  guer- 
rier dans  une  lourde  armure.  Sous  ces  dehors  grossiers, 
on  sent  une  àme  sincère,  une  ('ouNiction  énergique,  un  esprit 
juste.  Leur  science  du  cœur  humain,  leur  expérience  des  ré- 
volutions, sans  valoir  la  nôtre,  a  moins  de  lacunes  qu'on 
ne  serait  tenté  tle  le  supposer.  Ils  savent,  avec  un  air  de  bon- 
homie, parler  aux  intérêts,  flatter  les  passions,  gouverner 
une  assemblée.  Dans  les  improvisations  qu'ils  lancent  aux 
foules  ameutées,  dans  les  harangues  savantes  qu'ils  adressent 
au  pouvoir,  on  voit  déjà  s'annoncer  plus  d'un  principe  de  droit 
et  de  liberté  que  la  philosophie  moderne  établira  et  que  leur 
sagacité  avait  saisi  d'instinct.  C'est  cette  primitive  époque, 
originale  entre  toutes,  que  nous  allons  examiner. 


s   ]o 


L'éloquence  politique,  dans  la  période  féodale,  avant  la  première 
convocation  des  états  généraux. 

L'opinion  comnume  assigne  pour  origine  à  l'éloquence 
politique  les  innovations  du  règne  de  Philippe  le  Bel  et  la 
convocation  des  états  généraux.  A  notre  avis,  c'est  faire  tort 
à  l'éloquence,  c'est  effacer  une  page  de  son  histoire  et  lui 
retrancher  en  quelque  sorte  un  quartier  de  noblesse.  Elle 
remonte  beaucoup  plus  haut  ;  elle  connnence  avec  la  nation 
même,  c'est-à-dire  avec  la  liberté,  aussi  ancienne  en  France 
que  la  nation*.  Pour  avoir  paru  d'abord  sous  une  forme  aris- 

1.  Avant  l'époque  des  états  généraux,  la  liberté  existait  sous  une  double 
forme  :   municipale   et  aristocratique.    Les    barbares  avaient   inipoité  en 


390      l'éloquence  et  la.  littérature  politiques. 

tocratique  et  féodale,  la  liberté  n'en  eut  pas  moins,  dès  le 
d{''but,  les  mœurs  orageuses  et  le  tempérament  passionné 
d'oti  partent  ces  éclats  de  parole,  ces  saillies  imprévues 
d'une  éloquence  qui  s'ignore  elle-même.  Les  états  de  1302 
n'ont  pas  inauguré  la  tradition  parlementaire ,  ils  l'ont 
continuée  en  la  développant  :  le  tiers-ordre ,  constitué , 
agrandi,  enrichi,  a  pris  place  dès  ce  moment  dans  les  assem- 
blées des  hommes  libres,  «  des  Francs  de  France';  »  il  a 
obtenu  ou  recouvré  un  droit  que  la  noblesse  exerçait  depuis 
la  conquête,  et  qu'il  n'avait  perdu  lui-même  ni  entièrement 
ni  partout.  Avant  cette  adjonction  ou  cette  promotion  du 
tiers  -  ordre ,  les  assemblées  aristocratiques ,  royales  ou 
féodales ,  plénières  ou  partielles,  changeant  de  nom  et  de 
forme  avec  le  temps,  successivement  appelées  ((  champs  de 
mars,  ou  champs  de  mai,  synodes,  plaids,  assises,  parlements 
ou  grands  jours,  »  avaient  appliqué  et  maintenu,  dans  les 
circonstances  et  les  époques  les  plus  diverses,  le  principe  fon- 
damental du  gouvernement  représentatif  "^  Selon  Savaron,  du 


Gaule  le  principe  de  la  délibération  en  couiniun  sur  de  communs  intérêts: 
de  là,  leurs  plaiih  ou  mdh,  et  plus  tard,  les  assemblées  du  Champ  de  mars 
ou  du  CItamp  de  mai.  D'un  autre  côté,  certaines  habitudes  de  liberté  muni- 
cipale, conservées  par  la  domination  romaine,  survécurent,  surtout  dans  le 
midi,  sous  le  nom  ûe  privilèges  et  de  coutumes.  L'affranchissement  des  com- 
munes, au  xi"  siècle,  l'exemple  des  républiques  italiennes,  les  progrès  de 
la  bourgeoisie  développèrent  ces  germes  anciens,  et  lorsque  Philippe  le  Bel 
institua  les  états  généraux,  ces  deux  éléments  de  la  liberté  politique,  d'ori- 
gine et  de  forme  diverses,  l'élément  municipal  on  gallo-romain,  et  l'élément 
germanique  ou  féodal,  se  réunirent  dans  les  assemblées  nationales.  Voir 
Rathery,  Histoire  des  états  généraux  (1845),  p.  1-40.  —  Georges  Picot, 
Blême  sujet  (1872),  t.  le',  ch.  i",  p.  1-20. 

1.  Les  Francs  de  France  sont  les  leudes  du  prince,  les  grands  feudataires 
et  les  guerriers  nobles  qui  assistent  aux  assemblées  convoquées  par  celui- 
ci,  pour  délibérer  sur  les  intérêts  généraux,  et  pour  recevoir  les  com- 
munications qui  concernent  la  chose  publiijue.  De  là  ce  vers  d'une  ancienne 
romance,  intitulée  La  belle  Isabelle: 

Quant  vient  en  Mai,  que  l'on  dit  as  long-  jors. 
Que  Franc  de  France  repairent  de  Roy  cort. 

—  P.  Paris,  Uomancero  français,  t.  !<"■,  p.  49. 

2.  Parmi  ces  formes  primitives  et  ces  changeantes  ébanrbes  du  gouver- 
nement repi'ésentatif  il  faut  distinguer  :  1"  les  assemblées   générales  con- 


LE    ROLE   DE   L\    PAROLE  DANS    LES   TEMl'S    FÉODAIX.     391 

Yl''  Mil  wY  sirclc,  (il  se  liiii'iiMiil  iin\  ;iss('11i1)1('m's  i;(ii(''i'iil('S 
convoquées  pai'  la  couronne,  on  coni|)le  cent  deux  leniies 
d'élals'.  Voilà  donc  où  nous  cliercliei'oiis  les  |ilus  Idinlaincs 
origines  de  la  liltei'té  et  les  plus  anciennes  niaDifestations  de 
l'éloquence  politi({U(^  de  notre  pays. 

Comment  ressaisir  l'aspect  et  la  vivante  imagée  de  ces 
assemblées  des  temps  féodaux  ?  Coninient  |)eindre  ces  réu- 
nions turbulentes,  batailleuses,  pleines  de  lirnits  d'armes,  de 
rixes  et  de  sauvages  em|)(»rt(inents?  Oui  nous  représentera 
cette  éloquence  ardente  et  inculte,  Jaillissant,  comme  au 
temps  d'Homère,  du  choc  des  passions  exall(''es  et  du  conflit 
d(îs  ambitions  rivales?  Interrogeons  nos  vieilles clir<jniques, 
surtout  nos  Chansons  de  Gestes,  plus  expressives  que  les 
chroniques  et  non  moins  fidèles  à  reproduire  les  tableaux  mou- 
vants de  la  ^•ie  sociale.  Si  peu  que  nous  soyons  touchés  du 
patriotique  désir  qui  excitait  Cicéron,  dans  le  Brutus,  k  remuer 
la  poussière  des  antiquités  romaines  pour  y  retrouver  des 
fragments  de  discours  et  des  vestiges  d'orateurs,  les  indices 
significatifs  se  multiplieront  sous  nos  regards;  les  scènes 
animées  de  ces  parlements  de  barons,  si  fré(pients  pendant 
la  paix  et  pendant  la  guerre,  si  essentiels  au  gouvernement 
de  la  France  héroïque  et  féodale,  se  dérouleront  dans  leur 
vérité  naïve  et  s'imposeront  à  notre  imagination. 

l'n  premier  trait  bien  frappant  est  l'estime  que  ces  ter- 
rililes  hommes  d'action  professent  ])our  le  talent  de  la  parole. 
On  pourrait  croire  que  les  barons  du  siècle  de  fer,  héiitiers 
<les  barbares  du  v''  siècle,  méprisent  h'  beau  langage,  et  l'on 

voquées  par  les  rois  ou  par  les  empereuis;  S"  les  assemblées  partielles, 
convoquées  par  tel  ou  tel  des  grands  vassaux  de  la  couronne,  après  l'orga- 
nisation de  la  féodalité;  3°  le  conseil  du  roi,  d'où  sortit,  sous  Philippe 
le  Bel,  le  Varkment  de  Paris.  Dans  l'origine,  ce  conseil  qui  était  permanent, 
s'occupait  des  affaires  politiques  et  des  allaires  judiciaires  qui  surgissaient 
dans  les  domaines  de  la  couronne.  Sous  Pliiliiipe-Auguste,  il  se  divisa,  et 
forma  d'une  part,  lu  cour  des  Pairs,  chargée  des  cas  féodaux  et  des  que- 
relles des  barons,  et  la  Cour  du  roi,  «Curia  Régis,»  ([ui  s'occupa  des 
affaires  judiciaires.  Sous  Philippe  le  l!el,  «la  cour  du  roi»  devint  le  jiarle- 
menl. 

1.  Cité  dans  la  collection  de  Mayer  rclalivc  aux  états  généraux  (1788). 


302        l'éloquence    ET    LA   LITTÉRATURE    POLITIQUES. 

ne  s'attend  guère  à  voir  Téloquence  en  faveur  parmi  les  agi- 
tations et  les  aventures  où  ils  passent  leur  vie.  Certainement 
la  force  physique  est  un  mérite  haut  placé  dans  leur  opinion  ; 
mais  cette  supériorité  matérielle  et  brutale  n'écrase  pas  l'au- 
tre, celle  qui  vient  de  l'esprit  :  le  guerrier  accompli  cumule 
les  deux  gloires  et  les  réconcilie  en  sa  personne.  Comme  un 
Grec  de  l'Iliade,  il  sait  se  montrer  intrépide  sur  le  champ  de 
bataille,  sage  dans  le  conseil,  adroit  et  persuasif  dans  ses  dis- 
cours. Bien  dire  est  une  partie  de  la  perfection  chevaleresque 
et  de  l'idéal  héroïque  au  xii"  siècle.  Cette  éloquence,  expres- 
sion d'une  àme  bien  née,  n'ajoute  pas  seulement  une  grâce 
et  un  prestige  au  dur  éclat  de  ces  héros  farouches  ;  elle  doidjle 
leur  puissance,  car  elle  est  aussi  une  force  ;  elle  assure  le 
succès  des  entreprises  et  fixe  la  fortune  des  combats.  En  toute 
affaire  d'importance ,  militaire  ou  politique ,  son  rôle  est 
marqué,  son  intervention  se  fait  sentir.  Elle  suggère  les 
desseins  qui  mettent  en  branle  des  peuples  entiers  ;  elle 
éclaire  les  situations  douteuses,  raffermit  les  découragements 
contagieux  et  prévient  les  vastes  paniques  qui  sont  la  ruine 
des  expéditions  confuses  du  moyen  âge. 

Aussi  les  chefs  d'empire,  dans  les  chroniques  et  dans  les 
poëmes,  possèdent-ils  presque  tous  ce  don  de  la  parole,  auxi- 
liaire utile  de  leur  autorité  ;  ils  ont  auprès  d'eux  des  conseillers 
((bien  emparlés  et  bien  enlangagés,  »  des  Ulysse  et  des  Nestor, 
doués  de  l'esprit  d'cà-propos  et  de  répartie,  habiles  à  combattre 
et  à  soutenir  une  opinion.  Roland  est  éloquent,  Charlemagne 
l'est  aussi  :  a  leurs  paroles  sont  hautes  ',  »  dit  le  poëte  ;  elles 

1.  Bon  sunl  li  cunte,  et  leur  paroles  haltes. 

Chanson  de  Roland,  v.  1097. 

—  Voir  les  (Jiscours  de  HolaïKi,  àa  Ganelon,  de  Turpin,  de  Pinabel,  et  de 
Chaileniagne  dans  ce  iioëme,  vers  10,  24,  40,  441,  1120,  1124,  2200,  2310, 
2885,  3405,  3700, 3784. 
(laiieloii  est  luué  pour  son  éloquence  habile  et  mesurée  : 

Par  grant  saveir  cumencet  à  parler, 
Cume  celui  ki  ben  faire  le  set. 

De  nièuie,  Pinabel,  défenseur  de  Ganelon  : 

Ben  set  parler  c  dreite  raisun  rendre. 


LU    HOLK    DK    LA    PAliOLL  DANS    LKS   TEMPS    FÉODAUX.     303 

sont,  quand  il  le  faut,  iiisimianloset  courtoisos.  Pliilippo-Au- 
giisto,  dans  les  Grandes  cltronifjues  de  France,  liaran^nt'  son 
armée,  le  malin  (\v,  la  bataille  de  lîouvines  ;  le  résumé  de  son 
discours  nous  a  été  fidèlement  conservé*,  (juesnes  de  Bétliune, 
dans  Yilleliardouin,  est,  en  mille  rencontres  critiques,  le  sau- 
veur de  l'armée  et  sa  providence,  grâce  aux  fécondes  res- 
sources de  son  esprit  et  de  sa  parole  :  amljassades,  négocia- 
tions, conseils  de;  guerre,  tout  roule  sur  lui;  l'expédition 
n'avance  qu'autant  qu'il  lui  fraye  la  voie  par  son  expérience 
avisée  et  par  l'adresse  de  ses  discours.  Le  doge  de  Venise, 
Dandolo,  décide  également  par  un  discours  ses  concitoyens  à 
s'unir  aux  Francs  ;  la  guerre  est  votée  en  assemblée  popu- 
laire api'ès  force  liarangues,  suivant  les  traditions  des  répu- 
Idiques  de  l'antiquité-.  Du  Guesclin  et  Olivier  de  Clisson, 
dans  Froissart,  discourent  fort  sagement  au  conseil  du  Louvre 
sur  la  paix  et  la  guerre^;  le  maréchal  Bouciquaul  est  loué 
de  sa  belle  éloquence*  par  son  biographe;  tous  justifient 
cette  maxime  citée  par  Comines  au  sujet  de  Louis  XI  : 
«  Que  nulle  qualité  n'est  mieux  séante  ni  plus  profitable  à  un 
prince  et  gouverneur  de  peuple  que  d'avoir  la  parole  à  son 
commandement^.  » 

Tenons  donc  pour  un  fait  démontré  l'usage  fréquent  et  le 

1.  Grandes  Chronique:<,  édit.  P.  Piris,  t.  IV,  p.  173  (année  1214). 

2.  Les  Discours  sont  si  nombreux  dans  Villehardouin  qu'il  nous  est  im- 
possible de  les  citer.  Signalons  celui  que  l'iiislorien  lui-même  a  prononcé 
à  Venise  devant  le  peuple  assemblé  à  Saint-Marc  (cli.  xvii),  ceux  du  doge 
(ch.  xxxix),  les  harangues  des  ambassadeurs  envoyés  à  l'empereur  de 
Constantinople  (ch.  li),  les  conseils  tenus  à  Corfou  (ch.  lix),  «au  nioustier 
Sainl-Estienne  »  (ch.  i.xii),  les  messages  «de  Quesnes  de  Béthune  à  la 
cour  de  l'empereur  «  Sursac  et  de  son  lils  Alexis,  »  (ch.  xciii).  Quesnes  de 
Béthune  nous  est  présenté  comme  «  bons  chevaliers  et  sages  et  bien  em- 
parlés. »  (Ch.  lxvii  et  xciv).  —  Les  discours  sont  fréquents  aussi  dans 
Henri  de  Yalenciennes  (ch.  v,  viii,  xxx,  vu.) 

3.  L.  l«f,  ch.  cccLxxiv,  p.  «83,  édition  Buchon.  Ailleurs,  Froissart  fait 
l'éloge  du  sire  de  Mauny  qui  «sagement  estoit  emparlé  et  enlangagé.» 
(L.  1er,  ch.  cccxx).  —  Yoir  aussi  le  Discours  de  Philippe  d'Arteveld  ;i  ses 
capitaines  la  veille  de  la  bataille  de  Bosebecque.  L.  II,  ch.  cxci,  p.  245. 

4.  Mmoires  de  liouciqwint,  4''  partie,  ch.  x.  —  Édit.  Michaud  et  Poujoulat 
t.  Il,  p.  326. 

5.  L.  IV,  ch.  X,  p.  376. 


3!f4      l'éloquence  et  la  littérature  politiques. 

l'ôb'  import.'int  de  la  parole  imljlnjue  dans  les  siècles  les  plus 
l'eculés  de  notre  histoire.  Si  nous  voulions  étudier  en  détail 
le  texte  des  nombreux  témoigna, c^es  qu'il  nous  a  suffi  d'indi- 
quei',  nous  y  verrions  paraître  et  s'annoncer  les  formes  va- 
rié'es  du  discours  public,  l'ébauclie  de  ce  qu'on  appelle,  aux 
('poques  savantes,  les  genres  oratoires  ^  Bien  que  la  natui'e 
parle  seule  en  ces  harangues  et  que  l'inspiration  personnelle 
y  soit  toute  l'éloquence,  leur  brièveté  forte  et  sensée  dit  bien 
ce  qu'elle  veut  dire^,  non  sans  adresse  et  sans  ménagements 
appropriés  aux  temps  et  aux  personnes  ;  les  principes  de  l'art 
y  sont  parfois  devinés  et  appliqués  ;  la  simplicité  un  peu  rude 
du  style  est  relevée  par  un  accent  de  bonhomie  malicieuse 
et  par  certaines  familiarités  jjittoresques  dont  les  saillies  de 
Henri  IV  nous  offriront  plus  tard  de  si  piquants  exemples''. 
Un  incident  vient-il  irriter  la  controverse  et  déchaîner  les 
passions?  Un  mol  a-t-il  touché  au  vif  quelqu'un  des  bouillants 
vassaux  rassemblés,  la  veille  d'une  l^ataille,  sous  la  tente  du 
prince,  «  en  un  verger,  »  comme  disent  les  Chaiisons  de 
Gestes,  ou  dans  les  cours  |)lénières  d'Aix-la-Chapelle,  de 
Paris  et  de  Laon,  aux  bonnes  fêtes  de  Pâques  et  de  la  Pente- 
côte? Aussitôt  une  rumeur  s'élève  :  ceux  qui  se  croient  bles- 
sés dans  leur  orgueil,  menacés  dans  leurs  intérêts,  ((  se  dres- 
sent en  pied,  »  s'interpellent  avec  fureur,  en  tirant  h  moitié 
leur  épée  du  fourreau  :  le  parlement  retentit  des  éclats  de 
voix  d'une  foule  d'orateurs  à  la  chère  hardie,  au  cuer  de  ba- 
ron. Si  c'est  aux  longues  tables  des  festins  royaux,  ali- 
gnées dans  la  grand'salle  du  palais,  ([ue  grondent  ((  la  noise  et 


\.  Il  y  a,  par  exemple,  dans  la  Vhansoh  i-k  BvhimJ,  rélKUichc  d'mie 
oraison  funèbre  et  celle  d'un  plaidoyer,  sans  parler  des  sermons,  des  dis- 
cours politiques  et  des  harangues  militaires  (vers  2885  et  3700). 

2.  On  peut  leur  appliipier  ce  mot  de  Cicéron  sur  les  anciens  orateurs 
romains:  «  l'auca  dicentes;  brevitas  autem  interdum  laus  est  in  ali(pia 
parte  dicendi...  Bene  dicere  nemo  potest,  uisi  (pii  prudenter  intellijïit.  »  — 
BrutiiK,  ch.  VII  et  XIII. 

3.  Dans  la  guerre  du  bien  public,  les  liourguignons  s'éfant  approchés  de 
Paris,  le  duc  Jean  de  Calabre  qui  les  commandait,  apercevant  les  Pari- 
siens en  bataille  :  «  Or  ca,  dit-il,  mes  amis,  nous  les  auliierons  ;i  l'aulne 
de  la  ville  qui  est  la  grant  aulne.  »  —  Comines,  1.  l*^"",  cli.  ii,  p.  90. 


LlîS    ORATEURS    DES    ÉTATS    GÉNÉRAUX.  395 

le  liiitin,  »  nos  inipétuoiix  (liscoureurs,  briivanl  le  suzeniin  (|ui 
s'évertue  h  modérer  leurs  altercations  outrageuses,  s(!  lan- 
cent à  la  tête  les  couteaux  d'acier,  les  quartiers  de  chevreuil 
et  les  ((  cygnes  empoivrés  »  dont  la  table  est  garnie.  Oirou 
le  croie  bien  :  aucun  Irait  n'est  de  Fantaisie  dans  ces  descri[)- 
tions  ;  il  y  faut  \(»ir  la  pcinlui'c  ressemblante  des  assemblées 
féodales  antérieures  aux  états  généraux  de  1302.  Nos  trou- 
vères ont  na^^ement  décrit  et  versifié  les  scènes  que  la  \ie 
réelle  offrait  à  leurs  regards,  et  nous  conclurons  ces  remar- 
ques eu  ap[)liquant.  ici  une  ré'(le\i(Mi  de  Cic(''ron  sur  Homère, 
faite  là  j)ro[)(js  des  origines  de  l'éloquence  grecque  :  <(  Si  ce 
poëte,  dit-il,  a  faut  vanté  les  discours  de  Nestor  et  d'Ulysse 
pendaut  la  guerre  de  Troie,  c'est  évidemment  parce  que  l'é- 
loquence était  florissante  dès  ce  temps-là'.»  Disons,  nous 
aussi,  que  nos  chroniqueurs  et  nos  trouvères  auraient  moins 
souvent  célél)ré  les  guerriers  ((bien  emparlés»,  et  les  aurai(;nt 
placés  dans  un  rang  moins  illustre,  s'ils  n'avaient  pas  été 
témoins  des  honneurs  et  des  applaudissements  dont  les  com- 
blaient leurs  contemporains.  La  poésie,  qui  peint  les  mœurs, 
se  garde  bien  d'exalter  ce  que  la  société  méprise. 


L'éloquence  des  états  généraux.  Assemblées  du  XIV»  siècle.  —  L'élo- 
quence révolutionnaire.  Tribuns  et  démagogues  sous  Jean  le  Bon, 
Charles  V  et  Charles  VI.  —  Le  sermon  politique. 

Le  xiv"  siècle  est  une  époque  moins  poétique  et  d'un  sérieux 
déjà  tout  moderne.  Il  voit  s'ouvrir  les  états  généraux  -,  et 

1.  Lirutii:^,  cil.  X. 

2.  Saint  Louis,  dans  certaines  occasions,  consulta  le  tiers  ordre  et  adjoi- 
gnit des  bourgeois  à  son  conseil  privé.  Une  ordonnance  de  12i)2  sur  les 
monnaies  fut  rendue  après  une  délibération  où  trois  bourgeois  de  Paris, 
trois  de  Provins,  deux  d'Orléans,  deux  de  Sens,  deux  de  Laon,  donnèrent 
leur  avis.  —  Ratliery,  Histoire  des  états  (jcnéraux,  p.  39.  —  Histoire  liltc- 
rnire,  t.  XXIV,  p.  2.31.  —  «  Il  parait  résulter  des  rechercbes  de  M.  de  Sladler 
qu'en  129'»  il  y  avait  eu  des  assemblées  partielles,  et  qu'en  1293  il  y  eut 


396        L  ÉLOQUENCE    ET    LA    LITTÉRATURE    POLITIQUES. 

commencer  les  troubles  populaires,  le  rôle  factieux  des  écoles, 
l'insurrection  de  la  rue  contre  le  gouvernement.  Dans  ces 
conditions  nouvelles  et  diverses,  l'éloquence  politique  gagne 
en  audace  et  en  puissance.  Il  est  des  occasions  où  la  parole 
révolutionnaire  porte  aussi  loin  et  frappe  aussi  haut  qu'aient 
jamais  atteint  et  frappé  les  plus  fameuses  tirades  démago- 
giques de  notre  temps.  Du  premier  coup,  nos  anciens  tribuns 
ont  possédé  la  plénitude  de  leurs  moyens.  Trois  sortes  de 
discours  appellent  notre  examen  :  les  harangues  des  états, 
les  remontrances  ou  propositions  de  TUniversité,  les  décla- 
mations des  agitateurs  et  des  démagogues;  ce  sont  là,  en 
efTet,  les  trois  formes  que  revêt  l'éloquence  politique  pendant 
la  dernière  période  du  moyen  âge,  et  nous  l'observerons  sous 
ces  trois  aspects. 

Que  nous  reste-t-il  des  harangues  prononcées  dans  les  états 
généraux  du  xiv^  siècle?  Quelques  fragments  de  comptes- 
rendus  analytiques  rédigés  par  les  greffiers  des  états,  ces 
ancêtres  de  nos  sténographes.  11  faut  aller  jusqu'au  siècle  sui- 
vant pour  rencontrer  un  discours  entier  et  de  véritables  déve- 
l(>[)peinenls  oratoires.  On  peut  demander  au  continuateur  de 
(iuillaume  de  Nangis  la  traduction  latine  du  discours  de  la 
couronne,  par  lequel  furent  inaugurés,  le  10  avril,  les  états 
de  130:2,  à  Xotre-Dame*.  Savaron  a  conservé,  dans  le  texte 
original,  légèrement  retouché,  la  réponse  des  états,  c'est-à- 
dire  la  première  adresse  au  roi,  qui  ait  été  votée  et  présentée 
|)ar  une  chambre  française-.  Il  est  regrettable  que  les  histo- 

une  assemblée  g^énérale  des  trois  ordres  à  Paris.»  —  Perrens,  Etienne 
Marcel,  Introduction.  —  Voir  aussi  M.  Picot,  t.  l^r,  p.  is,  19,  20,  21. 

1.  T.  [er,  p.  315.  —  Édit.  de  la  Société  de  l'Histoire  de  France.  —  Voir 
aussi  Rathery,  et  Picot,  Histoire  des  états  généraux,  à  l'année  1302.  — 
L'orateur  officiel  fut  le  chancelier  Pierre  Flotte, 

Qui  dedans  Paris  commença 
A  sermonner  ;  ainsois  ten(-a, 
Car  son  sermon  tence  sembla  ; 
Je  ne  say  où  son  texte  embla... 

Chronique  de  UcflVoy  de  Paris,  p.  31. 

2.  «Avons  très-noble  prince,  nostre  sire,  Phelippe,  par  la  grice  de 
Dieu,  roi  de  France,  supplie  et  requiert  le  pueple  de  vostre  royaulnie. 


LES    ORATELKS    DES    ÉTATS    GÉNÉRAUX.  307 

rions  se  laisontsiu'  les  ('tats  tenus  à  Tours,  en  1308,  au  sujet 
dos  Templiers  '  ;  et  s'ils  nous  ont  laissé  une  vive  esquisse  de 
l'assemblée  du  1"  août  llJli,  réunie  à  Paris,  au  Palais, 
avant  la  guerre  de  Flandre,  leur  desci'iption,  leur  jïazette  de 
la  séance,  si  parlantes  qu'elle  soit,  ne  rachète  qu'imi)arraite- 
ment  la  perte  des  discours  inspirés  par  cette  imposante  ma- 
nifestation. S'avançant  sur  It;  bord  de  l'estrade  où  le  roi,  les 
barons  et  les  prélats  étaient  assis,  tandis  que  les  élus  de 
((  cliascune  cité  du  royaume  »  se  tenaient  debout  au  pied  de 
((  l'échafaud,  »  Enp:uerrand  de  Marigny,  chancelier  de  France, 
<(  |)rescha,  »  disent  les  chroniques,  avec  un  succès  extraordi- 
naire'. Quand  il  eut  fini  <(  sa  complainte,  »  le  roi  se  leva 
à  son  tour  et  demanda  quels  étaient,  dans  l'assemblée,  ceux 
qui  tenaient  pour  lui.  Cet  appel  bardi  et  la  rhétorique  du 
clïancelier  enlevèrent  les  suffrages.  Un  bourgeois  de  Paris, 
Etienne  Barbette,  parlant  au  nom  des  comnîunes  de  France, 
jura  qu'ils  ((  estoient  tous  prêts  à  marcher,  à  leurs  coûts  et 
despens,  là  où  le  roy  les  voudroit  conduire,  »  ce  qui  n'em- 
pêcha pas  les  Parisiens,  un  an  après,  de  pousser  au  gibet  de 
Montfaucon  le  chancelier  de  France,  l'orateur  applaudi  des 
états  de  1314.  Il  y  a  toujours  eu  de  cruels  re^  ii'ements  d'opi- 
nion à  Paris  contn;  les  interprèles  trop  habiles  de  la  p(jliti({ue 
des  princes. 

Ce  ne  furent  pas  non  plus  des  assemblées  muettes,  ces 
états  de  1317,  qui  confirmèrent  la  loi  salique,  ni  ceux  de 
■13:29,  qui  repoussèrent  du  trône  de  France,  Kdouard  III,  ni 

pour  ce  qui  lui  appartient  que  ce  soit  faict,  que  vous  gardiez  la  souveraine 
franchise  de  votre  royaume  qui  est  telle  que  vous  ne  reconnoissiez  de 
vostre  temporel  souverain  en  terre  fors  que  Dieu,  et  que  vous  fassiez  dé- 
clarer, si  que  tout  le  monde  le  saiche,  que  le  pape  Boniface  erra  manifeste- 
ment et  tist  pécliié  mortel,  notoirement  en  vous  mandant  par  lettres  huilées 
qu'il  estoit  souverain  de  vostre  temporel  et  que  vous  ne  pouviez  prébendes 
donner,  ni  les  fruits  des  églises  et  cathédrales  vacants  retenir,  et  que  tous 
ceux  qui  croyent  au  contraire  il  les  tient  pour  héréges.»  — Savaron,  dans 
la  collection  Mayer  (1788). 

1.  «  El  list  le  roy  une  semonse  par  tout  sou  royaulme  à  plusieurs  nobles 
et  non  nobles  qu'ils  fussent  à  Pasques  à  Tours,  et  avec  luy  emmena  il 
une  grant  multitude.»  —  Grninhs  Chroniques,  t.  V,  ch.  lxiv,  p.  179. 

2.  Grandi:^  chn.Diique^,  t.  V,  ch.  lxxi,  p.  207. 


308        l'éloquence    ET   LA   LITTÉRATURE   POLITIQUES. 

ceux  de  1338,  où  l'on  sanctionna  le  libre  vote  de  l'impôt',  ni 
ceux  de  1355,  où  les  députés  des  trois  ordres,  unanimes  dans 
leur  patriotisme,  votèrent  cinq  millions  et  demi  de  sul)sides 
annuels^  pour  chasser  l'Anglais,  et  répondirent  aux  exhorta- 
tions du  chancelier  Pierre  de  la  Forest,  <(  qu'ils  voulaient 
vivre  et  morir  avec  le  roy  et  mettre  corps  et  avoir  en  son 
servise '^  »  Tout  à  coup,  vers  le  milieu  du  siècle,  des  événe- 
ments éclatent  qui  étendent  singulièn'ement  l'action  de  l'élo- 
quence sur  les  affaires  publiques,  et  créent  un  interrègne  de 
liberté  populaire  dont  on  n'avait  pas  vu  d'exemple  en  France 
depuis  l'établissement  des  sociétés  nouvelles  et  du  régime 
féodal. 

De  1356  à  13G0,  au  milieu  du  désordre  et  de  la  ter- 
reur qui  suivent  la  défaite  de  Poitiers,  pendant  que  Paris 
révolté  frappe  d'interdit  la  royauté  captive,  la  parole  est, 
avec  l'émeute,  comme  aux  plus  Ijeaux  jours  du  forum  et  de 
l'agoi'a,  l'unique  ressort  du  gouvernement.  Pourquoi  donc 
cette  époque  orageuse  et  tragique,  à  laquelle  n'ont  manqué 
ni  les  talents  ni  les  caractères,  et  qui  inspirait  ta  Froissa rt  tant 
de  récils  éloquents,  ne  nous  a-t-eUe  pas  laissé  une  seule  page 
où  revi^  e  la  passion  et  la  verve  des  tribuns  qu'elle  a  susci- 
tés? Peut-être  en  faut-il  accuser  tout  simplement  l'indifférence 
des  harangueurs  eux-mêmes  pour  ces  improvisations  dont 
ils  n'appréciaient  guère  que  l'effet  immédiat  et  les  résultats 
pratiques  ;  plus  d'un  discours  éloquent  et  digne  de  mémoire 
dans  sa  véhémence  semi-barbare  a  dû  périr  ainsi,  emporté 
par  le  ^•ent  de  l'orage  qu'il  avait  soidevé  et  sans  laisser  plus 

1.  «Environ  ce  temps,  en  ensuivant  le  privilège  de  Loys  le  Hiilin,  roy 
de  France  et  de  Navaire,fut  conclud  par  les  gens  des  estais  de  France,  pré- 
sent le  dit  roy  Philippe  de  Valois,  qui  s'y  accorda,  que  l'on  ne  pourroil 
imposer  ni  lever  tailles  en  France  sur  le  peuple  si  urgente  nécessité  ou 
évidente  utilité  ne  le  requerroit  et  de  l'octroy  des  gens  des  Estais.  »  — 
iVicoles  Gilles,  Annales  de  France,  année  1:538. 

2.  Celte  somme,  qui  suflisait  à  équiper  et  entretenir  30,000  hommes 
d'armes  pendant  un  an  (la  solde  étant  alors  de  10  sols  par  jour),  fut 
iu)posce  «  sur  toutes  gens  de  tel  estai  qu'ils  fussent,  gens  d'église,  nobles 
ou  autres...»  —  Rathery,  États  gcniranx,  année  1355. 

i.  Grandes  Chroniques,  t.  VI,  p.  20. 


Li:S   OUATl'lRS    DKS    ÉTATS    CÉNÉHAUX.  309 

(le  trace  que  les  seiUiincnls  éphémères  qui  se  succèdeiil  au 
sein  (les  multitudes  oublieuses.  Ce  qui  du  moins  subsiste, 
c'est  l'impression  ressentie  par  les  contempoi'ains  et  notée 
par  rhisloire,  c'est  le  souvenir  des  hommes  résolus  qui  entre- 
prirent de  gou^erner  par  la  persuasion  cettt;  démocratie  go- 
thique où  figurent,  sous  les  costumes  du  xiv''  siècle,  des 
types  et  des  personiiîiges  d'une  élernelle  ;u'lu;dili'. 

Voici  d'nbord,  au  premier  plan,  riioiinne  du  roi,  ce  même 
chancelier  de  la  Forest,  archevêque  de  lioucn,  hinrible  et  dé- 
contenancé au  lendemain  du  désastre,  avocat  d'une  cause 
perdue,  essayant  de  plaider  les  circonstances  atténuantes  de 
l'incapacité  de  son  maître  devant  les  états  rappelés  à  Paris 
en  octobre  135t),  pendant  ([ue  le  peuple  s'agite  sous  le  coup 
des  fatales  nouvelles  et  assiège  la  salle  des  délibérations  * .  Un 
silence  incrédide  et  menaçant  accueille  cette  apologie  offi- 
cielle, cet  appel  qui  s'adresse  à  des  dévouements  tournés  en 
révolte.  Alors  se  lève  l'orateur  de  l'opposition,  débordant  de 
haines  invétérées,  de  ressentiments  accumulés,  de  projets 
impatients  d'aboutir,  faisant  écho  h  la  rumeur  du  dehors,  et 
à  travers  les  emportements  d'une  indignation  légitime  ourdis- 
sant la  trame  des  ambitions  égoïstes  d'un  parti.  Itobert  le 
Coq,  évèque  de  Laon,  ancien  avocat  et  maître  des  requêtes 
au  Parlement,  «  esprit  léger,  périlleux  en  paroles  ettrès- 
mau\aise  langue,  »  vendu  à  Charles  de  rs'avarre,  donne  le 
signal  de  l'explosion  :  «  11  est  temps  de  parler,  s'écrie-t-il  ; 
honni  soil  (pii  bien  ne  parlei'a,  car  oncques  mais  n'en  fut 
temps  si  bien  connne  maintenant.  »  Puis  il  entame  la 
matière  toujours  riche  et  facile  des  abus,  vexations  et  dila- 
pidations du  présent  règne;  il  demande  au  nom  du  peuple, 
que  «  les  ofliciei's  du  roi,  »  c'est-;i-dire  les  fonctionnaires, 

1.  HaUiery  et  Picot,  Ilisiluire  des  viuts  généraux,  année  1350.  —  Grandes 
Cliruidiiucs  de  France,  t.  VI.  p.  35:  «Il  exposa  à  cenx  des  trois  Estais 
connncnt  le  loy  s'esloit  \assanment  conibatu  de  sa  propre  main  et  nonob- 
stant ce,  avoit  esté  pris  par  graul  infortune.  Et  leur  nionstra  le  dit  chan- 
celier cornent  cliascun  devoit  mettre  grant  peine  à  la  délivrance  du  dit 
roy.  »  —  Le  procès-verbal  de  ces  états  est  cité  par  Secousse,  Mémoires  sur 
le  roi  de  Nararre,  t.  111,  p.  47. 


400      l'éloquence  et  la  littérature  politiques. 

soient  tous  destitués  :  ((  le  royaume  de  France,  dit-il,  a  été 
moult  mal  gouverné,  dont  trop  de  méchefs  sont  advenus,  et 
le  peuple  ne  peut  plus  souffrir  ces  choses  ' .  »  Il  continue  son 
((  sermon  et  preschement  »  en  attaquant  la  personne  du  roi, 
en  flétrissant  le  Dauphin,  duc  de  Normandie,  ((  prince  de  très- 
mauvais  sang  et  pourry,  indigne  de  vivre,  »  en  insinuant  que 
les  états  ont  bien  le  droit  d'ôter  et  de  transférer  la  cou- 
ronne-; enfin,  par  manière  de  péroraison,  il  propose  aux 
((  esleuz  »  une  sorte  de  serment  du  Jeu  de  paume,  et  leur 
fait  jurer  ((  d'estre  tous  un  et  alliés  ensemble,  »  ligués  et  con- 
fédérés contre  la  royauté  •*.  A  quelques  pas  de  là,  sur  un 
théâtre  plus  vaste,  en  pleine  sédition,  s'agitent  et  «  manifes- 
tent »  les  hommes  de  Marcel  constitués  en  gouvei'nement 
populaire  dans  «  le  parloir  aux  bourgeois.  » 

Marcel,  homme  d'action  énergique,  n'était  pas  un  discou- 
reur. Il  s'imposait  par  l'audace  calcidée  de  ses  projets,  par 
l'intrépide  sang-froid  de  son  caractère.  Il  était  de  la  race  des 
Taciturnes  dont  la  fascination  mystérieuse  n'est  pas  moins 
puissante  sur  les  foules  mobiles  que  le  brillant  prestige  des 
harangueurs  :  en  cela  il  différait  des  agitateurs  contemporains, 
tels  que  Jacques  et  Philippe  d'Arteveld,  «  beaux  langagers,  » 
selon  Froissarf*.  Si  l'on  veut  connaître  son  style,  il  faut  lire 
les  deux  lettres  de  lui  que  M.  Kervyn  de  Lettenhove  a  décou- 


1.  Tous  ces  détails  sont  extraits  des  Grandes  Chroniques,  t.  VI,  ch.  xxvai, 
p.  54,  et  d'un  acte  d'accusation  contre  Robert  le  Coq,  publié  par  la  Bibliu- 
thrque  de  l'École  des  Charles  (1841),  t.  II,  p.  365,  370.  —  Voir  aussi  Ra- 
thery,  années  1356  et  1357. 

2.  «  Et  quant  ceste  faulse  et  malvoise  parole  li  fut  issue  de  la  boucbe, 
un  de  ses  complices  li  marcha  sur  le  pié...»  —  Acte  d'accusation.  Biblio- 
thèque de  l'École  des  Charles  (1841). 

3.  Acte  d'accusation.  —  Les  états  de  1356  et  1357  comptaient  plus  de 
huit  cents  membres,  dont  la  moitié  au  moins  venaient  des  communes.  La 
Grande  ordonnance,  de  mars  1357,  monument  remarquable  d'un  libéralisme 
anticipé,  contient  le  résumé  des  délibérations  de  ces  états.  Elle  est  citée  en 
entier  dans  l'ouvrage  de  M.  Perrens  sur  Etienne  Marcel.  M.  Georges  Picot, 
dans  son  Histoire  des  états  rjénéraiix,  a  fort  bien  apprécié  l'esprit  qui  régnait 
dans  cette  assemblée. 

4.  C'est  ce  que  dit  aussi  Juvénal  des  l'rsins  dans  sa  chronicpie  du  règne 
de  Charles  VI,  p.  349  et  351.  (Édit.  .Micbaiid  et  Poiijoulat.) 


LES    HARANGUEURS    POPULAIRES.  401 

Tertes;  la  première,  écrite  au  régent,  est  d'un  révolté  qui  sent 
sa  force;  la  seconde,  envoyée  aux  Flamands,  est  d'un  chef  de 
parti  qui  commençant  à  prévoir  sa  chute  invoque  le  secours 
de  l'étranger'.  Ce  gouvernement  du  silencieux  prévôt  avait  de 
Lruyants  organes,  lise  tenait  en  rapports  directs  et  constants 
avec  le  peuple  par  la  voix  des  quatre  échevins,  spécialement 
chargés  d'expliciuer  la  politique  de  Marcel,  de  réchauffer  les 
tièdes,  de  combattre  les  dissidents-.  Tous  les  jours,  des 
paroles  ardentes  étaient  lancées  «  des  fenestres  de  la  maison 
de  ville',  »  aux  l)andes  en  armes  qui  remplissaient  la  place 
de  Grève  de  leurs  cliaperons  rouges  et  bleus  ;  ces  motions 
provoquaient  l'invariable  cri  de  la  foide  surexcitée  :  <(  Nous 
voidons  -sivre  et  morir  avec  le  prévosl  des  marchans  *.  »  Un 
méridional  naturalisé  parisien,  Charles  Tonssac,  passait  pour 
une  des  bonnes  têtes  et  pour  la  meilleure  langue  de  tout  cet 
échevinage  ;  il  joignait  à  la  faconde  pittores(|ue  et  sonore  du 
pays  des  troubadours  la  finesse  d'esprit  particulière  aux  pro- 


1.  Etienne  Marcel,  par  F.  T.  Perrens,  18C0,  p.  383.  —  La  Dànocratie 
au  moyen  âge,  par  le  même,  1873.  —  Étude  sur  Etienne  Marcel,  par  M.  Si- 
niéon  Luce,  1859. 

2.  Ces  échevins  s'appelaient  Pieire  Boudon,  Bernard  Cocatrix,  Jean 
Belot  et  Charles  Toussac. 

3.  «  Ledit  prevost  des  marchans  et  s:^s  compagnons  (après  la  meurtre 
des  maréchaux  de  Champagne  et  de  Clemiont),  nièrent  en  leur  maison  en 
Grève  que  l'on  appeloil  la  Maison  de  Ville.  Et  là  le  dit  prévost  étant  aux 
fenestres  de  la  dite  maison,  sur  la  place  de  Grève,  parla  à  moult  grant 
nombre  de  gens  armés  qui  estoient  en  la  dite  place  et  leur  dit  que  ceux  qui 
avoient  esté  tués  estoieut  faux,  mauvais  et  traistres...»  —  Grandes  Chroniques, 
t.  \'l,  ch.  Lviii,  p.  88.  —  Le  «parloir  au  bourgeois»  fut  d'abord  rue  des 
Giès,  piès  des  Jacobins,  puis  plus  près  de  la  Seine,  puis  près  du  Chàtelet. 
Eu  1357,  Marcel  acheta  pour  2880  livres  la  «maison  aux  piliers»  sur  la 
place  de  Giève  ;  elle  fut  nommée  la  Maison  de  la  Ville.  C'est  sur  cet  em- 
placement que  fut  bâti  en  1529  rHùlel-dc-Ville  brûlé  en  1871. 

4.  «  Il  demanda  d'estre  souslenu,  et  ils  ciièrent  qu'ils  vouioient  vivre  et 
niorir  avec  le  dit  prévost  des  marchans.  »  —  Grandes  Chromiqucs,  t.  VI, 
ch.  Lviii,  p.  38.  —  Le  chaperon  rouge  et  bleu,  aux  couleurs  de  Paris,  fut 
imaginé  par  Marcel  en  1358  et  imposé  à  son  de  trompe.  Il  portait  ces  mots 
sur  l'agrafe  :  «  En  signe  d'alience  de  vivre  et  morir  avec  le  prévost  contre 
toutes  personnes.»  Le  recteur  l'interdit  ii  l'Université.  Lors  du  massacre 
des  deux  maréchaux  au  Louvre,  Marcel  coilfa  le  régent  de  son  propre  cha- 
peron pour  le  sauver. 

26 


402        l'éloquence    ET    LA   LITTÉRATURE    POLITIQUES. 

vinces  de  langue  d'oïl.  Instigateur  des  mesures  les  plus  radi- 
cales,  c'était  lui  qui,  dans  les  occasions  décisives,  dans  les 
journées  du  parti,  avait  pour  mission  de  faire  l'opinion  des 
masses  et  de  surveiller  ((  les  royaux;  »  aussi  les  Grandes 
Chroniques  ont-elles  recueilli  plusieurs  morceaux  de  ses  ha- 
rangues et  cité  quelques-unes  de  ses  maximes  dont  voici  la 
plus  notable  :  «  Il  y  a,  disait-il,  trop  de  mauvaises  herbes  au 
jardin  du  public,  elles  empesclient  les  bonnes  de  fructifier  et 
amender;  pour  le  profit  et  sauvemeiit  du  peuple,  il  faut 
nettoyer  le  jardin  * .  » 

Une  preuve  caractéristique  de  l'empire  exercé  par  l;i  parole 
en  ce  temps-là,  c'est  que  les  amis  du  régent,  opposant  dis- 
cours à  discours,  descendaient  sur  la  place  publique,  y  tenaient 
des  meetings  en  plein  vent,  et  disputaient  aux  partisans  de 
Marcel  l'adhésion  du  peuple  et  de  la  bourgeoisie.  Le  futur 
Charles  V  en  personne  s'aventurait  parfois  dans  les  quartiers 
du  centre  de  Paris,  haranguant  la  multitude  qui  accourait  à 
sa  vue  et  enveloppait  son  escorte.  Un  jeudi  de  janvier  1358, 
((  environ  l'heure  de  tierce,  »  c'est-à-dire,  sur  les  neuf  heures 
du  matin,  il  sortit  à  cheval  de  son  ((  chastel  »  du  Louvre, 
((  lui  sixième  ou  septième,  »  et  poussa  jusqu'aux  Halles  où 
foisonnait  ((  le  commun  de  Paris  »  :  là,  il  déclara  qu'on  l'avait 
calomnié,  qu'il  n'était  pas  vrai  qu'il  songeât  à  s'évader  de 
Paris  ou  à  le  remplir  de  gens  d'armes;  «  qu'il  avoit  au  con- 
traire l'intention  de  vivre  et  de  morir  avec  les  habitants  de 
sa  bonne  ville;  »  prenant  ensuite  l'offensive  et  rétorquant  les 
allégations  de  ses  adversaires  contre  eux-mêmes,  il  dit  que 
si  l'Anglais  couvrait  le  royaume  et  si  lui,  régent,  ne  pouA  ait 
((  rebouter  »  les  ennemis ,  la  faute  en  était  à  ceux  qui  tenaient 
le  pouvoir  et  l'argent,  et  que,  poui'  lui,  il  n'avait  pas  encore 
vu  un  seul  denier  des  subsides  levés  depuis  deux  ans  parles 
états  ^.  Glmrles  V,  (jualifié  de  ((  roi  sage  et  éloquent  »  dans 
son  épitaphe,  parlait  en  effet  avec  ime  élégante  et  naturelle 
précision.  Son  langage  exprimait  le  bon  sens  net,  tranquille, 

1.  Tome  VI,  (h.  I.,  p.  80. 

2.  (irrutiles  Chroniquca,  t.  VI.  cli.  xmx,  p.  77. 


LES    IIAUAXC.UEURS    l'O  PU  LAI  II  ES.  403 

Spirituel,  qui  était  son  talent  et  qui  fut  le  jrénie  sau\cur  de  la 
France.  «  Cette  belle  luirlcui-e  étoil  si  bien  ()i'(l{)nn(''e,  dit 
Christine  de  Pisan,  etavoit  si  bel  arran,i;euieiit,  sans  aucune 
su[)erlluité,  qu'un  rhélijricien  quelconque  en  langue  l'ran- 
çoise  n'y  sceust  rien  amender'.  »  Aussi  fut-il  applaudi  des 
Parisiens,  tout  prince  qu'il  était,  et  l'opinion  lui  revint  ce 
jour-là". 

Effrayés  de  se  voir  battus  par  leurs  propres  armes  sur  un 
terrain  dont  ils  se  croyaient  maîtres,  les  éclievins  convo- 
quèrent nne  assemblée  dans  les  vingt-quatre  heures  à  Saint- 
Jacques  de  rilô|)ital,  pi-es  du  rempart, au  bout  des  rues  Mau- 
conseil  et  Saint-Denis.  Le  régent  s'y  rendit  avec  son 
chancelier  qui  [)orla  la  p;irole;  mais  la  réplique  de  Tonssac 
fut  si  véhémente,  il  parla  de  Marcel  avec  une  chaleur  si  coni- 
mnnicative  que  le  populaire  acclama  les  hommes  de  l'hùlel 
de  ville  et  tourna  le  dos,  cette  fois  encore,  aux  royalistes^. 
Si  beaux  parleurs  que  soient  les  princes,  il  est  bien  rai'e  que 
l'éhjquencc  les  lire  d'alfaii'c  en  tem])s  de  ré\olution. 

Sur  la  ii\(i  gaucbe,  à  la  même  époque,  un  autre  haran- 
gueur, nn  maître  fourbe  d'une  désinvolture  tout  à  fait 
moderne  poursuivait  sa  campagne  oratoire  et  s'avançait,  lui 
aussi,  par  cette  voie  de  rapides  succès,  dans  la  faveur 
publique  :  nous  avons  suffisamment  désigné  Charles  le  Mau- 
vais, démagogue  de  sang  roy;il,  flagorneur  de  la  rue,  men- 
diant de  popularité,  remuant   les  bas-fonds  pour  y  guetter 

1.  Histoire  du  roy  Churks  le  Sage,  ch.  xvii,  p.  1.  —  Son  épitapho,  à 
Saint-Denis,  porte:  «  Icy  gist  le  roy  Charles  le  Quint,  saige  et  éloquent.» 

2.  «  Et  furent  les  parolles  du  dit  duc  (de  Normandie)  moult  agréables 
au  peuple  ;  et  se  tenoit  la  plus  grande  partie  par  devois  luy.  »  —  Gnnnks 
Chroniques,  t.  VI,  cli.  xlix,  p.  77. 

3.  «Si  dist  moult  de  choses  Charles  ïnussac,  et  par  espécial  contre 
les  ofliciers  du  roy.  Et  dist  encore  que  le  prévost  des  marchans  étoit 
preud'homme  et  avoit  fait  ce  qu'il  avoit  pu  pour  le  bien  et  le  sauvemcnt 
et  le  proufit  de  tout  le  peuple.  Et  dist  que  sur  le  dit  prévost  régnoit  haine, 
et  que  il  le  savoit  bien.  Et  que  si  le  dit  prévost  cuidoit  que  ceux  qui  là 
e>tijient  présens  et  les  autres  de  Paris  ne  le  voulsissent  porter  ni  sousienir, 
il  querroit  son  sauvenient  là  où  il  le  pourroit  trouver.»  Et  là  aulcnns  qui 
estoicnt  de  leur  aliance  crièrent,  disans  que  ils  le  porteroient  et  souslen- 
roient  contre  tous.  »  —  Grandes  Chroniques,  ch.  l,  p.  80. 


40i        l'éloquence    et   la   littérature   POLITIijUES. 

l'occasion  de  voler  une  couronne,  u  Sii-c  larronciaux,  lui 
(lisait  d'un  ton  de  valet  insolent  l'un  de  ses  affidés,  encores 
te  aideray-je  à  mettre  ceste  couronne  en  ta  teste  comme  roy 
de  France  * .  Par  un  de  ces  caprices  de  la  nature  dont  on  ne 
connaît  que  trop  d'exemples,  la  perversité  d'une  âme  scélérate 
se  doublait,  chez  lui,  d'un  merveilleux  talent  de  parole.  Il 
allait  de  ville  en  ville,  pérorant  à  Paris,  à  Rouen,  à  Amiens, 
et  colportait  dans  le  peu  qui  restait  du  royaume  ses  motions 
insurrectionnelles  et  sa  candidature.  Un  jour,  à  Paris,  monté 
sur  une  estrade  adossée  aux  murs  de  Saint-Germain-des-Prés, 
devant  dix  mille  personnes  qui  remplissaient  le  val  des  Éco- 
liers, il  parla  depuis  six  heures  du  matin  jusqu'à  midi,  et 
((  l'on  avoit  disné  par  tout  Paris,  disent  les  naïves  chroniques, 
qu'on  l'entendoit  encore  preschant  sur  son  échafaud  - .  » 

Une  autre  fois  il  fit  cà  Rouen  l'oraison  funèbre  des  martyrs  de 
son  parti,  c'est-à-dire,  de  ses  anciens  complices  abandonnés 
par  lui  et  décapités  par  les  gens  du  roi;  le  texte  de  son  dis- 
cours, suivant  l'usage,  était  emprunté  aux  Livres  saints  : 
Innocentes  et  recti  adhœserunt  rnihi,  (des purs  se  sontdévoués 
à  ma  cause  ^.  Qu'on  ne  s'étonne  pas  de  ces  formes  religieuses 
et  de  ces  habitudes  scolastiques  transportées  dans  une  élo- 
quence aussi  prol'ane  que  celle-là.  Il  n'existe,  au  moyen  âge, 
qu'une  grande  école  de  parole  publique,  c'est  la  chaire  ;  il  n'y 
a  pas  d'autre  modèle  du  discours  que  le  sermon;  parler 
devant  un  auditoire,  quel  qu'il  soit,  déclamer  devant  une 
foide  sur  n'importe  quel  sujet  c'est  <(  prescher,  »  et  l'on  dit 
d'un  général  haranguant  sur  le  champ  de  bataille  qu'il  ((  ser- 
monne ))  ses  soldats.  Un  moment  vint  où  Charles  de  Navarre, 

1.  Le  mot  est  de  Roljerl  le  Co(i.  —  BibUuthi-iiHc  de  l'Êcok  des  Chartes, 
(1841),  t.  II,  370. 

2.  Les  Grandes  Clironiques,  t.  VI,  cli.  xl,  p.  65.  Ce  discours  avait  pour 
texte:  «Justus  dominus  et  jristitias  dilexit.» 

3.  Histoire  littéraire,  t.  XXIV,  p.  419.  —  Il  avait  prescrit  de  mettre  les 
corps  de  ses  partisans  dans  la  chapelle  de  l'église  Notre-Dame.  Son  dis- 
cours est  du  11  janvier  1358,  c'est-à-dire,  du  niùme  jour  où  le  réirent,  k 
Paris,  allait  haranguer  les  Parisiens  aux  Halles.  —  Grandes  t'hroniques,. 
t.  VI,  ch.  XLix,  p.  77. 


Ll'S    HARANGUEURS   POPULAIRES.  iO.'i 

pi'éscntt''  au  peiiph;  du  li;uit  des  t'cnôlrcs  de  l'hôtel  de  ville  par 
l'échevin  Toussac  fut  proclamé  roi  de  France  en  place  de 
Grève  :  ((  Beaux  seigneurs,  s'écria-t-il,  en  remerciant  ses 
électeurs  populaires,  le  royaulme  est  moult  malade,  et  y  est 
la  maladie  moult  enracinée;  et  pour  ce,  ne  peut-il  estre  si 
tôt  gary;si,ne  vousvueillez  pas  mouvoir  contre  moy  si  je  ne 
apaise  si  tostles  besognes,  car  il  y  faut  trait  et  labour  * .  »  A  peine 
avait-il  touclié  la  couronne  qu'un  coup  de  force  -,  parti  des 
rangs  de  la  bourgeoisie,  renversait  le  gouvernement  de  Mar- 
cel et  rétablissait  pour  vingt  ans  le  régime  du  silence  ^ 

L'agitation  renaît  en  1381,  après  la  mort  de  Charles  V,  et 
vers  la  fin  du  siècle  pendant  la  démence  de  Charles  YI  ;  la 
parole  ressaisit  aussitôt  son  empire.  Un  trait  particulier  dis- 
tingue cette  crise  des  précédentes;  le  retour  de  l'état  révolu- 
tionnaire provoque  un  incident  nouveau  :  l'intervention  de 
l'Université  danslapolili({ue.  L'Université  était  une  puissance 
au  xiv^  siècle;  son  autorité  avait  gagné  tout  ce  que  le  saint- 
siége  divisé  et  la  royauté  discréditée  avaient  perdu,  et  l'on 
peut  dire  que  pendant  cinquante  ans  elle  fut,  en  occident,  le 
seul  pouvoir  moral  incontesté.  Quand  l'empereur  Cliarles  IV 
vint  en  France,  en  1378,  c'est  l'Université  (fui  lui  fit  les  hon- 
neurs de  la  ])onne  ville  de  Paris  :  un  notable  docteur,  chance- 
lier de  Notre-Dame  de  Paris,  maître  Jehan  de  la  Chaleur, 
escorté  des  faciûtés  «  honorablement  vêtues  de  leurs  chappes 
et  habits  fourrés,  »  adressa  au  prince  un  de  ces  discours 

1.  La  scène  est  longuement  décrite  dans  les  Grandes  Chroniciues.  Cliarles 
de  Navarre  parla  deux  fois,  avant  et  après  l'élection.  «  Et  aussy  prescha 
Toussac,»  dont  le  discours  se  pluce  entre  les  deux  harangues  du  prince. 

—  T.  VI,   cil.  LXXIX,   p.   IIC). 

2.  Sur  cette  révolution  de  1338  et.  notamment,  sur  le  rùle  qu'y  joua 
Jean  Maillart,  voir  un  article  de  M.  Siniéon  Luce  dans  la  BMiothcque  de 
l'École  des  Chartes  (1837).  p.  413-.'ri-2. 

3.  Les  états  furent  assemblés  plusieurs  fois  sous  Charles  V,  en  13G7  à 
Sens,  en  1369  et  1370  k  Paris;  les  Grandes  Chroniques  (t.  VI,  p.  272)  ré- 
sument le  discours  que  le  roi  y  prononça  sur  la  Guyenne  et  les  \nglais  en 
13()9.  Elles  citent  pareillement  le  discours  du  chancelier  Jean  de  Dormans, 
prononcé  à  la  même  date,  et  le  récit  que  fit  Guillaume  de  Dormans  revenu 
de  son  ambassade  en  Angleterre.  —  Voir  Georges  Picot,  Histoire  des  étals 
généraux,  année  1369.  Histoire  littéraire,  t.  XX.IV,  p.  234. 


-ior.      l'éloquence  et  la  littérature  politiques. 

d"appar;il  qu'on  appelait  alors  collations,  pour  les  distinguer 
des  sermons  et  des  thèses  scolastiques.  ((  A  quoi  l'empereur 
respondit  de  sa  Ijouclie  en  latin  ' .  »  Le  système  électif,  qui 
régissait  l'institution  universitaire,  les  hardiesses  de  l'en- 
seignement, les  généreux  entraînements  de  la  jeunesse,  la 
propagande  démocratique  dont  les  «  nations  »  de  Flandre  et 
d'Italie  étaient  le  foyer-,  inclinaient  ce  grand  corps,  orgueil- 
leux de  ses  privilèges  et  sur  de  sa  force,  vers  le  parti  des 
revendications  séditieuses  ;  aussi  le  vit-on  oulîlier  la  sagesse 
d(jnt  il  avait  fait  preuve  au  temps  de  Marcel ,  ci''der  au  tor- 
rent, entrer  dans  le  mouvement,  avec  la  prétention  de  l'ar- 
rêter ou  de  le  conduire^.  Gerson ,  le  plus  illustre  et  le 
plus  prudent  de  ces  docteurs  égarés  dans  la  politique,  justifie 
la  nouveauté  du  rôle  qui  lui  était  imposé  ou  conseillé  en  allé- 
guant l'importance  môme  du  corps  enseignant  :  «  Qui  oserait 
disait-il,  nous  dénier  le  droit  de  représenter  le  royaume  dans 
l'assemhlée  des  états?  L  L'uiversité,  c'est  plus  qu'un  peuple, 
c'est  un  monde*.  )>  Elle  concentrait,  en  elfet,  dans  son  sein, 
sous  une  forme  barbare  comme  la  société  môme,  la  puissance 
collective  du  talent,  de  la  science  et  de  la  foi.  Gerson  venait  de 
poser,  en  style  d'école,  le  principe  de  la  suprématie  ])olitique 
de  l'esprit  ou  de  la  prt'pondérance  des  capacitt's.  Figurons- 
nous  donc  cette  iusion  de  la  rue  et  de  l'école,  ce  mélange  et 
celte  promiscuité  des  harangueurs  en  bonnet  carré  avec  la 
tourbe  des  agitateurs  (|ui  S(jule\ aient  les  écorcheurs  et  les 
maillotins;  l'originalili'  de  rélal  n'Aolutionnaire  (]ue  nous  re- 
traçons esi  là. 

\.  Grandes  Chroninncs  de  France,  t.  VI,  p.  39-2.  —  Christine  de  Pis;in, 
\ie  de  Charles  Y,  \.  111,  cli.  xlii,  p.  111.  Édit.  Michaïul  et  Poujoiilat,  t.  II. 
Sur  ce  voyage  de  reiiipercur  Charles  IV,  voir  une  relation  manuscrite  inli- 
tnlée  :  «  Discours  sur  la  veuve  de  l'Empereur  en  1378,  etc.  BibUolhf}(iue  .Va- 
lionale,  mss.  n-'  28'iô. 

2.  Ferrens,  la  Bénweralie  au  moyen  éje  (1873),  t.  l^r,  p.  8(5-92. 

3.  Sur  l'état  de  Tlhiiversité  au  xiv«  siècle,  voir  Histoire  littcraire, 
t.  XXIV,  p.  239-270.  Quelques  historiens  portent  jusqu'à  30,000  le  nombre 
des  écoliers  et  des  su|ipùls  de  l'Université  au  moyen  âge. 

4.  «  l'niversitas  repra'sentatne  universuni  regnum?  Imnio  vero  totuni 
uiuiiduni...  »  —  Proposilion  intitulée  Yiral  rex.'  Opcra  Gersonii,  in-l'",  t.  IV, 
p.  583-590.  —  Cité  par  Hathery,  Etats  yinéraux,  année  1412. 


LES    llAIlANr,UKi:RS    POI'U  LAI  RI- S-  407 

On  laxc'l'uit  volontiers  (r('\;ii;vi';iUon  ou  de  mensonge  l'his- 
torien moderne  qui,  |)0in' peindre  cette  navrante  période  de 
notre  vie  nationale,  empnnitei'ail  lidMeinent  aux  chroni- 
queurs conteinpoi'ains  les  pages  naï\cs  qu'ils  ont  écrites 
sous  l'impression  des  é^  énements,  en  face  du  spectacle  qui 
se  renouvelait  chaque  jour.  On  l'accnstn'ait  de  faire  le 
roman  du  passé  avec  des  couleurs  beaucoup  plus  récentes,  et 
de  transporter  au  xy°  siècle,  par  un  travestissement  rétro- 
spectif, l'appareil  et  les  pi'océdés  de  nos  époques  de  Tendeur. 
La  vérité  est  que  dans  leurs  récits,  d'une  irrécusable  sincé- 
rité, la  mise  en  scène  bien  connue  des  drames  révolution- 
naires se  trouve  au  complet.  Voici  les  clubs,  aux  motions 
excentriques,  notés  par  le  Religieux  de  Saint-Denis  ^  ;  voici 
les  sociétés  secrètes,  les  conciliabules  nocturnes  où  se  don- 
nent rendez-vous  les  factieux,  «  gesticulant  avec  fureur  en 
roulant  des  yeuv  menaçants";  »  voici  la  garde  nationale 
oisive  et  bruyante,  défdant,  paradant  sans  but  et  sans  trêve, 
dépeuplant  les  ateliers  et  les  bouti({ues,  fatiguant  la  ville  jour 
et  nuit  de  patrouilles  inutiles,  ejicombrant  les  rues  d'hom- 
mes en  guenilles  couverts  d'armes  brillantes,  sordidi  in 
armis  fulgentibus'^ .  On  court  sus  aux  nobles  et  aux  prêtres; 
on  décrète  un  impôt  forcé  sur  les  riches,  rimpot  sur  le 
revenu*.  L'àme  fiévreuse  de  tout  un  peuple  a  passé  dans 
ce  cri  :  c(Xous  ne  voulons  plus  de  maîtres!  nous  voulons 
viM-e  libres  ou  mourir  M  »  Des  placards  couvrent  les  murs 

1.  Livre  I''"",  année  1381,  rh.  i\'  et  v.  —  Siu'  ce  clii'uniqueiir  de  Cliarles  VI, 
voir  plus  haut,  p.  1U7  et  20(). 

2.  /(/.  «  Tune  civitas  secum  discors  intestine  inter  sunimos  et  inlinios 
flagrabat  odio.  »  L.  je"",  cii.  v. 

'A.  Id.  «  Continue  in  vi.^iiiis  noctucnis  et  diuruis  excubiis  tenipus  in 
vanura  terere  cogebantur.  »  —  hl.,  \.  XXXIV,  ch.  xxv.  —  Sur  le  nombre 
et  la  composition  de  la  garde  nationale  parisienne,  voir  Froissart,  1.  II, 
ch.  cLi,  CLxxxvii,  p.  200,  242.  Édition  Buchon.  —  Voir  aussi  Perrens, 
Bànocrulie  au  mojien  û'jv,  t.  I''"",  p.  237,  t.  Il,  p.  32-32. 

4.  Le  Religieux,  etc.  «  Intumescentes  superbia,  nobilium  ecclesiasli- 
corumque  virorum  exprohranles  dominia,  a(hninistrationem  civiiem  per  se 
melius  régi  posse  quam  per  dominos  naturalcs  fatue  judicabant...  dvinm 
fuadtutex  metkndo...»  L.  II,  ch.  m,  iv,  v,  p.  M-20.  — L.  WWIII,  ch.  xviii. 

5.  /('.   «  Libertatem  quisque  licentius  appetebat  et  jugum   excutere... 


i08        L'ÉLOQUENCE    ET    LA    LITTÉRATURE    POLITIQUES. 

et  les  portes  des  églises  :  ((  Cliers  concitoyens ,  on  veut 
vous  désarmer,  vous  enlever  vos  chaînes  de  fer  et  vos  bar- 
ricades. Aux  armes!  nos  vengeurs  approchent  ^  »  Des  mots 
d'ordre  féroces  courent  dans  les  masses  :  ((  il  y  a  des  gens 
qui  ont  trop  de  sang  et  qui  ont  besoin  qu'on  leur  en  tire 
avec  l'épée  ^  )>  On  colporte  des  listes  de  suspects  sur  les- 
quelles en  regard  de  chaque  nom  se  lit  une  lettre  cà  l'encre 
rouge  signifiant  l'un  de  ces  arrêts  de  mort  :  à  tuer,  à  bannir, 
à  rançonner  ^ . 

C'est  là  le  public  de  nos  harangueurs  en  1381,  en  1407,  en 
1412,  pendant  plus  d'un  quart  de  siècle.  Leur  place  est  dans 
cette  mêlée;  leur  action  s'exerce  sur  cette  longue  démence  du 
peuple  de  Paris,  presque  toujours  pour  l'exaspérer,  quelque- 
fois pour  la  calmer  et  la  guérir.  Il  y  a  bien  des  variétés  à 
distinguer  parmi  les  meneurs  populaires.  Les  uns  nais- 
sent subitement  de  l'effervescence  de  la  rue,  de  l'écume  de  la 
foule;  ils  s'improvisent  pour  un  jour  chefs  débandes,  insti- 
gateurs des  violences  et  des  crimes  ;  ils  marquent  le  but  aux 
ardeurs  incertaines,  aux  impatiences  aveugles  ;  dès  que  le 
coup  est  fait,  leiu'  rôle  éphémère  est  rempli,  ils  retombent 
dans  le  silence  et  l'obscurité.  Par  exemple,  en  1381,  lors  du 
soidèvement  qui  suivit  la  mort  de  Charles  Y,  un  ouvrier  cor- 
royeur,  ahUarius  quidam,  ramassant  ti'ois  cents  émeuliers 


seque  millies  moritiiros  qiiain  ut  tantiim  dedocus  atqiie  dauuium  admilti 
patiantur...  In  paiiameiUo  liiirgensium  coeiint  et  cunctis  jugum  cxeutere 
mens  fuit  et  poscere  libertatem.  »  L.  Il,  cli.  m,  iv,  v,  p.  15-30. 

1.  «  De  nocte  in  valvis  ecciesiariim  affixei'unt  cedulas  continentes  :  Cives 
amantissimi,  noverilis  quod  in  bievi  catenœ  ferrea;  viliïc  cum  arniis  vestris 
defensivis  vobis  auferentiir.  Et  ideo  animose  et  fortiter  curetis  resistere, 
scientes  quod  in  proximu  vaiidum  vobis  mittetur  auxiliuni.  »  Le  Religieux 
de  Saint-Denis,  1.  XXXX,  cli.  xxxix. 

2.  W.,  1.  XXXIV,  ch.  XXV. 

3.  Juvénal  des  Ursins,  année  1U3,  p.  490.  —  Sur  l'étendue  de  cotte 
agitation  révolutionnaire,  en  France,  en  Angleterre,  en  Flandre,  et  sur  les 
ligues  formées  entre  les  séditions  locales  ou  internationales,  voir  Froissart, 

1.   II,   ch.   CVI,  CXII,  CXV,  CXXVIII,  cli,  CLIX,   CLXXVII,   CLXXXVII,  p.   151,  157, 

159.  161-lGf),  177,  210,  242.  (Édit.  Buchon.)  —  Voir  aussi  Juvénal  des 
lisins,  édit.  Micliaud,  t.  II,  p.  348,  et  le  Religieux  de  Saint-Denis,  1.  III, 
cil.  i^r.  —  Hisloire  lUtùraire,  t.  XXIV,  p.  227. 


LES    HARANGUEURS    POPULAIRES.  409 

arm(''S  de  pois'uards,  les  liar;in,L,aiii  on  place  de  Grève,  puis, 
IVancliissanl  les  ponts  àlciu'  Irle,  il  les  lança  contre  les  portes 
du  Palais  où  se  tenait  tremblant  le  gouvernement  de  la 
régence.  Nous  avons  ce  discours  d'un  ouvrier  parisien  du 
xiv"  siècle,  traduit,  il  est  vrai,  en  latin  par  un  chroniqueur 
trop  scolastique;  c'est  une  déclamation  absolument  révolu- 
tionnaire :  ((  A  quand  donc  notre  tour  de  jouir  du  repos  et 
des  douceurs  de  la  vie?  Oui  nous  délivrera  du  joug  de  ces 
seigneurs  dont  la  rapacité  nous  exploite,  dont  l'orgueil 
nous  écrase?  Ils  vivent  de  notre  substance'  ;  c'est  avec  nos 
dépouilles  qu'ils  bâtissent  des  palais  et  nourrissent  leurs 
gens;  l'éclat  de  leur  règne  vient  de  la  sueur  du  peuple^. 
Nous  sommes  à  bout  de  patience.  Levons-nous  tous!  Que 
Paris  prenne  les  armes,  plutôt  que  de  souffrir  la  honte  et 
la  servitude.  »  Pendant  que  l'émeute,  poussée  par  ce  tribun, 
bat  le  seuil  de  la  demeure  royale  et  menace  de  forcer  l'en- 
trée, une  fenêtre  s'ouvre  ;  le  chancelier  de  France,  Miles  de 
Dormans,  évoque  de  Beauvais,  parlemente  avec  les  insurgés. 
Dans  les  concessions  qu'il  leur  fait,  il  va  jusqu'à  reconnaître 
le  principe  de  la  souveraineté  nationah;  :  ((  Oui,  on  aurait 
beau  le  nier  cent  fois,  le  suffrage  populaire  est  le  fondement 
de  la  monarchie.  Ni  le  roi,  ni  ses  conseillers  ne  pourraient 
faire  un  peuple,  mais  un  peuple  ferait  bien  un  roi  ^.  »  Ainsi 
parle  le  pouvtjir,  en  tout  temps  et  en  tout  pays,  quand  il  se 
sent  vaincu,  et  qu'il  a  peur. 

Les  orateurs  de  l'Université  ne  descendaient  pas  habituel- 
lement dans  la  rue;  ils  lui  faisaient  écho  et  lui  donnaient  le 
signal  des  interventions  énergiques.  Leur  tribune  était  dans 

1.  Substantias  nostras  illis  impertimur...))  —  Le  Religieux  de  Saint-Denis, 

.  ler,  cil.  VI. 

2.  Ex  sudore  regnicolarum  regius  fulget  honos.»  Id.,ibi(L  —  On  peut 
rapprocher  de  ces  harangues  celles  qui  se  débitaient  alors  en  Angleterre, 
lors  de  la  révolte  de  Wat  Tyler.  —  Froissart,  1.  Il,  ch.  cvi.  (Édit.  Bu- 
chon).  Le  Religieux,  etc..  1.  III,  ch.  xviii.  —  Penens,  la  Dmocratie,  etc., 
t.  il,  p.  32. 

3.  «Nam  etsi  centies  negent,  reges  régnant  suiïragio  populoruin,  eoruni- 
que  vires  illos  forniidabiles  faciunt.  »  Le  Religieux,  etc.,  1.  I*^"",  ch.  vi.  — 
Perrens,  la  Démocratie,  etc.,  t.  II,  p.  52. 


410      l'éloquence  et  la  littérature  politiques. 

Tégiise  ou  dans  l'assemblée  des  états,  comme  en  1412;  sou- 
vent aussi,  tout  fourrés  d'hermines  et  bardés  de  syllogismes, 
ils  portaient  leurs  remontrances  au  Louvre,  au  château  Saint- 
Paul,  et  interpellaient  en  grand  appareil  le  gouvernement. 
Ces  harangues,  fabriquées  dans  l'officine  de  l'école,  s'appe- 
laient Propositions.  Ce  sont,  en  effet,  des  thèses  politiques, 
soutenues  d'arguments  en  forme,  hérissées  de  textes  sacrés, 
farcies  de  citations  et  de  commentaires  :  on  s'en  fera  une 
idée  en  parcourant  les  huit  discours  de  Gerson  que  nous  pos- 
sédons en  français,  imprimés  ou  manuscrits,  et  dont  chacun, 
à  son  heure,  fut  un  événements  Des  échappées  satiriques, 
sur  les  crimes  et  les  ridiciûes  contemporains,  jettent  quelque 
variété  dans  cette  lourde  et  prolixe  érudition  qu'un  souffle 
passionné  soulève  ;  la  réalité  vivante  s'y  montre  à  l'impro- 
viste,  colorée  d'un  reflet  ardent,  et  c'est  grâce  aux  nombreux 
épisodes,  où  les  orateurs  se  laissent  facilement  entraîner, 
que  ce  fatras  scolastique  peut  encore  aujourd'hui  intéresser 
l'histoire  et  piquer  la  curiosité  d'un  lecteur  sérieux. 

Entre  tous  ces  docteurs  qui  fanatisèrent  Paris  pendant  les 
troubles  du  y.iY  et  du  xv"  siècle,  trois  députés  de  Sorbonne, 
le  carme  Eustache  de  Pavilly,  le  maître  es  arts  Benoît  Gen- 
tien,  l'abbé  duMoutier  Saint-Jean,  se  signalèrent,  notamment 
aux  états  généraux  de  1412,  par  la  fougue  de  leurs  invectives 
et  le  cynisme  de  leur  style,  emprunté  à  la  place  Maubert  et 

1.  Voici  l'ordre  clironologique  de  ces  huit  Proiiositions.  La  première, 
relative  au  scliisine,  est  de  1393  ;  la  seconde,  vers  le  même  temps,  fut  faite 
en  faveur  de  l'Hôlel-Dieu  de  Paris  ;  une  des  plus  célèbres,  la  troisième, 
intitulée  Vivat  rex,  est  de  1405.  Juvéïial  des  Ûrsins  en  fait  mention  dans 
sa  chronique.  Le  sermon  sur  la  Justice,  prononcé  en  1408,  est  aussi  une 
l'ropositiun.  Viennent  ensuite  :  le  discours  intitulé  Veniat  pax,  dont  on  n'a 
qu'une  traduction  latine;  un  sermon  contre  les  prétentions  des  Imùiçs 
mendiants,  un  autre,  de  1409,  sur  l'union  avec  les  Grecs,  enfin,  la  Pro- 
position de  1413  oîi  il  félicite  le  roi  et  Paris  de  la  défaite  des  Cabochiens. 
Ce  sermon  fut  dit  en  plein  air,  ii  Saint-Martin  des  Champs,  ii  la  suite  d'une 
procession,  devant  un  auditoire  nombreux  «où,  dit  Juvénal  des  Uisins,  il 
y  avait  du  peuple  beaucoup.»  —  Bibliothèque  Nationale,  mss.  n"*  72,  75, 
72,  82. —  Fonds  saint  Victor,  n»»  513,  518,  848,  1336,  2320.  —  Fonds 
Colbert,  n"-'  7298  7320.  —  Opéra  Gersonnii,  édit.  Dupin,  t.  IV.  ]).  5(>3. 
—  Abbé  Bourret,  Thèse  sur  Gerson,  p.  112-124. 


LES   DOCTEURS   DE   SORBONNE.  411 

;ui  quiU'Lit'r  tics  Innocents.  Ce  sont  les  Menul  et  les  Maillard 
(le  la  prédication  politique,  les  dignes  précurseurs  de  la  vio- 
lence hrutalt^  des  tribuns  de  la  Ligue.  A  tour  de  rôle,  ils  pre- 
naient à  partie  les  courtisans,  les  «  ofiiciers  à  gros  gages,  » 
ces  cumulards  du  régime  gothique,  ils  vouaient  au  carcan  et 
au  pilori  les  gens  de  Jinance,  «  ces  mangeurs  du  peuple;  » 
leur  insolence  frondeuse,  insiûtant  tous  les  pouvoirs,  faisait 
trembler  sur  leurs  sièges  les  présidents  et  les  conseillers  du 
Pai'lcinent.  «Voyez,  s'écriaient- ils  ,  ces  truandeaux  qui 
lanlust  esloient  clei'cs  à  un  l'ecepveur,  gens  de  néant  et 
de  petit  estât,  et  qui  aujourd'hui  sont  fourrés  de  martres  et 
autres  i-iches  habits,  tellement  qu'on  ne  les  congnoist  plus; 
ils  ne  donneront  cà  disner  à  aulcun  s'ils  n'ont  le  hypocras  et 
autres  telles  friandises,  et  toutes  ces  despenses-là  viengnent 
du  roy...  Et  ^ous,  gens  du  Parlement  et  de  la  chambre  des 
Comptes,  jeunes  maistres  des  requestes  ignorants,  choisis  h 
la  faveur,  présidents,  qui,  en  faisant  gagner  sa  cause  à  un 
malfaiteur,  dictes  :  ((  c'est  contre  le  droict,  mais  il  est  mon 
parent;  »  vous,  chancelier,  qui  recevez  deux  mille  livres  par 
an  de  traitement,  quatre  mille  cinq  cents  francs  d"or  pour  les 
lettres  de  rémission,  vingt-six  mille  livres  sur  les  subsides 
de  guerre,  deux  mille  livres  pour  rostre  garde-robe;  vous, 
pi'ocureurs  généraux  appoinctés  à  six  cents  livres,  conseillers 
appoinctés  à  trois  cents  li^res,  quémandeurs  de  pots  de  vin, 
trafiquants  d'arréls  et  de  sentences;  vous,  ofiiciers  de  la 
cour,  ([ui  occupez  trois  ou  quatre  emplois  que  vous  ne  pouvez 
nuiiplir,  et  dont  vous  cumulez  les  grands  et  excessifs  gages  ; 
serviteurs  et  servantes  du  roy  et  de  la  reyne,  maulvaises 
herbes  et  orties  périlleuses  du  jardin  royal,  qui  empeschez 
les  bonnes  herbes  de  fructifier ,  il  faut  ^  ')us  oster,  sarcler 
et  nettoyer,  afin  que  le  demeurant  en  vaiUe  mieulx.  Sur  ce, 
nous  requérons  qu'on  vous  prenne  tous,  vous  et  vos  biens 
aussy'.  1)  Ces  diatribes,  vociférées,  toutes  fenêtres  ouvertes, 

1.  Bibliothciine  de  l'École  (k.<  Chartes,  t.  VI  (1845),  p.  :277.  —  linpiiorl 
de  Jeliaii  Leroy,  [H'ocuieur  du  Uoy,  tiré  des  archives  de  Dijon.  —  Histoire 
de  Cliarkx  YI,  par  Juvénal  des  Ursins  (Micliaud,  t.  II,  p.  480,  482.— Mous- 


412      l'éloquence  et  la  littérature  politiques. 

dans  la  grand'salle  de  l'hôtel  Saint-Paul,  où  se  tenaient  les 
états,  passaient  et  se  répétaient  d'échos  en  échos  jusqu'aux 
jardins  ouverts  à  la  foule  :  accueillies  par  d'effrayantes  cla- 
meurs, clamoribus  hoi^risonis,  elles  se  traduisaient  presque 
toujours  en  arrestations  et  en  massacres.  ((  A  la  suite  du  dis- 
cours prononcé  par  le  notable  docteur  Enstache  de  Pavilly, 
on  mistàla  Conciergerie  quinze  dames  et  demoiselles  de  l'hô- 
tel de  la  revue  et  un  certain  nombre  d'officiers  du  roy  ' .  » 
Les  chroniques  sont  pleines  de  pareils  comptes-rendus.  Ce 
que  les  harangueurs  avaient  suggéré,  la  sédition  l'exécutait 
dans  les  vingt-quatre  heures  ^ . 

Ajoulons,  pour  riionneur  de  l'Université  du  xv*^  siècle,  que 
si  elle  a  produit  des  démagogues  malfaisants,  des  délateurs 
haineux  et  féroces,  pourvoyeurs  du  gibet  et  de  la  prison,  elle 
a  aussi  donné  aux  opinions  modérées  de  fermes  défenseurs  et 
des  champions  victorieux.  Nous  avons  déjà  rappelé  le  nom 
du  plus  illustre  et  du  plus  intrépide  des  docteurs  engagés 
dans  les  luttes  religieuses  et  civiles  qui  déchiraient  alors  le 
royaume  :  chacune  des  harangues  de  Gerson  fut  une  bataille 
gagnée  par  le  parti  de  l'ordre,  du  bon  sens  et  de  la  paix 
contre  les  pires  factieux  que  la  France  ait  jamais  connus.  On 
peut  dire,  en  se  fondant  sur  le  témoignage  des  historiens 
contemporains,  que  l'inlluence  de  sa  parole  courageuse  a  pré- 
paré et  facilité  l'œuvre  d'apaisement  et  de  salut  qui,  plus 
tard,  s'accomplit  sous  le  règne  de  Charles  YII.  A  côté  de 
Gerson,  mais  au-dessous  de  lui,  nous  placerions  volontiers  le 
moine  Augustin  Jacques  Legrand,  si  vers  la  fin  il  n'eût  corn- 
|)i'omis  sa  gloire  et  son  caractère  en  négociant,  au  nom  d'un 
parti,  l'appui  de  l'Angleterre  pour  fomenter  en  France  la 

tielel,  ch.  xcix.  —  Le  Religieux  de  saint  Denis,  1.  XXIII,  ch.  xxix-xxxi. 
—  L.  XXXIV,  ch.  Il,  vu,  XII,  xviii,  xxiv,  xxvi.  —  L.  XXXV,  ch.  xxxix. 

1.  Juvénal  des  Uisins,  année  1412.  —  Édit.  Michaud,  t.  II,  p.  482. 

2.  Le  Religieux,  etc.,  1.  XXXVIl,  ch.  xvii  et  xviii.  L.  XXXIV,  ch.  ii, 
XII,  XXIV,  XXVI.  —  Il  existe  à  la  Bibliothèque  Nationale  une  «  ReWa/io»  ma- 
nmcriU  de  la  sédition  et  motion,  populaire  arrivée  en  la  ville  de  Paris  en 
l'an  1413:  «l'émotion»  débute  par  un  sermon  d'Eustache  de  Pavilly  ;  on 
n'agit  qu'après  que  le  prédicateur  a  conseillé  l'action.  Mss.  f.  fr.,  n»  292G. 


LES   DOCTEURS   DE   SORBONNE.  413 

p:ucrre  civile  ' .  Co  prôdicaleui'  cloquent  est  cité  par  GuilleberL 
(le  Metz  dans  sa  Chronique,  à  la  date  de  1 400,  comme  l'un 
(le  ceux  qui  attiraient  tout  Paris  à  leurs  sermons  ^  Au  com- 
mencement, il  fit  un  noble  usage  de  cette  éloquence.  Prê- 
chant devant  la  cour,  dans  un  temps  où  celle-ci  avait  encore 
un  pou\  (jir  pri'S({ue  absolu,  il  osa  lui  reprocher  en  face  les 
vices  qui  la  déshonoraient  et  qui  devaient  la  perdre  :  «  Si 
vous  ne  m'en  croyez  pas,  dit-il  à  la  reine  Isabeau,  parcourez 
la  ville  sous  le  déguisement  d'une  pauvre  femme,  et  vous  en- 
tendrez ce  que  chacun  dit*.  »  Ouand  il  eût  terminé  son  ser- 
mon, un  courtisan  dit  tout  haut  :  «  Si  l'on  m'en  croyait,  on 
jetterait  à  l'eau  ce  misérable.  » 

Fort  de  la  loyauté  de  son  dessein  qui  était,  non  de  ruiner 
l'autorité  royale,  mais  de  l'avertir  pour  la  sauver,  Jacques 
Legrand  revint  à  la  charge,  et  dans  un  autre  discours  pro- 
noncé devant  le  même  auditoire  il  tonna  contre  le  luxe,  lu 
mollesse  et  les  débauches  où  périssaient  à  la  fois  la  vigueur 
militaire  de  la  nation  et  la  dignité  de  la  couronne.  ((  La  su- 
prême gloire  en  ce  temps-ci,  s'écria-t-il,  c'est  de  fréquenter 
les  bains,  de  porter  des  habits  bien  lacés,  à  belles  franges 
et  à  longues  manches.  Cela  vous  regarde  spécialement, 
messieiu's,  ajouta-t-il  avec  énergie  en  se  tournant  vers  les 
oncles  du  roi,  et  je  vous  dirai  que  c'est  vous  vêtir  de  la 
substance,  des  larmes  et  des  gémissements  du  pauvre  peuple, 
dont  les  plaintes  montent  sans  cesse  vers  Dieu  pour  accuser 
tant  d'injustices*.  »  Il  conclut  en  prédisant  que  u  le  sou- 
verain maître  des  rois  transporterait  le  scepti'e  de  France 

1.  Histoire  littéraire,  t.  XXIV,  p.  379.  —  Mémoires  de  i'Académie  des 
Inscriptions,  t.  XV,  p.  802. 

2.  Voir  plus  haut,  p.  369. 

3.  «La  déesse  Vénus  règne  seule  à  voire  cour;  l'ivresse  et  la  débauche 
lui  servent  de  cortège  et  font  de  la  nuit  le  jour  au  milieu  des  danses  les 
plus  dissolues.  Ces  maudites  et  infernales  suivantes,  qui  assiègent  sans  cesse 
votre  cour,  corrompent  les  mœurs  et  énervent  les  cœurs.  Elles  efféminent 
les  chevaliers  et  les  écuyers,  en  leur  faisant  craindre  d'être  défigurés  par 
des  blessures.»  —  Traduit  de  la  chronique  latine  du  Religieux  de  Saint- 
Denis,  1.  XXVI,  ch.  vu,  année  l'tOa. 

4.  Traduit  du  Religieux  de  Saint-Denis,  1.  XXVI,  ch.  vu. 


414      l'éloquence  et  la  littérature  politiques. 

à  (les  étrangers,  et  que  le  royaume,  corrunipu  et  (l^^  isé  par 
les  princes,  s'anéantirait  bientôt.  »  Tout  ce  qu'il  y  avait  de 
sage  et  d'honnête  dans  Paris,  dit  le  chroniqueur,  a[)plaudit  à 
la  généreuse  sincérité  de  ce  langage. 


S  11[ 


Les  états  généraux  du  XV^  siècle,  sous  Charles  VII,  Louis  XI  et  Char- 
les VIII.  —  Discours  cités  dans  le  Journal  de  Masselin. 

Nous  ne  quitterons  pas  le  niojen  âge  sans  y  cherclier  en- 
core quelques  exemples  d'une  noble  et  forte  éloquence.  De 
l'422  à  1439,  dans  la  crise  aiguë  où  l'énergie  de  la  nation 
parut  un  instant  succomljer,  Charles  Vil  usa  largement  de  la 
suprême  ressource  des  royales  détresses  ;  il  Ht  appel  dix  l'ois 
aux  états  généraux  ^  Ceux-ci,  convoqués  en  province,  à  Chi- 
non,  à  Orléans,  à  Tours,  à  Meun,  sur  le  terrain  même  de  la 
lutte  à  outrance  contre  l'envahisseur,  furent  admiral)les  de 
loyauté  et  de  résolution.  Ils  donnèrent  des  hommes  et  de 
l'argent,  sans  se  décourager  et  se  plaindre,  en  ne  demandant 
h  la  royauté  que  de  ne  pas  s'abandonner  elle-même  ^  ()n  ai- 
merait à  connaître  les  discours  et  les  orateurs  qui  ont  alors 
raffermi  le  cœur  de  la  nation  et  soutenu  pendant  tant  d'an- 
nées, en  de  si  dures  extrémités,  l'esprit  de  sacrifice  et  l'invin- 
cible espérance  ;  mais  presque  rien  ne  s'est  conservé  des  pa- 
roles qui  furent  dites  en  ces  occasions  décisives;  le  silence 
des  historiens  semble  indiquer  qu'on  y  a  plus  agi  que  parlé, 
et  que  le  sentiment  qui  dominait  dans  ces  assemblées  était 
un  patriotisme  sans  phrases.   Le  seul  fragment   qui  nous 

1.  Des  états  avaient  été  assemblés  à  Paris  en  l'i20.  «  Là  proposa  maistre 
Jehan  le  Clerc  qui  prit  pour  son  tliènie  ces  paroles  :  «  Audila  est  vox  k- 
mentalionis  et  idanctus  Sion.»  Juvénal  des  Ursins,  année  1420. 

2.  On  a  de  ce  temps  un  M'nnoire  iiolitiquc  adressé  à  l'ex-reiiie  Isabeau  par 
l'un  de  ses  conseillers.  Ce  document  contient  une  suite  de  conseils  en  106 
articles  à  l'adresse  du  roi  Charles  Vil.  Isabeau,  vieillie  et  corrigée  par  les 
événements,  vivait  dans  la  retraite  ii  Paris.  On  rapporte  cet  écrit  ii  l'année 
1434.  11  est  cité  dans  le  t.  XXVil  (ISGd)  de  la  Hibliothrqne  de  l'Èojk  des 
Chartes,  p.  128-153. 


JEAN   JUYÉNAL    DES    URSIXS.  413 

l'ftste  do  celle  époque  appailieiit  h  des  jours  meilleurs  ;  c'esl 
un  discours  prononcé  aux  états  de  1439  par  Jean  Juvénal  des 
Ursins,  é\èque  de  Beauvais,  l'auteur  de  la  chrouiquf!  sou- 
vent cité  par  nous.  Issu  d'une  i'aniillo  de  riche  bourgeoi- 
sie que  son  dévouement  au  roi  et  sa  résistance  aux  fac- 
tieux a^ai('nt  illustrée  au  xiv*^  siècle,  fds  d'un  prévôt  des 
marchands  et  lir're  d'un  chancelier  de  France  %  Jean  Ju\énal, 
qui  fut  plus  lard  arclievè{[U('  de  Reims,  était,  en  1  i-39,  le  chef 
de  la  dépulalion  ou,  comme  on  disait,  de  «  l'ambassade  de 
Paris  »  dans  rasseniblé'e  dUrléans  :  nid,  en  effet,  n'y  repré- 
sentait plus  dignement,  avec  une  autorité  plus  imposante, 
le  courage,  les  vertus  et  les  lumières  de  cette  partie  du  tiers- 
ordre  restée  fidèle  h  la  bonne  cause. 

La  péroraison  surtout  de  son  discours  est  fort  belle.  L'ora- 
teur s'adresse  à  ce  sentiment  royaliste  qui,  dans  l'ancienne 
France,  était  la  forme  vivante  et  la  plus  haute  expression  du 
sentiment  national  :  rappelant  les  récentes  victoires,  le  mer- 
veilleux changement  survenu  dans  les  affaires  du  royaume, 
tant  de  villes  reconquises,  tant  de  périls  dissipés  et  de  si  ter- 
ribles ennemis  subitement  vaincus  ou  écartés,  il  voit  dans  ce 
retour  de  fortune  une  preuve  certaine  de  la  protection  d'en 
haut;  il  conjure  tous  les  bons  Français  de  se  serrer  autour 
d'un  prince  choisi  par  le  ciel  pour  l'.-iccomplissement  d'un 
grand  dessein  de  miséricorde,  pour  la  déli\  rance  et  le  relève- 
ment de  la  patrie.  «  Regardez,  dit-il,  et  advisez  quelles  mer- 
veilles Dieu  a  faites  pour  luy;  comme  il  fut  sauvé  de  la  main 
de  ses  ennemis  à  Paris,  la  bataille  de  Beaugé,  la  déroute  des 
sièges  mis  par  les  Angloys  à  Montargis,  à  Orléans,  à  Com- 
piègne,  et  le  recouvrement  en  partie  des  pays  de  par  deçà;  la 
mort  miraculeuse  du  roy  d'Angleterre,  du  comte  de  Salisbéry 


1.  Le  père  de  notre  orateur  né  en  1350,  mort  en  1431,  fut  prévôt  des 
marchands  en  1388;  son  frère,  Guillaume  Juvénal,  né  en  l'iOO,  mort  eu 
147-2,  prit  les  sceaux  de  France  en  1445,  Jean  Juvénal  passa  du  siège  de 
Beauvais  à  celui  de  Reims  en  1449;  il  sacra  Louis  XI,  et  fit  partie  de  la 
commission  des  évèques  qui  revisèrent  la  sentence  prononcée  par  les 
Aniîlais  contre  Jeanne  d'Arc.  11  mourut  en  1473. 


416        L  ELOQUENCE    ET   LA   LITTÉRATURE    POLITIQUES. 

et  autres  ennemis.  Ces  choses  sont-elles  venues  par  les 
vaillances  et  vertus  des  nobles,  par  les  prières  des  gens  d'é- 
glise? Je  crois  que  non.  Mais  Dieu  l'a  fait  et  a  donné  courage 
à  petite  compagnie  de  vaillants  hommes  a  ce  entreprendre  et 
faire,  h  la  requeste  et  prière  du  roy.  Considérez  cette  noble 
maison  de  France,  le  roy,  la  rejne,  M.  le  Dauphin,  quelle 
auguste  famiUe  de  Dieu  gardée,  de  Dieu  aimée,  de  Dieu 
prisée  et  honorée,  comme  vous  pouvez  voir  apparemment! 
Ne  la  devez-vous  doncques  aimer?  Certes  si  faites.  jRegem 
honorifcate,  Deum  timeteK  »  Nous  trouvons  là,  si  je  ne  me 
trompe,  l'accent  particulier  aux  inspirations  et  aiLv  croyances 
des  contemporains  de  Jeanne  d'Arc,  une  effusion  toucliante 
et  sincère  du  patriotisme  de  l'ancien  peuple  français,  si 
constant  dans  ses  affections,  malgré  de  passagères  infidélités. 
Vingt  ans  après,  Jean  Juvénal,  devenu  archevêque,  pre- 
mier duc  et  pair  de  France,  prit  la  parole  dans  une  autre 
assemblée  d'états  tenue  à  Tours  en  li68.  Les  temps  étaient 
changés  :  le  pouvoir  royal,  consoUdé  par  les  institutions  et 
par  la  gloire  de  Charles  Vil,  tournait  ta  un  despotisme  douce- 
reux et  rusé  ;  l'impôt  permanent,  aggravé  par  Louis  XT,  pe- 
sait lourdement  sur  le  peuple.  L'orateur  défendit  cette  fois 
les  opprimés  et  les  faibles  ;  son  éloquence,  non  moins  forte 
et  loyale  que  dans  l'assemblée  de  1 439,  nous  est  un  exemple 
de  la  sage  fermeté  avec  laquelle  les  bons  citoyens  osaient 
parler  de  la  misère  des  petits  en  face  des  grands.  Il  décrit 
d'abord,  d'un  style  naïf  mais  expressif  et  qm  ne  craint  pas 
le  mot  propre,  les  brigandages  de  toute  sorte  qui  ruinent  les 
provinces  :  «  Vos  peuples  sont  tout  détruits,  appauvris  de 
chevance,  tellement  qu'à  peine  ont-ils  du  pain  à  manger  pour 
les  excessives  tailles  qu'on  leur  met  sus,  et  par  pilleries  et 
inangeries  qu'ils  souffrent.  De  là  une  terrible  fièvre,  rêverie 
et  frénésie  qui  entretient  chez  eux  l'esprit  de  rébellion  et  dont 
profitent  les  seigneurs  ennemis  de  la  couronne.  »  D'oii  vien- 


1.  Collection  relative  aux  élals  gi-ncruux,  p'dv  Mayer.  Paris  1788.  I.  IX, 
}).  137.  —  Ce  discours  est  extrait  de  la  Yie  de  Cliarkf^  V//par  Jean  Chartier. 


LE  JOURNAL   DE   MASSELIN.  417 

nont  ces  maux?  De  l'excès  des  sag-es  et  des  pensions  pjiyés 
aux  courtisans,  u  Hélas!  s'éci'ie-l-il  dans  un  mouvement  ([ui 
n'est  pas  sans  hardiesse,  hélas  !  tout  est  du  sang  du  peuple. 
On  ôtela  pasturc  du  pauvre  connuun  et  la  rapine  qu'on  l'ait 
est  en  vos  maisons.  Pounpioi  gre\ez-\ous  et  détruisez-vous 
ainsi  mon  peuple,  connue  dit  Dieu  par  le  prophète?  »  Une 
autre  ((  vuidange  »  —  nous  dirions  un  drainage,  —  de  l'or  de 
France,  c'est  le  luxe.  «  On  ne  voit  partout  que  draps  de  soye, 
rohes  gipponnces  et  cornettes  ;  les  pages  même  de  plusieurs 
gentilshommes  et  les  valets  se  vêtent  de  draps  de  soye  ;  et  les 
femmes,  Dieu  sait  comme  elles  sont  parées  des  dits  draps  et 
robes,  cottes  simples  et  en  plusieurs  et  diverses  manières  !  En 
ces  choses-ci  l'àme  et  la  suljstance  de  la  chose  pu])lique  s'en  va 
et  ne  revient  point.  »  Oîi  est  le  remède?  Dans  la  sagesse  et 
l'humanité  du  roi.  <(  Il  y  eut  quelqu'un,  en  un  conseil,  qui  dit 
un  jour  :  exigez  et  taillez  hardiment,  tout  est  vôtre.  Ce  sont 
maximes  d'un  tyran,  et  non  dignes  d'estre  entendues'.  » 
Ainsi  parlait  la  liberté  de  l'ancien  temps,  plus  généreuse 
qu'efficace,  trop  souvent  impuissante  lorsque  la  sédition  n'é- 
tait pas  Là  pour  lui  prêter  main-forte.  EUe  avait  le  cœur  droit 
et  de  nobles  fiertés  ;  elle  savait  faire  entendre  des  vérités 
utiles,  mais  ses  avertissements,  comme  ses  menaces,  man- 
quaient de  sanction-. 

Hàtons-nous  d'arriver  aux  états  généraux  de  1483,  qui  cou- 
ronnent avec  une  certaine  grandeur  l'histoire  de  notre  poli- 
tique intérieure  au  xv"  siècle.  Cette  assemblée,  l'une  des  plus 
imposantes  que  le  moyen  âge  ait  connues,  certainement  la 
plus  riche  en  talents,  en  convictions  vigoureusement  soute- 
nues, la  plus  célèbre  par  la  gravité  des  questions  de  principes 
qui  y  furent  discutées,  se  réunit  à  Tours  au  lendemain  de  la 
mort  de  Louis  XI.  La  session,  marquée  d'incidents  notables, 
dura  près  de  trois  mois  ;  tout  le  détail  des  résolutions  prises 

1.  Même  collection.  —  Tiré  de  Vllktoire  de  Louia  XI,  par  Diiclos. 

2.  On  a  de  Jean  Juvénal  des  Ui-sins  plusieurs  harangues  manuscrites: 
1»  une  harangue  au  comte  d'Eu  ;  2»  une  harangue  au  roi  Louis  XI  avant 
sou  sacre,  en  1401;  S»  la  harangue  aux  états  de  tours,  en  1468.  —  Diblio- 
îhvque  N'itionulc,  mss.  n"  2701. 

27 


418        l'éloquence    et    LA    LITTÉRATURE    POLITIQUES. 

et  des  discours  entendus  nous  est  fidèlement  rapporté  dans 
le  volumineux  Journal  du  député  de  Rouen  Masselin%  audi- 
teur patient  des  harangues  d'autrui  et  déterminé  harangueur 
lui-même.  C'est  le  plus  ample  document  où  l'on  puisse  étu- 
dier les  ressorts  cacliés  de  ces  assemblées,  leur  intime  consti- 
tution; c'est  là  qu'on  voit  cà  l'oeuvre  l'éloquence,  et  qu'on 
apprécie  au  juste  l'ascendant  qu'elle  exerce,  la  réalité  des 
succès  qu'elle  obtient. 

Deux  sortes  de  harang'ues  se  prononçaient  aux  états  géné- 
raux ;  deux  genres  d'éloquence,  fort  dilférents,  y  paraissaient 
et  s'y  déployaient  l'un  après  l'autre.  Il  y  avait  d'abord  les 
discours  d'apparat,  d'un  caractère  plutôt  démonstratif  que 
politique,  officiels  et  solennels  comme  les  séances  d'ouverture 
et  de  clôture  oii  ils  étaient  délntés.  Le  mauvais  goût  du 
temps,  grossier  et  quintessencié,  s'y  donnait  carrière.  Nous 
avons,  de.  la  session  de  1183,  deux  discours  en  français  qui 
appartiennent  à  ce  genre  empesé  et  alambiqué  ;  tous  les  deux 
sont  l'œuvre  du  chancelier  Jean  de  Rely,  chef  de  ((  l'ambas- 
sade »  de  Paris  ^.  Divisés  en  trois  points,  comme  les  sermons, 
remplis  d'invocations  à  Dieu  et  aux  saints,  farcis  de  textes 
bibliques  ou  classiques,  en  vers  et  en  prose,  surchargés  de 
longues  périodes,  ils  ne  présentent  aucun  trait  saillant;  c'est 
de  la  rliétori(|ue  majestueuse  et  ennuyeuse*.  A  côté  de  cette 


\.  Jelian  iMasselin,  officiirl  de  l'archevêque,  député  du  bailliage  de  Rouen. 
—  Son  Journal,  rédigé  en  lalln,  a  été  publié  et  traduit  par  A.  iiernier  dans 
les  Bocumenla  inédits  sur  l'Histoire  de  France,  1835. 

2.  Jean  de  Itely,  né  en  1430,  mort  en  1499,  fut  cliancelier  et  archidiacre 
de  Notre-Dame,  professeur  de  théologie,  recteur  de  l'iniversité,  docteur 
en  Sorbonue,  aumônier  du  roi  Charles  VIII,  et  enfin,  évèipie  d'Angers.  — 
ff  L'ambassade  »  de  Paris^  aux  états  de  1483  comptait  sept  députés.  Les 
discours  de  Jean  de  Rely  ont  été  imprimés  et  publiés  à  part,  du  vivant 
même  de  l'auleiir.  On  les  trouvera  dans  la  collection  de  Mayer  (1788) 
déjà  citée,  t.  IX. 

3.  Nous  signalons,  clans  le  cahier  des  états  de  1483,  les  plaintes  du  liers- 
oidre,  rédigées  et  citées  en  français.  Elles  portent  principalement  sur  les 
excès  des  gens  de  guerre  et  se  terminent  par  ces  mots:  «  El  à  la  vérité, 
si  ce  n'éloit  Dieu  qui  conseille  les  povres  et  leur  dorme  patience,  ils  cher- 
roient  en  désespoir.  Et  se  n'eust  été  l'espérance  que  le  peuple  avoit 
qu'il  auroit  allégement  au  joyeulx  advenenient  du  Roy,  ils  eussent  aban- 


LE  JOURNAL   Dlî    MASSELIX.  419 

éloquonco  dos  pfi'iinds  joiii's,  il  s'en  piYtduisait  une  autre  beau- 
coup  plus  simple,  et  si  modeste  qu'elle  s'ignorait  elle-même. 
Celle-là,  (pii  n'avait  pas  le  temps  d(!  se  gâter  par  l'effort  et  la 
recherche,  éclatait  subitement  dans  ce  qu'on  appelle  aujour- 
d'hui le  travail  des  connnissions.  Quand  les  députés  de  cha- 
cun des  trois  ordres  ou  de  chaque  province  se  réunissaient 
par  groupes  distiucts  en  assemblée  secrète  pour  discuter  les 
articles  du  cahier  des  états,  ces  débats  à  huis-clos,  souvent 
très-vifs,  provoquaient  le  développement  des  opinions  en 
lutte,  et  pour  peu  qu'un  certain  talent  de  parole,  nourri  de 
fortes  études,  excité  par  la  passion,  se  déclarât  chez  quel- 
ques-uns et  jaillît  au  feu  de  la  controverse,  on  entendait  aloi's 
de  véritables  cbscours,  francs  de  style  et  de  pensée,  éphé- 
mères comme  la  circonstance,  mais  bien  supérieurs  aux  haran- 
gues emphatiques  et  bien  plus  dignes  de  la  publicité,  qu'ils 
n'obtenaient  pas.  Masselin,  bon  connaisseur,  s'est  bien  gardé 
de  négliger  ces  souvenirs  dans  son  Journal  ;  il  les  note,  au 
contraire,  avec  complaisance  et  dé-crit  avec  vivacité  l'effet 
produit  ;  seulement,  il  a  connnis  la  faute  habituelle  aux  let- 
trés de  son  temps  :  trop  dédaigneux  de  la  langue  française, 
il  a  traduit  tous  les  discours  ainsi  que  ses  impressions  per- 
sonnelles en  latin,  manquant  par  là  l'occasion  de  rendre  à 
riiistoire  de  notre  littérature  un  service  signalé. 

Pounpioi,  par  exemple,  ne  nous  a-t-ilpas  conservé  le  texte 
français  de  l'étonnante  improvisation  de  ce  bourguignon, 
Philippe  Pot,  seigneur  de  la  Roche  \  dont  la  parole  nerveuse 
et  les  maximes  libérales  n'auraient  point  été  déplacées  à  la 


donné  leur  labour.»  —  Cité  jiar  M.  Ralliery,  Histoire  des  états  gcnrrnu.r, 
année  1483. 

1.  Philippe  Pot,  né  en  1428,  vécut  d'abord  à  la  cour  de  Philippe  le  Hon 
qui  avait  été  son  parrain  et  qui  le  chargea  de  quelques  missions  diplo- 
niatique<.  11  passa  an  service  de  Louis  \I  en  1477  et  lut  nommé  Sénéchal 
de  liomgdgne.  Sou  éloquence  était  célèbre  ;  on  l'avait  surnommé  «  la  bou- 
che de  Cicéron.»  H  mourut  en  1494.  —  La  Bibliothèque  Nationale,  où 
nous  avons  cherché  vainement  l'original  de  son  discours,  possède  une 
lettre  de  lui,  écrite  à  nn  religieux  de  haut  lieu  et  de  grand  état.  Mss.  fr. 
n"  1278  (89). 


420        L'ÉLOQUENCIÎ   ET    LA    LITTÉRATURE    POLITIQUES. 

tribune  de  1789?  Les  députés  présents  l'écontèrent  avec  trans- 
port', et  malgré  le  voile  jeté  d'une  main  malavisée  sur  les 
hardiesses  du  fond  et  de  la  forme,  le  relief  de  ce  discours 
s'accuse  avec  vigueur  :  des  qualités  de  premier  ordre,  sensi- 
bles encore  aujourd'hui,  bien  qu'amorties,  attestent  l'origi- 
nalité supérieure  de  l'homme  qui  l'a  prononcé.  Tout  y  est 
précis  et  substantiel  ;  point  de  scolastique  ni  de  pédantisme  ; 
nous  entendons  un  vrai  politique  et  non  un  docteur  :  le  dé- 
veloppement, plein  de  logique  et  de  passion,  court  au  but 
avec  une  rapide  simplicité.  C'est  un  discours  d'une  composi- 
tion toute  moderne. 

Rien  de  plus  important  que  le  sujet  de  la  discussion.  11 
s'agissait  de  lixer  la  nature  et  les  limites  du  pouvoir  des 
états.  L'assemblée  était-elle  souveraine?  Devait-elle  com- 
mander et  décréter  au  nom  de  la  nation  ou  se  borner  à  des 
prières  et  à  des  conseils?  Deux  opinions  opposées,  défendues 
avec  chaleur,  se  tenaient  en  échec.  Masselin,  partisan  décidé 
du  pouvoir  des  états,  allait  pi'endre  la  parole  quand  le  sei- 
gneur de  la  Roche  s'empara  de  l'estrade  qui  servait  de  tri- 
bune -  et  emporta  le  vote  par  la  force  et  la  véhémence  de  son 
langage.  La  thèse  de  Philippe  Pot  s'appuie  sur  des  axiomes 
presque  révolutionnaires  qui  n'ont  point  échappé  au  profond 
historien  du  tiers-état,  Augustin  Thierry.  Selon  l'oraleui*, 
«  la  royauté  est  une  fonction  et  non  un  patrimoine  hérédi- 
taire '  ;  dans  le  peuple  réside  la  souveraineté  ;  il  la  délègue 
aux  rois,  mais,  pendant  l'interrègne  des  minorités  royales,  la 
souveraineté  retourne  à  la  nation  et  aux  états  ses  manda- 
taires. »  Ce  principe,  gros  de  conséquences,  le  seigneur  de 
la  Roche  prétend  l'établir  par  le  l'aisonnement  et  le  confirmer 
par  la  tradition.  «  N'avez-vous  pas  lu,  dit-il,  que  dnns  l'ori- 
gine c'est  le  suffrage  dn  peuple  souverain  qui  a  créé  les  rois'*? 

1.  «  Magno  omnium  favore  est  auditus.»  Masselin,  p.  157. 

2.  «  Surrexit  ei'go  vir  praofatns  de  la  Roche,  et  se  emiiienli  loco  statuit, 
hisque  veibis  locutus  est...  Inter  omnes  liberius  atque  copiosius  concionari 
niilii  visus  est.»  —  /'/.,  p.  150. 

3.  «  Regnum  digiiilas  est,  non  lueieditas.  »  P.  151-157. 

4.  «  Initio  doniini  l'cruni  populi  sulVragio  reges  fuisse  creatos.  » 


LE  JOURNAL    DE   MASSELIN.  421 

Ilpivféra  les  plus  dignes  elles  plus  habiles  ;  chaque  peuple  s'est 
choisi  un  chef  en  ne  consultant  que  son  intérêt  propre,  car  le 
roi  est  fait  pour  le  peuple  et  non  le  peuple  pour  le  roi.  S'il  en 
est  parfois  autrement,  c'est  que  le  prince  au  lieu  d'être  un 
bon  berger  est  un  loup  qui  mange  son  troupeau.  Tous  les 
écrivains  ne  vous  ont-ils  [)as  dit  que  l'Klat  est  l;i  chose  du 
peuple'  ?  Puisque  l'Etat  appartient  au  peuple, pourquoi  celui- 
ci  négligerait-il  son  bien-?  Comment  se  fait-il  que  des  cour- 
tisans osent  attribuer  au  prince,  qui  n'existe  en  partie  que  par 
le  peuple,  la  souveraineté  que  le  peuple  lui  a  confiée^?  C'est 
ici  le  point  capital,  duquel  tout  dépend.  Qui  écoutera  vos 
plaintes,  si  vos  droits  ne  sont  pas  reconnus?  Pourquoi  donc 
hésiter?  Pourquoi  baisser  les  yeux  et  les  tenir  attachés  h 
terre?  Pourquoi  vous  fatiguer  cà  saisir  de  simples  branches  et 
négliger  le  tronc  de  l'arbre?  Maintenant  que  vous  siégez 
ensemble,  ■\ous  balanceriez?  Où  donc  est  l'obstacle?  Il  est 
dans  la  faiblesse  de  vos  cœurs  qui  vous  rend  indignes  de 
toutes  les  plus  nobles  entreprises*.  » 

Quelle  perte  que  celle  du  texte  original  de  cette  improvisa- 
tion dont  nous  ne  donnons  ici  qu'un  très-court  fragment  ! 
Beaucoup  d'autres  députés  parlèrent  avec  verve  sur  des 
questions  moins  importantes  ;  les  trois  cents  pages  du  journal 
de  Masselin  se  composent  en  majeure  partie  de  l'analyse  ou 
de  la  traduction  de  tous  ces  discours.  Un  jour,  les  choses 
s'envenimèrent;  l'accord  faillit  se  rompre  entre  la  noblesse  et 
le  tiers-ordre  au  sujet  de  l'indemnité  des  députés.  Il  faut 
savoir  que,  même  sous  ce  régime  aristocratique,  les  fonctions 
de  représentant  n'étaient  pas  gratuites;  les  frais  de  séjour  et 
de  déplacement  étaient  supportés  par  les  électeurs  et  non  par 
les  élus.  L'assembh'e  fixait  la  sonnnedue  à  chaque  di'piitalion, 

1.  «  Nonne  crcbro  legistis  renipiihlicam  rem  populi  esse?» 

2.  «  Quod  si  res  ejiis  sit,  quoniodo  rem  suam  negli^et  aut  non  curabil?» 

3.  «  Quomodo  ab  assentatoribus  tota  principi  a  popnlo  ex  parte  facto 
tribuitiir  potestas?  » 

4.  «  Sed  qiiid  bipsitamus"?  Humi  capita  dejicimiis?...  neque  aliquid 
sancte  solideque  polest  subsistere  quod  lit  invilis  aut  inconsullis  statibiis.  » 
P.  152-137. 


422      l'Éloquence  et  la  littérature  politiques. 

et  les  bailliages,  les  villes,  les  provinces  payaient  à  leurs 
mandataires  l'allocation  votée.  Les  électeurs  retenaient  par- 
fois l'argent  lorsqu'ils  n'étaient  pas  contents  des  députés.  Un 
représentant  de  la  ville  de  Dijon  au  xvi"  siècle,  Etienne  Ber- 
nard, réclamant  des  échevins  pour  lui  et  ses  collègues  l'in- 
demnité de  quinze  livres  par  jour,  conforme  au  tarif  des  états, 
n'obtint  que  cette  réponse  insuffisante  :  <(  On  ne  vous  doit 
rien  pour  la  belle  besogne  que  vous  avez  faite  '  !  »  Combien 
d'électeurs  modernes,  s'ils  osaient  et  s'ils  pouvaient,  paye- 
raient leurs  députés,  après  la  dissolution,  en  monnaie  des 
échevins  de  Dijon  ! 

L'indemnité  était  proportionnée  au  rang  et  à  la  qualité  des 
personnes.  Il  y  avait  des  députés  à  vingt-cinq  francs,  et  des 
députés  à  six  francs  par  jour  ^ .  Vers  le  temps  où  nous  sommes, 
la  taxe  généralement  admise  accordait  2o  livres  à  un  arche- 
vêque, 20  livres  à  un  évoque,  lo  livres  à  un  abbé  chef  d'ordre, 
12  livres  cà  un  abbé  commendataire,  10  livres  aux  doyens  et 
aux  archidiacres,  7  livres  10  sols  aux  députés  des  sièges 
royaux,  6  livres  aux  députés  du  plat  pays.  On  reconnaît 
l'ancien  régime  aux  différences  de  ses  tarifs  politiques.  Les 
comptes  de  la  ville  d'Orléans,  cà  la  date  de  1468,  font  mention 
d'une  somme  de  ilo  livres  10  sols  dépensée  parles  députés 
de  cette  ville  pour  une  session  de  vingt-lmit  jours,  ((  non 
compris  14  livres  10  sols  pour  huit  poinçons  de  vin  clairet 
fournis  pour  leur  boiste,  et  9  livres  payées  au  voiturier  par 
eau  qui  les  avait  menés  d'Orléans  h  Tours  et  de  Tours  à 
Orléans  par  la  rivière  de  Loire.  »  Tout  était  donc  prévu  et 
calculé  daus  l'indemnité,  même  la  buvette.  Par  une  bizarre 
répartition  des  cliai'ges,  (]ui  n'i'tonnei'a  jx'i'sonne,  ce  n'était 

1.  Bibliothèque  de  i' École  des  Chartes,  t.  X  (1849).  —  On  a  des  lettres  de 
Philippe  le  Bel,  datées  de  1302,  et  adressées  au  Sénéchal  de  Beancaire,  poni- 
enjoindre  à  la  ville  de  Bagnols,  diocèse  d'Uzès,  d'avoir  à  payer  ses  députés. 
En  1484,  Jean  de  Sainl-Délis,  député  de  la  bourgeoisie  de  Troyes,  demanda 
4  livres  16  sous  par  jour.  Ses  vacatidus  montèrent  à  cent  un  jours.  — 
Bathery,  Histoire  des  états  généraux. 

2.  De  1484  à  1593,  la  taxe  des  députés  du  tiers  paraît  avoir  été  de  4 
à  10  livres  ou  au  plus  15  livres  par  jour.  Mais  rien  de  plus  variable. 


LH  JOURNAL   DE    MASSELIN.  42Î 

point  ch;iciiii  des  trois  ordres  qui  subvenait  aux  dépenses  de 
ses  représciilanls  [)articuliers  :  le  tiers  à  lui  seul  portait  le 
fardeau  d(^  la  rcpi'ésenlation  des  états,  (^cla  parut  inique  à 
certains  députés  de  1  tH.'J,  et  quand  le  moment  fut  venu  de 
voter  le  budget  de  l'assemblée,  qui  s'élevait  à  cinquante  mille 
livres,  ils  demandèrent  que  la.  part  allerente  aux  représen- 
tants de  la  noblesse  et  du  clergé  pesât  sur  les  deux  oi'dres 
privilégiés  :  un  a  vocal  de  Troyes,  maître  (iuillaume  Huyard, 
soutint  cette  motion. 

Là-dessus,  un  député  noble,  Messire  Pliilippe  de  Poitiers, 
chevalier,  se  lè\  e  furieux  '  et,  dans  une  sortie  violente,  s'em- 
porte contre  l'insolence  de  ces  avocats  «  qui  se  croient  les  seuls 
représentants  du  peuple  et  s'attribuent  le  patronage  exclusif 
des  intérêts  du  royaume  entier.  »  Son  discours  est  à  lire,  même 
aujourd'hui,  car  il  nous  montre  pendant  combien  de  temps 
ont  c(nivé  ces  ferments  de  discorde  sociale  que  notre  siècle 
voit  éclater,  (c  Je  voudrais  bien,  dit-il,  que  monsieur  le  préo- 
pinant ^  m'apprît  s'il  pense  que  les  ecclésiastiques  et  les 
nobles,  qui  sont  membres  de  cette  assemblée,  n'ont  procuré 
aucun  soulagement  au  peuple,  et,  s'il  s'imagine  que  ses 
services  et  ceux  des  députés  du  tiers-état  ont  plus  profité  à 
celui-ci  que  les  travaux  du  clergé  et  de  la  noblesse.  Qui  donc 
a  déclaré  les  misères  du  pauvre  peuple  et  défendu  sa  cause? 
Le  clergé.  Quels  hommes,  après  le  peuple,  pâtissent  le  plus 
des  soufîi'ances  du  peuple  et  doivent  s'attaciier  plus  étroite- 
ment à  ses  intérêts?  Je  l'affirme  en  toute  conscience,  ce  sont 
les  ecclésiastiques  et  les  nobles  dont  l'aisance  et  la  fortune 
dépendent  entièrement  de  celle  du  peuple  et  qui  l'aiment  bien 
plus  que  les  avocats  et  les  gens  de  justice.  Même  quand  le 
peuple  est  mis(''ral)le,  les  avocats  continuent  de  s'enrichir. 
Pour(|uoi  donc  ces  avocats  s'arrogent-ils  le  titre  de  défenseurs 
du  peuple?  Il  semble,  k  les  entendre,  que  les  ecclésiasli(jues 
ne  s'occu[)ent  (pie  d'alfaires  dV-glise,  les  noliies,  des  affaires 

1.  «  Vir  disertiis  et  feiventis  aninii  in  Iktc  pionipit  veilta...  »  Masseliii, 
p.  '.99. 

"2.  «  Doiuiims  proiionens...» 


424      l'éloquence  et  la  littérature  politiques. 

militaires,  et  qu'eux  seuls  songent  h  la  nation,  afin  que  sa 
reconnaissance  et  son  argent  récompensent  leur  dévouement. 
Qu'ils  le  sachent  bien  :  nous  ne  sommes  pas  moins  qu'eux 
les  mandataires  du  peuple.  Tous  les  députés  sont  censés  tenir 
leur  pouvoir  de  l'ensemble  des  électeurs  des  trois  ordres,  et 
chacun  d'eux  ne  tient  pas  uniquement  son  mandat  de  l'or- 
dre qui  l'a  nommé.  Si  vous  en  croyez  l'avocat,  les  parties 
supérieures  du  corps  politique  seront  bientôt  esclaves  et  tri- 
butaires des  autres,  ce  qui  bouleversera  l'économie  du  corps 
social.  Souhaiter  cette  désunion,  je  le  jure,  c'est  le  désir 
d'une  âme  qui  n'est  que  folle  ou  perverse  * .« 

Ces  citations,  qu'il  serait  facile  de  multiplier,  nous  présen- 
tent sous  un  jour  nouveau  peut-être  la  liberté  de  parole  et 
d'opinion  qui  animait  nos  anciens  états  généraux  ;  elles  nous 
révèlent  la  force  des  talents  qui  se  produisaient  dans  l'ardeur 
des  discussions.  Nous  l'avons  dit  :  l'effet  immédiat  de  ces 
discours  répondait  peu  ta  leur  mérite  ;  les  plus  généreuses 
inspirations  restaient  bien  souvent  impuissantes,  mais  après 
tout,  cette  insuffisance  des  résultats  pratiques  de  la  parole 
sincère  n'est  pas  le  caractère  exclusif  des  assemblées  po- 
litiques 'du  moyen  âge.  Le  gouvernement,  de  toutes  parts 
assailli  et  comme  étourdi  d'abord,  laissait  tomber  ce  beau 
feu  et  la  première  ivresse  de  liberté  se  dissiper  :  la  fatigue  et 
la  désunion  survenaient,  le  désir  du  retour  se  faisait  sentir  ; 
l'intrigue  alorset  la  séduction  obtenaient  le  vote  dessubsides. 


i.  p.  499-alI.  —  Un  autre  seigneur  indigna  Masselin  par  l'expression 
brutale  et  cynique  de  ses  opinions  despotiques.  «Un  député  de  la  no- 
blesse, homme  d'un  âge  mûr  et  renommé  pour  sa  vertu,  appuya  en  ces 
termes  les  propositions  de  ceux  qui  votèrent  le  maintien  des  plus  lourds 
impôts  :  —  «  Moi  je  connais,  dit-il,  les  mœurs  des  vilains.  Si  on  ne  les 
comprime  pas  en  les  surchargeant,  bientôt  ils  deviennent  insolents.  Si 
donc  vous  ôtez  entièrement  cet  impôt  des  tailles,  il  est  sûr  (lue  tout  de 
suite  ils  se  montreront  les  uns  à  l'égard  des  autres,  comme  envers  leurs 
seigneurs,  gens  rebelles  et  insupportatiles.  Aussi,  ne  doivent-ils  pas  con- 
nailre  la  liberté  ;  il  ne  leur  faut  que  la  dépendance.  Pour  moi,  je  juge  que 
celle  contribution  est  la  plus  forlc  chaîne  qui  puisse  servir  à  les  main- 
tenir.» —  Étranges  paroles,  ajoute  Masselin,  et  bien  peu  dignes  d'un 
bounne  de  celte  réputation  et  de  ce  mérite  !  »  p.  4121. 


LE  JOURNAL  DE   MASSELIN.  425 

puis  chacun,  do  guerre  lasse,  regagnait  ses  foyers,  intérieu- 
rement flatté  de  son  personnage  et,  connue  nous  disons,  de 
ses  succès  de  tribune,  mais  plein  d'humeur  contre  tous  ceux, 
ministres  ou  députés,  qui  avaient  fait  avorter  de  si  no])les 
commencements  et  converti  en  déceptions  de  si  brillantes 
espérances.  Les  orages  |)arlementaires  de  l  i83  aboutirent  à 
cette  froide  et  impérative  déclaration  du  chancelier  de  France, 
dont  nous  avons  le  texte  français  et  oîi  l'on  voit  clairement  à 
qui  resta  le  dernier  mot  :  «  Messeigneurs  des  Estais,  le  l)ien 
du  roy  est  le  bien  et  profdt  du  royaume;  le  bien  du  royaume 
est  le  bien  du  ro)  ;  le  donnnaige  du  roy  est  le  dommaige  du 
royaume  et  le  dommaige  du  royaume  est  le  dommaige  du 
roy.  Vous  avez  faict  remonstrances  honorables  au  roy  ;  il  s'y 
veult  employer  autant  que  prince  le  peut  faire  envers  ses 
subjects.  Vous  connoissez  que  ce  luy  est  plus  grant  honneur 
d'eslre  roy  des  francs  que  des  serfs.  Mais  faut  considérer  ce 
qui  fut  dit  aux  anciens,  c'est  que,  par  requérir  trop  grande 
franchise  et  liljerté,  tombe-t-on  en  trop  grand  servage*.  » 

L'assemblée,  vaincue  et  dupe,  n'accepta  pas  sa  défaite  sans 
protester.  «  Toute  la  salle  frémissait;  un  murmure  d'indigna- 
tion s'éleva  de  tous  les  bancs  et  couvrit  la  voix  du  chancelier 
qui  déclarait  la  volonté  du  roi^  »  Il  y  eut  même,  pour  parler  en 
style  moderne,  une  explosion  à  l'extrême  gauche  :  un  théolo- 
gien, membre  très-ardent  du  parti  populaire  %  s'échappa  en 
invectives  dont  se^amis  effrayés  durent  contenir  la  violence. 
«  Oui,  nous  sommes  joués,  s'écria-t-il,  et  depuis  qu'on  a 
obtenu  notre  consentement  pour  la  levée  des  deniers,  tout  le 
reste  a  été  méprisé  et  fouh'  aux  pieds.  On  n'a  tenu  compte 
ni  des  demandes  inscrites  dans  nos  cahiers,  ni  de  nos  résolu- 
tions définitives  et  des  limites  que  nous  avons  fixées.  On  s'est 
borné  à  changer  le  nom  des  impôts;  ce  qui  s'appelle  taille 
sera  désormais  un  libre  octroi.  Est-ce  donc  dans  les  mots  et 

1.  Collection  relatice  aux  étais  généraux,  par  Mayer,  t.  IX,  p.  '130. 

2.  Masselin,  p.  391. 

;{.  «  Uiuis  vero  tlieologiis,  plebis  feivens  et  audax  zelator,  lum  luoc  pêne 
licentiose  subjunxit...»  Masselin,  p.  C4C. 


426     l'Éloquence  et  la  littérature  politiques. 

non  plus  dans  les  choses  que  consistent  désormais  notre  tra- 
vail et  le  bien  de  TEtnl?  Malédiction  de  Dieu,  exécration  des 
hommes  sur  ceux  dont  les  complots  et  les  intrigues  ont  causé 
ces  malheurs!  N'cnit-ils  pas  de  conscience  de  nous  prendre 
notre  bien  malgré  nous  et  contre  une  convention  solen- 
nelle! Dites,  larrons  de  l'État,  détestables  agents  du  despo- 
tisme, est-ce  là  le  moyen  de  faire  prospérer  la  nation?  Je 
vous  parle  au  nom  de  Dieu  :  non-seulement  vous  tous,  cou- 
pables et  complices,  mais  tous  ceux  qui  prêteront  les  mains 
à  la  consommation  de  votre  forfait  sont  tenus  à  restitu- 
tion ^  »  Cet  honnête  homme  d'Eglise,  aussi  naïf  que  fougueux 
dans  ses  étonnements,  était  de  ce  tempérament  politique  qui 
a  produit  au  xviii''  siècle  l'opposition  tenace  et  exaltée  des 
jansénistes.  , 


§  IV 


Les  publicistes  du  moyen  âge.  —  La  littérature  d'État  et  la  littérature 
d'opposition. 

Notre  conclusion,  au  sortir  de  ces  recherches  et  de  ces 
analyses  ne  sera,  nous  l'espérons,  contestée  par  personne.  Le 
moyen  âge  a  connu  et  pratiqué,  sous  des  formes  variées,  la 
liberté  politique,  une  liberté  sans  doute  irrégulière  et  très- 
incomplète,  tantôt  légale  et  tantôt  factieuse,  compatible  avec 
beaucoup  d'aljus,  mais  vivace,  énergique,  cédant  par  inter- 
valles et  semjjlant  disparaître  sans  jamais  abdiquer.  11  a 
connu  également  une  ceiiaine  sorte  (rélo(juence  politique, 
ins[)irée  de  ce  même  souflle  de  liberté,  éloquence  diverse  et 
multiph;  aussi,  très-imparfaite  sous  le  rapport  de  l'art,  tour  à 
tour  pédantes(iue  et  triviale,  mais  aljondanlc  jusqu'à  la  dif- 
fusion, souvent  originale  et  colorée,  exprimant  avec  une 
impétueuse  sincérité,  en  mal  connue  en  l)ien,  le  caractère 
étrange,  confus,  lonrmenté  d'iuie  soi'it''l(' et  d'iui  régime  oîi 

1.  -Masseliii,  p.  iJ'i".  , 


LA   POLITIQUE   DANS   L'ENSEIGNEMENT.  427. 

se  heurlait'iit  tant  de  contrastes.  Cette  promptitude  de  l'opi- 
nion à  se  déclarer  et  h  se  répandre,  cette  verve  facile  des 
talents  imprévus,  que  les  circonstances  révélaient  subite- 
ment à  eux-mêmes  et  auv  autres,  cesseront  de  nous  étonner 
si  nous  réfléchissons  qu'une  éducation  toute  spéciale  prépa- 
rait de  bonne  heure  les  esprits  aux  spéculations  les  plus 
élevées  de  la  science  politique.  A  côté  des  harangueurs  il  y 
avait  des  publicistes.  Des  livres  de  ces  écrivains  était  formée 
la  substance  des  meilleurs  discours  :  nous  pouvons  signaler, 
dès  le  règne  de  Philippe-Auguste,  le  développement  continu 
d'une  littérature  sérieuse  dont  les  éléments  essentiels  sont 
empruntés  à  la  philosophie  chrétienne,  au  droit  romain,  aux 
livres  d'Aristote.  On  nous  permettra  d'en  retracer  ])rièvement 
les  progrès  et  l'inlluence  pour  achever  de  faire  la  lumière  sur 
les  origines  mêmes  de  l'éloquence  que  nous  venons  d'étudier. 
L'Université  de  Paris  était  ta  peine  constituée  que  l'ensei- 
gnement de  certaines  chaires,  li])rement  appliqué  à  l'étude 
des  questions  sociales  et  des  matières  d'Etat,  faisait  om- 
brage au  pouvoir.  Dante,  qui  avait  pu  entendre  vers  la  fin  du 
xui"  siècle  les  docteurs  de  la  naissante  Sorbonne  et  les  maî- 
tres célè])res  de  la  rue  du  Fouarre  ' ,  les  a  placés  dans  le  para- 
dis de  sa  Divine  Comédie  en  récompense  de  leur  savoir  cou- 
rageux ;  l'un  des  plus  hardis,  Siger  ou  Sigier  de  Brabant, 
commentateur  de  la  Poliiique  d'Aristote,  brille  au  premier 
rang  parmi  les  gloires  du  céleste  séjour  :  «  Là  resplendissait, 
dit  le  poëte,  l'éternelle  lumière  de  Siger  qui,  enseignant  dans 
la  rue  du  Fouarre,  syllofjim  d'importunes  vérités".  »  C'est 
probablement  le  plus  ancien  exemple  en  France  d'un  profes- 
seur illustré  par  la  politique.  Siger,  associé  au  collège  de 
Ho])ert  Sorbon  vers  12(J0,  eut  aussi  pour  auditeur  Pierre 
l)ul)ois,  publiciste  officieux  de  Philippe  le  Bel,  avocat  de  la 

1.  «  On  pense  qne  Biunetlo  Lalini  mouiut  à  Paris  en  1294  et  que  Dante 
ûgé  de  vingt-neuf  ans  y  était  avec  lui.  Une  tradition  veut  qu'il  ait  été  reçu 
liacheliei'  et  niaitre  en  lliéologie  à  Paris  ;  il  avait  passé  tous  les  actes  pré- 
liaratoires  au  doctorat,  mais  l'argent  lui  manqua  pour  aller  jusqu'au  bout 
et  il  revint  à  Florence.»  llisloire  liltcraire,  t.  \XI,  p.  106,  107. 

2.  Chant  X,  v.  136. 


428      l'éloquence  et  la  littérature  politiques. 

couronne  contre  le  saint-siége  :  le  plus  vivant  souvenir  que 
les  leçons  du  maître  eussent  imprimé  dans  la  pensée  de 
l'élève  était  une  maxime  dont  l'à-propos  n'a  pas  vieilli  depuis 
le  xin"  siècle.  <c  Lorsque  la  Politique  iVAriitote,  écrit  Duljois 
dans  sa  Délivrance  de  la  Terre  sainte^,  nous  était  expliquée 
])ar  un  excellent  docteur  en  philosophie,  maître  Siger  de  Bra- 
Lant,  je  l'ai  entendu  qui  disait  que  pour  soutenir  et  conduire 
les  États  une  bonne  constitution  vaut  mieux  qu'un  bon 
prince^.  »  Un  autre  professeur  de  cette  même  rue  du  Fouarre, 
publiait  en  ces  termes  le  programme  de  ses  leçons  :  «  Qui- 
conque veut  connaître  les  discussions  sur  le  juste  et  l'injuste, 
qui  enseignent  à  l'aire  de  nouvelles  lois  et  à  corriger  les 
anciennes,  n'a  qu'cà  venir  entendre  maître  Nicolas  d' Autre- 
court^.  » 

])e  l'enseignement,  la  politique  passa  dans  les  sermons  et 
dans  les  livres.  Nous  avons  déjà  cité  les  hardiesses  de  Jac- 
ques de  Vitry,  d'Hélinand,  de  Robert  de  Romans,  prédica- 
teurs du  xni"  siècle  '^  ;  nous  avons  vu,  dans  Join ville,  un  Frère 
mineur  menacer  de  déchéance,  en  présence  de  saint  Louis  °, 
les  dynasties  injustes  et  tyranniqiies.  C'était  aussi  le  temps 
oii  l'élève  d'Albert  le  Grand,  Henri  de  Gand,  docteur  en 
Sorbonne,  accordait  aux  sujets  le  droit  de  s'insurger  contre 
un  pouvoir  inique  et  de  le  renverser".  Plus  sage  et  plus 

1.  Ouvrage  en  latin,  De  recuperatione  Terrœ  mnctx. 

2.  Histoire  littéraire,  t.  XXI,  p.  107.  —  On  a  de  Siger  de  Brabant,  en 
manuscrit,  des  Quœstionea  logicales,  naturelles,  faltaces,  impossibiles,  savam- 
ment expliquées  par  M.  J.  V.  le  Clerc  dans  le  t.  XXI  de  l'Histoire  littéraire. 
Nous  y  renvoyons  le  lecteur.  Siger  de  Brabant,  qui  est  aussi  appelé  Siger 
de  Courtrai,  mourut  à  la  lin  du  xm"  siècle. 

3.  Histoire  littéraire,  t.  XXIV,  p.  4()2.  Ce  Nicolas  d'Autrecourt  vivait  au 
xiye  siècle.  Le  carme  Pierre  de  Casa  et  le  bénédictin  Gui  de  Strasbourg 
lirent  à  Paris  des  cours  semblables. 

4.  P.  33().  —  Lecoy  ilc  la  Marciio,  p.  347-353. 

5.  Joinvilie,  page  17,  207.  Èdit.  de  Fr.  Micbel,  1839. 

C.  Dans  ses  ijuodlibeta,  1.  IV,  qua^slio  20;  1.  VI,  q.  23,  et  1.  XIV,  q.  8. 
«Debent  subditi  agere  ad  depositionem  superioris  potius  quam  tolerare 
ipsuni,  et  non  obedire.»  Mais  qui  décidera  s'il  y  a  lieu  ou  non  à  insur- 
rection? Qui  réglera  ce  droit  et  lixera  les  droits  du  prince  et  des  sujets? 
Selon  notre  docteur,  c'est  le  pape,  car  il  est  «  l'architecte  suprême  de  la 
société  humaine.  »  Il  y  a  là  le  germe  des  doctrines  de  la  Ligue.  —  Henii 


LES    PUBLICISTES   DU   XIV<=  ET  DU   XV«   SIÈCLES.        42!) 

complet  à  la  fois  dans  son  ti-aitt'  sur  le  Gouvernement  des 
Princes^,  saint  Thomas  (rA({uin  y  résumait  avec  méthode, 
avec  une  richesse  d'érudition  classique  digne  du  xvi°  siècle 
et  dans  un  style  clair  et  correct,  toute  la  science  politique 
dont  l'esprit  humain  lut  alors  capahle.  Les  doctrines  de  l'an- 
tiquité y  sont  analysées,  disculées,  comparées  aux  nouvelles 
institutions;  le  parallèle  de  la  république  et  de  la  monarchie 
est  fait  sans  haine  et  sans  préjugé^  :  si  l'auteur,  tout  bien 
considéré,  préfère  la  monarchie,  c'est  parce  qu'il  estime 
qu'un  pouvoir  concentré  sert  mieux  l'intérêt  public  qu'un 
pouvoir  dispersé  et  désuni. 

Bien  loin  de  s'arrêter,  cet  élan  des  esprits  dont  nous  avons 
voulu  marquer  l'impulsion  première,  redouble  et  se  fortifie 
dans  les  deux  siècles  suivants,  remplis  d'excitations  politi- 
ques. Tout  le  monde  sait  qu'une  littérature  d'Etat,  en  partie 
favorisée  par  la  royauté,  en  partie  provoquée  par  les  crises 
intérieures,  se  développe  sous  Philippe  le  Bel,  Charles  V, 
Charles  VI  et  Charles  Vil.  Elle  se  compose  d'œuvres  bizarres, 
mais  fort  curieuses,  rédigées,  les  unes  en  latin,  les  autres  en 
français,  souvent  farcies  d'un  savoir  indigeste  et  d'imagina- 
tions puériles,  souvent  frnpp(''es  au  coin  d'un  rare  bon  sens, 
semées  d'idées  neuves  et  d";iperçus  ingénieux;  nous  y  trou- 
vons comuK!  une  première  vue  confuse  et  troublée  des  pro- 
blèmes difficiles  que  les  temps  modernes  seront  chargés 
d'éclaircir.  On  peut  diviser  en  plusieurs  classes,  d'après  les 
différences  caracl(''ristiques  du  fond  et  de  la  forme,  ces  pro- 
ductions de  la  philosophie  politique  du  moyen  âge.  H  y  en  a 
qui  restent  fidèles  aux  procédés  subtils  de  l'école,  à  sa  mé- 
thode encyclopédique  :  telle  est  l'imitation  faite  par  Gilles  de 

de  Gand  né  vers  1217  vécut  76  ans.  Il  avait  étudié  à  Cologne  sous  Albert 
le  Grand,  il  professa  k  Paris  en  Sorbonne,  et  mourut  archidiacre  de  Tour- 
nai. On  a  de  lui  beaucoup  d'écrits,  tous  en  latin,  sermons,  commentaires, 
controverses,  histoires.  — Histoire  littéraire,  t.  XX,  p.  146. 

1.  De  Regimine  principum.  Édit.  1612,  t.  XVII,  opusculum  XX. 

2.  L'ouvrage  fort  remarquable  de  saint  Thomas,  plein  de  doctrine  an- 
tique, est  dédié  au  roi  de  Chypre.  Il  contient  quatre  livres.  Le  chapitre  ii 
du  livre  l",  traite  de  la  monarchie  et  de  la  république. 


430        L  ÉLOQUENCE    ET    LA    LITÏÉRA.TURE   POLITIQUES. 

Rome,  en  1292,  du  trailé  de.  saint  Thomas  d'Aqnin  sur  le 
Gouvernement  des  princes .  Dédié  à  Pliilippe  le  Bel,  qui  l'avait 
inspiré,  cet  ouvrag(!  contient,  en  trois  livres,  un  résumé,  une 
((  somme  »  de  tous  les  devoirs  dont  se  compose  le  métier  de 
roi^  Gilles  de  Rome,  en  latin  yEgidius  Columna-,  disciple 
de  saint  Thomas,  précepteur  de  Philippe  le  Bel,  fut  recteur 
de  rUniversit(''  de  Paris,  et  moui'ut  ;irchevéque  de  Bourges 
en  1316;  son  travail,  aussil(M.  traduit  en  français,  devint 
classique  et  fit  autorité^. 

D'autres  écrits,  assez  send)l;djles  à  nos  «  actualités,  »  sor- 
tes de  brochures  ou  de  pampidets  plus  courts  et  plus  incisifs 
que  ces  savants  traiti's,  ont  une  allure  libre  et  usent  d'un 
style  familier  jusqu'à  la  négligence;  l'auteur  y  cause  volon- 
tiers avec  le  puljlic  et  laisse  courir  sur  le  papier  les  fantaisies 
de  son  imagination  et  les  sentiments  de  son  cœur.  Ce  trait 
particulier  caractérise  les  œuvres  des  légistes  et  des  conseil- 
lers royaux  sur  lesquels  la  couronne  s'appuyait  pour  résister 
h  l'Eglise  et  cà  la  féodalité.  Le  plus  ancien  de  tous  et  le  plus 
éminent,  Pierre  Du])ois,  révélé  il  y  a  quelques  années  et  jugé 
avec  une  haute  compélence'*,  est  un  esprit  à  la  fois  avenlu- 

1.  Voici  un  aperçu  de  ce  traité  assez  long  qui  comprend  624  pages  dans 
l'édition  de  1007.  Le  !<"■  livre  est  intitulé  :  Comment  le  pince  doit  se  gou- 
verner lui-même.  Il  se  subdivise  en  quatre  parties  :  bonheur,  vertus,  passions, 
wœurs  du  prince.  Le  second  livre  :  Comment  il  doit  (jouverner  sa  maison, 
c'esl-ii-dire,  sa  femme,  ses  enfants,  ses  serviteurs;  de  là  trois  parties.  Le 
troisième  livre  traite  du  gouvernement  de  l'État.  Pi'emièi'e  partie  :  fondements 
de  la  société  et  de  l'État;  deuxième  partie  :  du  gouvernement  pendant  la  paix  ; 
troisième  partie  :  du  gouvernement  pendant  la  guerre.  Le  premier  livre  a 
rapport  à  Vétiuque,  le  second  à  Véconomique,  le  troisième  à  la  politique  ; 
l'ouvrage,  écrit  en  style  coupé  et  morcelé,  est,  dans  l'ensemble,  une  imi- 
tation d'Aristote  et,  vers  la  lin,  une  imitation  de  Vcgèce.  Comme  saint 
Thomas,  Gilles  de  Rome  connaissait  à  fond  l'antiquité  latine,  et,  par  les 
latins,  l'antiquité  grecque. 

2.  Moine  Augustin  qu'on  croit  de  la  noble  famille  Colonna.  —  Sur  ce 
personnage,  consulter  la  tlièse  latine  de  M.  Courdaveaux  {.Egidii  Romani 
de  regimine  jjrincipum  doctrina,  1857),  et  un  article  de  M.  Jiniidain  dans  la 
Bibliotliéque  de  l'École  des  Chartes,  t.  XIX  (1838). 

3.  11  fut  traduit  en  plusieurs  langues,  et  spécialement  en  français  par  Henri 
de  Couchy.  On  a  d'anciennes  copies  très-bien  li'anscrites  de  cette  an- 
cienne traduction.  —  Histoire  littéraire,  t.  XXIV,  p.  74,  75,  396,  404. 

4.  Revue  des  Veux- Mondes,  15   février  et  !<"•  mars   1871.    Articles   de 


LES    l'UBLIClSTES    DU    XIV''   ET   DU    XV    SIÈCLES.        431 

rt'U\  et  pi'.iLique,  doué  {runo  sagacité  inventi\c,  (ruiie  clair- 
voyance à  longue  portée  :  on  l'a  justement  appelé  ((  le  pre- 
mier (les  parlementaires  gallicans.  »  Ses  idées  sur  l'agran- 
dissement du  vC)\('  de  la  France  en  Euro|)e,  ses  projets  de 
colonisation  |)()ur  l'Orient,  les  réformes  administratives  et 
militaires  qu'il  [)r()[)()se  d'appliiiner  en  Fi'ance,  les  craintes 
qu'il  exprime  sur  la  solidité  du  [)ouvoir  tem|)orel  des  papes 
nous  prouvent  combien,  dès  l'an  1300,  les  fortes  tètes  du 
tiers-étal  se  préoccuj)aient  des  plus  graves  iuLérèls  de  la  po- 
litique intérieure  et  exté-rieure  du  royaume'. 

Certains  publicistes,  connue  Raoul  de  Presles,  l'auteur  du 
Songe  du  Verger"^^  ou  Philippe  de  Maizières,  l'auteur  du 

M.  lîenan.  —  l'ierre  Dubois,  né  en  Normandie,  était  en  1300  avocat  des 
causes  royales  àCoutances;  pendant  la  lutte  de  Philippe  le  liel  et  de 
Boniface  VIII,  il  fut  le  publiciste  officieux  de  la  couronne.  Il  représentait 
Coutaiices  aux  états  de  1302.  En  1308,  il  fut  élu  aux  états  de  Tours  et  joua 
un  rôle  important  dans  le  procès  des  Templiers.  On  le  perd  de  vue  à 
partir  de  cette  é|)oque.  —  On  peut  liie  aussi  dans  la  Rei'Kc  des  Den:i-Mondfs, 
15  mars,  !'=■'  avril,  et  15  avril  1S72,  un  travail  de  M.  llenan  sur  un  autre 
ministre  de  Pliilippe  le  Bel,  Guillaume  de  Aogaret. 

1.  Ses  écrits  actuellement  connus  sont  au  nombre  de  dix  ou  onze,  la 
plupart  en  latin,  quekpies-uns  en  français.  Le  plus  ancien  traite  de  ïabrê- 
(jeiiieiit  des  guerres  {siimmarin  docirina  abbreviulionis  bellorum,  etc.)  et  d'une 
réforme  de  la  république  chrétienne;  il  y  remarque  les  changements  déjà 
opérés  dans  la  tactique,  l'importance  naissante  de  riufanterie,  etc.  Il  rêve 
pour  la  France  la  domination  universelle.  Viennent  ensuite  trois  pamphlets 
en  latin  contre  le  pape,  et  deux  siqiiiUcations  du  peuple  au  roi,  en  français,  sur 
les  querelles  de  religion.  Dans  son  travail  le  plus  considérable.  De  recupera- 
tione  terrx  snnctx,  il  propose  de  coloniser  l'Orient  et  d'y  introduire  au 
moyen  d'un  système  d'études  la  civilisation  occidmtale.  Ces  projets  de 
croisade  qu'il  développe  à  l'imitation  de  Hayton,  de  .Marins  Sanuto,  de 
Guillaume  de  Nogaret,  de  Raymond  Lulle,  —  dont  les  ouvrages  parurent 
en  130(),  1307  et  1310,  —  sont  des  occasions  qu'il  se  donne  à  lui-même 
pour  hasarder  ses  idées  réformatiices.  Citons  enlin  ses  écrits  eu  latin 
contre  les  Templiers  et  un  mémoire  également  en  latin  adressé  à  Philippe 
le  Bel  [tour  l'engager  à  se  faire  empereur  d'.XIlemagne.  Ses  idées  politiques 
se  résument  en  trois  points  principaux  :  le  devoir  du  roi  est  d'établir  une 
paix  perpétuelle  en  Europe,  de  conquérir  Con^tantinople  et  la  Terre  Sainte, 
et  de  s'emparer  de  la  puissance  religieuse  pour  la  faire  servir  à  ses  desseins. 

2.  Le  père  de  Haoul  de  Presles  avait  été  secrétaire  du  roi  sous  Philippe 
le  Bel,  puis  avocat  général  sous  Louis  X  et  Philippe  le  Long.  C'était  un 
gallican  décidé,  opiniiitre  défenseur  des  droits  du  roi  contre  les  préten- 
tions du  saint-siége.  Son  lils,  l'auteur  du  Soivje  du  Verger,  maître  des 
requêtes  sous  Charles  V,  vécut  de  1316  à  1381.  Il  composa,  outre  cet  ou- 


432      l'éloquence  et  la  littérature  politiques. 

Songe  du  viel  pèlerin  %  recourent  à  la  fiction  pour  s'insinuer 
plus  facilement  ou  se  donner  avec  moins  de  risques  plus  de 
liberté  ^  ;  quelques-uns,  comme  Jehan  de  Brie,  le  Bon  Berger, 
endossent  la  cotte  du  paysan  et  glosent  avec  malice  sur  les 
inconvénients  et  ((  adventures  piteuses  »  de  la  bergerie  poli- 
tique^ :  mais  si  ^ariée  que  soit  la  composition  de  ces  écrits, 
qu'il  s'agisse  des  déclamations  pédantesques  de  Christine  de 
Pisan%  des  complaintes  ou  des  satires  verbeuses  d'Alain 
Chartier%  partout  se  marque  dans  cette  littérature  la  ten- 


%'i'age,  une  Dissertation  latine  De  potestate  jiaïur  et  un  traité  du  gouverne- 
ment :  Conqiendium  morale  de  Republica.U  traduisit  en  français  la  Ii(6/e  et  la 
Cité  de  Dieu  de  saint  Augustin.  Le  Songe  du  Verger,  dialogue  entre  un 
clerc  et  un  chevalier,  est  un  vaste  répertoire  oii  sont  traitées  toutes  les 
questions  du  temps,  depuis  la  distinction  des  deux  pouvoirs  jusqu'au 
dogme  de  l'Immaculée  Conception.  Le  moyen  âge  y  puisa,  comme  dans  un 
arsenal  d'idées,  et  ce  livre  fut  alors  pour  le  pouvoir  laïque  ce  que  devint 
au  xviii"  siècle  le  Dictionnaire  de  Bayle  pour  l'école  philosophique.  — 
Voir  Lenient,  La  satire  au  moyen  âge.  Ch.  xiv,  p.  218-227. 

1.  Selon  M.  P.  Paris  il  faudrait  attribuer  à  Philippe  de  Maizières  les 
deux  Songes,  celui  du  Pèlerin  et  celui  du  Verger.  —  Mcm.  de  l'Acad.  des 
Inscript,  et  Belles  Lettres,  2»  sér.  t.  XV.  Ancienne  série,  t.  XIII,  XVI  et 
XVII.  Nous  n'insistons  pas  sur  ces  auteurs  ni  sur  ces  écrits  que  l'ouvrage 
de  M.  Lenient  a  suffisamment  mis  en  lumière. 

2.  Philippe  de  Maizières  né  en  1312  en  Picardie,  esprit  ardent  et  aven- 
tureux, fut  d'abord  chancelier  et  ambassadeur  des  rois  de  Chypre,  Pierre  !•=■■ 
et  Pierre  II  de  Lusignan.  Remarqué  de  Charles  V  pour  sa  profonde  con- 
naissance du  droit  féodal  et  canonique,  il  entra  au  conseil  du  roi  et  fut 
nommé  chevalier  banneret  de  son  hôtel.  C'est  vers  1382  qu'il  écrivit  le 
songe  du  Viel  pèlerin,  recueil  de  conseils  adressés  au  jeune  roi  Charles  VI. 

3.  Le  vray  régime  et  gouvernement  des  bergers  et  bergiéres,  1379.  Ouvrage 
très-remarquable,  plein  de  finesse  et  de  malice  sous  une  forme  naïve,  écrit 
d'un  style  net,  vif,  et  qui  n'a  pas  la  pesanteur  dilfuse  des  écrits  du  temps. 
L'auteur  en  est  inconnu,  car  Jehan  de  Brie  est  un  pseudonyme.  —  Lenient, 
La  Satire  au  moyen  âge,  p.  227.  La  Bibliothèque  Nationale  possède  de  ce 
petit  écrit  une  édiiion  imprimée  chez  Simon  Vostre,  rue  Neuve-Notre-Dame 
à  l'image  de  saint  Jean  l'Evangeliste.  Fonds  de  la  Réserve,  S.  880. 

4.  Nous  avons  déjà  cité  les  poésies  et  les  ouvrages  historiques  de  Chris- 
tine dePisan,  p.  99,  100,  273.  —  Ses  principaux  écrits  politiques  sont  :  le 
Livre  de  l'aix,  en  trois  parties,  dédié  au  duc  de  Guyenne  (1412),  le  Corps 
de  Policie,  une  Lamentation  sur  la  guerre  civile  (1410),  adressée  au  duc 
de  Berry.  —  Thomassy,  Ecrits  politiques  de  Christine  de  Pisati.  —  Lenient, 
p.  253-256. 

5.  Alain  Chartier,  né  en  Normandie  vers  138G,  fut  clerc,  notaire  et 
secrétaire  des  rois  Charles  VI  et  Charles  VII.  Voir  plus  haut,  p.  101-102. 


LES    PUBLICISTi:S    DU    XIV«    ET   DU    XV    SIÈCLES.        433 

(lance  du  liers-ordrc  à  jiigor  le  gouvernement,  à  commenter 
l'antiquité  par  la  libre  critique  des  instiluti(jns  contempo- 
raines. L'iionmie  du  tiers,  en  ce  temps-là,  pès(;  assez  peu 
dans  la  balance  des  forces  sociales,  il  exerce  par  lui-même  une 
iniluence  médiocre  sur  les  affaires;  ce  n'est  qu'un  roseau  en 
poUti(pie,  mais  un  roseau  intelligent  qui  connaît  sa  faiblesse 
et  songe  aux  moyens  de  se  prémunir  et  de  se  défendre. 

Eh  bien!  voiLà  l'école  oîi  pendant  plusieurs  siècles  s'est 
formée  l'éloquence  politique  du  moyen  âge  ;  elle  a  puisé  dans 
cet  enseignement  la  vigueur  de  ses  inspirations.  Ces  députés 
des  états  généraux  que  nous  a^'ons  vus  s'assembler  a^  ec  un 
sentiment  si  fier  de  leurs  droits,  avec  le  ferme  dessein  de 
limiter  l'arbitraire,  de  remédier  aux  abus,  de  donner  au 
peuple  soulagement  et  protection,  ils  n'apportaient  pas  seule- 
ment du  fond  de  leurs  pnninces,  connue  on  l'a  trop  dit,  la 
rancune  des  vanités  souffrantes  ou  des  intérêts  lésés,  une  in- 
docilité taquine,  une  aveugle  turbulence  ;  leur  conduite  se 
réglait  sur  de  plus  nobles  principes.  L'étude  et  la  réilexion 
leur  avaient  donné  des  convictions  arrêtées,  et  si,  chez  la  plu- 
part, la  pratique  des  affaires  manquait,  leur  sens  droit  y  sup- 
pléait souvent  par  d'heureux  instincts,  par  des  pressentiments 
et  des  intuitions  que  l'avenir  n'a  pas  toujours  démentis.  Ne 
séparons  donc  pas  chez  eux  la  forme  du  fond  ;  voyons  avant 
tout  dans  leurs  discours  l'expression  longtemps  contenue  des 
idées  que  la  lecture  et  l'observation  leur  avaient  suggérées 
et  qui  fermentaient  dans  leur  esprit  en  attendant  le  moment 
d'éclater.  Dût  ce  parallèle  sembler  excessif,  nous  n'hésiterons 
pas  à  dire,  tonte  proportion  gardée  et  toute  différence  main- 
tenue entre  deux  époques  et  deux  civilisations  très-inégales, 
que  les  orateurs  de  nos  anciens  états  généraux  avaient  eu 
pour  maîtres  les  écrivains  politiques  de  leur  temps,  comme 
plus  tard  les  constituants  de  1789  fnrent  les  élèves  des  philo- 
sophes du  xvni"  siècle  * . 

1.  Nous  développons  ce  sujet  dans  un  ouvrage  spécial  intitulé  :  L'Elo- 
quence l'Olitiriue  et  parlementaire  en  France  avant  1789. 


28 


CHAPITRE  IV 

l'kloouknce  judiciaire  et  l'ancien  barreau  français. 

Organisation  de  la  justice  et  des  triljunaux  en  France,  depuis 
l'époque  des  invasions  barbares  jusqu'au  xvi"  siècle.  —  De  la 
justice  royale,  féodale,  ecclésiastique  ou  municipale.  —  Rôle  des 
avocats  ou  «  emparliers  »  devant  ces  anciens  tribunaux.  — 
Constitution  du  barreau  Irançais  au  xiv"  siècle  ;  témoignages  re- 
cueillis dans  les  ordonnances  ou  dans  les  écrits  du  temps.  —  Les 
grands  avocats  du  xiv'^  et  du  xv"  siècles. —  Ce  qui  nous  reste  des 
monuments  de  leur  éloipience.  —  De  la  littérature  judiciaire  dans 
l'ancienne  France,  hes  Etablissonents  de  saint  Louis;  les  Assises 
de  Jérusalem  et  les  Assises  d'Antioche  :  les  traités  de  Pierre  de 
Fontaines,  de  Philippe  de  Beaumanoir,  de  leurs  contemporains 
et  de  leurs  successeurs  immédiats. 

Pour  Lien  expliquer  les  uriyinesdu  barreau  français,  il  nous, 
semble  nécessaire  de  rechercber  tout  d'abord  comment  la 
justice  s'est  constituée  dans  notre  pays  et  quelle  était  l'orga- 
nisation des  tril)unaux  de^  tuit  lesquels  plaidaient  nos  plus  an- 
ciens avocats.  ()n  ne  peut  apprécier  le  rôle  de  ces  avocats  des 
temjjs  primitifs  et  leur  condition  socitde,  que  si  l'on  com- 
mence par  mesurer,  avec  l'exactitude  permise  en  ces  matières 
souvfMit  incertaines,  le  champ  qui  s'ouvrait  à  leur  activité,  h 
leur  saxoir,  à  leur  éloquence.  Ouelle  a  donc  été  la  première 
forme  de  la  justice  dans  l;i  France  du  moyen  âge  ?  ^'ers  quelle 
épo(pie  voyons-nous  paraître  pour  la  première  fois  des  avocats 
et  des  parties  plaidant  en  français? 

§  1^"^ 

Organisation    de   la    justice,    depuis  les    invasions    barbares    jusqu'au 
XIII''  siècle.  —  Le  barreau  primitif;  les  Cun^rils  et  les  Kiiiinn-lier^. 

Les  invasions  barbai'cs,  en  sul)slitiianl  à  Tadmiiiistration 
impériale  le  poinoir  militaire  et  politique  des  rois  francs, 
avaient  changé'  le  personnel  des  ti'ibunaux  l)eaucoup  plus  que 


LE    liARREAU    l'ItlMlTlF.  433 

les  formes  judiciaii-cs  (Hablics  par  les  Romains.  En  cola 
comme  en  tont,  le  dessein  des  envahisseurs  fut  d'entrer  dans 
la  civilisation  et  de  se  l'approprier,  mais  non  de  la  détruire  ^ 
Le  souverain  continua  dètre  le  représentant  pai'  excellence 
et  connue  l'incarnation  du  principe  delà  justice;  les  rois 
mérovingiens,  absolus  cdinme  les  Césars,  entourés  de  digni_ 
laires  (pii  re[)r(»(luisaient  les  titres  poni[)eu\  de  la  iiii-rarchie 
impi'riale,  ju<;én'nt  en  jx-rsonne,  <àrimitali(in  des  eni|)ereurs, 
et  présidèrent  la  cour  suprême  du  royaume,  u  le  [ilaid  du  pa- 
lais, 1)  placitinn  palntii,  composé  de  leurs  principaux  offi- 
ciers - . 

Dans  les  provinces,  les  chefs  militaires,  délégués  du  roi, 
ducs,  comtes  ou  grafen,  gallo-romains  ou  francs  d'origine, 
rendaient  la  justice  au  nom  du  souverain  comme  l'avaient 
rendue  les  légats  et  les  préfets  au  nom  de  l'empereur.  Chacun 
d'eux  s'adjoignait  des  a  auditeurs,  »  sorte  de  conseillers  choi- 
sis par  lui  dans  les  notables  habitants  du  pays  et  pris  indil- 
féremment  parmi  les  conquérants  ou  parmi  le  peuple  conquis  ; 
on  les  appelait  boni  viri,  scahini,  échevins,  ou  rachim- 
bourgs,  selon  l'idiome  tudesque  ou  latin  qu'ils  parlaient*.  Ces 
auflilciirs  des  temps  mérovingiens  ressemblent  fort  aux  <(  as- 
sesseurs ))  qui  aidaient  de  leurs  avis  les  légats  impériaux  dont 
ils  étaient  pareillement  les  élus  *.  Ainsi  s<'  formèrent  les  plaids 


1.  C'est  ce  que  nous  avons  démoiitro,  tome  I'"",  p.  36-38.  —  Lire,  sur 
ce  sujet,  le  remarqualjle  travail  de  .M.  Fustel  de  Coulanges,  Histoire  dus 
Institutions  jiolitiques  de  l'uncicnne  France,  1.  111,  cli.  iv-xiii,  p.  325-408. 

2.  Le  15  mars  693,  un  «plaid  du  Palais,  »  cité  dans  les  chroniques, 
comprenait  douze  évèques,  douze  grands  {proceres,  optimates],  huit  comtes 
gallo-romains,  huit  comtes  d'origine  germanique,  ou  grafen,  quatre  réfé- 
rendaires, deux  sénéchaux  et  plusieurs  tendes  ou  «fidèles.»  Le  roi  pré.-ilait 
le  plaid  une  fois  par  semaine.  En  son  absence,  il  était  remplacé  par  le 
comte  ou  le  maire  du  palais.  —  Beugnot,  les  Olim  du  parlement  de  Paris, 
t.  l'^'',  introduction,  p.  xv,  xvi.  —  Pardessus,  Essais  Itistoriqnes,  etc., 
1851,  p.  7. 

3.  Fustel  de  Coulanges.  Histoire  des  InstitutioAS  iiolitiqucs,  etc.,  p.  1G2, 
163,  164,  423,  4-25,  440-449. 

4.  Ce  sont  là  les  termes  ofiiciels.  —  Grégoire  de  Tours,  De  gloria  confes- 
sorum,  71.  —  Formules  n»*  457  et  484.  —  Digeste,  I,  22.  —  Code  théod., 
I,  12.  —  Code  de  Juslinien,  t.  l'^^,  p.  51. 


436  L  ELOQUENCE  JUDICIAIRE. 

de  province,  désignés  dans  les  chroniques,  dans  les  codes  et 
les  formules  sous  un  nom  germanique  mail,  mallum,  ou  sous 
des  noms  latins,  convenUis,  forum,  au dicntia,  auditorium  :  ils 
se  tenaient  en  public  et  attiraient  d'ordinaire  un  grand  con- 
cours de  peuple  ' .  On  pouvait  appeler  des  jugements  du  comte, 
ou  délégué  du  roi,  au  roi  lui-même,  comme,  sous  l'empire, 
on  appelait  des  sentences  du  légat  au  tribunal  de  l'empereur. 
Cette  juridiction  locale,  d'un  ressort  assez  étendu,  avait 
sous  son  autorité  d'autres  juridictions  de  moindre  impor- 
tance, qui  relevaient  d'elle  comme  elle-même  relevait  du 
plaid  royal  :  c'étaient,  par  exemple,  les  justices  municipales, 
conservées  de  l'organisation  romaine  et  qui  statuaient  au 
civil  en  matière  peu  grave  ;  c'étaient  les  tribunaux  des 
centeniers  ou  juges  de  villages  dont  la  circonscription  com- 
prenait un  certain  nombre  d'agglomérations  rurales,  ce  que  le 
moyen  âge  appela  ci  un  territoire^,  »  ce  que  nous  appelons  un 
arrondissement.  Ces  juges  inférieurs  avaient  succédé  aux 
juges pédanés  de  l'organisation  romaine'.  A  côté  des  institu- 
tions publiques  existaient  certaines  juridictions  privées  et  pri- 
vilégiées sous  le  nom  {{'immunités  :  les  rois  accordaient  parfois 
h  leurs  princi[)aux  officiers,  plus  souvent  encore  aux  églises 
et  aux  monastères  le  droit  de  juger  dans  leurs  domaines, 
cà  l'exclusion  des  tribunaux  ordinaires.  Ces  concessions, 
dont  l'origine  se  retrouve  dans  les  C(_)utumes  germaniques  % 
et  qui  furent  à  leur  tour  le  germe  des  juridictions  féodales, 


\.  Formules  de  Marcnlplie.  —  Capitul.  regum  Francorum,  t.  II,  p.  437. 
—  Fuslel,  451.  —  Pardessus,  Essai  historique  sur  l'orijanisation  judi- 
ciaire, etc.,  p.  8. 

2.  Mais  n'a  au  territoire, 

Où  nous  tenons  nostre  auditoire. 

Homme  plus  saige,  fors  le  maire.  —  Patliclin,  v,   10. 

3.  Fuslel,  p.  Ifi7.  —  Heuffnot,  piéi'ace  des  (llim,  l.  Iff,  xvi,  xviii. 

4.  «  Cliez  les  Gei'uiaiiis,  il  y  avait  deux  soi'Ics  de  justice,  la  justice 
piivée  et  Injustice  publique.  Chaque  chef  avait  la  juridiction  sur  sa  famille, 
sur  ses  serfs,  sur  ses  IUl's,  sur  tous  les  liouinies  souuiis  à  son  viundium, 
c'est-à-dire  placés  sous  sa  dépendance.))  —  Fustel  de  Coulantes,  Orga- 
nisation de  la  justice,  etc.  Revue  des  Deux-Mondes,  15  mars  1871,  p.  277. 


LE    BARRKAU    PRIMITIF.  437 

profilèrent  principalcinoiil  un  clci'gt'-,  vers  le  temps  des  Méro- 
vingiens; ainsi  se  fonda  la  puissance  des  tribunaux  ecclé- 
siastiques ' . 

Tout  en  respectant  les  usa,i?es  romains,  la  conquêtes  y  avait 
introduit  un  grave  changement;  elle  avait  rompu,  et  pour 
des  siècles,  l'unité  de  législation  en  plaçant  le  code  barbare, 
non  pas  au-dessus,  comme  on  l'a  dit  trop  légèrement,  mais 
en  face  de  la  loi  romaine  cl  sur  le  même  rang.  Les  deux  races 
qui  se  partageaient  le  sol,  les  richesses,  les  honneurs  et  la 
puissance  gardèrent  leurs  lois  accoutumées  ;  elles  comparais- 
saient devant  les  mêmes  tribunaux  qui  appliquaient,  suivant 
l'espèce,  l'une  ou  l'autre  législation,  et  quand  un  Gallo- 
romain  et  un  Franc  étaient  en  procès,  la  cause  se  jugeait 
d'après  la  loi  du  défendeur  ^  Ce  système  judiciaire,  sorte  de 
comljinaison  entre  les  traditions  de  l'empire  romain  et  les 
coutumes  de  la  Germanie,  fut  accepté  des  Carlovingiens  et  se 
maintint,  sans  altération  grave,  jusqu'à  l'établissement  de  la 
féodalité.  Charlemagne  et  ses  successeurs  tiennent,  chaque 
semaine,  le  plaid  du  palais  ;  ils  exercent  un  droit  de  sur\  eil- 
lance  et  de  cassation  sur  toutes  les  juridictions  de  l'empire \ 


1.  Fustel,  Histoire  (fes  Ini^titutions  poliliques,  etc.,  p.  446-457.  —  Par- 
dessus, p.  8. 

2.  «  Les  Gaulois  siéii:eaient  dans  les  tribunaux  au  inènie  titre  que  les 
Francs.  Ce  qu'on  appelait  viall  en  lanc^ue  germanique  et  conventus  en 
langue  latine  était  composé  d'hommes  des  deux  races  indifféremment.  Les 
Francs  n'y  étaient  en  majorité  que  dans  les  cas  oii  ils  formaient  la  majorité 
des  propriétaires  du  canton.  Dans  chaque  procès  on  avait  égard  à  la  race 
de  l'accusé  ou  du  défendeur,  on  n'avait  pas  égard  à  celle  du  juge.  Il  pou- 
vait arriver  qu'un  Franc  fût  jugé  par  un  tribunal  composé  en  majorité  de 
Gaulois...  Il  est  digne  de  remarque  que  les  peines  qui  étaient  prononcées 
par  ces  tribunaux  des  comtes  ou  du  roi  étaient  à  peu  près  les  mômes  que 
sous  l'empire  romain.  On  peut  observer  encore  que  ces  peines  frappaient 
les  Francs  aussi  bien  que  les  Gaulois.  »  —  Fustel,  Histoire  des  institu- 
tions, etc.,  p.  411,  454.  —  Pardessus,  Loi  Sali(iue,  9.«  dissertation, 
p.  515,  579. 

3.  Beugnot,  préface  des  Olim,  t.  !«■■,  xvi,  xvii.  —  Outre  le  plaid  du 
palais,  il  y  avait  à  la  cour  des  Mérovingiens  et  des  Carlovingiens  le  tri- 
bunal du  grand  Sénéchal,  administrateur  des  fiscs  royaux  ou  impériaux. 
Le  grand  Sénéchal  leformait  les  décisions  des  intendants,  villici,  qui  ren- 
daient la  justice  dans  les  domaines  du  prince. 


438  L  ELOQUENCE   JUDICIAIRE. 

Leurs  capitulaires  l'econiinandcnt  aux  juges,  aux  assesseurs 
les  qualités  et  les  Aertus  qui  saus  doute  manquaient  souvent 
à  la  justice  en  ce  temps-Là,  c'est-à-dire,  la  douceur,  le  désin- 
téressement, l'amour  du  vrai,  le  respect  du  droit  ;  les  missi 
(lominici  reçoivent  pour  instructions  de  surveiller  les  trihu- 
naux,  de  rthoquer  et  d(!  remplacer  les  magistrats  prévari- 
cateurs ' . 

Dans  l'organisation  que  nous  venons  de  décrire,  quel  était 
le  rôle  des  avocats?  Quelle  mention  l'histoire  fait-elle  de  leur 
existence  et  de  leur  éloquence?  A  notre  avis,  l'ancien  barreau 
gallo-romain,  constitué  en  collège,  en  ordre,  par  Justinien  et 
soumis  par  les  empereurs  à  une  série  de  règlements  %  ce  bar- 
reau, si  longtemps  illustre^,  eut  la  môme  destinée  que  les 
institutions  judiciaires  sur  lesquelles  il  s'appuyait  :  il  dura 
comme  elles,  en  se  transformant  peu  à  peu,  en  s'affaiblissant 
graduellement  sous  l'action  géuf'rale  des  événements  qui  dc- 
ti'uisaientla  justice,  les  arts,  la  littérature  et  t(jutes  les  forces 

1.  «  lit  judices,  vicedoiiiini,  prippositi,  advocati,  centenaiii,  scabini, 
boni  et  veraces  et  mansiicti  cligaiilnr...  pra'cipimus  habere  vicedomir.os, 
pia^positos,  advocatos  bonos,  non  malos,  non  cmdcles,  non  cupidos,  non 
perjiu'os,  non  falsitatem  amantes,  sed  Deum  timentes  et  justitiani  in  om- 
nibus ililigentes...  ut  missi  nostri  scabinos,  advocatos  et  notarios  per  sin- 
gula  loca  eligant  et  eorum  nomina  seciim  sciipta  déférant...  Ut  piavi  cen- 
tenaiii tollantur,  et  si  cornes  praviis  inventiis  fueril,  nobis  nuntietur.  — 
Capitularia  reijum  Francorim.  (Édit.  de  J780),  t.  I",  p.  /i67,  (189,  9G1,  43S. 
—  Années  809,  837,  803. 

2.  Les  lois  d'IIonoi'ius  et  de  Théodose  limitaient  le  nombre  des  avocats 
dans  chaque  préfecture  et  dans  chaipie  tribunal.  Anastase  accorda  aux  plus 
anciens  le  titre  de  clari^tiyijiies.  Pour  èire  reçu  avocat,  il  fallait  être  âgé  de 
dix-sept  ans,  avoir  étudié  le  droit  pendant  cinq  ans,  et  passer  un  examen 
devant  le  gouverneur  de  la  province.  Les  noms  des  avocats  admis  étaient 
inscrits  au  tableau,  dans  chaque  ressort.  Avant  de  plaider  une  cause,  on 
faisait  le  serment  de  dire  la  vérité.  —  Boucher  d'Argis,  Histoire  de  Vonh-e 
des  avocats.  (Profession  d'avocat,  t.  I^r,  p.  34-40,  édition  Dupin,  1830.) 

3.  Voir  Ampère,  Histoire  littéraire  de  la  France,  t.  \",  p.  131-157;  t.  II, 
p.  39-77.  jNous  avons  résumé  le  tableau  tracé  par  cet  liistoiien  dans  les 
pages  21,  22  et  23  de  notre  Ifr  volume.  —  Sidoine  Apollinaire  parle  avec 
éloge  de  l'éloquence  d'un  avocat  gaulois  du  v"  siècle,  Flavius  Nicélius: 
«  Audivi  adolescens  qiiuiii  yatcr  meus,  yrxfectns  prœtorio,  finliicanis  tribiuia- 
libus  -[irxsidercl...  IH.rit  dispvsite,  uraviter,  ardenler,  mn'jiin  acrimonia,  ma- 
jore facandia,  maxiiua  disciplina.»  —  Fpist.,  1.  Vlll,  (>.  Sidoine  niupiit  ii 
Lyon  en  430.  Son  père  fut  préfet  des  Gaules  sous  Valenti'iicn  111. 


LE    ItAKREAU    PRIMITIF.  -io'-) 

vivi^s  (le  la  civilisiilion.  (c  II  y  a  en  de  toiil  temps  des  advocals 
en  France,  dit  Pasqnier,  dans  le  Dialogue  deLoysel',  car 
ronnne  im  estât  ne  pentsnbsister  sans  justice,  aussi  la  justice 
ne  peut  se  poursuivre  ny  s'exercer  sans  l'assistance  et  le 
conseil  de  ses  minisires,  dont  les  adNocals  sont  les  ])i'inci- 
jjaux;  et  de  faict,  xous  voyez  qu'il  en  est  fait  mention  en 
trois  ou  quatre  lieux  des  Capilulaires  de  Cliarlemagne.  >» 
Dans  les  Capùulaires  des  (:arlo\  ingiens  on  cite,  en  effet,  deux 
sortes  d'avocats  :  ceux  des  corporations  et  des  communautés, 
et  ctHix  des  particuliers.  Les  pi-emiers,  appelés  advocaii,  de- 
fensores,  paslores  laici,  munburdi,  étaient  les  défenseurs 
attitrés  des  intérêts  et  dos  droits  des  égalises,  des  monastères, 
|)arfois  même  de  certaines  villes;  ils  soutenaient  leurs  que- 
relles en  justice,  administraient  leur  temporel,  se  battaient 
en  duel  pour  vider  leurs  contestations  et  conduisaient  leurs 
vassaux  à  la  guerre  ^  Le  mot  <(  advoëz,  »  dans  l'ancien  fran- 
çais, et  celui  de  »  vidame,  »  vicedomimis,  ont  très-souvent 
cette  signification.  Ces  avocats  publics,  assez  semblables  à 
(les  fonctionnaires,  étaient  nommés  tantôt  par  le  prince,  tan- 
tôt [)ar  les  évoques  (Ui  par  les  abbés  dos  monastères,  ou  bien 
encore  par  les  officiers  municipaux  ,  avec  l'agrément  du 
comte,  chef  politique  et  judiciaire  de  la  province  ^  Suivant 
l'importance  des  villes  et  des  églises,  on  leur  accordait  le 
droit  de  choisir  un  ou  plusieurs  (c  avocats  %  »  et  ces  emplois 
ne  se  donnaient  qu'à  des  laïques. 

Les  avocats  ordinaires,  à  clientèle  privée,  s'appelaient  cau- 
sidici,  clamatores,  l'expression  clamor  ayant  alors  le  sens  de 
plainte  portée  en  justice  ■'.  Un  capilulaii'o  de  H05  prescrit  d'in- 


1.  Dialoijue  des  advorais  du  pa)lcment  de  Varls,  p.  159.  Édit.  Diipin, 
l'rofesaion  d'Avocat,  1830. 

2.  Boucliei-  (l'Ai'gis,  p.  42.  A."?.  —  Ces  avocats  d'Eglise  fuient  institués, 
dit-on,  dans  un  concile  de  (",aitliaï;e,  en  'lOo.  Cupitul.  reg.  Francor.,  t.  H, 
p.  707. 

3.  Capitid.  de  793,  t.  l"\  p.  239.  —  ï.  H,  p.  400,  437. 

4.  Ciipilid.  de  824,  t.  II,  p.  322,  323. 

5.  Capilul.  de  805,  titre  8.  —  ('>ipiliiL  Rnj.  Fran<:..  t.  I",  p.  424.  —  lîou- 
clier  d'Argis,  \).  43. 


440  l'éloquence  judiciaire. 

carcérer  loiil  causidicns  vcl  clnmator  qui  s'insurgera  contre 
la  sentence  rendue  par  les  échevins^  ;  un  autre  capitulaire  de 
la  même  époque  ferme  l'accès  des  trihunaux  cà  l'avocat  con- 
vaincu de  fraude-;  enfin  l'article  13  d'une  ordonnance  impé- 
riale de  819  porte  que  «  si  les  parties  sont  incapables  de  se 
défendre  ou  ne  connaissent  pas  la  loi,  le  comte  doit  leur  don- 
ner un  défenseur  qui.  pro  eis  loqiiatur.  Le  ministère  des  avo- 
cats est  interdit  en  matière  capitale  :  In  causa  capitali  non 
per  advocatum  sit  agendum  *.  » 

Les  révolutions  politiques  ont  toujours  de  profonds  contre- 
coups dans  les  institutions  judiciaires  ;  à  chaque  transforma- 
tion du  gouvernement  et  de  la  société  correspond  un  cliange- 
ment  dans  l'organisation  de  la  magistrature  et  des  tribunaux. 
Les  deux  premières  dynasties,  issues  du  fait  de  l'invasion 
germanique  et  représentant  un  pouvoir  imposé  cà  une 
société  dont  on  respectait  la  ci\ilisation,  avaient  très-peu 
modifié  l'état  préexistant;  il  n'en  fut  pas  ainsi  de  l'i-tablisse- 
ment  du  règne  féodal  :  c'était  une  vraie  conquête  du  sol  et 
de  la  puissance  politique  qui  s'accomplissait  au  profit  de 
l'aristocratie  militaire,  au  détriment  de  la  royauté  et  de  la 
nation.  Victorieuse  à  la  fin  du  x""  siècle,  la  féodalité  imposa 
non-seulement  à  la  France  une  autre  dynastie,  mais  un  nou- 
veau droit  social,  une  législation  conforme  à  ses  intérêts  et 
à  ses  principes;  d'une  main  souveraine  elle  frappa  toutes 
clioses  à  son  empreinte.  L'action  centrale  fut  brisée  en  môme 
temps  dans  l'administration  et  dans  la  justice;  le  droit  de 
juger  appartint  à  tout  pi'opriétaire  de  fief,  ancien  ou  nouveau, 
comme  un  droit  inhérent  au  fief  même,  comme  l'une  de  ses 
principales  prérogatives  ^ .  On  ne  trouverait  pas  en  ce  temps- 
là  un  seul  arrêt  qui  ait  été  rendu  au  nom  de  la  société  ou  au 

1.  «  ('lamalores  vel  causiiUci  qui  non  jiKliciiini  sciil)iiioniin  it(l(|uicscere 
volant  in  cnslodia  recludanliir.  »  Cupitul.  reçi.  Francor.,  t.  l<"^,  p.  /i24. 

2.  «  A  jiiilicionini  coinnuinioiie  separelur.  »  JcL,  t.  l"',  p.  1039. 

3.  Tliéud.  Froment,  E.s.sfu  sur  l'éloquence  judiciaire  (1874),  p.  5. 

4.  Montesquieu,  Eqnii  dea  Loin,  1.  XXV,  ch.  xx  et  xxi.  —  Cette  maxime, 
qu'on  a  contestée,  était  vraie  au  xi"'  siècle;  plus  tard,  les  léy;istes  royaux 
l'ont  cimibatlue,  et  les  seigneurs  l'ont  abandonnée. 


LE    BARREAU    PRIMITIF,  441 

nom  (lu  roi,  comme  rcpi't'sciil.-iiil  de  l;i  socM'lr.  La  juslic(i 
cessa  d'être  considérée  comme  une  institulion  puljlique;  on 
ne  voyait  en  elle  qu'une  des  manifestations  de  l'autorité  sei- 
gneuriale. Le  principe  univei-sellement  admis  était  celui-ci  : 
tout  liounne,  qui  a  teri'e,  a  aussi  dans  l'éteudue  de  sa  terre  la 
foneliou  de  vider  les  pi'ocès  et  de  [junir  les  crimes.  Le  roi 
lui-même  remplissait  cette  fonction  moins  comine  roi  que 
comme  seigueur;  à  vrai  dire,  le  roi,  au  xi*"  siècle,  n'était 
que  le  [)remier  des  seigneurs;  il  n\  avait  plus  alors  en  France 
qu<'  des  justices  seigneuriales  ' . 

La  société  se  partageait,  comme  on  sait,  en  deux  classes 
de  personnes  piofondément  distinctes  :  les  nobles,  et  ceux  (|ui, 
tout  en  étant  hommes  libres,  n'étaient  pas  nobles^.  Contrai- 
rement à  ce  que  nous  avons  remarqué  sous  les  deux  pre- 
mières dynasties,  où  l'égalité  régnait  devant  la  justice,  l'ac- 
tion judiciaire  se  divisa;  on  établit  des  tribunaux  particuliers 
pour  la  noblesse  et  une  juridiction  spéciale  pour  les  hommes 
libres  non  nobles.  Chaque  seigneur,  possesseur  de  grands 
fiefs,  eut  une  cour,  curia,  composée  de  ses  vassaux,  une 
assise  de  clieNaliers  oii  les  nobles  de  tout  rang  étîiient  jugés 
parleurs  pairs ^.  La  fonction  de  juger  dans  la  cour  du  sei- 
gneur, et  de  venir  siéger  à  son  appel,  compta  au  nombre  des 
principales  obligations  du  service  féodal  ;  elle  ne  fut  ni  moins 
stricte,  ni  moins  lourde,  ni  parfois  moins  dangereuse  que  le 
devoir  militaire  dans  un  temps  oîi  tout  condaumé  avait  le 
droit,  une  fois  la  sentence  rendue,  de  prendre  à  partie  ses 
juges,  soit  en  champ-clos,  soit  devant  la  justice.  Rien  de  fixe  ni 
dans  le  nombre  des  juges  ou  assesseurs'*,  ni  dans  le  nombre 

1.  F'iii'dessiis,  lie  VOnjaiii^ittion  judiciaire,  ]>.  9,  10,  3^:5.  —  Fiistel  de 
("oiilanges,  des  Inslitalions  jitdiciaire:^  de  la  France,  Revue  des  Iku.r-Mondex, 
1871,  p.  539. 

2.  La  jiiridiclion  sur  les  serfs  lient  à  un  autre  ordre  d'idées.  —  Par- 
dessus, ibid.,  p.  17-20. 

3.  Beugnot,  Introd.  aux  œuvres  de  Beaunianoir,  p.  xxi.  —  Préf.  des 
Olim,  p.  Lxi.  —  Tout  vassal  devait  le  service  à  son  seif^neur  et  in  honte, 
et  in  cnrte,  le  service  militaire  et  le  service  judiciaire.  [Curtix,  synonyme 
de  curia  en  bas-latin.) 

4.  Beauinanoir  et  Pierre  de  Fontaines,  au  xin"  siècle,  disent  que  quatre 


Î5-2  L  ÉLOQUENCE  JUDICIAIRE. 

(4  l'époque  des  sessions;  le  seigneur  mandait  ses  \assau.\ 
([uand  il  voulait,  à  tour  de  rôle,  ordinairement  deux  fois  par 
an,  aux  grandes  f(Mes,  dans  sa  résidence  habituelle  ou  dans 
tel  autre  lieu  qu'il  lui  plaisait  de  désigner.  La  haute  cour  des 
ducs  de  Normandie,  qu'on  appelait  YEcJiiquier,  se  tenait  à 
]{ouen,  à  Caen,  à  Fécamp,  à  Falaise;  les  assises  féodales  des 
comtes  de  Champagne  s'intitulaient  Jours  des  Barons  '  ; 
d'autres  sessions  extraordinaires,  tenues  à  ïroyes,  s'a[)pe- 
laient  les  Grands  Jours  de  Troyes-.  Souvent  le  seigneur 
suzerain  déléguait. à  l'un  de  ses  grands  (jfiiciers,  vicomte, 
sénéchal  ou  Ijailli,  la  présidence  de  ces  tribunaux^.  En  Nor- 
mandie l'usage  s'établit  de  bonne  heure  d'adjoindre  aux 
assesseurs  noliles  un  jurisconsulte, un  clerc  ou  maître  es  lois, 
et  de  tenir  registre  des  décisions  prises  par  la  cour*. 

Au  temps  des  Mérovingiens  et  des  Carlovingiens ,  les 
hommes  lijjres  non  nobles  avaient  été  soumis  comme  les 
n()i)les  eux-mêmes  à  la  juridiction  du  mail  que  présidait  en 
cliaque  provinc»'  le  comte,  délégué  du  roi;  sous  le  ri'gime 
IV'odal,  ils  subirent  la  justice  du  seigneur  dont  ils  habitaient 
le  domaine,  et  celte  justice,  lorsqu'elle  s'appliquait  aux  per- 
sonnes qui  n'étaient  pas  de  la  noblesse,  ])renait  plusieurs 
formes.  Certaines  villes,  surtout  dans  le  Midi,  gardèrent  les 
magistrats  municij)au\,  jugeant  au  civil, qu'elles  possédaient 
depuis  le  temps  des  Itomains;  mais  la  justice  seigneuriale  y 
fut  repr(''sentée  p;ii'  un  officier  du  seigneur,  le  pré\ôt,  cpii 
jugeait  ;ui  criminels  On  comprend,  d'ailleurs,  que  l'organi- 
sation de  la  justice  dans  les  villes  ait  présenté  bien  des 
variétés  et  de  notnljles  différences,  seli  m  l'importance  même 
de  chaque   \illc  et    selon  la  foi'ce  du  lien  (|ui  l'attachait  au 

l)eisoniies  suflisaient  pour  foiiiirr  une  cour,  ciii,  selon  rcxpix'ssioii  ilii 
temps,  poni'  garnir  une  cour.  —  Cli.  xxi,  art.  :{7,  cli.  lxv,  p.  333. 

1 .  Bies  Baroniuii. 

a.  Beugnot,  préface  des  Olhii,  t.  11,  p.  iv  el  vu. 

'.].  Beugnot,  ibid.,  p.  xxvi.  —  Sur  les  séuécliaux  el  les  baillis,  voir  Par- 
dessus, Organis,  judiciaire,  p.  257,  238,  282. 

4.  Beuguot,  iliid.,  p.  xxxv. 

.5.  Pardessus,  p.  Ki,  341,  344.  —  Bcugiiul,  prcf.  des  Oliin,  t.  Il,  p.  lu. 


LE    BARREAU    PRIMITIF.  4i3 

soif^nour.  Dans  boauroup  de  ("oininiines,  il  n'y  avait  d'antnî 
tribunal  ({uo  rehii  qui  ('lait  prf'sidé  par  le  dt'L'gué  du  sei- 
gneur, vicomte,  bailli,  viguier,  ou  prévôt'.  Ce  qui  est  digne 
de  remanpie,  c'est  que  le  principe  du  jugement  par  les  paws 
s'ap[)liquait;i  toutes  les  juridictions,  féodales  ou  bourgeoises, 
<'t  même  aux  justices  rurales  -. 

Dans  la  cour  du  seigneur,  l'homme  de  condition  noble 
trouvait  en  face  de  lui,  pour  juger  sa  querelle,  ses  pairs  ou 
ses  égaux  siégeant  à  côté  du  seigneur  ou  de  son  représentant  ; 
de  même,  le  bourgeois,  ou  le  vilain  comparaissait  devant  un 
tribunal  composé  d'assesseurs  ])ourgeois  ou  paysans  comme 
lui,  sous  la  présidence  d'un  magistrat  municipal  ou  d'un  offi- 
cier du  seigneur.  C'f'tait  le  prt'sident  qui  clioisissait  dans  la 
ville  ou  dans  la  circonscription  rurale  <(  un  conseil  de  bonnes 
gens,  des  plus  sages  du  pays  et  des  plus  anciens  ^  »  Par  con- 
séquent, dans  toutes  les  juridictions,  les  juges,  à  l'exception 
du  président,  étaient  des  jurés*.  Ces  justices,  constituées 
comme  nous  venons  de  l'indiquer,  soit  dans  les  \illes,  soit 
dans  les  villaa:es,  c'est-à-dire  formées  sous  l'autorité  d'un  offi- 


1.  Sui-  les  aUiihulioiis  de  ces  ma^'istials,  voie  Pardessus,  p.  279-:282  et 
289.  On  distinguait  les  grands  et  les  petits  baillis. 

2.  Pardessus,  Orfjank.  judic,  p.  283,  281. 

3.  Fiistel  de  Coulanges,  Revue  des  Deux- Mondes,  1871,  t.  LXXII,  p.  289- 
293.  —  Pardessus,  p.  337.  —  Beugnnt,  préf.  des  Olim,  t.  !"■,  p.  xi..  — 
Préface  des  Assises  de  Jérusalem,  t.  II,  p.  iii-vii.  —  Les  vilains  ou  ma- 
nants, qui  n'étaient  pas  serfs  et  qui  jouissaient  de  leurs  droits  civils, 
s'appelaient  colons,  colongers,  hommes  censiers,  hommes  cottiers,  hoimnes 
coutumiers.  Quand  un  débat  était  soulevé  entre  deux  boninies  de  classes 
dill'érentes,  la  coutume  du  moyen  âge  était  presque  constamment  que  l'on 
prit  pour  juges  les  pairs  de  celui  qui  était  rinl'érieur. 

4.  Voici  deux  exemples  de  ces  tribunaux  établis  à  l'époque  féodale  pour 
rendre  la  justice  aux  hommes  libres  non  nobles.  L'un  est  la  Cour  de  bour- 
geoisie, établie  par  Godefroy  de  Bouillon  dans  le  royaume  de  Jérusalem  ; 
l'autre  est  la  juridiction  établie  en  1114  à  Valencieimes  par  Baudouin  III 
comte  de  Ilainaut.  <-  Le  duc  Godefroi  establi  deus  cours  séculiers  :  l'une, 
la  haute  court,  de  quoi  il  fut  gouverneor  et  juslisier,  et  l'autre  la  court 
de  la  Borgcsie,  à  laquel  il  establi  un  home  en  son  leuc,  a  estrc  gou- 
verneor et  justisiei',  lequel  est  apelé  visconte.  Et  establi  a  estre  juges  de 
la  dite  court  borgeis  de  la  cité,  des  plus  loiaus  et  dos  plus  sages  qui 
en  la  cité  fucent.  »  — Jean  d'Ibelin.  Voir  Beugnot,  Assises  de  Jérusalem, 
t.  H,  p.  VII.  Sur  la  cour  de  Valenciennes,  voir,  id.,  p.  ix. 


444  l'éloquence  judiciaire. 

cicr  seigneurial,  s'appelaient  jws^/ces  du  seigneur;  elles  s'exer- 
çaient le  plus  souvent  en  plein  air,  sur  une  place,-  à  la  porte 
(lu  château  ou  devant  l'église.  Le  lieu  où  se  faisaient  les  juge- 
ments, marqué  et  fixé  une  fois  pour  toutes,  clos  par  une  haie, 
était  un  lieu  sacré,  une  sorte  de  sanctuaire,  un  asile.  La  plu- 
part des  ai'rèts  portent  qu'ils  ont  été  rendus  ((  à  l'endroit  ordi- 
naire, ))  tantôt  ((  auprès  des  chênes,  »  ici  «  sous  les  ormes,  » 
là  ((  sous  le  grand  tilleul.  »  Si  maintenant  nous  disons  que  la 
Jnridiction  des  tribunaux  ecclésiastiques,  établie  d'ahord  pour 
jnger  les  affaires  du  clergé  et  celles  des  laïques  soumis  au  pou- 
voir temporel  des  églises,  s'était  considérablement  accrue  par 
suite  du  droit  accordé  aux  é\  èques  de  juger  toutes  les  contes- 
tations que  le  consentement  des  parties,  laïques  ou  non, 
leur  déférait  %  nous  aurons  tracé  les  grandes  lignes  de  l'orga- 
nisation judiciaire  instituée  ou  modifiée  parle  régime  féodal-, 
et  nous  pourrons  reproduire  la  question  déjà  posée  dans 
l'époque  antérieure  :  Existait-il  des  avocats  attachés  à  ces 
divers  tri])unaux?  (Juel  pouvait  être  alors,  devant  ces  juri- 
dictions, l'office  de  la  parole? 

A  première  vue,  on  est  tenté  de  croire  que  l'intervention 
des  avocats  y  était  inutile.  Sans  insister  ici  sur  l'imperfec- 
tion de  la  langue  française  qui  ne  se  prêtait  guère  alors 
aux  dt'veloppements  du  discours,  il  est  é\ident  que  l'usage 
du  comjjat  judiciaire,  en  vigueur  devant  toutes  les  juridic- 
tions, féodales,  bourgeoises  ou  rurales',  réduisait  fort  les 


1.  Sur  ce  point,  lire  les  savantes  explications  données  par  M.  Pardessus, 
p.  363-379.  La  législation  du  clergé  se  composait  du  droit  romain,  de 
quelques  lois  des  rois  Francs  et  des  canons  des  conciles. 

2.  Dans  les  Assises  de  Jcruaakm  nous  voyons  aussi  des  tribunaux  de 
c('«merce,  par  exemple,  la  Cour  de  In  Chaîne  et  la  Cour  de  la  Fonde  éta- 
blies dans  les  cités  maritimes  de  la  Syrie.  La  «cour  de  la  Chaîne  —  ain-si 
appelée  de  la  chaîne  qui  fermait  le  port,  —  jugeait  les  alîaires  maritimes; 
elle  se  composait  de  jurés  pris  parmi  les  négociants.  La  «  cour  de  la 
Fonde,  »  ou  du  bazar,  présidée  par  un  bailli,  et  composée  de  quatre  jurés 
syriens,  et  de  deux  jurés  francs,  appliquait  aux  procès  de  commerce  la 
législation  de  la  Cour  des  Bourfjfois.  —  Bougnot,  Assists  de  Jvrnsulem,  l.  II, 
p.  xxiii-xxvr. 

3.  Le  combat  judiciaire  est  d'origine  germani(iue  (Vellcius  Paterculus, 


LE   BARREAU    PRIMITIF.  445 

plaiiloii'ies,  et  Ion  est  tenté  de  répéter,  en  rexaf^érant,  le 
mot  de  Loysel,  dans  le  Dialogue  des  advocats:  «  il  i'alloit  plus 
de  cliampions  de  bataille  que  de  hons  pai'leurs '.  )>  On  se 
tromperait  cependant  si  Ton  s'imaginait  que  Tépée  tranchât 
toutes  les  contestations  devant  des  tribunaux  muets;  d'abord, 
un  avocat  était  presque  toujours  nécessaire  pour  eii.^ap'er  la 
querelle  et  jeter  le  ^ant  selon  certaines  fornndes  qu'il  y  avait 
péril  à  négliger^  :  ajoutons  que,  les  procès  étant  fort  nom- 
breux', beaucoupde  caus(^s,  même  sans  parler  de  celles  que 
jugeait  lEglise,  échappaient  à  cette  décision  brutale  de  la 
force  '" . 

Un  l'ait  certain,  mais  assez  peu  connu,  doit  être  mis  en 
pleine  lumière  :  c'est  la  rigueur  et  la  précision  des  formes  de 
la  justice  féodale  ;  c'est  aussi  l'esprit  de  subtilité,  de  ruse  et 
de  chicane  qui  régnait  dans  les  tribunaux  et  qui  complicjuait 
ce  formalisme  ^  Les  témoignages  les  plus  anciens  concordent 


ch.  cxviii).  Cepeiitlant  la  loi  des  Francs  ne  radniettait  pas.  C'est  le  roi 
des  Bourt^uignons,  Tiondebaud,  qui  l'introduisit  dans  notre  pays.  Suint  Avit 
protesta  contre  cette  coulume  ;  une  lettre  d'Agobard  en  demanda  la  sup- 
pression à  Louis  le  Débonnaire.  {Opéra,  t.  I»'',  p.  120).  En  l'an  1118, 
l.ouis  le  Gros  accorda  comme  une  faveur  aux  Religieux  de  Saiiit-Maur  que 
leurs  serfs  pourraient  combattre  contre  les  hommes  libres.  Même  privilège 
accordé  à  l'Eglise  de  Chartres  en  1128.  Louis  le  Jeune  interdit  le  combat 
pour  une  alfaire  de  moins  de  cinq  sols,  eu  1108.  En  1215,  Philippe-Auguste 
décida  que  les  champions  se  battraient  avec  des  bâtons  de  trois- pieds.  — 
Laurièro.  Ordonnancts  (/es  rois  de  la  troisicme  rare,  t.  l^i",  p.  xxxiii-xxxviii. 
Loysel,  Dialogue  des  advocats,  p.  Itj9,  édit.  Dupin, 

1.  Page  108. 

2.  Sur  les  gages  de  bataille  et  les  l'ègles  du  combat,  consulter  Philippe 
de  Beaumanoir,  Coutumes  de  Beauvoisis:  T.  Il,  ch.  lxi,  p  376,  .378, 
ch.  Lxiv,  p.  433,  A34.  —  Montesquieu.  Esprit  des  Lois,  1.  XXVIII,  ch.  xix, 

XXIII,   XXVIII,    XXIX,     LXI,   LXIII. 

3.  Fustel  de  Coulanges,   Revue  des  Deux-Mondes,  1871,  t.  XCV  p.  372. 

4.  Montesquieu,  1.  XXVIII,  ch.  xviii. 

5.  La  l'arole  et  la  Forme  dans  l'ancienne  iirocikiurc  franniise,  par  Henri 
Brunner,  professeur  à  I  université  de  Lemberg.  Traduit  par  .M.  llecquet  de 
Roquemonl,  Revue  critique  de  législation  (1871-1872),  p.  23,  31,  346.  «On 
s'imagine  à  tort  qu'à  l'époque  dit»  féodale  les  dilléreiids  étaient  vidés 
avec  une  simplicité  patriarcale,  quand  le  combat  judiciaire  n'était  pas 
appelé  à  les  trancher.  Une  étude  approfondie  démontre  que  ni  l'obscurité 
ni  la  confusion  ne  sont  les  caractères  distinctifs  de  celte  époque,  mais  au 


446  l'Éloquence  judiciaire. 

sur  ce  point.  Prenons  pour  exemple  le  détail  des  subtilités 
qu'on  peut  lire  dans  les  Assises  de  Jérusalem  où  se  trouvent 
reproduits  assez  fidèlement  les  usages  judiciaires  du  \f  et 
du  Mf  siècles.  ((  On  ne  peut  savoir  totes  clergies  (toutes  les 
sciences),  dit  Jean  d'Ibelin;  de  même  ne  semble  il  pas  que 
l'on  puisse  savoir  toz  les  plais  ne  totes  les  forces  et  les  sou- 
tillances  (subtdités)  qui  sont  en  plait.  iMès  qui  plus  en  sel, 
meillor  plaideur  est  tenus  ^.  »  L'assistance  d'un  homme  de 
chicane,  d'un  maître  es  lois  était  donc  indispensable  pour 
éviter  de  tomber  dans  les  pièges  de  l'adversaire  et  de  donner 
prise  contre  soi  par  quelque  mot  imprudent  ou  par  l'oubli  des 
formes  consacrées.  Le  même  Jean  d'Iljelin  en  donne  la  rai- 
son :  <(  (]il  qui  dit  sa  parole  en  court,  si  il  fault  ou  mesprent, 
il  n'y  peut  amender  ;  cil  qui  la  fait  dire  à  aultre,  si  celui  à 
qui  il  l'a  fait  dire  fault  ou  mesprent,  il  et  son  conseil  poent 
amender  ainz  (avant)  jugement.  Et  por  ce,  ne  plaidera  on  jcà 
si  bien  por  soi  come  pour  autre-.  »  Aussi  voyons-nous 
abonder  en  ce  temps-là  les  «  conseils  »  et  les  avocats. 

On  se  servait  de  plusieurs  noms  pour  désigner  l'office,  d'ail- 
leurs très-varié,  qu'ils  étaient  apixdés  à  remplir.  ComuKï  en 
beaucoup  d'aifaires,  que  le  combat  de\  ait  trancher,  ils  se  Ijor- 


contraire  celte  rigidité  de  la  pensée  juridique  qui  signale,  à  son  point  de 
départ,  le  développement  normal  du  droit.  »  P.  559. 

1.  liengnot,  Assf.ses  de  Jirusalem,  t.  h"'^,  cli.  xxvi,  p.  51.  —  «  La  procédure 
féodale,  telle  qu'elle  est  décrite  par  Jean  d'Ibelin,  n'ollre  que  lenteurs,  dé- 
tours, subtilités  et  cbicanes  misérables.  On  dirait  que  cette  législation  a  pour 
but  d'éterniser  les  procès...  Toute  cette  partie  du  livre  d'Ibelin  resjiiie  au 
plus  haut  degré  l'esprit  subtil  qui  donna  naissance  à  la  iibilosopliie  scolas- 
tique...  Dans  un  tel  système  de  jirocédure,  les  jiaioles  ou  les  formules  em- 
ployées étaient  de  la  plus  haute  importance,  puisque  d'un  mol  placé  bien 
ou  mal  il  propos  pouvait  dépendre  d'abord  la  direction,  puis  ensuite  la  déci- 
sion d'une  allaire.  Dans  le  choix  Judicieux  et  dans  l'enqjloi  de  ces  paroles 
biillaient  l'expérience,  l'adresse  et  la  présence  d'esprit  de  ces  grands  maîtres 
plaideurs  dont  les  noms  retentissaient  en  Syrie  et  en  Chypre...  »  —  Deu- 
gnot,  ibid..  Introduction,  p.  liii-lv. 

2.  Chapitre  xi,  p.  35.  —  Le  ministère  de  l'avocat  n'était  pas  obligaloire; 
la  partie  avait  le  droit  de  plaider  sa  cause  elle-même.  En  Orient  loulelois, 
dans  la  Cour  rfe.s  Bonrueoia,  les  parties  étaient  assujetties  il  cette  règle 
que  anus  liom  n'i  deit  yluidier  sans  avant-pnrlicr.  »  —  T.  11,  ch.  cxxxiii. 
—  La  Varole  et  la  Forme  dans  l'ancienne  ■procédure  française,  [).  530. 


LH   BAI\R1':AU    l'IUMlTir.  447 

!i;iit'iil  h  inli'oduii'crinslîinco  (tu  la  dr-rcnsc,  en  proiumranl  les 
Ici'incs  jiii'i(li(iiu's,  on  les  appelait  Privlocutores,  nvant-parliers, 
d'oîi  l'on  a  fait  amparliers  fl  emparliers.  Les  formules  qu'ils 
(lel)ilaienl,  el  (jui  dilleraieiil  selon  la  nature  même  des  eauses, 
soiil  é[)arses  dans  nos  vieux  auteurs';  nous  citerons  seule- 
ment celle  de  Y  Appel  en  champ-clos- .  ((  Messeigneurs,  j'ai  à 
proposer  devant  V(»us  contre  monseigneni-  tel  que  void-là, 
pdur  moiisei^uueur  tel  (pie  vous  voyez  ici,  aucunes  choses  au\- 
(pielles  il  cliet  Ailenie,  el  si  Dieu  m'aist,  il  m'en  poise  :  car 
tant  que  j'ay  vt-cu,  je  ne  viez  onc  au  dit  tel  que  Inen  el  hon- 
neur ;  mais  ce  que  j'entends  dire  et  proposer  conti'e  kii,  je  le 
dirai  comme  adcocat  de  céans,  et  jjour  tant  que  ma  [tartie  me 
le  l'ail  entendre  e/  veut  que  je  le  die  et  propose,  et  m'en  avouei'a 
s'il  lui  [)laist  et  promis  le  m'a  en  pr(^'sence  de  vous,  le  m'a 
baillé  par  escrit  et  substance  et  le  tiens  en  ma  main  *  ;  cai' 
jamais  par  moy  ne  le  féisse;  car  le  dit  ne  me  fit  oncques  mal 
ne  je  à  lui  (pie  je  saiclie...  Pourquoi,  messeigneurs,  vous 
supplie  qu'il  ne  \ous  dé-plaise  et  que  vous  veuillez  octrover 
que  je  dise  el  propose  de  votre  licence,  el  avec  ce  prie  à 
monseigneiu"  1(4  qu'il  me  le  pardoinne!  car,  si  m'aist  Dieu, 
en  tout  autre  je  le  serviroye;  maisencettui  cas  si  convient 
que  je  fnsse  mon  devoir,  car  j'y  suis  tenu.  » 


1.  Voici,  par  exemple,  une  formule  de  l'action  pour  meurtre:  «Sire,  td 
se  clnime  à  vos  de  td...  qui  a  tel  murtri  et  iloiié  le  coy  ou  /«  cos  ik  quei  il  l'a 
meurtri.  »  —  Formule  de  i'acliou  pour  homicide  :  «  Sire,  tel  se  claime  à 
vos  de  tel...  qui  a  doué  le  cop  ou  les  cos,  par  quei  il  a  mort  receue;  et  se  il 
le  née,  il  est  prest  de  prorer  li  tôt  eusi  rome  la  court  esçiardera  ou  couoislrn 
que  il  prorer  le  deie...»  —  La  Varole  et  la  Forme,  etc.,  p.  1G9. 

2.  Celte  formule  est  cilcie  par  du  Breul  dans  le  Style  du  parlement,  et 
reproduite  par  M.  Berryer  en  tète  de  ses  Leçoxs  et  viodéles  d'éloquence  judi- 
ciaire. —  Voir  aussi  Pasciuier,  Rerchercltes  de  la  France,  1.  IV,  cli.  n'.  — 
Beaumanoir,  Coutumes  du  Beauvoisis,  t.  II,  cli.  lxi,  lxiv.  p.  377,  437.  — 
Jaccpies  d'ibelin,  cli.  xx,  édit.  Beugnot,  t.  h'"",  p.  4,  (iO.  —  Brunner,  la 
l'anilc  et  la  Forme,  etc.,  p.  473-:57l). 

3.  En  soulignant  ces  mots,  nous  indiquons  toutes  les  précautions  cpic  pre- 
nait l'avocat  pour  n'être  pas  confondu  lui-même  avec  sa  partie  et  attaqué  à 
son  tour,  personnellement,  par  l'adversaire,  comme  aussi  pour  n'être  pas 
désavoué  par  son  client.  La  tliéorie  de  l'aveu  et  du  désaveu  était  tiès-coni- 
pliquée.  Voir  Brunner,  la  Varole  et  la  Forme,  p.  547-531. 


4i8  l'éloquence  JUDICIAIRE. 

Le  Président  répondait  à  l'avocat  :  (i  Or,  proposez  votre  fait 
ou  querele.  »  L'avocat  proposait  <(  au  mieulx  qu'il  pouvait,  par 
les  i)lus  ])eles  paroles  et  mieulx  ordonnées  et  plus  ent;'ndil)le- 
ment  ;  »  puis  venaient  ses  conclusions  :  ((  Mon  fait  ainsi  pi'o- 
posé,  comme  vous,  messeigneurs,  a^ez  oï,  je  concluds  ainsi, 
que  si  le  dit  tel  confesse  les  choses  que  j'ay  proposées  estre 
vrayes,  je  requiers  que  vous  le  condamniez  avoir  forfait  corps 
et  biens  pour  les  causes  dessus  dites,  ou  que  vous  le  punissiez 
de  telles  peines  que  prononcent  us  et  coutumes;  et  s'il  le  nie, 
je  dis  que  monseigneur  tel  ne  le  poui'rait  prouver  par  tesmoins, 
ou  autrement  suffisamment.  Mais  il  le  prouvera  par  lui  ou  son 
armé  en  champ  clos,  comme  gentilhomme,  retenue  faite  de 
cheval,  d'armes  et  autres  choses  profitables  ou  convenables 
à  gages  de  bataille  et  en  tel  cas,  selon  sa  noblesse,  et  lui  en 
rends  son  gage.  »  A  ces  mots,  l'avocat  jetait  le  gant  dans  le 
parquet.  L'avocat  de  l'appelé  désavouait  tout  ce  que  l'appe- 
lant avait  fait  proposer  contre  lui.  ((  Il  ment,  comme  mauvais 
qu'il  est  du  dire,  sauf  l'honneur  delà  cour  :  et  tout  ce  qu'il  a 

fait  dire  et  proposer  contre  moi,  je  le  nie  tout et  voici 

mon  gage.  »  Il  jetait  alors  son  gage;  le  juge  autorisait  le 
combat;  des  cérémonies  religieuses  consacraient  ces  prélimi- 
naires, et  les  deux  parties  entraient  ensuite  en  lice*. 

Dans  les  causes  qui  se  plaidaient  à  fond,  sur  enquêtes  ou 
sur  témoignages,  l'avocat  n'était  pas  seulement  un  simple 
héraut  d'armes,  le  porte-voix  des  combattants,  le  metteur  en 
scène  du  procès;  il  remplaçait  les  champions  et  jouait  le  rôle 
principal.  Son  nom  changeait  alors  ;  on  Tappeluit,  en  latin, 
devant  les  tribunaux  ecclésiastiques,  narrator,  causidlcus, 
advocalus,  en  français,  contew\porparlier,  avocat''-.  Si  l'af- 

1.  Le  supplice  de  Ganelon,  dans  la  Channon  de  Roland,  nous  montre  en 
action  toute  cette  procédure  du  combat  judiciaire.  —  Vers  37/i0-3930.  Dans 
une  note  fort  savante  (t.  Il,  p.  a:);;,  édil.  Marne),  M.  L.  Gautier  montre  la 
conformité  de  ceUe  description  poétique  avec  la  juridiction  féodale.  —  Lire 
dans  la  Uibliothciiue  de  l'Ecole  des  Chartes  (xviii«  année,  p.  "-253),  le  céré- 
monial d'une  épreuve  judiciaire  au  xii»  siècle,  par  M.  Léopold  DcJisle. 

2.  La  Parole  et  la  Forme,  etc.  Revue  critique  de  législation,  1871-1872, 
p.  53G-540.  —  Il  faut  dire  que   fort  souvent  toutes  ces  expressions,  dont 


LE    BARREAU    PRIMITIF.  iW 

faire  élail  crimportance,  les  parties  s'enlouraienl  d'un  con- 
seil dont  quelques  membres  pouvaient  être  désignés  d'office 
parle  jui;e  et  choisis  par  les  jurés;  c'était  ordinairement  l'un 
des  membres  de  ce  conseil  qui  portait  la  pai'ole  et  remplissait 
le  rôle  d'avjiut-piii'rH'r  et  d'a\()cat.  Devant  certaines  juridic- 
tions, les  témoins  eux-mêmes  s'exprimaient  par  l'inlermé- 
diaire  d'un  avant-parlier  ' . 

Dès  ces  temps  reculés,  la  profession  d'avocat  était  lucrative 
et  honorée.  Dans  les  cours  nobles,  nous  voyons  d'illustres 
chevidiers,  des  hommes  qui  ont  vécu  d'agitations  et  de  com- 
bats, qui  se  vantent  d'avoir  assisté  à  tous  les  sièges  fameux, 
et  pris  part  aux  plus  grandes  entreprises  de  leur  siècle,  se 
livrer  comme  des  légistes  de  profession  à  l'étude,  à  la  pra- 
tique des  lois,  et,  par  leur  science,  acquérir  plus  d'autorité 
qu'ils  n'en  tiraient  de  leurs  fiefs  et  de  leurs  dignités.  ((  Je  sui 
envieilli  en  plaidant  por  autrui,  »  disait  à  la  fin  de  sa  vie, 
Philippe  de  Navarre,  le  premier  des  gentilshommes  d'Orient 
qui  ait  écrit  sur  la  procédure  féodale  du  royaume  de  Jérusa- 
lem-. 11  cite  avec  orgueil  les  hauts  et  puissants  seigneurs 
dont  «  il  fut  accointé,  »  et  qui  avaient  été  ses  maîtres  dans 
l'art  de  la  chicane  :  Jean  d'ibelin  le  Vieux,  sire  de  Baruth, 
adversaire  habile  et  heureux  de  l'empereur  Frédéric  II,  Jean 
d'ibelin,  comte  de  Jaffa,  d'Ascalon  et  de  Rames,  parent  des 
rois  de  Chypre  et  de  ceux  de  Jérusalem,  Raoïd  de  Tibériade, 
Geoffroy  le  Tort,  chambellan  de  Henri  le  Gros,  roi  de 
Chypre,  le  sire  de  Sidon,  Jacques  d'ibelin  :  tous  ces  person- 
nages, et  d'autres  ((  riches  honmies  et  vavassors,  moult  sages 
et  soutils  et  bons  plaideors',  »  ne  dédaignaient  pas  de  pa- 


nons indiquons  le  sens  propre  et  l'orii^'ine,  prxlocutor,  avant-parlier,  am- 
l^arlkr,  avocat,  etc.,  s'employaient  indiiréremment. 

1.  Ibid.,  p.  5?.6-540. 

2.  11  était  né  à  la  fin  du  xn«  siècle.  En  1218,  il  assistait  au  siège  de 
Damielte  ;  il  passa  ensuite  au  service  de  la  maison  d'ibelin.  —  Hixtoire  lit- 
téraire, t.  XXI,  p.  433,  etc.  —  Assises  de  la  Haute-Cour,  ch.  xvii,  p.  492. 

3.  Sur  ces  personnages,  voir  l'Histoire  littéraire,  t.  XXI,  p.  433,  etc., 
l'Introduction  aux  Assises  de  Jérusalem,  par  M.  Beugnot,  p.  xxx,  xxxi  et 
xxxviii,  et  le  texte  des  Assises,  t.  I^r,  cli.  xciv,  xlix,  p.  525,  570. 

29 


430  L  ÉLOQUENCE   JUDICIAIRE. 

raître  en  justico  pour  soutenir  de  leurs  conseils  et  de  leur  pa- 
role ceux  qui  imploraient  les  lumières  de  leur  expérience  et 
l'appui  de  leur  autorité.  Aussi  ont-ils  gagné,  dit  Philippe  de 
Navarre,  ((  grans  biens,  grans  henors  et  richesses,  »  qui  sont 
encore  dans  leurs  maisons  ;  ((  ils  sont  demoré  en  bonne  mé- 
moire et  longe,  et  leurs  héritages  portent  bone  garantie  delor 
sens  et  de  lor  valor  ^  »  Notre  jurisconsulte  clôt  son  livre  par 
cette  réflexion  que  nous  pouvons  accepter  comme  l'opinion 
des  temps  féodaux  sur  la  profession  d'avocat  :  ((  Le  mestier 
de  plaideors  si  est  de  moult  grant  auclorité;  car  par  soutil 
plaideor  peut  l'on  aucune  fois  sauver  et  garder  en  court  son 
lienor  et  son  cors,  ou  l'iritage  de  lui  ou  de  aucun  de  ses  amis  ; 
et  par  faute  de  soutil  plaideor,  porreit  l'on  perdre  l'ennor  ou 
le  cors,  ou  l'iritage.  Et  en  moult  de  leus  peut  valeir  et  aidier 
celui  qui  a  grâce  de  soutil  conneissance  et  à  sei  et  à  ses 
amis"^  »  Peut-on  dire  plus  clairement  que  la  science  juri- 
dique et  la  parole  exercée  n'étaient  point  frappées  d'impuis- 
sance devant  les  tribunaux  de  la  féodalité,  et  que  les  <(  cham- 
pions »  n'avaient  ni  supplanté  ni  supprimé  les  avocats? 
Notons  bien  que  les  livres  de  Philippe  de  Navarre  et  de  Jean 
d'Ibelin  sont  animés  du  plus  pur  esprit  féodal  et  nous  offrent 
l'image  la  plus  sincère  de  la  législation  des  xi"  et  xii''  siècles^. 
Les  exemples  que  nous  venons  de  citer  appartiennent  à  la 
chrétienté  d'Orient  qui,  transplantée  en  Terre-Sainte  par  les 
croisades,  y  avait  porté  les  lois  et  les  mœurs  de  l'Occideut. 
Les  mêmes  usages  régnaient  en  France  ;  l'aristocratie  féodale, 
comme  autrefois  les  patriciens  de  Uome,  donnait  autant  de 
soin  à  l'étude  des  lois  qu'à  l'étude  des  armes.  Il  n'en  a  été 
autrement  qu'à  l'époque  où  la  noblesse  est  tombée  en  déca- 
dence ^  Au  moyen  âge,  les  chroniques  mentionnent  fréquem- 
ment tel  homme  no])le  ((  (jui  était  savant  en  droit;  »  on  lit 


1.  A.ssj'.fef!,  t.  l<"^,  cil.  xciv,  p.  570. 

2.  Ibid.,  cl),  xciv,  p.  509. 

:i.  Dcngiiot,  Assises  de.  Jérusalem.  Introduction,  p.  xiv. 
4.  Kiislel  de  Coulanges,  VOvfioiiisaUon  judiciaire,  etc.    licxuc  des  Deux- 
Mimde:<,  1871,  t.  XCIV,  p.  533. 


LE   BARREAU    PRIMITIF.  4ol 

plus  (l'iiiie  Ibis  dans  les  cliarlos  ces  mois  appliqués  au  iiièuie 
pei'sonuagc  :  (c  chevalier  et  docteui'  en  lois.  »  On  trouve,  au 
xf  siècle,  un  fils  d'un  comte  d'Evreux  qui  écrivit  un  li\r(^  de 
droit  canonique,  comme  on  trouve  au  xiv"  siècle  un  Talley- 
rand-Périgord  qui  se  fit  connaître  par  des  études  sur  la  juris- 
prudence. A  Toul,  vers  le  même  temps,  un  fils  du  duc  de 
Lorraine,  Adalbéron,  étudiait  le  droit  dans  l'école  épiscopale 
en  compagnie  d'un  parent  de  l'empereur  Henri  III,  le  prêtre 
Brunon,  qui  devint  pape  en  I0i8,  sous  le  nom  de  Léon  IX. 
((  Tous  deux,  dit  le  clu'oniqweur,  se  mirent  en  état  de  démê- 
ler les  finesses,  les  chicanes  et  les  abus  de  la  procédure,'.  » 
On  cite,  au  x°  siècle,  des  comtes  d'Anjou  savants  en  droit  et 
habiles  à  plaider  :  le  comt(^  Maurice^,  contemporain  de  Hu- 
gues Capet  et  père  de  ce  Foulques  Nerra  ou  le  Noir,  qui  mou- 
rut h.  Metz  en  1040,  le  comte  Geoffroy  II,  dit  Martel^,  et 
Geoflroy  V,  Plantagenet,  chef  de  la  dynastie  qui  monta  sur 
le  trône  d'Angleterre  avec  Henri  II  :  «  ils  surpassaient  les 
clercs  et  les  laïques  par  leur  éloquence  '* .  » 

Chaque  classe  de  la  société  ayant  alors  sa  législation  par- 
ticulière et  ses  tribunaux  distincts,  toutes  les  classes  s'appli- 
quaient avec  la  même  ardeur  à  étudier  la  partie  du  droit  qui 
leur  était  nécessaire  :  si  la  noblesse  se  piquait  d'exceller  dans  le 
droit  féodal,  le  clergé  approfondissait  le  droit  canonique,  et  la 
jjourgeoisie  ne  négligeait  pas  le  droit  coutumier.  Le  droit  cano- 
nique, formé  de  la  réunion  des  décrets  de  la  cour  romaine,  des 
bulles  pontificales,  des  décisions  des  conciles,  des  sentences  des 
Pères  de  l'Eglise,  en  un  mot,  des  règles  et  canons  qui  consti- 
tuent le  gouvernement  ecclésiastique,  était  étudié  dans  les  éco- 
les épiscopales,  les  officialités  et  les  monastères  avant  d'être  en- 


1.  Histoire  lilténiire,  t.  VU,  p.  23. 

2.  «Peritus  in  causis.  Illi  erat  popularis  et  ennlita  oratio.  »  —  Histoire 
littéraire,  t.  VU,  p.  26. 

3.  Voici  quelques  vers  de  soa  épitaphe: 

Ouis  nitor  eloquii,  jiidiciive  rigor  ! 
...  Ouanlus  doctrina,  quantus  et  ingenio  !  —  Id.,  ibid. 

4.  «  Ititer  Clericos  et  Laïcos  facundissiixius.»  —  /(/.,  ihid. 


452  l'éloquence  judiciaire. 

seigné  publiquement  dans  les  universités.  C'est  ainsi  que  se  for- 
tifièrent dans  cette  science  l'archexcque  de  Reims  Hincmar,  le 
moine  Abbon  de  Fleury,  Lanfranc,  abbé  du  Bec,  en  Normandie, 
((  dont  les  juges  des  cités  acceptaient  les  décisions  avec  applau- 
dissement, »  Yves,  évoque  de  Chartres,  auteur  d'un  traité  de 
législation,  un  autre  évêque  de  Chartres,  Jean  de  Salisbury, 
enfin,  le  pape  Innocent  III  lui-môme,  qui  s'était  fait  d'al)ord 
une  réputation  comme  légiste  ' .  L'enseignement  du  droit  canon 
fit  de  grands  progrès  au  xn"  siècle,  lorsque  le  recueil  célèbre  du 
canoniste  toscan  Gratien,  intitulé  Décret  ou  Concoi^dance  des 
canons,  passa  d'Italie  en  France  et  fut  reçu  avec  une  sorte  d'en- 
thousiasme dans  les  écoles  et  les  tribunaux  de  la  chrétienté  ^. 
C'est  le  moment  où  se  fondent  nos  plus  anciennes  écoles  pu- 
bliques de  droit.  On  n'y  professe  pas  seulement  le  droit  cano- 
nique, mais  souvent  dans  la  même  chaire  on  enseigne  en  outre 
le  droit  civil  ou  droit  romain,  dont  l'étude  avait  été  reléguée 
jusque-lcà ,  comme  celle  de  la  jurisprudence  ecclésiastique, 
dans  les  monastères^.  Dès  le  x'^  et  le  xi"  siècles,  on  enseignait 
le  droit  civil  à  Toul  et  à  Angers  ;  les  contemporains  admi- 
raient un  savant  professeur,  le  doyen  de  la  cathédrale  d'An- 
gers, Robert,  qui  était  aussi  un  habile  avocat*.  Le  clergé  du 

1.  Histoire  littéraire,  t.  IX,  p.  21-'i.  Hincmar,  né  en  806,  mourut  en  882; 
Abbon  mourut  en  l'an  1004;  Lanfiauc  était  abbé  du  Bec  en  104à;  Yves  de 
Chartres  fui  sacré  en  1091  ;  Jean  de  Salisbury  est  né  vers  1110;  Inno- 
cent 111  fut  élu  pape  en  llyS. 

2.  Gratien  était  un  religieux  de  Bologne.  Sa  collection  parut  en  1151.  Uu 
poêle  contemporain,  Pierre  de  Beaugenci,  célébra  cette  apparition  dans  une 
pièce  de  vers  français  ipie  don  Marlène  raconte  avoir  lue  parmi  les  manus- 
crits de  l'abbaye  de  Bazzelles,  au  diocèse  de  Bourges  [Voyarje  littéraire, 
jiarlie  K^,  p.  29).  Ces  vers  se  sont  perdus  depuis.  —  Sur  le  dioit  canonique, 
voir  Beugnot,  Introduction  aux  œuvres  de  Beaumanoir,  p.iv,  xiv,  xlviii,  l. 

—  Pardessus,  Organisation  judiciaire,  etc.,  p.  362-392.  Au  xiii"  siècle,  la 
publication  des  Décrélales  de  Grégoire  IX  et  de  la  Sexle  de  Bouiface  VllI 
donnèrent  à  la  science  du  droit  canonique  toute  sa  solidité  et  toute  son 
ampleur.  Histoire  littéraire,  t.  XIII,  p.  205. 

3.  «  Dans  les  couvents,  les  luuines  étudiaient  le  droit  civil  en  parti- 
culier. »  Histoire  littéraire,  t.  IX,  p.  214-220. 

4.  Aclio  causanim,  civilis  dictio  juris, 

In  quibus  ingenio  vicerat  et  studio. 

—  Histoire  littéraire,  t.  Vil,  p.  24,  25,  CO,  61,  151;  l.  ix,  p.  214-220. 


LE    BARREAU    PRIMITIF.  453 

midi  (le  la  France  courait  aux  ('colcs  de  Pise  et  de  Pavie,  où 
l'étude  du  droit  romain  relleurissait  alors;  le  fameux  Lan- 
franc,  a\ant  d'enseigner  le  droit  k  Avranclies  et  à  l'abbaye 
du  Bec,  l'avait  professé  au  commencement  du  m"  siècle  à 
Pavie,  sa  ville  natale.  Le  siècle  suivant  voit  naître  l'illustra- 
tion des  écoles  d'Orléans,  de  Montpellier  et  de  Paris  :  l'auteur 
d'une  glose  sm*  le  Digeste  et  le  Code',  Azou,  professait  à 
Montpellier,  sous  le  règne  de  Pbili|)pe-Auguste  ;  l'école  de 
Paris  avait  aussi,  vers  l'an  llîlH,  un  célèbre  professeur  de 
droit  civil,  Pliilippe,  que  Gilles  de  Paris  a  chanté  dans  son 
poëme  latin  sur  Charlemagne  - .  Jamais  le  droit  romain  n'a- 
vait cessé  d'être  connu  en  France.  On  avait  eu  de  tout  temps 
le  code  de  Justinien,  ses  Institutes  et  ses  ISovelles,  ainsi  que 
le  code  théodosien  ;  les  Italiens  retrouvèrent  le  Digeste  de  Jus- 
tinien ou  ses  Pandectes  en  H37,  et  cette  découverte  passa  les 
monts  aussitôt ^  On  mit  de  bonne  heure  en  français  le  Cor- 
pus juris  civilis,  comme  l'attestent  de  très-anciens  manus- 
crits qui  nous  ont  conservé  ce  travail  de  traduction*  ;  on  sait 
aussi  que  l'école  d'Orléans  se  singularisa  par  sa  hardiesse  à 
enseigner  et  commenter  le  droit  romain  en  française 

De  ces  écoles  sortirent  une  foule  de  jurisconsultes,  de  pra- 
ticiens et  d'avocats,  la  plupart  clercs  ou  moines,  dont  un  bon 
nombre  s'élevèrent  aux  plus  hautes  dignités  de  l'Église.  Être 
légiste  fut  longtemps  le  plus  sur  moyen  d'avancement  dans 

1.  Imprimée  à  Spire  eu  1482.  —  Histoire  UUûraire,  t.  XVI,  p.  80. 

2.  Ce  poëme,  en  cinq  livres,  a  pour  litre  Carulinus.  Il  fut  composé  pour 
l'instruction  de  Louis  VIII.  Gilles  de  Paris  était  né  en  1164.  —  Histoirt: 
littéraire,  t.  XVI,  p.  29,  185,  190;  t.  XVII,  p.  36-69.  —  T.  iX,  p.  214-220. 

3.  Montesquieu,  Esprit  des  Luis,  i.  XXVIII,  ch.  XLir.  —  Histoire  lit- 
téraire, t.  IX,  p.  214-220. 

4.  Catalogue  des  manuscrits  de  la  Bibliothèque  Nationale,  t.  I*''":  La 
Digeste  vielle,  vélin  xiii^  siècle,  n»  493.  —  Li  nouvels  codes  Juslinian, 
Vélin  xiiio  siècle  n»  496,  497,  498.  —  Les  Institutes  à  l'empereeur  Jus- 
tiniav,  Vél.  xiii»  siècle,  n»  1063,  1064,  1063,  1069.  —  Li  codes  en  romanz, 
Q°  1070,  1933,  1934.  iMss.  du  xiii^  et  du  xiv»  siècles. 

5.  Li  Livres  de  Jostice  et  de  Plet.  Éd.  Rapetti  (1830).  Introd.  p.  xxxiii. 
Saisissons  cette  occasion  de  signaler  un  savant  article  publié  par  M.  de 
Rozière  dans  la  Bibliotlièque  de  l'Ecole  des  Chartes  sous  ce  titre  :  l'Ecole 
d'Alais  ait  xiu"  siècle  (1870.  T.  xxxi,  p.  51-67). 


454  l'éloquence  JUDICIAIHE. 

le  clergé.  Suger  s'était  d'ahord  fait  connaître  par  son  talent 
d'avocat  ^ .  (Jnelqnes-uns  de  ces  ecclésiastiques  restaient  dans 
les  tribunaux  de  l'officialité  ;  d'autres  allaient  plaider  dans  les 
juridictions  laïques.  Le  goût  du  clergé  pour  ces  fonctions  lu- 
cratives fut  poussé  si  loin,  que  de  toutes  parts  on  se  plaignit. 
Saint  Bernard,  l'évoque  MarLode,  Pierre  de  Blois,  Jean  de 
Salisbury,  Pierre  le  Chantre,  Adam,  abbé  de  Perseigne,  cri- 
tiquent l'empressement  des  clercs  à  quitter  les  églises  et  les 
couvents  pour  vivre  dans  la  chicane  au  milieu  des  procès  -  ; 
les  conciles  de  Reims,  de  Latran  et  de  Tours  ^  reprochent  aux 
moines  et  aux  chanoines  leur  âpreté  à  gagner  de  l'argent, 
en  soutenant  de  mauvaises  causes,  et  leur  interdisent  de  se 
faire  avocats  ou  procureurs  sans  une  permission  expresse  de 
leur  évoque*.  Toutes  ces  défenses,  si  souvent  renouvelées, 
prouvent  combien  étaient  fortes  les  habitudes  qu'on  essayait 
de  réprimer. 

Ajjrès  les  ecclésiastiques  et  les  nobles,  les  bourgeois,  à 
leur  tour,  étudièrent  le  droit.  N'étaient-ils  pas  appelés,  eux 
aussi,  à  juger  et  à  plaider,  soit  devant  la  justice  muni- 
cipale, soit  devant  les  prévôts,  les  viguiers  et  les  baillis  ''  ? 


1.  «  Pnvclai'us  et  ^optinnis  causidicus  habebatur.  »  Histoire  littéraire, 
t.  IX,  p.  214-220. 

2.  «  Les  jurisconsultes  et  les  avocats,  dit  Pierre  de  Blois,  ne  tendent  qu'il 
inventer  des  ruses  et  des  subtilités  pour  confondre  le  droit  de  leurs  par- 
ties, prolonger  les  procès,  en  faire  naître  de  nouveaux  et  ne  respirent 
que  lucre  et  exactions.  »  Epist.  XXVI  et  XXVI.  —  Piene  de  Blois,  mort 
eu  H98,  avait  été  professeur  de  grammaire  en  France  et  précepteur 
du  jeune  roi  Guillaume  II  de  Sicile,  en  11()7.  Il  avait  étudié  le  droit  à 
Bologne  en  IIGO.  —  L'évèque  de  Bennes,  Marbode,  né  en  1035,  avait 
été  maitre  d'éloquence  k  l'école  d'Angers.  —  Sur  Pierre  le  Cbantre 
et  Adam,  abbé  de  Perseigne  (mort  en  1203),  voir  HiMoire  littn-aire,  t.  IX, 
ji.  214-220.  —T.  XVI,  |i.'/.37-'.47. 

i.  Kn  li:}l,  1131),  1163. 

4.  Iliiitoire  littéraire,  t.  IX,  p.  214-220.  —  Fustel  de  Conlanges,  Rcrce  des 
Lknx-Moiuks  (1871),  t.  XCIV,  p.  532. 

5.  Dans  les  Ass/ses  de  Jérusalevi,  il  est  question  d'avocats  bourgeois  plai- 
dant devant  la  cour  des  bourgeois,  et  même  devant  la  liante  cour.  Jean 
d'ibeliu  et  Pbilijipe  de  Navarre  en  citent  plusieurs  :  Baimont  de  Concbes, 
«  moult  sage  borgeis  qui  veneit  souvent  plaideer  en  la  lianle-court;  »  Bai- 
miint  Antiaume,  autre  «  soutil  borgeis;  »  Nicolas  Anliaumc,  «  qui   moult 


LH    BARRKAU    PRIMITIF.  iSo 

Pour  eux,  lu  scionco  (|ui  iin|)orlait  avant  toul,  c'était  celle 
tlu  (li'oit  coutuinier.  Depuis  ré[tO(|iie  des  invasicjus  ji^ei'nia- 
niques,  le  inélaui^'e  des  lois  roniain(!S  ou  barbares  d'ori- 
j^Mue,  qui  s'étaient  tour  à  tour  établies  dans  les  Gaules, 
l'ignorance  croissante  des  magistrats  chargés  de  les  a|)pli- 
quer,  l'arbitraire  d<'s  tyrannies  locales,  les  révolutions  surve- 
nues dans  l'état  social  et  dans  la  eondition  des  personnes, 
mille  causes  Faciles  à  discerner  avaient  introduit  dans  la  lé- 
gislation générale  un  désordre  d'où  s(jrtirent,  au  x*^  siècle, 
d'une  part,  les  maximes  de  la  jurisprudence  féodale  pour  la 
classe  des  gentilshommes,  et,  d'autre  part,  une  foule  d'u- 
sages qui  tenaient  lieu  de  droit  écrit  pour  les  bourgeois  cl  les 
paysans.  ((  De  la  chute  de  tant  de  lois,  il  se  forma  partout 
des  coutumes,  »  a  dit  Montesquieu'.  C'est  ce  que  les  juris- 
consultes appellent  consuetudines  patrix'.  Rien  de  plus  va- 
riable que  cet  ensemble  d'usages  et  de  traditions.  Chaque 
proNince  avait  «  sa  coutume,  »  on  peut  môme  dire  que  cha- 
que tribunal,  si  petit  qu'il  fût,  se  faisait  h  lui-même  sa  juris- 
prudence. Philippe  de  Beaumanoir,  à  la  fin  du  xni"'  siècle,  se 
plaignait  encore  qu'on  ne  trouvât  pas,  ce  el  rojaidme  de  France 
deux  chastelenies  qui  de  toz  cas  uzassent  d'une  meisme 
coustume^.  »  Primitivement,  le  droit  contumier  n'était  ni 
écrit  ni  codifié,  pas  plus  que  le  droit  féodal'  lui-même;  il  se 
transmettait  d'une  génération  à  l'autre,  dans  chaque  pays, 
par  le  souvenir  des  anciens,  memoria  majorum,  par  l'appli- 


savoit  des  iis  don  royaume;  »  Balian  de  Sidoii  et  Philippe  de  Baisdou, 
«  fîrans  plaideurs  en  cort  et  hors  de  cort.  »  —  Édit.  Beugnot,  t.  II,  p.  34. 

1.  Esprit  des  Lois,  1.  XXVIII,  ch.  xi.  —  «On  peut  dire  avec  une  sorte 
d'assurance,  que  le  droit  suivi  dans  les  tribunaux  dès  les  temps  de  la  troi- 
sième race  fut  en  partie  formé  des  débris,  ou,  si  l'on  veut,  des  réminis- 
cences de  celui  qui  était  en  vigueur  sous  les  deux  premières  races.  » 
Pardessus,  Or(juimation  jucliciaire,  p.  '253.  —  M.  Beugnot,  dans  Vlnlroduc- 
tion  aux  Assises  de  Jérusalem,  a  fort  nettement  expliqué  comment  la  légis- 
lation des  x"  et  xi"  siècles  est  sortie  des  législations  antérieures,  t.  I<"", 
p.  i-x. 

2.  Beugnot,  préf.  des  Olim,  t.  I^r,  p.  xcv. 

3.  Coutumes  et  Vsages  du  Beauvo^sis,  prologue,  p.  14,  édit.  Beugnot, 
1842. 


456  L'ÉLOQUENCE  JUDICIAIRE. 

cation  réitérée  et  quelquefois  amendée  des  mêmes  décisions  * . 
Le  meilleur  légiste  et  praticien,  dans  la  bourgeoisie,  était 
donc,  en  ce  temps-là,  celui  qui  gardait  le  plus  fidèlement  la 
tradition  locale,  qui  l'appropriait  habilement  et  avec  <(  souti- 
lance  »  aux  cas  particuliers  et  récents  :  si  l'on  possédait  à 
fond  les  coutumes  de  plusieurs  pays,  on  devenait  un  homme 
supérieur,  un  fameux  ((  amparlier,  »  un  ((  plaideor  de  sovraine 
science  et  sapience,  »  comme  dit  Philippe  de  Navarre.  Au 
xii^  siècle,  on  commence  à  rédiger  les  coutmnes  :  celle  de 
Vervins  fut  écrite  en  1 1.30,  celle  de  Poperingue,  ville  flamande, 
en  lIoO,  et  le  comte  Philippe  fit  codifier  toutes  les  coutumes 
de  Flandre,  en  1180^  Mais  la  vraie  époque  de  la  rédaction 
des  codes  de  notre  ancien  droit,  coutumier  ou  féodal,  c'est  le 
xni''  siècle  ;  cette  époque  est,  d'ailleurs,  dominée  par  deux 
événements  judiciaires  de  la  plus  haute  importance  :  le 
triomphe  de  la  justice  royale  sur  les  autres  juridictions,  et  la 
création  d'un  parlement  sédentaire  à  Paris,  d'oîi  résulta, 
par  une  conséquence  immédiate,  l'établissement  du  barreau 
français. 

§11 

La  justice  royale  depuis  le  règne  de  Philippe-Auguste.  —  Création 
du  Parlement  et  de  1  Ordre  des  avocats. 

Sous  les  premiers  Capétiens,  la  justice  royale  s'exerçait  au 
même  titre  que  la  justice  seigneuriale  et  prenait  des  formes 
semblables.  La  cour  du  roi,  curia  régis,  primitivement  inves- 
tie d'attributions  administratives  et  judiciaires  que  rempli- 
rent, au  xiv"  siècle,  le  grand  conseil,  le  parlement,  la  cham])re 
des  comptes,  juridictions  spéciales  sorties  de  son  sein  %  n'é- 

1.  Pardessus,  Oryanis.  judic,  p.  253,  253.  —  Meauinanoir,  éclit.  Beu- 
gnot,  Introduclioii,  p.  iv-vii,  lxix.  —  Fiislel  de  Coulanges,  lievue  des  Deux- 
Mondes,  1871,  p.  297. 

2.  Histoire  UUéraire,  t.  IX,  p.  214-220. 

3.  Pardessus,  de  ï Organisation  judiciaire  depuis  Hugues  Cnjiet  jusqu'à 
Louis  XII,  p.  20-142.  —  «  La  Coitr  du  Roi,  avait  des  altribiilinns  qui  s'éten- 
daient à  rinliiii  ;  on  peut  les  résumer  d'un  mot,  elle  s'occupait  de  tout  ce 


CRÉATION  DU   PARLEMENT  ET  DE  L'ORDRE  DES  AVOCATS.   457 

lait  alors  quo  la  haule  coin-  lV'(j(lale  du  duché  de  France  :  sa 
souveraineté  se  bornait  au  domaine  de  la  couronne,  aux  pays 
de  l'obéissance  le  roi^ .  Dans  ces  limites,  elle  connaissait  des 
affaires  qui  concernaient  les  vassaux  du  roi  ;  les  bourgeois  et 
les  vilains  du  domaine  royal  étaient  jugés,  comme  dans  les 
autres  fiefs,  soit  par  les  magistrats  municipaux,  soit  par  les 
l)aillis,  sénéchaux,  prévôts  et  autres  officiers  du  prince,  qui 
s'entouraient,  eiLx  aussi,  de  jurés  ou  d'assesseurs  ^  Ni  le  lieu 
ni  l'époque  des  assises  de  la  «  cour  du  roi  »  n'étaient  fixes  et 
déterminés  ;  elle  s'assemblait  sur  tous  les  points  du  domaine 
royal  où  se  trouvait  le  prince  quand  il  voulait  rendre  la  jus- 
tice ou  délibérer  avec  ses  vassaux  des  grands  intérêts  de  la 
couronne  ;  elle  se  composait  des  seigneurs,  des  prélats  et  des 
officiers  qui  escortaient  le  prince  ou  de  ceux  qu'il  avait  man- 
dés spécialement  pour  la  circonstance.  Chacun  voulant  être 
jugé  par  ses  pairs,  il  fallait  modifier  la  composition  de  la 
cour  suivant  l'importance  des  accusés  ou  des  plaideurs  ^  Dès 
le  y.\f  siècle,  on  y  voit  siéger  des  clercs  ou  des  légistes  qui 
aident  de  leurs  conseils  les  assesseurs  nobles  *  ;  en  l'absence 
du  roi,  la  cour  est  présidée  par  le  grand  sénéchaP.  On  a  des 
actes  du  règne  de  Philippe-Auguste  qui  nous  montrent  la 


dont  s'occupait  le  roi.»  Fustel  de  Coulantres,  Revue  des  Deux-Mondes,  1871, 
t.  XCV,  p.  590. 

1.  Beugiiol,  les  Olim,  Intiodiiclion  t.  !<"■,  p.  xxi.  Les  pays  d'obéissance 
le  roi,  composaient  le  domaine  féodal  et  seigneurial  du  roi,  celui  qu"il 
possédait  au  même  titre  que  les  grands  l'eudataires  possédaient  leurs  liefs, 
c'est-à-dii'e  les  villes  et  comté  de  Paris,  l'Orléanais,  et  de  grandes  terres 
situées  en  Champagne  et  en  Picardie.  Ce  domaine  s'agrandit  plus  tard. 
comme  on  sait.  Les  liefs  possédés  par  les  grands  feudataires  s'appelaient 
pays  de  non  obéissance  le  roi.  —  l'^islcl  de  Coulanges,  Bévue  des  Deux- 
Mondes,  1871,  t.  XCIV,  p.  539,  540. 

2.  Voir  plus  haut,  p.  274.  —  Par  exemple,  dans  l'origine,  le  trihunal  du 
Chàtelet  de  Paris,  était  la  juridiction  du  prévôt  qui  représentait  le  roi, 
comme  comte  de  Paris.  —  lîeugnût.  préface  des  Olim,  t.  H,  p.  lix.  —  Sur 
les  Justices  royales  inférieures,  voir  Pardessus,  p.  289-293. 

3.  Fustel,  hernie  des  Deux-Mondes,  1871,  t.  XCIV,  p.  543.  —  Jieugnot, 
|iréf.  des  Olim,  t.  I^r,  p.   xxxiv.   Voir  les   exemples   cités  par  l'auteur, 

p.    XXVI,    XXXII,  XXXIII. 

4.  Beugnot,  piéf.  des  Olim,  t.  [«^r,  p.  xxxii,  lxiii. 

5.  Pardessus,  p.  21. 


438  L'ÉLOQUENCE    JUDICIAIRE. 

cour  royale  tenant  ses  assises  à  Boissons,  Melnn,  Ycrnony 
Péronne,  etc.  *.  Dans  certaines  contestations  faciles  à  tran- 
cher sans  l'intervention  de  la  cour,  le  roi,  assisté  d'un  de  ses- 
officiers',  t^^'uait  une  audience  à  l'entrée  de  son  palais  et  ex- 
pédiait les  parties  :  c'était  le  plaid  de  la  porte,  et  nous  en 
trouvons  un  exemple  illustre  dans  la  Vie  de  saint  Louis,  par 
Joinville^.  SemLlable  aux  cours  féodales  des  grands  vassaux 
de  la  couronne  ou  grands  feudataires,  la  curia  régis  en  dif- 
férait, même  alors,  en  un  point  essentiel  :  le  roi,  comme  chef 
suprême  de  la  féodalité  française  pouvait,  en  certains  cas, 
citer  à  sa  cour  les  plus  hauts  barons  et  les  [)lus  puissants  sei- 
gneurs, à  condition  de  leur  donner  leurs  pairs  de  fief  ou  leurs 
égaux  pour  juges*.  Il  y  a  plus,  lorsque  le  vassal  d'un  sei- 
gneur subissait  un  déni  de  justice,  une  défaulte  de  droit,  il 
lui  était  loisible  d'en  demander  réparation  à  la  cour  du  roi,  et 
l'appel,  en  l'espèce,  était  admis  ^.  C'est  le  premier  degré  d'oii 
s'éleva  la  justice  royale  pour  dominer  sur  toutes  les  juridic- 
tions, seigneuriales,  ecclésiastiques,  municipales,  pour  les. 
supprimer  et  les  remplacer  toutes. 

Ce  progrès  commence  vers  le  temps  de  Philippe-Auguste 
et  suit  sans  interruption  la  marche  ascendante  de  la  royauté, 
comme  un  effet  suit  sa  cause.  Une  nouvelle  transformation 
politique  et  judiciaire  s'accomplit  en  sens  inverse  de  la  révo- 
lution féodale  :  le  pouvoir  monarcliique,  raffermi,  dé\elopp6 
par  une  conduite  habile  et  vigoureuse,  soutenu  par  l'opinion 
et  par  la  science  naissante,  rétablit  peu  à  peu  dans  la  justice 
et  dans  le  gouvernement  l'unitt'  de  direct ii m  (jue  la  féodalité 

1.  Heugnot,  ibid.,  p.  lxiii. 

'i.  Un  de  ceux  qu'on  appelait  mwii^teriaks  hospitii  renif.  Pardessus, 
p.  56.  —  Cet  officier,  qui  assistait  le  idi,  fut  appelé  dans  la  suite  viuilre- 
dea  requestea,  id.,  p.  76. 

3.  Pardessus,  p.  77. 

4.  Dans  la  foiinule  de  riioiiimage  prêté  en  1225  par  Thibaut  de  Cham- 
pagne  au  roi  de  France,  nous  lisons  cet  article:  «Le  roi  me  fera  le  droit 
de  sa  cour  xuivanî  le  jugement  de  ceux  qui  ont  fonvoir  et  droit  de  me  juger.  » 
—  Fustel,  Revue  des  deux-Mondes^,  1871,  t.  XCIV,  p.  341.  —  Pardessus,. 
p.  .'J7-67. 

5.  Pardessus,  p.  27,  38,  79. 


CRÉATION  DU  PARLEMENT  ET  DE  1,'ORDRE  DES  AVOCATS.    ioO 

avait  brisée.  La  cour  du  roi,  qui  déjà  s'appollc  chambre  aux 
plaitz  oX  pai'lement  sous  saiulJ^niis',  se  Ibrtilîe  par  l'adjonc- 
tion d(î  nombreux  praticiens  -  ;  elle  se  dégage  de  ses  anciennes 
attributions  administratives  et  se  consacre  à  ses  fonctions 
judiciaires'.  Ses  assises,  plus  fréquentes,  deviennent  aussi 
plus  régiûièrcs  dès  le  milieu  du  xiii''  siècle  ;  elle  s'assemble 
presque  toujoui's  à  Pai'is,  à  des  époques  annoncées  d'av;ince, 
ordinairement  a  la  Pentecôte,  à  la  Toussaint,  à  la  Saint- 
Martin,  à  la  Chandeleui',  à  la  Nativité  de  la  Vierge*.  Les  or- 
donnances de  1:200  et  de  i'M)2  établissent  à  I\-u'is  le  siège  du 
parlement  et  instituent  deux  sessions  par  an.  Tune  à  Pâques, 
lautrit  à  la  Toussaint"^  :  c'était  indirectement  décréter 
la  permanence,  car  le  nombre  croissant  des  affaires  força 
bientôt  d'étendre  les  deux  sessions  toute  l'année". 

D'autres  mesures  prises  à  la  même  époque,  par  exemple, 
la  création  des  grands  baillages  sous  Philippe-Auguste,  l'a- 
bolition du  duel  judiciaire  dans  les  Étals  du  roi  sous  saint 
Louis  \  el  l'application  généralisée  du  principe  de  ra])[)el  au 


1.  Pardessus,  p.  9G,  119.  120. 

2.  IJeugiiot,  préface  des  Olim,  t.  I<"",  p.  lxxi.  On  les  appelle  «  les  niais- 
tres.  »  —  Un  arrêt  de  1222  signale  dans  la  airia  régis  la  présence  de  plu- 
sieurs de  ces  maîtres.  —  Pardessus,  p.  1 1l. 

3.  C'est  à  partir  du  règne  de  Piiilijipe-Augusle  que  la  curia,  surchargée 
d'alTaires.  commence  à  se  partager  en  trois  sections  qui  devinrent  le  grand 
conseil,  la  chambre  des  comptes,  et  le  parlement  proprement  dit.  Ce  par- 
tage des  attributions  était  un  lait  accompli  au  temps  de  Philippe  le  Del. 
—  Préf.  des  Oliii},  t.  l^r,  p.  lxxiii. 

4.  Préface  des  OUm,  t.  jf".  p.  i.xx. 

5.  «  Propter  commodiim  siibditorum  nostrorum  et  expedilionem  causarum 
nostrarum,  proponimus  ordinare  quod  duo  parlamenta  Parisiis  tenebunliir 
in  anno...  «Le  roi  tenra  deux  parlements  en  l'an,  en  tenis  de  paix,  des 
quiex  li  uns  sera  aux  wictiemes  (octaves)  de  Tonssains,  et  li  autres  aux 
trois  semaines  de  Pâques...»  Ordonn.  de  129G  et  de  1302.  —  Le  parle- 
ment de  Vari):,  par  Ch.  Desniazes  (1859),  p.  5  et  17. 

0.  Pardessus,  p.  106.  L'ordoiuiance  de  129G  nous  donne  les  noms  des 
membres  du  parlement,  de  ceux  «qui  doivent  y  résider  continuement.  » 
Ce  sont  tous  des  légistes,  clercs  ou  laïques.  —  Desmazes,  p.  19. 

7.  Par  l'ordonnance  de  1260,  saint  Louis  supprima  le  duel  judiciaire 
dans  le  domaine  de  la  couronne  et  le  remplaça  par  l'enquête.  Mais  cet 
usage  ne  disparut  pas  tout  de  suite  ni  sans  résistance  des  cours  seigneu- 
riales. «  Quant  li  rois  Lois  l'osta  de  sa  cort,  il  ne  l'osta  pas  des  cours  à 


460  l'Éloquence  judiciaire. 

parlement,  avaient  singulièrement  rehaussé  l'auiorité  de  la 
cour  et  reculé  les  limites  de  sa  compétence.  Les  grands  bail- 
lis, chargés  tout  ensemble  de  rendre  la  justice  et  d'exiger  des 
vassaux  du  roi  le  service  militaire  ainsi  que  les  impôts, 
avaient  la  haute  main  sur  les  juges  inférieurs,  prévôts,  vi- 
guiers,  échevins,  maires,  les  nommaient  et  les  révoquaient, 
cassaient  au  besoin  leurs  sentences  et  tenaient  eux-mêmes, 
tous  les  mois,  sur  un  point  quelconque  de  leur  baillage,  in 
circuitu  baillivarum  siiaru7n,  une  assise  qui  se  composait  de 
cinq  assesseurs  qu'ils  avaient  choisis.  C'était  là,  en  quelque 
sorte,  un  tribunal  de  première  instance,  des  arrêts  duquel  on 
pouvait  appeler  au  parlement  ' .  La  plupart  des  grands  baillis 
sortaient  de  la  cour  du  roi,  oîi  ils  avaient  siégé  comme 
((  maistres  »  ou  légistes,  et  souvent  ils  y  reprenaient  leur 
siège  au  terme  de  leurs  fonctions,  qui  se  bornaient  à  une  du- 
rée de  trois  ans  dans  le  même  bailliage  - .  Partout  oii  la  cou- 
ronne faisait  sentir  son  action  et  élargissait  son  domaine  aux 
dépens  de  la  féodalité,  le  tribunal  du  grand  bailli  remplaçait 
les  cours  féodales  ou  les  assises  des  chevaliers '.  Dans  les 

ses  barons.»  —  Beaumanoir,  cli.  lxi,  t.  II,  p.  380.  Voici  le  texte  de  l'or- 
donnance :  Au  parlement  des  Octaves  de  la  Chandeleur.  «  Nous  deJïendons 
à  tous  les  batailles  par  tout  nostre  deniengne  (domaine)...  et  en  lieu  de 
batailles,  nous  nieton  priieves  de  tesmoins...»  Laurière,  Ordonn.  des  rois 
de  la  troisième  race,  t.  I^r,  p.  87,  89.  Les  Eslablissemcnts  de  saint  Louis 
(1270)  renouvellent  la  défense,  1.  I""",  cli.  ii. 

1.  Beugnot,  préface  des  Olim,  L  [«",  p.  lxviii,  lix.  —  T.  II,  p.  xxvii- 
XXX.  —  Les  grands  baillis  {bailli  dans  l'ancien  français  signifie  régent,  dé- 
légué), qu'il  ne  faut  pas  confondre  avec  les  petits  baillis,  d'origine  plus  an- 
cienne, paraissent  avoir  été  institués  entie  1180  et  1190.  L'ordonnance  de 
1190  dit  expressément:  «In  terris  nostris,  quaî  propriis  nominibus  dis- 
tinctïc  sunt,  baillivos  nostros  posuimus.  —  Pardessus,  p.  245-250.  Sous 
saint  Louis  nous  trouvons  les  grands  baillis  en  fondions  dans  les  villes 
suivantes  :  Amiens,  Bourges,  Calais,  Caen,  Coutances,  Étanipes,  Gisors, 
Laon,  Màcon,  Mantes,  Orléans,  Rouen,  Senlis,  Tours,  Sens,  Verneuil.  Dans 
certains  pays,  surtout  dans  le  midi,  les  grands  sénéchaux  avaient  un  pou- 
voir égal  il  celui  des  grands  baillis.  —  Pardessus,  p.  257-260.  —  Beugnot, 
préf.  des  Olim,  t.  II,  p.  vii-xxv. 

2.  Beugnot,  Introduction  aux  Contâmes  du  heauvoisis,  t.  U"',  p.  xx-xxi. 
Le  chapitre  !<"■  du  livre  de  Beaumanoir  est  intitulé  :  de  VOffice  as  Baillis, 
p.  17. 

3.  Beugnot,  ibid.,  t.  I^r,  p.  xxi.  —  Préface  des  Olim,  t.  II,  p.  xxxi. 


CRÉATION   DU  PARLEMENT  ET  DE  L'ORDRE  DES  AVOCATS.    461 

pays  mêmes  qui  restaient  soumis  aux  seigneurs,  ou  dans  les 
communes  qui  possédaient  une  justice  municipale,  l'inter- 
vention des  grands  baillis  royaux  était  à  l'envi  sollicitée  :  les 
jugements  par  jurys  tombaient  de  tous  côtés  en  désuétude, 
délaissés  à  la  fois  par  la  noblesse  et  par  les  roturiers  c'i  cause 
des  charges  que  le  «  service  du  plaid,  »  comme  on  disait 
alors,  imposait  aux  jurés*.  Les  seigneurs  refusaient  de  siéger 
comme  pairs,  les  villes  se  plaignaient  de  la  partialité  des  jus- 
tices communales^;  les  vilains  et  les  bourgeois  prolestaient 
contre  l'arliitrairc;  des  officiers  seigneuriaux,  contre  la  ])izar- 
rerie  de  sentences  rendues  conformément  h  des  coutumes  qui 
variaient  d'une  juridiction  à  l'autre;  c'était  à  qui  réclamerait 
les  garanties  qu'olfrait  à  tous  ses  degrés  la  justice  du  roi,  bien 
supérieure  dès  ce  temps-là  en  science,  en  impartialité,  en  rai- 
son à  toutes  les  vieilles  juridictions,  et  c'est  ainsi  que  l'auto- 
rité des  grands  baillis  royaux  intervenait  dans  le  propre  do- 
maine des  seigneurs  pour  y  multiplier  les  cas  d'exception  et 
pour  y  introduire  le  principe  de  l'appel  au  parlement  du  roi  ^. 
Cela  nous  explique  qu'on  ait  pu  dire  qu'cà  la  fin  du 
xm"  siècle  toutes  les  justices  relevaient  directement  ou  indi- 
rectement du  roi*.  Secondée  par  l'action  simultanée  des  in- 
fluences générales  que  nous  venons  d'indiquer,  la  royauté 
avait  déjcà  reconquis  les  attributions  essentielles  de  la  sou- 
veraineté judiciaire;  elle  était  sur  le  point  d'en  ressaisir  la 
plénitude.  Pour  le  succès  de  ce  dessein  elle  rencontrait  d'utiles 
auxiliaires  même  parmi  les  légistes  qui  servaient  les  sei- 
gneurs et  garnissaient  leurs  cours  :  sans  le  vouloir  et  par  le 


1.  C'est  un  point,  fort  intéressant  et  très-sisnificalif,  que  M.  Fnstel  de 
Coulanges  a  parfaitement  expliqué.  De  l'Organisation  judiciaire,  Ravue  des 
Deux-M'jiides,  1871,  t.  XCIV,  p.  5/i5-550. 

2.  Beugnot,  Introduction  au  livre  de  Beaumanoir,  t.  II,  p.  xliv-xliv.  — 
Beaunianoir,  t.  II,  p.  264-565  (chapitre  l,  Des  bones  villes). 

3.  Pardessus,  p.  90,  91  M.  Guizot  a  dit  :  «  Le  roi  était  devenu  une  sorte 
déjuge  de  paix  universel  au  milieu  de  la  France.»  Cours  d'Iustoire  mo- 
derne, t.  IV,  p.  412.  —  Beugnot,  préf.  des  Olim,  f.  I*"",  p.  i.xvi-lxxu, 
t.  II,  p.  xxxviii.  —  Fustel,  Revue  des  l)eux-Mundes,  1871,  t.  XCIV,  p.  575. 

4.  Beugnot,  préf.  des  Olim,  t.  II,  p.  i. 


462  L  ÉLOQUENCE   JUDICIAIRE. 

seul  effet  de  leurs  habitudes  d'esprit,  tous  ces  praticiens  et 
jurisconsultes,  élèves  des  universités,  pénétrés  des  maximes 
du  droit  romain,  étaient  de  connivence  avec  les  légistes 
royaux  et  secrètement  gagnés  à  la  même  cause.  Passant  leur 
vie  à  lire  les  lois  romaines  et  ne  lisant  guère  d'autres  livres, 
ils  y  trouvaient  h  chaque  page  l'image  d'une  monarchie  toute- 
puissante  qui,  vue  fi  travers  ces  lois,  leur  semblait  toujours 
juste,  vigilante  et  tutélaire  et  leur  apparaissait  comme  le 
modèle  et  le  type  le  plus  achevé  des  institutions  humaines  * . 
n  existait  donc  à  la  fin  du  xni''  siècle  une  classe  d'hommes 
nombreuse,  savante,  respectée,  composée  de  clercs  et  de 
laïques,  de  bourgeois  surtout,  passionnément  dévouée  au 
triomphe  de  la  royauté  et  de  la  justice  royale.  Animés  d'une 
sorte  d'enthousiasme  légal  et  érudit-,  ces  hommes  parmi 
lesquels  se  recruta  bientôt  l'élément  sédentaire,  permanent 
et  appointé  de  la  magistrature,  poursuivaient  d'un  cœur 
unanime  et  d'une  volonté  tenace  un  double  but  :  l'abaisse- 
ment ou  la  ruine  du  régime  féodal,  de  ses  tribunaux  et  de  ses 
codes,  l'établissement  d'une  juridiction  uniforme,  régulière, 
organisée  sur  les  bases  et  d'après  les  principes  d'un  droit 
savant,  assez  forte  pour  dominer  ou  remplacer  toutes  les 
autres  juridictions',  pour  mettre  l'ordre  et  la  lumière  dans 
rinextrica])le  confusion  de  notre  droit  coutumier,  enfin  pour 
ramener  la  justice  de  tout  le  royaume  à  son  centre  véri- 

\.  Fuslel  de  Coulantes,  Revue  des  Beu.c-MonJes,  1871,  t.  XCIV,  p.  575, 
577. 

2.  «  Les  légistes  firent  du  roi  un  être  d'une  nature  supérieure  et  presque 
surhumaine  ;  ils  conçurent  ia  suprématie  royale  comme  un  dogme  et  une 
sorte  (le  religion.»  —  Fustel,  ibid.,  p.  578.  —  Beaumanoir  dit:  «Ce  qui 
!i  plest  à  fere  doit  estre  tenu  por  loi.  »  (T.  II,  p.  57,  ch.  xviv.)  —  Le  roy 
est  empereeur  dans  son  royaume;  orsaichez  qu'il  peut  faire  ordonnances  et 
conslitutioiis.  »  (Bouteiller,  Somme  rurale,  1.  Il,  titre  I^r.)  —  «  Crime  de 
sacrilège  est  de  cioire  contre  la  sainte  foi  de  Jésus-Clirist  et  de  faire  ou 
dire  contre  le  roy.»  {Id.,  1.  l"^,  t.  XXVIII).  —  «Ce  que  plest  au  prince 
vaut  loi.  »  [Livre  de  Justice  et  de  ¥let,  p.  9). 

3.  En  ce  qui  concerne  les  juridictions  ecclésiastiiiues  (pic  les  légistes 
royaux  essayèrent  au>si  de  réduire  en  de  justes  bornes,  lire  les  réflexions 
très-sensées  de  Philippe  de  Beaumanoir,  t.  Il,  p.  245,  ch.  xi.vi  et  t.  1", 
Introduction,  p.  lv-lx. 


CRÉATION   DU  PARLEMENT  ET  DE  L'ORDRE  DES  AVOCATS.    4(i;{ 

table,  à  sa  suui'co  naliirolk;  oi  l(^<:;itiine,  la  royauté.  Voyons 
maintenant  quelle  place  tenaient  les  avocats  dans  cette  classe 
puissante  des  légistes  du  xni''  et  du  xiv'  sit'cle,  et  comment  la 
transformation  judiciaire  que  nous  venons  de  résumer  a  pu 
changer  leur  situation. 

Dès  le  xm"  siècle,  même  avant  le  règne  de  Philippe  le  Bel  et 
l'édit  de  1303  qui  a  constitué,  avec  le  parlement,  le  barreau 
<le  Paris,  les  avoc;its  des  diverses  juridictions  avaient  pris 
une  importance  dont  témoignent  tous  les  auteurs  de  ce 
siècle  qui  ont  écrit  sur  le  droit.  Le  recueil  de  lois  et  d'usages, 
<laté  de  1270  et  connu  sous  le  nom  CCEstablissements 
de  saint  Louis,  leur  consacre  un  chapitre  où  il  leur  est  notam- 
ment recommandé  d'apporter  de  bonnes  et  loyales  l'aisons 
pour  défendre  hîurs  clients  sans  invectiver  contre  la  partie 
adverse  ^  Les  noms  primitifs  da  piwlocutor ,  d'avant-parlier , 
d'emparlie)',  de  conteur  et  de  jjorparlier  tombent  en  désué- 
tude; le  nom  seul  d'advocat  subsiste.  ((  Cil  qui  parolent 
pour  autrui  sont  apelé  'ivocas,  »  dit  Beaumanoir  dans  son 
chapitre  v-.  Cet  auteur  écrivait  en  1283.  Nous  voyons  que, 
•de  son  temps,  le  serment  professionnel  était  déjà  imposé  aux 
fl,vocats  *  ;  le  juge  pouvait,  d'office,  suspendre  l'avocat  ou  le 
«  débouter,  »  si  celui-ci  «  estoit  coustumier  de  dire  vilenie 
au  balUf  ou  as  jugeurs  ou  à  le  partie  adverse*.  )>  Outre 
«  la  courtoisie,  »  Beaumanoir  recommande  à  celui  qui  plaide 
le  calme  et  le  sang-froid,  l'alisence  de  colère;  il  lui  conseille 
aussi  d'être  bref  et  «  de  conter  son  fait  nu  moins  de  paroles 
qu'il  porra^  :  »  toutes  prescriptions  qui  nous  font  suffisam- 


1.  L.  II,  ch.  XIV  :  Comment  avocas  ,se  doit  contenir  en  cause.  «...  Et  toutes 
les  raisons  à  dcstruire  la  partie  adverse,  si  doit  dire  courtoisement,  sans 
vilenie  dire  de  sa  bouche  ni  en  fet  ni  en  dit.  n  P.  261.  —  Laurière,  Ordon- 
nances, t.  h""'. 

2.  T.  I",  p.  89. 

3.  «Cil  qui  veut  se  nieller  d'avocation  doit  jurer  que,  tant  qu'il  main- 
tenra  rofllce  d'avocas,  il  se  niaintenra  en  l'oftice  bien  et  loialment,  et  qu'il 
ne  soustenra  à  son  essient  forsque  bone  qiierele  et  loial.»  T.  I'"',  p.  90. 

4.  Id.,  p.  93. 

5.  ht.,  p.  93. 


464  l'Éloquence  judiciaire. 

ment  connaître  les  défauts  dominants'  de  la  plaidoirie  et  des 
plaideurs  de  ce  lemps-là.  Tant  que  la  justice  n'eut  pas  de 
siège  fixe  ni  d'assises  certaines,  le  barreau  fut  ambidant 
comme  la  justice  ;  les  avocats  du  même  ressort  voyageaient 
à  la  suite  des  juges  et  passaient  d'une  ville  à  l'autre,  en  gros 
équipage  ou  en  train  n^.odeste,  n  selonc  leur  estât  :  »  on  les 
payait  par  journées,  mais  les  salaires  étaient  proportionnés 
à  la  réputation  du  ((  maistre,  »  à  l'importance  de  la  cause  et 
au  train  qu'il  menait.  <(  Car  il  n'est  pas  resons,  dit  Beau- 
manoir,  que  un  avocas  qui  vas  à  un  cheval  doie  avoir  aussi 
grant  jornée  comme  chil  qui  va  à  deux  chevax  ou  à  trois  ou  à 
plus,  ne  que  chil  qui  poi  (peu)  set  ait  autant  que  cil  qui 
set  assés,  ne  que  cil  qui  plaide  pour  petite  querelle  ait 
autant  que  cil  qui  plaide  pour  grant-.  »  S'il  y  avait 
débat  entre  l'avocat  et  sa  partie  sur  le  taux  du  salaire, 
((Testimation  étoit  faite  par  le  juge;  »  le  tribunal  taxait  les 
dépens. 

Le  livre  de  Philippe  de  Navarre,  antérieur  d'au  moins  vingt 
ans  à  l'ouvrage  de  Beaumanoir^,  trace  le  portrait  du  ((  bon 
plaideor  :  »  h  la  justesse  des  réflexions,  on  reconnaît  aisément 
l'homme  qui  a  beaucoup  plaidé  lui-même.  PhDippe  de  Navarre 
exige  «  cinq  manières  %  »  c'est-à-dire  cinq  qualités  de  qui- 
conque veut  être  ((  soubtil  conduisor  de  l'ait  de  court  :  » 
d'abord,  «  un  naturel  sens  et  agu  engin  ;  ce  est  le  fondement,  » 
car  sans  l'esprit,  l'homme  le  plus  savant  ne  serait  qu'un 
(c  ahne  »  chargé  de  reUques  ;  il  faut  qu'il  ait  aussi  le  goût 


1.  Un  femme  n'est  pas  reçue  à  faire  l'oflice  d'avocat  «  por  autrui  por 
Inier,  »  dit  Beaumanoir,  mais  elle  peut,  avec  l'agrément  de  son  mari,  ou  de 
son  «  baron,  »  plaider  pour  elle-même  ou  pour  ses  enfants  ou  pour  sa 
famille.  «Les  hommes  de  religion,»  sont  exclus  du  barreau,  confurmément 
aux  décrets  des  conciles  dont  nous  avons  parlé  plus  haut,  ce  qui  prouve 
que  le  nombie  des  avocats  laï(pies  augmentait  chaque  jour.  —  Id.,  p.  95, 
97.  11  y  a  un  chapitre  tout  entier  sur  ce  dernier  point  dans  le  Livre  de  Jos- 
tice  et  de  jilet,  écrit  vers  12ti0.  —  Ch.  xix,  1.  II,  p.  10-i. 

2.  Page  90. 

3.  Philippe  de  Navarre  mourut  vers  1270  dans  un  âge  fort  avancé. 

4.  Assises  de  Jérusalent,  t.  l'^"',  p.  oC3,  ch.  xci  :  «  Le,<  cinq  manières  dou 
soutil  jilaideor.  » 


CRÉATION  DU  PARLEMENT  ET  DE  L'ORDRE  DES  AVOCATS.   405 

du  métier  ou  la  vocation  ' ,  puis  l'autorité  du  caractère,  la  pro- 
bité, sans  laquelle  ((  il  pcrdroit  son  anme,  »  enfin  le  courage 
patient  et  persévérant  qui  le  met  au-dessus  des  injures,  et 
l'excite  <(  à  porsuivre  outréement  sa  quercle  et  parfaire  son 
dessein.  »  Ce  qui  n'est  pas  moins  intéressant,  c'est  de  lire, 
dans  un  autre  livre  sorti  de  la  même  école  des  jurisconsultes 
féodaux  de  l'Orient^,  une  leçon  de  rhétorique  à  l'adresse  des 
«  avant-parliers  ou  avocas.  )>  L'auteur  anonyme  leur  fait  une 
obligation  de  l'éloquence  et,  s'autorisant  du  précepte  de  saint 
Augustin,  leur  rappelle  que  tout  discours  qui  veut  persuader 
le  juge  doit  plaire,  instruire  et  loucher^.  On  ne  s'attendait 
guère  à  rencontrer  dans  les  Assises  du  royaume  de  Chypre  et 
de  Jérusalem  tant  de  littérature  ! 

Au  xiv^  siècle,  le  barreau  devient  stable  et  permanent 
comme  la  justice;  les  ordonnances  qui  règlent  l'état  de  la 
magistrature  organisent  l'ordre  des  avocats.  La  série  de  ces 
édits  qui  constituent  le  barreau  français  commence  en  1274. 
Pliilippe  III,  à  cette  date,  ordonne  que  les  avocats,  <(  tant 
du  parlement  que  des  bailliages,  sénéchaussées,  prévôtés  et 
autres  justices  royales,  jureront  sur  les  saints  évangiles  de 
ne  se  charger  que  de  causes  justes,  de  les  défendre  diligem- 
ment et  fidèlement,  et  de  les  abandonner  s'ils  reconnaissent 
qu'elles  ne  sont  pas  justes*.  »  Faute  de  prêter  ce  serment, 
ils  seront  interdits.  Par  cette  même  ordonnance,  le  a  salaire  » 

1.  «La  segonde  est  qu'il  ait  volonté  d'estre  plaideour,  car  soutilance 
ne  li  vaudrait,  se  il  u'aimeit  l'œuvre...»  P.  564. 

2.  Abrégé  des  assises  de  la  court  des  Bourgeois,  ouvrage  anonyme. 

3.  «  Et  saches  que  ceste  gent  (les  avant-parliers)  doivent  estre  ehleus  à 
gent  bien  parlans  et  de  belle  loquenee...  Et  à  moi  cemble  que  tels  gens 
doivent  avoir  en  eux  ce  que  monseignor  saint  Augustin  dit  en  son  livre  : 
à  ce  que  lor  dit  (leur  langage)  ait  noblesse  et  beauté,  il  lor  sont  néces- 
saires trois  choses,  c'est  assavoir,  la  première,  que  il  plaize,  la  segonde, 
que  il  demonstre,  la  tierce  que  il  meuve.  Pour  laquel  choze  il  convient  :  à 
ce  que  il  plaize,  il  doit  parler  aorneeuient,  et  à  ce  que  il  demonstre,  il  doit 
parler  aperlement,  et  à  ce  que  il  meuve,  il  doit  parler  o  (avec)  grant 
ardour  et  en  grant  fervour.  »  —  T.  Il,  ch.  xii,  p.  243. 

4.  Ordonnances  des  rois  delà  troisième  race,  Laurière,  t.  I"^"",  p.  300.  Cette 
ordonnance,  du  23  octobre  1274,  tst  en  latin.  —  Boucher  d'Argis,  Hisleire 
de  l'ordre  des  avocats  (édit.  Dupin),  p.  49. 

30 


46G  l'Éloquence  judicl\ire. 

des  avocats  est  taxé  au  maxiinuni  de  trente  livres  tournois 
par  procès'  :  chacun  doit  s'engager  sur  l'honneur  à  ne  rien 
prendre  au  delà  du  taux  légal,  soit  en  pensions,  soit  en  ca- 
deaux; on  renouvellera  ce  serment  tous  les  ans,  et  ceux  qui 
l'auront  violé  seront  notés  d'infamie  et  chassés  ^ .  Philippele  Bel 
en  1291 ,  Louis  le  Hulinen  1313  et  le  parlement  en  1344  renou- 
\  ellent  ces  prescriptions  et  ces  défenses,  qu'on  éludait,  sans 
doute,  assez  facilement^.  L'ordonnance  de  1344,  fort  longue 
et  toute  en  latin,  a  ime  importance  particuhère.  Ses  princi- 
pales dispositions  établissent  l'usage  du  rùle  ou  du  tableau  des 
avocats  ;  nul  ne  sera  reçu  à  plaider  si  son  nom  ne  figure  au 
tableau,  et  pour  y  être  inscrit  il  faudra  donner  des  garanties 
de  savoir  et  de  capacité^.  Les  avocats  y  sont  distingués  en 
trois  classes  :  les  consultants,  ou  conseillers,  consiliarii,  les 
plaidants,  proponentes,  et  les  stagiaires,  audientes. 

Recommandation  est  faite  aux  débutants  d'écouter  long- 
temps, de  ne  pas  plaider  trop  tôt  avant  de  s'être  suffisamment 
exercés  et  formés  *  ;  défense  est  réitérée  au  barreau  tout  entier 
«  de  vitupérer  par  d'oultrageuses  paroles  les  membres  du  par- 
lement qui  représentent  la  personne  et  l'honneur  du  roi  "' .  » 
Un  règlement  de  1327,  concernant  les  avocats  inscrits  au 
Chàtelet,  les  qualifie  «  d'avocats  commis,  »  sans  doute  parce 

1.  «  Salaria  aJvocatioiiis  officiiun  exercenliiim  non  debent  excedere  pro 
tota  causa  summum  triginta  librarum  Turonensium.  »  —  P.  301.  —  «Lor 
salaiic  ne  doit  pas  passer,  pour  une  querele,  trente  livres.  »  Beaumanoir, 
t.  ]<"■,  p.  90.  —  «Ces  trente  livres  revenaient  à  environ  600  livres  de 
notre  monnaie,»  écrivait  au  xviii^  siècle,  M.  Boucher  d'Argis,  p.  106.  — 
«  Cette  somme  est  égale  en  poids  à  720  livres  de  notre  monnaie  actuelle, 
et  rejjrésente  une  valeur  très-supérieure.  »  Desmazes,  le  l'arkinent  de  Paris 
(1859),  p.  172.  —  Les  juges  du  Chàtelet,  à  la  même  époque,  ne  recevaient 
que  quarante  livres  par  an  d'appointements.  Laurière,  t.  Il,  p.  1. 

2.  Boucher  d'Argis,  p.  10(),  107. 

3.  «  Ponantur  in  scriplis  nomina  advocalorum;  deinde  rejectis  non 
peritis,  eligantur  ad  hoc  oflicium  idonei  et  suflicientes...  »  —  Laurière, 
t.  11,  p.  225. 

4.  Ihie  oidonnance  rendue  par  Charles  VIII  en  l'iOO  exige,  pour  l'ins- 
cription au  tableau,  cinq  années  d'études  «dans  une  Université  renommée,» 
cl  un  diplôme  conféré  par  cette  Université.  —  Boucher  d'Argis,  p.  54. 

5.  Laurière,  t.  11,  p.  228.  —  Voir  dans  Boucher  d'Argis  une  longue 
analyse  de  cette  ordonnance,  p.  51,  G7  et  75. 


CREATION  DU   PARLEMENT  ET  DE  L  ORDRE  DES  AVOCATS.   407 

qu'ils  étaient  d'abord  reçus  au  parlement  qui  ensuite  les  en- 
voyait, à  titre  de  connnis  ou  de  délégués,  plaider  devant  une 
juridiction  inférieure  ' .  On  trouverait  encore,  jusqu'à  la  fin  du 
xv"  siècle,  d'autres  règlements  qui  ont  pour  but  de  confirmer 
les  privilèges  de  l'ordre  et  de  sauvegarder  sa  dignité  en  répri- 
mant les  excès  de  ses  membres  les  moins  dignes  ;  mais  la 
plupart  se  bornent  à  remettre  en  vigueur  les  statuts  anciens 
trop  souvent  tombés  en  désuétude.  Un  article  de  ces  règle- 
ments prescrit  aux  avocats  de  venir  de  bon  matin  à  l'audience, 
un  peu  après  le  lever  du  soleil,  <(  l'espace  qu'ils  peussent  " 
avoir  ouy  une  messe  courte^;  »  un  autre  article  leur  défend 
((  d'avocasser  tous  ensemble,  )>  sous  peine  d'une  amende  de 
dix  livres;  l'ordonnance  de  1363  leur  enjoint  d'être  a  brefs, 
de  ne  pas  user  de  redittes,  et  de  ne  parler  que  deux  fois, 
sçavoir  est  en  réplique  et  duplique  après  leur  plaidoyer  ^  » 
Le  point  capital  des  honoraires  est  touché  dans  presque 
toutes  ces  dispositions  qui  se  répètent  si  fréquemment  :  le 
maximum  reste  fixé  à  trente  livres  jusqu'à  la  fin  du  moyen 
âge;  mais  les  prix  inférieurs  à  ce  taux  élevé  variaient  à  l'in- 
fini, selon  l'importance  et  la  durée  des  procès.  On  se  fera  une 
idée  de  ce  que  coûtait  alors  la  justice,  en  frais  de  voyages  et 
d'enquêtes,  en  honoraires  de  procureurs  et  d'avocats,  si  l'on 
jette  les  yeux  sur  la  très-curieuse  analyse  que  M.  Lot  a  faite 
de  la  collection  des  rouleaux  du  parlement  composée  d'environ 
vingt-cinq  mille  pièces  *. 

1.  Couclier  d'Argis,  p.  49.  Une  ordonnance  de  IS'io  parle  des  avocats 
qui  fréquentent  les  foires  de  Brie  et  de  Champagne,  c'est-à-dire  qui  plai- 
dent devant  le  conservateur  des  privilèges  do  ces  foires. 

2.  Laurière,  t.  If,  p.  8  et  9. 

3.  Bouclier  d'Argis,  p.  182.  —  L'ordonnance  de  13G4  vent  que  les  avo- 
cats qui  plaident  aux  Enquêtes  aident  giatuitement  de  leur  ministère  les 
pauvres  plaideurs.  —  P.  110. 

4.  Bibliollicqne  de  l'École  des  Chartes,  année  1872,  t.  XXXIII,  p.  218- 
253;  559-594.  Exemples  de  frais  de  voyages:  une  dame  Béatrix,  voya- 
geant vers  1342,  dans  les  environs  de  .Niines  avec  une  suivante,  quatre 
hommes  d'escorte,  quatre  chevaux  et  trois  valets,  dépensait  par  jour 
40  sous  tournois.  Un  chevalier  en  voyage  dépensait  6  ou  8  sous  an  plus  par 
jour.  — Exemples  d'honoraires:  «Item,  pour  deux  advocaz,  pour  piaidier  la 
dicte  cause  le  dit  jour,  xxx  sols  tournois  (taxe.)  —  Ilem,  pour  le  salaire  de 


468  L  ELOQUENCE  JUDICIAIRE. 

Ainsi  constitués  en  corporation,  les  avocats,  dans  les  deux 
derniers  siècles  du  moyen  âge,  étaient  l'une  des  classes  les 
plus  riches,  les  plus  actives  et  les  plus  influentes  de  la  société 
contemporaine.  Un  reflet  de  la  splendeur  du  parlement  brillait 
sur  eux,  lorsque  couverts  de  la  simarre  de  soie  noire,  du 
mantelet  d'écarlate  doublé  d'hermine  et  coiffés  du  chaperon 
fourré,  ils  plaidaient  dans  la  Grand'Chambre,  vaste  vaisseau 
aux  vitraux  coloriés,  ro-vètu  de  draperies  fleurdelisées*.  Con- 
sultés par  la  Cour  en  certaines  occasions,  admis  quelquefois 
à  siéger,  près  des  magistrats,  sur  les  fleurs  de  lys  %  ils  avaient 
rang  dans  la  noblesse  de  robe  et  portaient,  eux  aussi,  le  titre 
de  chevaliers  es  lois.  «  Or,  sachez ,  dit  Boutiller  dans  sa 
Somiite  rurale,  que  le  fait  d'advocacerie  si  est  tenu  et  compté 
pour  chevalerie.  Car  tout  ainsi  comme  les  chevaliers  sont 
tenus  de  combattre  pour  le  droit  par  l'épée,  ainsi  sont  tenus 
les  advocats  de  soutenir  le  droit  de  leur  pratique  en  science  ; 
et  pour  ce  sont-ils  appelés,  en  droit  écrit,  chevaliers  es  lois, 
et  peuvent  et  doivent  porter  d'or  comme  font  les  cheva- 
liers ^  »  Leur  richesse,  leur  faste,  qui  portait  ombrage  à  la 

deux  advocaz  de  Mascou,  qui  les  conseillèrcut  eu  ce  temps,  x  livres  (taxe.) 
—  Item,  pour  le  salaire  d'un  advocat  qui  vint  au  dicl  jour,  lx  sous, 
(taxe),  etc.,  »p.  227  et  562.  —  En  1373,  la  ville  de  Laon  avait  deux  avocats, 
Jehan  Desmazes  et  Jehan  Soillet.  Elle  donnait  h.  chacun  d'eux  huit  livres 
par  an.  —  Desmares,  p.  177.  Ces  avocats,  aux  gages  des  villes,  sont  parfois 
traités  d'une  façon  irrévérente  dans  les  comptes  municipaux  ou  dans  cer- 
taines lettres  des  contemporains.  On  les  appelle  «  les  hrailleurs  de  la  ville,  » 
et  il  est  question  de  «  leur  braire  et  de  leur  crier.»  —  Histoire  littéraire, 
t.  XXI,  p.  811. 

1.  Sur  le  costume  des  avocats,  lire  le  chapitre  viii  de  Boucher  d'Argis, 
p.  58-63. 

2.  Cet  honneur  était  réservé  à  douze  avocats  des  plus  illustres  ou  des 
plus  anciens,  à  ceux  qu'on  appelait  consiUarii.  —  Boucher  d'Argis,  p.  51. 

3.  L.  II,  t.  II,  édit.  de  1598.  —  Boutiller  exagère  ici  la  noblesse  des 
avocats.  A  une  époque  où  les  fonctions  d'avocat  et  celles  de  magistrat 
étaient  souvent  confondues,  certains  avocats  furent  anoblis  et  assimilés  aux 
chevaliers  d'armes  qui  siégeaient  à  la  cour.  Mais,  eu  ce  cas,  il  fallait  que 
le  roi  par  un  acte  spécial  anoblit  personnellement  tel  ou  tel  avocat;  la  pro- 
fession seule  ne  rendait  pas  nobles  ceux  qui  l'exerçaient.  Ce  qui  reste 
vrai,  c'est  que  les  avocats  en  général  participaient  à  la  considération  et  à 
la  dignité  de  la  magistrature.  —  Th.  Froment,  Thèse  sur  VEloqucnce  judi- 
ciaire, p.  35. 


LES  PRINCIPAUX  AVOCATS  DU  XIV''  ET  DU  XV«  SIÈCLES.    4(59 

magistrature  elle-môme,  un  âpre  amour  du  gain,  qui  dans 
quelques-uns  du  moins  faisait  scandale,  excitèrent  plus  d'une 
fois  contre  l'ordre  entier  l'indignation  des  prédicateurs  et 
la  verve  des  poètes*  :  mais  quelle  est,  au  moyen  âge,  la 
classe  de  la  société,  si  respectable  qu'elle  fût  en  général, 
qui  ait  été  à  l'abri  de  la  satire  ou  de  l'ana thème? 

§  ni 

Les  piincipaaz  avocats  du  XIV«  et  du  XV^  siècles.  —  Souvenirs  de  leur 
éloquence. 

Le  barreau  était  fondé  ;  l'institution  ne  tarda  pas  à  s'illus- 
trer par  de  grands  talents  et  par  de  nobles  caractères.  11 
serait  trop  long  d'énumérer  ici  tous  les  avocats  qui,  depuis 
le  règne  de  saint  Louis  jusqu'au  temps  de  François  I",  ont 
laissé  un  nom  dans  l'histoire  de  l'ordre,  et  qui,  h  ce  titre, 
ont  mérité  d'être  cités  par  Loysel  dans  son  Dialogue^.  Leur 
célébrité  se  présente  à  nous  sous  trois  formes.  Les  uns  se 
sont  élevés  aux  premières  dignités  de  l'Église  ou  de  l'État; 
d'autres  ont  joué  un  rôle  au  sein  des  assemblées  politiques 
et  des  agitations  populaires  ;  il  y  a,  enfin,  ceux  qui  se  sont 
contentés  de  la  place  éminente  qu'ils  occupaient  au  Palais. 

Un  pape  ouvre  cette  liste  :  c'est  Clément  IV,  qui  sous  le 
nom  de  Gui  Foulques  ou  Foucault,  avait  longtemps  plaidé  à 
Paris  avec  mie  rare  éloquence.  Le  barreau  n'avait  pas  d'avo- 
cat plus  célèbre.  On  lui  confiait  les  grandes  causes.  Sa  science 
et  sa  probité  lui  valurent  l'estime  et  l'affection  de  saint  Louis 
qui  l'admit  et  le  retint  six  ans  dans  son  intimité.  Le  nom  de 
Gui  Foucault  se  trouve  associé  h  celui  d'un  autre  avocat,  le 

1.  Roman  du  Renart,  t.  I",  p.  307,  vers  8231-8648.  —  Roman  de  la 
Rose,  t.  IV,  p.  44,  (édit.  de  Méon.)  —  Barbazan,  Fabliaux  et  Contes,  t.  I«r, 
p.  306;  t.  il,  p.  385-388  ;v.  1107-1122.  — Guiot  de  Provins,  Biôie,  v.  2443- 
2448. 

2.  Pasquier,  ou  dialogue  des  advocats  du  jparlement  de  Paris.  —  Édit. 
Dupin,  1830.  —  Antoine  Loysel,  élève  de  Cujas,  fut  lui-même  avocat  à 
Paris.  Il  mourut  en  1617.  On  a  de  lui,  outre  ce  Dialogue,  des  discours,  des 
brochures  et  des  Institutes  coutumiires. 


470  L  ÉLOQUENCE  JUDICIAIRE. 

jurisconsulte  Pierre  de  Fontaines,  dans  un  arrêt  du  premier 
volume  des  Olim^  à  la  date  de  1258.  Élu  pape  en  4265,  Clé- 
ment IV  mourut  en  1268*.  Après  avoir  donné  un  chef  à 
TEglise ,  le  barreau  français  lui  donna  un  saint ,  Yves 
de  Kermartin,  célèbre  par  la  pi'ose  de  sa  fête  et  par  sa 
chapelle ^  Yves  avait  étudié  le  droit  à  Orléans  et  <à  Paris; 
il  plaida  dans  quelques  bailliages  du  ressort  du  parlement  ; 
mais  c'est  en  Bretagne  surtout  ,  comme  officiai  de 
l'évèque  de  Tréguier,  qu'il  déploya  ses  talents  et  ses  ver- 
tus :  on  rapporte  qu'au  lieu  de  se  faire  payer  par  ses 
clients  il  leur  donnait  de  l'argent  ;  mérite  qui  a  dû  compter 
parmi  ses  titres  à  la  canonisation'.  A  côté  de  ces  deux  per- 
sonnages figure  dignement  l'évèque  de  Mende,  Guillaume 
Duranti,  l'auteur  du  a  Miroir  du  Droit,  »  Spéculum  judi- 
ciale.  Né  vers  1230  dans  le  diocèse  de  Béziers,  formé  cà  la 
jurisprudence  par  de  longues  études  qui  des  écoles  de  ]Mont- 
pellier  le  conduisirent  aux  écoles  d'Italie,  Guillaume  Duranti 
plaida  pendant  sa  jeunesse  :  bien  que  les  aventures  d'une 
existence  fort  active  et  les  emplois  qu'il  remplit  auprès  du 
Saint-Siège  l'aient  de  bonne  heure  éloigné  du  barreau,  il  resta 
fidèle  à  ces  premiers  souvenirs  et  y  puisa  les  éléments  d'un 
livre  qui,  d'abord  accueilli  par  une  faveur  universelle,  soutint 
ce  succès  prodigieux  pendant  deux  siècles'*.  Il  monta  sur  le 

1.  Histoire  littéraire,  t.  XIX,  p.  92.  Guy  Foucault  était  né  piès  de  Nar- 
bonne  ;  avant  d'être  pape,  il  fut  fait  évèque  du  Puy  et  ajclievèque  de 
Narbonne.  —  Loysel,  Dialogue,  p.  162. 

2.  Celte  chapelle,  fondée  en  1347  par  les  écoliers  bretons  étudiant  à 
Paris,  était  située  dans  la  rue  Saint-Jacques,  à  main  gauche  en  remontant 
la  rue,  au  coin  de  la  rue  des  Noyers.  Les  plaideuis  qui  avaient  gagné  leur 
oause  y  suspendaient,  en  manière  d'ex-voto,  les  sacs  de  leurs  procès.  Ou 
chantait  à  la  messe,  le  jour  de  la  fête  de  saint  Yves: 

Sanctus  Yvo 

Ei-at  Brito, 

Advocatiis 

Et  non  latro  : 

Hes  miianda  populo  ! 

3.  Histoire  littéraire,  t.  XXV.  —  Loysel,  Dialogue,  p.  172.  Loysel  raconte 
l'histoire  d'un  procès  plaidé  par  saint  Yves  à  Tours,  p.  173,  174. 

4.  Voir,  dans  VHistoire  littéraire,  un  très-savant  travail  de  M.  J.-V.  le  Clerc, 
sur  la  vie  et  les  œuvres  de   Duranti,  t.  XX,  p.   411-497.  —  Voir  aussi 


LES  PRINCIPAUX  AVOCATS  DU  XIV«  ET  DU  XV*  SIÈCLES.    471 

siège  épiscopal  de  Meiide  en  1285  et  mourut  en  1:290.  Nous 
pourrions  citer  encore  Pierre  de  Fontebrae,  simple  chanoine 
de  Chartres,  qui  gagna  le  chapeau  de  cardinal  en  (h'-foiidant 
les  causes  ecclésiastiques  au  Palais'  ;  l'évcHjue  d'Arras,  Jean 
Canard,  qui  plaida  pour  le  roi  Charles  V  contre  le  comte  de 
Montfort-,  accusé  de  félonie;  Pierre  de  Bréhan  qui  était  à  la 
ibis  avocat  au  parlement  et  curé  de  Saint-Eustache  '  ;  nous 
avons  hâte  d'arriver  à  ces  autres  avocats  d'une  célébrité  plus 
mondaine  qui  ont  quitté  le  ])arreau  pour  les  grandeurs  et 
pour  les  orages  de  la  politique. 

Quelques-uns  comme  Raoul  de  Presles,  Jean  Desmarcs, 
Regnaidt  d'Acy,  entrèrent  dans  les  conseils  du  roi  ;  beaucoup 
furent  chanceliers  de  France,  par  exemple,  Pierre  d'Orge- 
mont',  Arnaud  de  Corbie,  Guillaume  de  Dormans,  Henri  de 
Marie  ^  :1e  barreau  donna  au  parlement  un  premier  prési- 
dent en  1 400,  Jean  de  Popincourt,  et  un  président  à  la  cham- 
bre des  comptes,  Oudart de  Molins,  avocat  du  roi  Charles VP. 
Le  fameux  Jouvenel  ou  Ju\  énal  des  Ursins,  le  chef  de  la  mai- 
son de  ce  nom,  qui  eut  un  fils  chancelier  de  France  et  un 
autre  fds  archeNèquc  de  Reims,  avait  plaidé  au  Palais  avant 
d'être  pré^  ôt  de  Paris  et  de  gouverner  cette  ville,  pendant  la 
plus  affreuse  époque  de  notre  histoire,  avec  une  vigueur  et 

t.  XVI,  p.  78-92.  —  Beiignot,  Introduction  aux  coutumes  du   DcauvoisLs, 

t.    ^^  p.  XV. 

1.  Il  fut  nommé  cardinal  par  Clément  VI  qui  avait  été  élu  pape  en  1342. 
—  Voir  Loysel,  Diulogne,  p.  183. 

2.  Jean  Canard  mourut  on  l'i07.  D'autres  l'appellent  Jean  Coiiard.  — 
Loysei,  p.  185.  —  Froment,  p.  344. 

3.  Pierre  de  Bréhan  vivait  sous  Louis  XI.  11  plaida  en  147G  devant  le  roi 
de  Portugal.  —  Loysei,  p.  IGG. 

4.  Le  nom  de  Pierre  d'Orgemont  se  trouve  sur  le  plus  ancien  tableau  de 
l'ordre  des  avocats,  à  la  date  du  13  novembre  1340.  Son  fils  fut  arclievèciue 
de  Paris. 

5.  Arnaud  de  Corbie,  né  ii  Beauvais,  fut  chancelier  en  1388.  Guillaume 
de  Durmans,  avocat  du  roi  en  1359,  cliancelier  de  France  par  la  démission 
de  son  frère  Jean  de  Dormans,  eut  un  fils  Miles  de  Dormans,  qui  remplit 
aussi  les  fonctions  de  chancelier  sous  la  minorité  de  Charles  VI.  Guillaume 
de  Dormans  fut  un  des  négociateurs  du  traité  de  liiétigny.  —  Loysei, 
p.  179,  181. 

G.  Froment,  Easni  sur  Vclofiuence  judiciaire,  p.  344. 


472  L'ELOQUENCE  JUDICIAIRE. 

une  autorité  que  tous  les  partis  furent  contraints  de  respec- 
ter ^  Un  certain  nombre  de  ces  personnages  subirent  les 
cruels  retours  de  la  faveur  royale  ou  populaire  ;  ils  payèrent 
de  leur  vie  ou  de  leur  liberté  cette  haute  fortune  :  Raoul  de 
Presles,  secrétaire  de  Philippe  le  Bel,  fut  jeté  en  prison  et 
torturé  après  la  mort  de  ce  prince  ^  ;  Regnault  d'Acy,  con- 
seiller du  régent  en  1357,  fut  massacré  par  le  peuple  dans  les 
rues  de  Paris  ^  ;  Jean  Desmares,  avocat  général  au  parlement, 
homme  de  tiers-parti,  trop  modéré  pour  les  séditieux,  trop 
populaire  au  gré  des  courtisans,  périt  sur  l'échafaud  en  1383, 
dans  les  représailles  que  la  cour  victorieuse  exerça  contre  les 
maillotins*.  ((  Ce  qui  nous  apprend,  comme  dit  Loysel  en  son 
Dialoçjue,  combien  il  est  périlleux  de  s'entremettre  des  affaires 
puljliques  aux  époques  de  troubles  ^  » 

Après  ces  grands  noms,  dans  un  rang  plus  modeste  et  dans 
une  considération  plus  sûre,  nous  trouvons  de  savants  hommes 
qui  ont  honoré  leur  profession  soit  par  leurs  écrits,  soit  par 
leur  expérience  des  affaires  et  leurs  succès  d'audience.  Tels 
sont,  ce  Pierre  Dubois,  avocat  du  roi  au  bailliage  de  Coutances, 
sous  Philippe  le  Bel,  pidDliciste  hardi,  ingénieux  et  fécond,  déjà 
signalé  dans  le  précédent  chapitre  "  ;  Guillaume  du  Breuil,  au- 
teur d'un  Style  du  Parlement  rédigé  vers  1330';  Pierre  de 
Cugnières,  l'adversaire  des  juridictions  ecclésiastiques  :  irrité 
des  attaques  de  cet  adversaire,  le  clergé  s'en  vengea  en  fai- 
sant sculpter  sa  figure  ((  en  un  coing  du  chœur  de  Nostre-Dame 

1.  Jiivénal  des  Ursins  fut  prévôt  de  Paris  en  1388,  avocat  général  au 
parlement  en  1400.  11  mourut  en  1431.  Loysel,  p.  186-189.  —  Froment, 
p.  23  et  344. 

2.  Froment,  p.  16  et  340. 

3.  Loysel,  p.  180. 

4.  han  Des  Mares,  notice  biographique  par  Félix  Bourquelot.  —  Revut 
kisloriqi(e  de  Droite  t.  IV,  1838,  p.  244-264.  Celte  étude,  très-savante,  est 
pleine  d'intérêt. 

5.  Page  183. 
C.  Page  430. 

7.  Le  Slyle  du  Parlement  est  nn  recueil  des  usages  et  des  formules  du 
Palais. —  Sur  Guillaume  du  Breuil,  voir  Loysel,  Um/ojwe,  p.  176;  Froment, 
Thèse,  p.  23  et  342  ;  Bibliothèque  de  l'École  des  Charles,  l"  série,  t.  II,  et 
5e  série,  t.  IV. 


LES  PRINCIPAUX  AVOCATS  DU  XIV  ET  DU  XV  SIÈCLES.   473 

SOUS  les  traits  d'un  inarmot  contre  lequel  les  ])onnes  femmes 
et  les  petits  enfants  allaient  attacher  des  chandelles,  afin  de 
lui  brusler  le  nez  par  dérision  ^  »  Vers  le  même  temps,  se 
distinguaient  de  la  foule  des  ((  plaidereaux  et  des  advoca- 
ceaux,  »  Jean  de  Nully  et  Jean  Filleid  dont  i'àpreté  véhémente 
et  mordante  fit  parfois  scandale  et  attira  sur  eiLx  les  censures 
du  parlement^.  Un  de  leurs  confrères,  Jean  le  Coq,  autre  par- 
lem*  impétueux  et  hardi,  neveu  de  Robert  le  Coq,  ce  chef  du 
parti  de  Charles  le  Mauvais  aux  états  de  13o7,  nous  a  laissé 
un  recueil  d'arrêts  où  nous  retrouvons,  comme  dans  un  jour- 
nal, le  registre  exact  des  audiences  du  parlement  de  l'an  1383 
à  l'an  1397,  avec  l'indication  des  causes  qui  furent  plaidées  et 
des  avocats  qui  parlèrent  ^. 

S'il  faut  en  croire  les  plaisanteries  d'un  poëte  contemporain, 
Eustache  Deschamps,  et  les  Lettres  sur  l'eslat  d'advocacion 
qu'il  écrivit  à  quelques  avocats  de  ses  amis  ^,  cet  ((  estât  »  au 
xn""  siècle  ne  donnait  pas  seiûement  la  gloire  et  la  puissance 
aux  ambitieiLX,  mais  il  procurait  aux  épicuriens  et  aux  sages 
toute  la  douceur  et  tout  le  brillant  d'une  existence  fortunée. 
«Vous  avez  le  Paradis  sur  terre,  disait  le  poëte  à  ses  heureux 
amis;  vous  possédez  de  belles  maisons  bien  situées,  des  jar- 
dins pleins  de  fruits,  les  meilleures  places  à  Xotre-t)ame,  des 


1.  Loysel,  dialogue,  p.  164,  165.  Pierre  de  Cugnières,  ou,  comme  disait 
le  peuple,  Pierre  de  Cugnet,  était  avocat  général  du  parlement  sous  Phi- 
lippe de  Valois  en  1329.  —  Pasquier,  Recherches  de  la  France,  1.  III, 
ch.  XXXIII. 

2.  Froment,  p.  343.  —  Loysel,  p.  185  :  «  Ils  estoient  d'un  naturel  fort 
prompts,  hauts  à  la  main  et  hulins,  s'il  m'est  loisible  de  parler  en  l'ancien 
langage...» 

3.  Loysel,  p.  184.  —  Froment,  p.  25-28.  —  Le  recueil  de  Jean  le  Coq, 
Joannes  Galli,  intitulé,  Questiones  per  arresta  parlamenti  decisx,  a  été  publié 
au  xvi"  siècle  par  le  profond  jurisconsulte  calviniste  Charles  Dumoulin 
(1500-1566.)  Quelques-uns  des  procès  qui  y  sont  rapportés,  et  notamment 
celui  des  trois  soles  (1387),  ont  été  analysés  par  M.  Hauréau  dans  le  Jour- 
nal le  Droit,  en  août  et  septembre  18G2. 

4.  Eustache  Deschamps  mourut  en  1421.  Voir,  plus  haut,  p.  95  et  96. 
Les  Lettres  dont  il  s'agit  ici  sont  adressées  «  à  messire  Jehan  Desmares, 
il  maistre  Jean  d'Ay  et  à  maislre  Simon  de  la  Fontaine  advocas  en  parle- 
ment. »  La  date  précise  en  est  inconnue. 


474  L'ÉLOQUlîNCE  JUDICIAIRE. 

•chevaux  doux  à  monter,  des  lits  et  des  vêtements  parlnmés. 
Un  chapelain  est  à  vos  ordres  pour  vous  chanter  la  messe  le 
matin.  Chacun  s'efforce  de  vous  être  agréable,  cliacun  vous 
fait  bon  visage.  Vos  paroles  sont  des  oracles  et  vous  n'avez 
de  paroles  que  pour  ceux  qui  les  payent.  Fourres  de  menu 
vair,  quand  le  temps  est  froid,  vous  buvez  de  clairs  vins  et 
mangez  des  viandes  délicieuses.  Votre  profession  est  la  meil- 
leure du  monde'.  »  L'énumération  qui  précède  nous  montre, 
•du  moins,  que  cette  profession  était  fort  recherchée  ^ 

Elle  ne  le  fut  pas  moins  dans  le  siècle  suivant,  si  l'on 
■excepte  lapériode  la  plus  désastreuse  delà  guerre  de  Cent  ans. 
En  1425,  quand  le  roi  et  le  duc  de  Bourgogne,  Philippe  le 
Bon,  conclurent  la  paix,  le  <(  rooUe  »  des  avocats,  le  tableau 
de  l'ordre,  au  parlement  de  Paris,  était  réduit  à  treize  noms. 
L'histoire  politique,  dans  cette  horrible  époque  des  commen- 
•cements  du  xv°  siècle,  a  retenu  le  nom  de  Guillaume  Cousi- 
not  qui  défendit  éloquemment  devant  le  conseil  du  roi,  en 
1408,  la  veuve  du  duc  d'Orléans  et  ses  enfants  ;  il  avait  pris 
pour  texte  de  son  plaidoyer  ces  mots  :  ce  Elle  était  veuve,  et 
Dieu  l'ayant  vue  en  fut  touché  de  compassion '^  »  La  chro- 
nique de  Juvénal  des  Ursins  l'appelle  ((  un  notable  maistre.  » 
D'autres  noms  ont  été  remarqués,  mais  pour  être  ilétris  :  ce 
sont  Jean  Rapiout  et  Nicolas  Raulin  qui, traîtres  à  Charles VII, 
se  vendirent  aux  Anglais  et  travaillèrent  au  démemljrement  du 
royaume  pour  s'enrichir.  A  ce  détestable  trafic,  Baulin  gagna 

1.  Bourquelot,  Revue  historique  de  Droit,  t.  IV,  p.  250.  —  Froment, 
p.  31,  32. 

2.  D'autres  noms,  que  nous  avons  omis,  sont  cités  par  Lovsel  comme 
appartenant  anssi  an  xivf  siècle:  l'avocat  Jehan  de  Melieye  qui  porta  la 
.parole  contre  Eniçnerrand  de  Maiûaiy  en  1315,  les  avocats  Jehan  d'Orléans 
et  Guillaume  de  Iialat;ny  qui  plaidaient  en  13^5  et  1330.  «Je  trouve  qu'en 
•ce  temps-là,  dit-il,  il  y  avoit  un  nommé  Celo,  un  Jean  de  Saint-Germain,  un 
Hugues  de  Fabrefort,  un  Jean  Pastourel,  un  Pierre  la  Forest,  qui  estoient 
des  plus  célèbres,  sans  compter  Jean  de  Rumilly,  Gilles  le  Noir,  Raoul 
d'Ulmones,  Raoul  d'Amiens,  Denys  de  Mauroy,  Pierre  l'Urfèvre,  Jean  Péiier, 
■Clément  de  Reillac,  Raoul  Simont,  Martin  Doublé,  Jean  de  la  Rivière,  Jean 
Auchier,  tons  fameux  alors...»  P.  175,  18'i. 

3.  Hxc  vidua  erat,  quum  qnum  vidisset  Dominu:^,  mifericordia  motus  [e.s/J 
■super  eam.»  Saint  Luc,  ch.  vu,  12,  13.  —  Loysel,  p.  192. —  Froment,  p.  34. 


LES  PRINCIPAUX  AVOCATS  DU  XIV  ET  DU  XV"  SIÈCLES.     475 

<los  fiefs  nombreux  en  Hainaut,  en  Auvergne,  en  Bourgogne, 
et  quarante  mille  llorius  de  revenu;  il  se  combla  de  tant  de 
biens,  dit  Loysel,  que  le  duc  de  Bourgogne  son  maître  fut 
enfin  contraint  de  lui  dire  :  c'est  trop,  liaulin  ' . 

Sous  Louis  XI  et  Cbarles  VIII,  le  barreau  se  ranime, 
comme  la  littérature,  comme  la  France  elle-même  ;  il  reprend, 
avec  sa  vigueur  féconde,  ses  traditions  de  loyauté.  P(3urtant, 
les  grands  talents  sont  rares  dans  cette  seconde  moitié  du 
siècle  ;  nous  n'y  trouvons  guère  à  signaler  que  deux  noms  : 
Pierre  Bataille,  que  Louis  XI  clK)isit  pour  l'un  de  ses  députés 
auprès  des  ducs  de  Bourgogne  et  de  Bretagne  en  1473-; 
Antoine  Duprat,  qui  fut  précepteur  de  François  I"  et  devint 
chancelier  de  France  et  cardinal  sous  le  règne  de  son  élève'. 
A  ces  générations  obscures,  et  comme  fatiguées  des  longues 
convulsions  de  l'époque  précédente,  allait  succéder,  dans  la 
puissante  éclosion  littéraire  du  xyi°  siècle,  la  race  héroïque 
des  contemporains  de  l'Hospital  et  de  Henri  IV,  les  Pasquier, 
les  Séguier,  les  Loysel,  les  de  ^lontholon,  les  Pi  thon,  les  d(; 
Mesmes,  les  de  Thou,  les  Arnaud,  les  du  Vair,  ces  dignes  et 
fermes  esprits,  ces  âmes  si  françaises,  si  vertueusement  élo- 
quentes, ces  magistrats  si  lettrés  qui  ont  porté  la  réputation 
du  barreau  français  à  une  hauteur  qu'on  n'a  point  surpassée  * . 

Jusqu'à  l'époque  de   la  Renaissance    oii   nous  touchons, 

1.  Loysel,  p.  190,  191,  192.  —  Froment,  p.  61.  Au  ternie  de  sa  carrière, 
Rauliri  fonda  un  liùiiital  à  Beaune  pour  couvrir  ses  fautes:  (fila  fait  assez 
de  pauvres,  dit  Louis  XI,  pour  leur  ouvrir  un  hôpital.»  Un  siècle  après,  sa 
fauiille  était  obligée  de  s'y  réfugier. 

2.  «  On  le  tenoil  pour  le  plus  grand  légiste  de  France,»  dit  Loysel, 
p.  199.  Il  mourut  à  44  ans.  —  Voir  Ayrault,  Pratique  judiciaire,  1.  III,  p.  50. 
Gaudry,  Iliatoire  du  barreau,  cli.  xiir. 

3.  On  peut  ajouter  à  ces  deux  noms,  d'après  Loy?el,  Philippe  de  Mor- 
villcrs,  Benoist  Gentien,  Denis  de  Mauvoy,  Jean  de  Vailly,  Pierre  la  Gode, 
Aignan  Viole,  André  Colin,  Pierre  le  Cerf,  Michel  du  Puy,  Jean  Doileau,  de 
Beauté,  Bezançon,  l'Huyllier,  Jactpies  Mareschal,  Jean  Barhin,  Pieire  de 
Marigny,  Jacques  Barme,  Pierre  Bemon,  Jacques  Cappel,  Jean  le  Lièvre 
Guillaume  Boger,  Jean  le  Maistre,  Jean  Bouchard,  —  avocats  d'une  certaine 
valeur,  estimés  de  leur  temps,  et  sur  lesquels  le  Dialogue  nous  donne  quel- 
ques rapides  indications.  —  P.  192,  212. 

4.  Sur  l'histoire  du  barreau  au  xvi»  siècle,  sujet  qui  n'entre  pas  dans  notre 
cadre,  on  peut  consulter  l'étude  de  .M.  Froment  dont  elle  forme  la  nieil- 


476  L  ELOQUENCE  JUDICIAIRE. 

mais  devant  laquelle  nous  devons  nous  arrêter,  deux  choses 
avaient  entravé  l'essor  de  l'éloquence  judiciaire  et  gâté  le 
talent  naturel  de  ces  premiers  avocats  dont  nous  avons  voidu 
rechercher  la  trace  et  réveiller  le  souvenir.  C'étaient  la  miû- 
tiplicité  infinie  des  formes  de  la  procédure  et  la  fausse  idée 
qu'on  se  faisait  de  l'art  oratoire.  Un  manuscrit  duxiii"  siècle 
a  conservé  les  pièces  d'un  procès  entre  le  chapitre  de  Laon  et 
le  mayeur  et  les  jurés  de  la  ville  :  on  n'y  compte  pas  moins 
de  quatre-vingt-dix  actes  * .  En  vain  des  ordonnances  royales 
supprimèrent-elles  quelques-unes  de  ces  formalités  excessives, 
requêtes,  enquêtes,  examens,  griefs,  procuration,  assigna- 
tion, mise  au  rôle,  sommation  de  lier  et  de  joindre,  commu- 
nication des  sacs,  jugement  préparatoire,  et  autres  inventions 
de  l'esprit  de  chicane  signalé  par  nous  dès  l'époque  féodale, 
l'éloquence  n'en  restait  pas  moins  emharrassée  sous  le  fatras 
de  celles  qui  furent  maintenues'.  La  sid^tilité  scolastique, 
passant  des  chaires  de  droit  et  de  théologie  dans  les  plai- 
doyers, venait  encore  surcharger  et  compliquer  les  exagéra- 
tions traditionnelles  de  ce  formalisme. 

Comme  les  prédicateurs,  les  avocats  débutaient  par  un  verset 
de  la  Bible;  leur  discussion  se  hérissait  de  textes  sacrés  et  de 
citations  profanes  ;  ils  avaient  tout  le  savoir  et  tout  le  mauvais 
goût  des  docteurs.  La  rhétorique  leur  prescrivait  de  diviser  leur 
discours  comme  une  somme  théologique  :  «  Materiam  causa- 
rum  tuarum  divide  per  membra,  ut  inelius  commendes  memo- 

leiire  partie.  —  Thèse  sur  VÉloqiience  judiciaire  en  France  avant  le  xvii"  siècle 
(1874). 

1.  Eu  1237.  —  Froment,  Thèse,  p.  29.  —  Alexis  Monteil,  Histoire  des 
Français,  xive  siècle,  lettre  LXIX. 

2.  On  peut  voir  une  imitation  de  la  procédure  usitée  au  xiv^  siècle  dans 
une  petite  pièce  satirique  du  même  temps,  VAdvocacie  Nostre-Dame.  œuvre 
d"un  rimeur  bas-normand.  Cette  pièce  est  la  traduction  d'un  ouvrage  latin 
du  savant  jurisconsulte  Barthole,  professeur  de  droit  à  Pise  et  k  Pérouse, 
mort  en  1336.  Barthole,  pour  faire  bien  comprendre  la  marche  d'un  pro- 
cès instruit  dans  les  formes,  imagine  une  cause  qui  se  plaide  entre  la 
sainte  Vierge  et  le  Diable  au  tribunal  de  Jésus  :  Vrocessns  Satanx  contra 
B.  Yirginem  coram  judice  Jesu.  —  Dupin,  Lettres  sur  la  profession  d'avocat 
(1830).  —  Lcnienf,  la  Satire  au  moyen  âge,  ch.  xi,  p.  183.  —  Froment, 
p.  345-347. 


LES  PRINCIPAUX  AVOCATS  DU  XIV  ET  DU  XV  SIÈCLES.    477 

r?'a?^)>  On  lit  dans  le  Style  du  Parlement,  publié  en  1330, 
des  recomniundalions  qui  nous  semljlenl  trahir  et  dénoncer 
les  défauts  les  plus  saillants  des  orateurs  de  notre  ancien  bar- 
reau. Il  est  enjoint  aux  avocats  de  laisser  les  divagations 
pour  aller  droit  aux  moyens  décisifs,  d'éviter  les  répliques 
inutiles  et  les  redites;  il  leur  est  recommandé  de  ne  pas  re- 
muer au  hasard  leurs  pieds  et  leur  tète,  de  ne  pas  ouvrir  en 
parlant  une  bouche  démesurée,  de  ne  pas  se  déllgurer  par 
des  contorsions,  de  ne  pas  déployer  dans  les  petites  causes 
une  pompe  déplacée  ;  en  un  mot,  de  mettre  leur  voix  et  leurs 
discours  en  harmonie  avec  le  sujet.  Sans  trop  de  témérité,  on 
peut  supposer  que  ces  conseils  et  ces  préceptes  contiennent 
une  satire  indirecte  et  le  ressemblant  portrait  des  avocats  de 
ce  temps-là.  Qu'on  se  les  représente  donc  gesticulant  à 
outrance,  donnant  la  réplique,  la  duplique  et  la  triplique  à  la 
partie  adverse,  s'égarant  en  prétentieuses  digressions,  dépen- 
sant autant  d'érudition,  comme  dit  Monteil,  pour  six  gerbes 
d'avoine  que  pour  le  comté  de  Champagne,  et  l'on  se  fera 
sans  doute  une  assez  juste  idée  de  quelques-uns  des  abus  et 
des  ridicules  qui  déparaient  alors  les  discours  du  Palais'. 

Le  manque  de  documents  ne  nous  permet  pas  d'aller  au 
delà  de  ces  conjectures  ni  de  juger  plus  à  fond  l'éloquence 
judiciaire  du  moyen  âge.  Jean  Petit,  apologiste  de  l'assassi- 
nat du  duc  d'Orléans,  en  1107,  est  moins  un  avocat  qu'un 
docteur  fanatique  et  faméli(|ue;  la  honte  du  monstrueux 
plaidoyer  prononcé  par  lui  devant  le  conseil  du  roi,  et  transcrit 
dans  la  ciu'onique  de  Monstrelet,  ne  doit  pas  rejaillir  sur  le 
barreau  français  ^.  On  a  si  souvent  analysé  et  cité  ce  discours, 
qu'il  nous  suffira  d'en  dire  ici  quelques  mots.  Tout  s'y  réduit, 


1.  Bibliothèque  de  Bruxelles,  mss.  no  14777.  —  M.  le  Clerc  ajoute  spi- 
rituelleuieiit  :  «  Ces  préceptes  étaient  dominés  par  une  recommandation  qui 
est  la  première  de  toutes  :  «  l'rxferas  solvenles  non  solventibus,  »  préfèi'e 
ceux  qui  paient  à  ceux  qui  ne  paient  pas.  »  —  Histoire  littéraire,  i.  XXIV, 
p.  A16. 

2.  Histoire  des  Français,  xiV  siècle,  Lettre  LXIX.  Froment,  p.  24. 

3.  T.  I",  ch.  xxxix,  p.  177.  Ce  discours  remplit  G4  pages.  —  Édition 
de  la  Société  de  l'Histoire  de  France,  1857. 


478  L'ÉLOQUENCE  JUDICIAIRE. 

selon  la  méthode  de  l'école,  cà  un  vaste  syllogisme  :  la  ma- 
jeure établit  que  dans  certains  cas  l'assassinat  est  chose  licite 
et  honnête  ;•  la  mineure  applique  ces  principes  au  meurtre  du 
duc  d'Orléans.  Pour  justifier  l'assassin,  Jean  Petit  déshonore 
la  victime.  Des  prémisses  ainsi  posées  résulte  cette  consé- 
quence :  le  meurtrier,  loin  d'être  un  criminel,  est  un  héros. 
En  faisant  le  coup,  il  a  vengé  le  roi  et  servi  l'Etat;  on  lui  doit 
((  amour,  honneur  et  récompense,  n  La  majeure  se  divise 
en  quatre  parties;  chaque  partie  se  subdivise  à  son  tour. 
Dans  la  première,  on  prouve  que  la  convoitise  est  la  source 
de  tous  les  maux  ;  or,  il  y  a  trois  sortes  de  convoitises, 
(c  l'orgueil  de  la  vie,  la  convoitise  des  )  eux  et  la  concupis- 
cence de  la  chair.  ))  La  seconde  partie  démontre  que  la  con- 
voitise fait  les  apostats;  or,  il  y  a  deux  sortes  d'apostats,  les 
hérétiques  et  les  schismatiques.  La  troisième  partie  roule  sur 
les  crimes  de  lèse-majesté  humaine  qui  naissent  aussi  de  la 
convoitise;  or,  la  majesté  humaine  peut  être  lésée  de  quatre 
manières,  ce  qui  induit  l'orateur  à  raconter  l'histoire  de  Lu- 
cifer, d'Absalon  et  d'Athalie,  comme  il  a  conté  plus  haut 
l'histoire  de  Jidien  l'Apostat,  de  Sergine  et  de  Zambri,  punis 
de  mort  pour  leur  apostasie,  La  quatrième  et  dernière  partie 
est  la  plus  comphquée;  elle  contient  l'exposition  de  huit 
vérités  et  d'autant  de  déductions  ou  corollaires  sortis  de  ces 
vérités.  La  plus  importante  des  «  vérités  »  de  la  thèse  admet, 
comme  un  axiome,  qu'il  est  licite  et  méritoire  d'occire  ou  de 
faire  occcire  un  tyran.  Ce  point  fondamental,  Jean  Petit  l'é- 
tablit par  douze  raisons,  en  l'honneur  des  douze  apôtres  : 
trois  raisons  tirées  des  philosophes  moraux,  parmi  lesquels  il 
cite  Cicéron  et  Boccace  ;  trois  raisons  tirées  de  la  théologie; 
trois  raisons  fournies  par  le  droit  civil,  et  trois  exemples  tirés 
de  la  sainte  Écriture,  dont  le  dernier  est  celui  de  saint  Mi- 
chel, inspirateur  et  modèle  du  duc  de  Bourgogne. 

La  mineure,  qui  fait  la  seconde  moitié  du  discours,  tend  à 
prouver  que  tous  les  crimes  spécifiés  dans  la  majeure  ont  été 
commis  par  le  prince  assassiné.  11  y  a  quatre  chefs  pour  dé- 
montrer le  crime  de  lèse-majesté.  Le  duc  d'Orléans  s'est  atta- 


Ll-S  PRINCIPAUX  AVOCATS  DU  XIV  ET  DU  XV'  SIÈCLES.     470 

qut'  à  Ici  personne  du  roi,  d";il)oi'tl,  en  essayant  de  ruiner  sa 
santé  et  d'usurper  son  pou\  oir  par  ((  diableries  et  maléfices,  » 
secondement,  en  s'alliant  aux  ennemis  du  roi,  troisièmement^ 
eu  empoisonnant  le  diuiphin,  quatrièmement,  en  nuisant  à  la 
chose  publique.  11  était  donc  permis  de  «  l'occire,  »  et  il  était 
((  plus  méritoire,  honorable  et  licite  qu'icelui  tyran  fût  occis 
par  un  des  parents  du  roi  que  par  un  étranger  qui  ne  seroit 
point  prince  du  sang  du  roi,  et  par  un  duc  que  par  un  comte 
et  un  baron,  et  par  un  baron  que  par  un  simple  chevalier,  et 
par  un  chevalier  que  par  un  simple  homme.  »  Tel  est  le  plan 
du  discours  de  Jean  Petit  ' . 

Répandez  sur  ce  canevas  grossier  et  bizarre  une  profusion 
de  textes  sacrés  et  profanes,  d'histoires,  de  légendes  et 
d'anecdotes,  avec  un  fatras  de  distinctions  et  de  commen- 
taires tirés  des  scolastiques,  et  vous  aurez  l'ensemble  de  cette 
élucubration  vidgaire,  sid)tile,  sinistre,  oîi  se  peint  dans  toute 
sa  laideur  l'odieux  génie,  l'âme  hypocrite  et  féroce  non-seide- 
ment  d'un  pédant  stipendié-,  mais  d'une  société  et  d'un 
temps  que  les  perversités  de  la  guerre  civile  avaient  dépravés- 
et  qui  puisaient  à  pleines  mains,  dans  la  casuistique  d'un 
faux  saxoir,  les  plus  révoltants  sophismes  pour  justifier  le 
guet-apens  et  l'assassinat.  Le  conseil  du  roi  approuva  par  son 
silence  ce  panégyrique  ;  le  peuple  de  Paris  s'assembla  le  lende- 
main sur  la  place  de  Xotre-Dame,  et  l'auteur,  du  haut  d'une 
estrade,  déclama  son  discours  pour  la  seconde  fois,  aux  ap- 
plaudissements de  la  foule  ^ 

1.  Lire  l'appréciation  de  ce  panégyrique  dans  le  Cours  d'Eloquence  fran- 
<_-aùe,  de  Gériisez,  t.  l^',  p.  129,  et  dans  l'étude  de  M.  Froment,  Thèse  sur 
l'Eloquence  judiciaire,  p.  42-51. 

2.  Dans  son  exorde,  Jean  Petit  a  l'impudeur  d'avouer  que  s'il  défend  le 
duc  de  Bourgogne  il  est  payé  pour  cela.  «La  première  raison  (pour  la- 
quelle j'entreprends  ce  discours),  si  est  que  je  suys  obligié  à  le  servir  par 
serenjent  à  luy  fait,  il  y  a  trois  ans  passez.  La  seconde  que  lui,  regardant 
que  j'estoie  petitement  bénéficié,  m'a  donné  chascun  an  bonne  et  grande- 
pension  pour  me  ayder  à  tenir  aux  cscboles,  de  laquelle  pension  j'ay  trouvé 
une  grant  partie  de  mes  despens,  et  trouveray  encores,  s'il  lui  plaist,  de 
sa  grâce...»  —  Monstrelet,  t.  I*^"",  p.  182. 

3.  Disons  cependant,  d'après  la  cbronique  de  Juvéual  des   Ursins,  que 


480  L  ÉLOQUENCE  JUDICIAIRE. 

Six  mois  après,  la  veuve  du  prince  assassiné,  Valentine  de 
Milan,  rentra  dans  Paris,  accompagnée  de  son  chancelier, 
Pierre  Lorfèvre,  et  de  maître  Cousinot,  avocat  au  parlement. 
EUe  fit  lire  devant  le  conseil  du  roi,  par  Fabbé  de  Saint-Fiacre, 
de  l'ordre  de  Saint-Benoît,  une  réfutation  de  la  harangue 
du  cordelier  Jean  Petit.  Peut-être  ce  discours,  «  contenu  en 
un  liwe  escrit  en  françoys,  »  et  conservé  par  Monsti-elet 
comme  le  précédent^,  était-il  l'œuvre  de  Cousinot  lui-même. 
Il  est  bien  supérieur  au  plaidoyer  de  Jean  Petit,  car  il  dé- 
fend avec  éloquence  la  vérité,  le  bon  sens  et  le  malheur.  Ce 
n'est  pas  qu'il  soit  exempt  de  mauvais  goût  et  de  pédan- 
tisme;  U  paie  tribut  aux  défauts  régnants,  à  l'érudition  indi- 
geste et  déplacée,  à  la  manie  de  diviser  et  subdiviser  à 
l'infini  :  Ovide  y  est  cité  à  côté  de  Jésus-Christ,  VAri  d'aune?^ 
à  côté  de  l'Écriture  ^  ;  on  y  trouve  trois  parties,  dont  cha- 
cune contient  six  points,  ce  qui  fait  que  (c  tout  le  propos  est 
enfermé  dans  dix-huit  points  ^.  »  VoUà  l'empreinte  de  l'école 
et  la  marque  du  temps.  Mais  ce  lourd  appareil  n'empêche 
pas  les  libres  mouvements  d'une  âme  attendrie  et  indignée 
de  se  produire;  une  conviction  forte,  le  cri  de  la  nature. 


cette  approbation  ne  fut  pas  unanime:  «Les  propositions  de  maistre  Jean 
Petit  semblèrent  bien  estrauges  à  aulcunes  gens  notables  et  clercs,  mais  il 
n'y  eiist  si  hardi  qui  eût  osé  parler  contre,  fors  eu  secret.»  En  1413,  sur 
les  instances  et  à  la  requête  de  Gerson,  une  assemblée  de  théologiens  dé- 
clara ces  propositions  hérétiques;  cette  condamnation  fut  ratifiée  par  le 
parlement  en  1416  et  par  le  concile  de  Constance  en  1418.  Jean  Petit  fut 
déclaré  hérétique  et  anathématisé.  —  Voir,  dans  la  BihlioMièque  de  l'Ecole 
des  Chartes  (ï.  XXVI,  18G5),  l'Enquête  du  Prévôt  de  l'aris  sur  le  meurtre 
du  duc  d'Orlcau». 

1.  Monstrelet,  t.  1er,  ch.  xliv,  p.  269.  Ce  discours  remplit  67  pages  du 
texte  de  l'historien. 

2.  Après  avoir  dit,  avec  les  Livres  Saints  :  Qui  rjladio  percuiit,  gladlo 
inrihit,  l'orateur  ajoute:  «Comme  dit  Ovides  eu  l'art  d'amours. 

Non  squior  est  Icx 
Quam  necis  artifices  arte  perire  sua.  —  P.  33o. 

3.  Ce  «  propos  »  peut  se  résumer  ainsi  :  1°  le  roi  est  obligé  à  faire 
justice  pour  six  raisons;  2°  Jean  de  Bourgogne  a  péché  pour  six  raisons; 
3°  le  duc  d'Orléans  est  innocent  des  crimes  qu'on  lui  impute  pour  six 
raisons. 


LES  PRINCIPAUX  AVOCATS  DU  XIV  ET  DU  XV  SIÈCLES.    481 

s'écliappant  à  travers  ces  entraves  artificielles,  éclate  en 
accents  vraiment  patliétiques.  L'orateur  fait  appel  à  la  jus- 
tice du  roi,  à  ses  sentiments  fraternels  :  <(  Hélas  !  Sire,  pour 
qui  feroies-tu  justice,  si  tu  ne  fais  pour  l'amour  de  ton 
frère?  Qui  aura  fiance  en  toy,  si  tu  faulx  au  frère  qui  te 
amoit  le  mieux?  Si  tu  n'as  esté  ami  à  ton  frère,  à  qui 
seras-tu  ami,  attendu  qu'on  ne  te  demande  fors  que  justice. 
0  très-noble  prince,  considère  que  ton  frère  germain  à  toy  est 
osté.  Dores  en  avant  tu  n'auras  plus  de  frère,  ni  jcimais  tu  ne 
le  verra  plus...  Par  le  grand  sens  qui  en  lui  estoit,  il  lionnou- 
roit  toute  la  lignée  royale  de  France.  Car  à  peine  pourroit- 
on  trouver  plus  facond,  ne  mieulx  emparlé  que  lui,  plus  cour- 
tois, mieidx  proposant  et  respondant  devant  nobles,  clercs  et 
lais.  » 

Tout  le  mérite  de  ce  plaidoyer  est  dans  une  suite  d'apostro- 
phes et  de  prosopopées  un  peu  traînantes  et  monotones,  mais 
naturelles  et  bien  placées,  remplies  d'émouvantes  peintures. 
Le  souvenir  de  Ctiarles  Y,  père  du  malheureux  duc  d'Orléans, 
est  évoqué;  le  père  même  du  meurtrier  est  interpellé  dans 
son  tombeau  et  mis  en  face  de  Jean  sans  Peur  :  «  0  Philippe, 
duc  de  Bourgogne,  si  tu  vivois  maintenant,  tu  n'approuve- 
rois  pas  partie  adverse  et  dirois  que  ton  propre  fds  a  forli- 
gné...  0  roi  Charles,  si  tu  vesquisses  aujourd'hui,  que  dirois- 
tu?  Quelles  larmes  te  apaiseroient  ?  Qui  t'empescheroit  que  tu 
ne  feisses  justice  de  sa  très-cruelle  mort  ?  Hélas  !  roy  Charles, 
tu  pourrois  dire  droictement  avec  Jacob  :  Fei^a  pessima 
devoravit  filium  meum,  la  très-mauvaise  beste  a  dévoré  mon 
enfant.  »  L'orateur  revient  ensuite  à  Charles  W,  et,  ranimant 
là  victime,  il  suppose  qu'elle  se  plaint  au  roi,  son  frère,  et  lui 
demande  vengeance  :  <(  Hélas  !  Sire,  si  l'esperit  de  ton  frère 
parlast,  entens  quelle  chose  il  diroit.  Il  diroit,  certes,  les  pa- 
roles qui  s'ensuivent  ou  pareilles  :  «  0  Monseigneur  mon 
frère,  regarde  comment  pour  toy  j'ay  receu  mort.  C'estoit 
pour  la  grant  amour  qui  estoit  entre  nous.  Regarde  mes 
playes,  desquelles  cinq  espécialment  furent  cruelles  et  mor- 
telles. Regarde  mon  corps,  batu,  foulé  et  enveloppé  en  la 

31 


482  L  ELOQUENCE  JUDICIAIRE, 

])oiie.  Regarde  mes  braz  coppéz  et  ma  cervelle  espaiidiie  hors 
de  mon  chef.  Regarde  s'il  est  douleur  pareille  à  ma  dou- 
leur!... »  La  péroraison  n'est  pas  moins  touchante.  Tous  les 
assistants  sont  convoqués,  l'un  après  l'autre,  auprès  des 
restes  sanglants  du  duc  d'Orléans  et  invités  à  verser  des 
larmes  sur  une  telle  infortune  ' .  Lorsque  l'abbé  de  Saint- 
Fiacre  eut  fmi,  l'avocat  Cousinot,  développant  le  texte  que 
nous  avons  cité  plus  haut%  posa  les  conclusions  de  la  partie 
plaignante;  le  conseil  les  admit  et  décida  que  le  duc  de 
Bourgogne  ferait  réparation  au  prince  et  à  sa  veuve,  que 
ses  hôtels  seraient  rasés  et  qu'il  serait  condamné  à  passer 
vingt  ans  dans  la  Terre-Sainte.  Cet  arrêt  donnait  satis- 
faction à  la  conscience  publique  ;  il  ne  lui  manqua  que  d'être 
exécuté  ^ 

Vers  le  même  temps,  en  1 4Ui,  une  cause  qui  fit  quelque 
bruit  dans  le  quartier  des  écoles,  avait  été  plaidée  au  parle- 
ment :  il  s'agissait  de  la  violence  faite  par  les  gens  du  cheva- 
lier Charles  de  Savoisy  aux  écoliers  de  l'Université  qui  se 
rendaient  en  procession  à  l'église  Sainte-Catherine.  Les  éco- 
liers avaient  été  battus,  dispersés  à  coups  de  flèches  et  d'épées, 
et  poursuivis  jusqu'au  pied  de  l'autel  où  l'on  disait  la  messe. 
Gerson  parla  pour  l'Université,  dont  il  était  le  chancelier, 
contre  Guillaume  Cousinot,  avocat  du  chevalier  de  Savoisy  : 
nous  avons  son  plaidoyer  en  français,  imprimé  dans  le  recueil 


1.  «0  tu,  roy  de  France,  prince  très-excellent,  pleure  doncques  ton  seul 
frère  germain,  l'une  des  précieuses  pierres  de  ta  couronne.  0  toy,  royne 
très-noble  :  pleure  le  prince  qui  tant  te  honnouroil,  lequel  tu  vois  mourir 
si  piteusement.  0  toy,  duc  de  Bourbon,  pleure,  car  ton  amour  est  enfouye 
en  terre!  Et  vous  tous  auUres,  nobles  princes,  pleurez,  car  le  chemin  esl 
ouvert  pour  vous  faire  mourir  traitreusement.  Pleurez  hommes  et  femmes, 
povres  et  riches,  jeunes  et  vieulx,  car  la  doulceur  de  paix  et  de  trauquililé 
vous  est  oslée...  0  vous,  hommes  d'Éi;lise  et  sages,  pleurez  le  prince  qui 
très-grandement  vous  aymoil  et  honnouroit.  »  —  Monslrelet,  t.  Jer,  p.  333. 

2.  Page  474. 

3.  En  1414,  Gerson  lit  l'oraison  funèbre  du  duc  d'Orléans  à  Notre-Dame. 
«  Et  prescha  au  dit  service  funèbre  le  chancelier  de  Nostre-Dame  maistre 
Jehan  Gerson,  docteur  en  théologie  moult  renommé,  si  parfondément  et 
haullement  que  plusieurs  docteurs  et  autres  s'en  esmerveillèrent.»  —  Mons- 
trelet,  t.  iU,  ch.  cxxxiii,  p.  55. 


LES  PRINCIPAUX  AVOCATS  DU  XIV  ET  DU  XV*'  SIÈCLES.    483 

(le  ses  œuvres  '  ;  c'est  un  discours  simple  et  vif,  peu  scolas- 
lique,  peu  chargé  de  citations  et  de  divisions,  écrit  avec  verve 
et  d'un  style  abondant.  Le  texte,  heureusement  choisi,  se 
prêle  à  un  développement  aisé  et  naturel  :  ((  Estote  miséricor- 
des, ayez  pitié  des  victimes,  ayez  pitié  du  royaume  menacé, 
de  la  justice  insultée,  d(^  l'autorité  royale  méconnue,  ayez 
pitié  des  malfaiteurs  en  les  punissant  pour  les  guérir  et  les 
sauver.  »  Tout  le  discours  est  là.  L'endroit  le  plus  intéres- 
sant est  le  récit  des  faits.  Dans  une  suite  d'images  saisis- 
santes, l'orateur  nous  fait  voir  les  rangs  tout  à  coup  rompus 
par  les  archers  et  les  hommes  d'armes,  de  faibles  enfants  au 
milieu  des  flèches  et  des  épées,  trébuchant  sous  les  pieds  des 
chevaux  et  se  hâtant  de  gagner  l'éghse,  comme  un  lieu  invio- 
lable et  sacré  ;  l'église  elle-même  envahie,  les  divins  offices 
suspendus,  les  chantres  dispersés  et  les  dames  pieuses,  qui 
étaient  venues  pour  la  messe  et  le  sermon,  cachant  les  petits 
enfants  sous  leurs  manteaux^.  «  Et  vrayement  paroles  me 
défaillent  à  déclarer  l'indignité  de  ceste  besogne.  Aidez-moy; 
pensés  par  vous-même  quelle  horreur  c'estoit  et  quelle  con- 
fusion, veoir  tel  nombre  de  jolis  escoliers,  comme  agneaux 
innocens,  fuir  et  trébucher  devant  les  loups  ravissables... 
C'estoit  droitement  une  perséqution  telle  comme  vous  regar- 
dez en  ces  peintures,  quand  Hérodes  faict  occire  les  Innocents. 
Ung  escolier  fut  navré  d'une  sagette  en  la  mammelle  assez 
près  de  l'autel;  l'autre,  au  col  ;  l'autre  ot  sa  robe  parcée.  Et 
briefvement,  au  milieu  des  perséquteurs  qui  tiroient  à  la 
volée,  n'y  avoit  quelconque  sans  péril  de  mort,  fust  maistre 
ou  escoUer;  fust  noble,  fust  non  noble;  fussent  de  vos  en- 
fants, messeigneurs  ;  fussent  autres  trente  navrés.  En  bonne 
foi,  ici  a  matière  trop  grande  de  miséricorde  et  de  compas- 
sion. )) 
D'autres  passages,  non  moins  remarquables,  nous  prou- 

1.  Opéra,  t.  IV,  coL  571-582.  Gerson  s'excuse  «  d'usurper  l'office  des 
saiges  orateurs  et  avocats  de  très-singulière  et  claire  éloquence  »  qui 
plaidaient  au  Parlement. 

2.  Histoire  littcraire,  t.  XXiV,  p.  417. 


484  l'éloquence  judiciaire, 

vent  que  Gerson  n'avait  pas  lu  sans  profit  «  les  enseigne- 
ments de  Tulle  en  sa  rhétorique,  )>  qu'il  aime  à  citer.  Il  en  a 
retenu,  notamment,  l'art  d'accuser  et  de  mettre  en  relief  les 
torts  de  l'adversaire.  «  Si  Chevallerie  persécute  Clergie,  qui  la 
défendra?  Où  sera  sauvegarde  royale  gardée,  si  la  fille  du  roy 
est  vilennée  et  violée?  Que  sera  du  royaume  de  France,  fors 
une  rapine  et  larronnerie,  si  justice  en  est  tellement  débou- 
tée? »  Un  ancien  n'eût  pas  mieux  dit.  M  y  a  aussi  beaucoup 
d'adresse  à  faire  intervenir  sainte  Catherine  dans  la  cause,  à 
intéresser  au  procès  son  honneur  outragé  :  «  0  vierge  très- 
glorieuse,  madame  sainte  Catherine,  vous  estes  digne  en 
vérité  que  on  portast  autre  honneur  et  révérence  à  vostre 
église  et  à  vos  reliques,  et  au  saint  Sacrement  de  l'autel  qui 
dedans  vostre  église  se  célébroit  ;  la  belle  représentation  de 
la  Nativité  de  nostre  Seigneur  et  de  son  saint  sépulchre 
glorieux,  qui  est  dans  vostre  église,  deveroient  estre  autre- 
ment honorés.  »  Si  habilement  défendue,  l'Université  l'em- 
porta, autant  du  moins  que  le  bon  droit  pouvait  triompher 
de  la  violence  en  ces  temps  d'anarchie.  Le  parlement  renvoya 
l'affaire  au  conseil  du  roi;  néanmoins,  par  provision,  il  mit 
Charles  de  Savoisy  en  état  d'arrestation,  et  lui  interdit  de 
quitter  Paris  jusqu'à  nouvel  ordre. 

Ce  plaidoyer  de  Gerson,  celui  de  l'abbé  de  Saint-Fiacre  et  le 
discours  de  Jean  Petit,  voihà  les  seuls  monuments  qui  nous 
restent  de  l'éloquence  cki  barreau  jusqu'à  l'époque  de  la  Re- 
naissance *  :  s'ils  ne  suffisent  pas  à  nous  éclairer  sur  le  carac- 
tère de  cette  éloquence,  ils  nous  permettent  du  moins  d'en- 

1.  Signalons  ici  un  plaidoyer  manuscrit  prononcé  devant  Cliailes  Vil  par 
Charles  d'Orléans  en  1438  dans  le  procès  criminel  de  Jean  II  duc  d'Âlencon- 
Bibliothèque  Nationale,  mss.  n°  110'».  —  Ce  plaidoyer,  d'une  dizaine  de 
pages,  est  cité  en  entier  dans  l'ouvrage  publié  en  1844  par  ChampoUion- 
I^'igeac,  sous  ce  litre  :  Louis  et  Charlea,  ducs  d'Orléans.  Ecrit  d'un  style 
facile,  il  est  intéressant  à  lire.  On  y  trouve  bien,  rà  et  là,  quelques  sub- 
divisions scolastiques  et  des  allégories  déplacées,  mais,  en  général,  le  ton 
est  naturel.  Il  y  est  question  de  «  l'advocat  »  nommé  Pitié,  et  de  dame 
Raison.  L'orateur  s'excuse  de  n'être  «  ni  saige  ni  bon  clerc  et  de  n'apporter 
qu'une  petite  chandelle  entre  tant  de  grans  lumières  de  sens  et  clergie.  » 
P.  363. 


LES  PRINCIPAUX  AVOCATS  DU  XIV  KT  DU  XV«  SIÈCLES.    485 

trevoir  par  (jiielle  sorte  de  mérites,  au  milieu  de  choquantes 
imperfections,  les  avocats  que  nous  avons  cités  comme  la 
gloire  de  l'ordre  ont  pu  justifier  leur  réputation.  A  défaut  de 
documents  oratoires,  nous  avons  d'autres  documents,  impor- 
tants et  nombreux,  de  la  science  et  du  talent  de  nos  anciens 
avocats  ;  ce  sont  les  écrits  qu'ils  ont  composés  sur  le  droit. 
Nous  allons  les  examiner.  Il  existe,  en  effet,  une  littérature 
judiciaire,  aussi  bien  qu'une  littérature  politique,  au  moyen 
âge. 

§  IV 

La  littérature  judiciaire.  —  Pierre  de  Fontaines,  Philippe  de  Beaumanoir, 
Philippe  de  Navarre,  Jean  et  Jacques  d'Ibelin,  jurisconsultes  d'Orient 
et  d'Occident. 

Dans  son  livre  intitiûé  Conseil  à  un  ami,  qui  fut  composé 
vers  '12o3,  Pierre  de  Fontaines,  ancien  bailli  de  Vermandois, 
conseiller  au  parlement,  dit  qu'il  est  le  premier  qui  ait 
écrit  sur  le  droit  en  français*.  Il  avait  eu  quelques 
devanciers  qu'il  ignorait,  parce  qu'ils  étaient  fort  peu  nom- 
breux et  très-peu  connus;  mais  il  reste  vrai,  néanmoins,  que 
c'est  seulement  dans  la  seconde  moitié  du  xiii"  siècle,  sous  le 
règne  de  saint  Louis,  qu'on  a  commencé  à  écrire  avec  suite 
et  méthode  sur  les  matières  de  jurisprudence.  Deux  causes 
ont  retardé  la  formation  d'une  littérature  judiciaire  en  France  ; 
d'aHord,  la  difficulté  de  créer  une  langue  spéciale  pour  le 
droit,  puis  la  répugnance  qu'éprouvait  la  noblesse,  dans  les 
temps  féodaux,  à  divulguer  les  secrets  d'une  législation  qui 
était  le  fondement  de  sa  puissance  politique.  Beaucoup  de 
seigneurs,  nous  l'avons  dit  ^,  tiraient  honneur  et  profit  de  la 
science  du  droit;  ils  ne  dédaignaient  pas  d'être  forts  en  chi- 
cane et  d'intervenir,  h  titre  de  «  plaideurs  ou  de  conseils,  » 
dans  les  procès  que  jugeaient  les  hautes  cours  ;  mais  ils 

1.  «  Nus  (nul)  n'emprist  oncques  mais  cesle  coze  devant  moy.  »  —  Histoire 
littéraire,  t.  XIX,  p.  131-137. 

2.  Pages  449,  450. 


486  LA   LITTÉRATURE  JUDICIAIRE. 

se  gardaient  de  rien  dicter  ou  publier  :  la  tradition  orale, 
soigneusement  recueillie,  leur  suffisait;  ils  réservaient  leur 
savoir  pour  eux  et  pour  leur  famille,  avec  un  orgueil  jaloux, 
comme  un  privilège  incommunicable.  Lorsque  les  Lettres  du 
Sépulcre,  qui  contenaient  le  texte  des  lois  du  royaume  de 
Jérusalem,  tombèrent  aux  mains  de  Saladin  en  1187,  on 
pressait  Raoul  de  Tibériade,  le  maître  et  Tami  de  Pliilippf! 
de  Navarre,  fort  expert  en  ces  matières,  d'écrire  ce  qu'il 
savait  <(  des  us  et  coutumes  et  des  assises,  »  afin  de  suppléer 
ou  de  rétablir  le  code  primitif  disparu;  il  s'en  défendit 
avec  humeur  :  ((  Voulez-vous  donc,  dit-il,  que  je  fasse  mon 
égal  quelque  sid3til  bourgeois  ou  quelque  bas  homme  let- 
tré ^  ?  »  En  dépit  de  ce  sentiment  féodal,  égoïste  et  défiant, 
quelques  écrits  parurent,  à  l'époque  môme  et  sous  l'influence 
de  la  féodalité,  sans  attendre  l'impulsion  de  la  politiques 
royale  qui  devait  agir  plus  tard  sur  Pierre  de  Fontaines  et 
Philippe  de  Beaumanoir.  Signalons  ces  origines  de  la  litté- 
rature judiciaire  au  moyen  âge. 

La  disposition  à  fixer,  à  mettre  par  écrit  les  éléments  du 
système  féodal  se  révéla  d'abord  en  Italie,  en  Allemagne  el 
en  Angleterre;  ces  pays  produisirent  presque  simultanément, 
des  ouvrages  dont  l'objet  était  de  soumettre  le  droit  féodal 
aux  principes  de  critique  et  d'analyse  qui  depuis  longtemps 
dirigeaient  l'étude  du  droit  romain  et  du  droit  canonique  ^ 
Sous  le  règne  de  l'empereur  Frédéric  I",  entre  les  années 
1158  et  H68,  deux  consuls  de  la  ville  de  Milan,  Obertus  ab 
Orlo  et  Gerardus  iNiger,  publièrent  l'un  et  l'autre  un  livre  en 
latin  sur  la  jurisprudence  féodale  suivie  par  la  cour  de  cette 
ville.  Il  n'existe  plus  que  des  fragments  de  ces  livres  qui, 
retouchés  à  diverses  époques  et  par  des  mains  différentes, 
augmentés  des  constitutions  de  Frédéric  I",  Frédéric  II,  el 
Conrad  IV,  ornés  de  gloses  et  de  commentaires  par  les  ju- 
risconsultes du  xm"  siècle,  formèrent  le  recueil  connu  sous 


1,  Pliilippe  de  Navarre,  ks»hes  de  la  Ilaute-Cour,  cli.  xlvh,  p.  523. 

2.  lieugnot,  Assises  de  Jérusalem,  t.  I".  Introduction,  p.  xxxiii. 


JURISCONSULTES  D'ANGLLITKRRE  ET  DE   NORMANDIE.     487 

\i\  titre  de  Consuetudines  feudonmi  ou  de  LiJjer  feudonun  ' . 
Un  autre  feudiste,  dont  le  nom  est  inconnu,  a^ait  (■cril 
vers  le  même  temps,  c'est-à-dire,  sous  les  règnes  de  Con- 
rad III  et  de  Frédéric  I",  un  livre  sur  les  Bénéfices  ou  plulol 
sur  les  fiefs,  qui  contenait  l'exposé  lidèle  du  droit  féodal  en 
usage  parmi  les  peuples  de  l'Allemagne  orientale.  Cet  ouvrage 
écrit  en  latin.  Vêtus  auctor  de  beneficiis^,  se  divise  en  trois 
parties  :  la  première,  consacrée  5,  des  réflexions  générales, 
n'a  pas  de  titre;  la  seconde  est  intitulée />e  orf/me  p/aceVa- 
tionis;  la  troisième.  De  urhaiio  beneficio.  Dans  ce  traité, 
remarquable  par  une  méthode  vraiment  scientifique,  le  droit 
féodal  apparaît  comme  une  législation  claire,  certaine, 
reposant  sur  des  bases  définitivement  arrêtées  ^ 

En  Angleterre,  Henri  I",  surnommé  Beau  Clerc,  ouvre  la 
série  des  jurisconsultes  anglo-normands  qui  ont  laissé  tant 
de  monuments  de  leur  science  habile  et  de  leur  esprit  délié. 
Le  code  de  lois  qu'il  promulgua,  entre  1100  et  1133,  pour 
faire  pénétrer  les  coutumes  féodales  dans  rintelligence  et 
dans  les  mœurs  du  peuple  conquis,  est  antérieur  à  la  publi- 
cation du  Liber  fevdorum  et  du  Vêtus  Aiœtor  de  beneficiis;  il 
s'y  montre  jurisconsulte  et  moraliste  autant  que  législateur; 
ses  efforts  pour  convaincre,  quand  il  lui  était  si  facile  de 
commander,  donnent  à  son  livre  un  caractère  de  noblesse  et 
d'élévation'*.  Le  grand  justicier  d'Angleterre  sous  Henri  II, 
Glanville,  qui  repoussa  l'invasion  écossaise  et  alla  périr  en 
1100  au  siège  de  Saint-Jean-d'Acre,  fut  chargé,  vers  1166, 
de  rédiser  un  traité  sur  les  lois  elles  coutumes  du  rovaume^ 


1.  Sur  l'autorité  et  l'utilité  du  Livre  des  fîefs,  sur  l'influence  qu'il  exerça-, 
voir  Beugnot,  Assises,  etc.,  p.  xxxiv.  —  J.  Minier,  Précis  hisloricjne  du  droit 
frannds  (1854),  p.  319,  320. 

"2.  Imprimé  par  Thomasius,  SehctxfeuMiœ  (1708),  t.  I",  1.  71,  et  réim- 
primé par  Canciani  {Libellus  mitiquus  de  beneficiis),  dans  sa  Colleclion  des 
Lois  antiques  des  Barbares,  t.  111,  p.  113. 

3.  Heugnot,  Ass/ses,  etc.  Introd.,  p.  xxxiv. 

4.  Houard  a  publié  ce  code  dans  ses  Traités  sur  les  coutumes  anglo-nor- 
vmndes.  Rouen,  1776,  t.  If'S  p.  260-371. 

5.  La  dernière  édition  en  a  été  donnée  par  M.  Marnier  dans  ses  Établis- 
sements de  l'Échiquier  de  Normandie.  Paris,  1839. 


488  LA   LITTERATURE  JUDICIAIRE. 

Le  Lut,  à  la  fois  usuel  et  théologique,  que  poursuit  cet  esprit 
éclairé,  est  de  recueillir,  de  coordonner  les  éléments  de  la 
jurisprudence  qui  régnait  dans  la  cour  de  l'Échiquier  et  d'é- 
tablir une  sorte  de  transaction  entre  les  principes  souve- 
rains du  droit  féodal  et  les  anciennes  coutumes  du  peuple 
anglo-saxon  * . 

Vers  l'an  1180,  un  inconnu,  d'origine  popidaire,  rédigeait 
V Ancien  coutumier  de  Normandie^.  Cette  fois, on  ne  s'adres- 
sait plus  uniquement  à  la  classe  dominante  ;  on  osait  sortir 
du  cercle  étroit  que  les  institutions  avaient  tracé  et  que  res- 
serraient encore  les  préjugés  :  l'auteur  de  cet  ouvrage  si 
piquant  par  sa  forme  naïve,  si  curieux  par  les  révélations 
qu'il  contient,  faisait  entrer  l'étude  du  droit  féodal  dans  une 
voie  nouvelle.  En  décrivant  fidèlement  les  coutumes  et  les 
institutions  civiles  de  la  Normandie,  la  situation  morale  et 
sociale  de  la  noblesse  et  du  peuple,  il  montra  que  la  multi- 
tude populaire  devait  être  comptée  pour  quelque  chose,  même 
dans  le  système  féodal,  et  que  son  état  civil,  encore  si  mal 
établi  et  si  souvent  contesté,  pouvait  fournir  une  matière 
intéressante  aux  méditations  et  aux  recherches  du  légiste'^. 

Venons  maintenant  à  la  célèbre  école  des  jurisconsidtes 
français  d'Orient  dont  les  travaux  ont  précédé  de  quelques 
années  ceux  de  l'école  monarchique  et  parlementaire  de 
Paris.  Lorsque  le  royaume  chrétien  de  Jérusalem  fut  con- 
stitué, en  1099,  Godefroy  de  Bouillon  chargea  quelques 
hommes  expérimentés  d'interroger  les  croisés  des  divers 
pays  de  l'Europe  sur  les  usages  et  les  coutumes  de  leur  na- 
tion. Ces  commissaires  se  livrèrent  à  une  enquête  approfondie 
et  consignèrent  le  résultat  de  leurs  recherches  dans  un  projet 
de  code  qui  présenté  au  roi,  soumis  par  celui-ci  au  patriarche 
de  Jérusalem  et  aux  chefs  de  l'armée,  devint,  après  un  mûr 
examen,  la  charte  du  royaume.  Le  code  ou  la  charte  compre- 
nait deux  parties  distinctes  :  les  Assises  de  la  haute  cour,  et 


1.  Beugriot,  Assîmes,  p.  xxxv. 

2.  Voir  les  Établissemeiits  de  l'Échiquier  de  Normandie,  par  M.  Marnier. 

3.  Beugnot,  Assisetf,  etc.,  t.  I",  p.  xxxvi. 


JURISCONSULTES   FRANÇAIS   D'ORIENT.  489 

les  Assises  des  bourgeois,  c'est-à-dire,  les  lois  pour  les  sei- 
gneurs, et  les  lois  pour  le  peuple.  Ou  enferma  ce  texte  pré- 
cieux dans  le  trésor  de  l'église  du  Saint-Sépulcre,  le  lieu  le  plus 
vénéré  de  la  ville  de  Jérusalem  :  de  là  le  nom  de  Lettres 
du  Sépulcre,  qui  lui  fut  donnée  Le  coffre  qui  contenait  les 
deux  Assises  ne  pouvait  être  ouvert,  soit  pour  consulter,  soit 
pour  modifier  la  charte,  qu'en  présence  de  neuf  personnes  qui 
étaient  :  le  roi,  ou  l'un  des  grands  officiers  de  la  couronne, 
deux  hommes  liges  du  roi,  le  patriarche  ouïe  prieur  du  Saint- 
Sépiûcre,  deux  chanoines,  le  vicomte  de  Jérusalem,  et  deux 
jurés  de  la  cour  des  bourgeois  ^  Philippe  de  Navarre  et  Jean 
d'Iheliu  témoignent  que  ce  n'était  pas  là  un  texte  immuable, 
une  constitution  exclusive  :  les  lois  fondamentales  furent 
plusieurs  fois  amendées  et  mises  en  harmonie  avec  les  chan- 
gements que  la  guerre  et  l'arrivée  de  nouveaux  croisés  intro- 
duisaient dans  la  société  féodale  d'Orient^. 

La  prise  de  Jérusalem  par  Saladin,  le  2  octobre  11 87,  en- 
traîna la  destruction  des  Lettres  du  Sépulci^e.  ((  Tout  ce  fu 
perdu,  dit  Philippe  de  Navarre,  quand  Saladin  prist  Jérusa- 
lem, ne  oncques  puis  n'i  ot  escrite  assise,  ne  us,  ne  cous- 


1.  ...  «  El  les  apeloit  om  les  Lettres  don  Sépulcre,  parce  que  cliascune 
assise  estoit  escrite  par  sei  eu  un  grant  parclieuiiu  franchois,  et  en  cliascune 
cliartre  aveit  le  seau  et  le  signau  dou  roi  et  dou  patriarche  aussi,  et  dou 
vesconte  de  Jérusalem  aussi;  et  toutes  les  lettres  estoient  grans  lettres 
tornées,  et  la  première  lettre  dou  comencemeut  estoit  une  grant  lettre  en- 
luminée d'or,  et  toutes  les  rubriques  vermeilles.  Les  us  et  coustumes  qui 
là  estoient  escrites,  furent  faites  par  grant  conseill  et  par  grant  esgart 
et  par  grant  estude  et  par  grant  ordenement...»  —  Livre  de  Philippe  de 
Navarre,  t.  I^r,  ch.  xlvii,  p.  322.  —  Voir  aussi  le  livre  de  Jean  d'ibelin, 
t.  I",  ch.  I  et  11,  p.  22,  23.  —  Beugnot,  Introd.,  p.  i-xxiv.  —  Histoire  lit- 
téraire, t.  XXI,  p.  439-440. 

2.  ...  «  Et  quant  il  aveneit  aucunes  feis  que  aucun  débat  estoit  en  la  cort 
d'aucune  assise  ou  usage,  par  quel  il  convenist  que  l'om  veist  l'escrit,  l'en 
enovroit  la  huce,  oii  estoient  les  Lettres,  à  mains  de  neuf  persones...  »  — 
Philippe  de  Navarre,  ch.  XLVir,  p.  522. 

3.  «  Après  ce  que  les  avant  dites  assises  furent  faites  et  les  usages 
establis,  le  duc  Godefroy  et  les  reis  et  seignors  qui  après  lui  furent  el  dit 
roiaume  les  amendèrent  par  pluisors  fois...»  — Jean  d'ibelin,  t.  I"'',  ch.  m, 
p.  24.  —  Philippe  de  Navarre,  ch.  lxxi,  p.  542.  —  Histoire  littéraire, 
t.  XXI,  p.  440. 


490  LA   LITTÉRATURE  JUDICIAIRE, 

tume*.»  Jean  d'ibelin  dit  la  même  chose  :  (;  El  après  l;i 
terre  perdue, -fu  tôt  perdu-.  »  Mais  à  défaut  du  texte  primitif 
disparu,  la  tradition  orale  survivait  dans  la  mémoire  des  con- 
temporains et  dans  la  pratique  des  tribunaux.  Pliilippe  de 
Navarre  put  entretenir  et  consulter  plusieurs  de  ceux  qui 
avaient  vu  les  Lettres  avant  le  désastre  de  1 187  ;  aussi  n'eut- 
il  pas  de  peine  à  recueillir  la  tradition  dispersée  et  à  compo- 
ser, avec  ces  éléments  authentiques,  son  livre  sur  les  assises 
de  la  haute  cour^.  Selon  M.  Bougnot,  ce  livre  fut  écrit  vers 
1240.  L'auteur,  qui  avait  pris  part  à  presque  toutes  les  guerres 
d'Orient  pendant  les  premières  années  du  siècle,  était  alors 
fort  âgé  ;  il  paraît  avoir  cédé  aux  instances  d'un  ami  qui  dé- 
sirait s'instruire  à  fond  sur  ces  matières  et  profiter  de  la 
longue  expérience  d'un  tel  jurisconsulte  ;  il  se  repentit  plus 
tard  de  sa  complaisance  et  regretta  d'avoir  donné  l'exemple 
de  périlleuses  révélations  '■* . 

Ce  regret  tardif  est  exprimé  dans  un  traité  moral  que  le 
même  auteur  composa  sur  la  lin  de  sa  vie,  et  que  nous  avons 
en  manuscrit;  il  est  intitulé  :  Les  quatre  tens  d'aage  d'orne', 
Philippe  de  Navarre  nous  y  ap[)rend,  en  outre,  qu'il  avait 
écrit,  dans  son  âge  mûr,  un  premier  ouvrage  ou  recueil  au- 
jourd'hui perdu,  qui  comprenait  l'histoire  des  guerres  d'O- 
rient, en  vers  et  en  prose,  des  mémoires  sur  sa  vie,  des  chan- 
sons d'amour  et  des  poésies  religieuses®.  Quant  à  son  Traité 

i.  Ch.  XLVii.,  p.  522. 

2.  cil.  ccLxiii,  p.  429. 

3.  «  Et  tout  ce  ais  je  oï  retraire  à  pliisours  riui  ce  virent  et  sorent  ains 
(avant)  que  la  lettre  fust  perdue,  et  as  plusors  autres  qui  bien  le  savoient...» 
Ch.  XLVK,  p.  522.  —  Beugnot,  t.  I",  Inlrdd.  p.  xxiv.  —  Iliatoire  liUûndre^ 
t.  XXI,  p.  441,  442. 

4.  Ce  fist  il  à  la  proière  et  la  requcste  d'un  de  ses  seignors  qu'il  aiinoit, 
et  après  s'en  repenti  molt.  »  —  Le.s  quatre  tens  d'âge  d'orne,  fol.  407. 

5.  nililiutliLMpie  Nationale,  inss.  supplém.  fr.  n.  198,  254--.  —  Iliiloire 
Ullrraire,  t.  XXI,  p.  443.  il  y  passe  en  revue  les  quatre  Ages  de  l'honmie, 
enfance,  jovnnt  ou  jeunesse,  moyen  Age  et  vieillesse.  H  énunière  et  décrit 
les  manières  d'être  de  chaque  ;\ge,  ses  mœurs,  ses  défauts,  ses  qualités, 
ses  avantages,  et  il  accompagne  le  tout  de  préceptes  appropriés  à  chacune 
des  situations  de  la  vie.  —  iiibliothèqne  de  l'École  Jcs  Chnrtca,  Notice  sur 
Philipi)e  de  Navarre,  t.  Il,  p.  23-31. 

G.  «  Phelipes  de  Navare,  qui  list  cest  livre,  en  fist  autre  deus.  Le  premier 


PHILIPPE   DE   NAVARRE.  491 

(lo  iurispi'udcnce,  (|iii  est  son  principal  litre  auprès  de  la 
postéritr,  il  comprend  qnaLre-vingl-qualorze  chapitres,  par- 
fois très-courts,  et  a  pour  but,  non  pas  d'exposer  une  théorie 
complète  du  droit  ieodal  d'outre-rner,  mais  de  rapporter,  sur 
les  points  les  plus  essentiels,  l'opinion  que  l'auteur  avait  vue 
prédominer  parmi  les  juges  des  hautes  cours  de  Syrie  et  de 
Cil}  pre.  Ne  demandons  h  ce  livre  ni  méthode  dans  la  disposi- 
tion des  matières,  ni  proportion  dans  les  développements,  ni 
ha])ileté  dans  Fart  de  traiter  les  questions.  Le  temps  n'est  pas 
encore  venu  oii  les  jurisconsultes,  délivrés  de  toute  préoccupa- 
lion  politique,  pourront  appeler  l'art  au  secours  de  la  science 
el  éle\er  des  monuments  à  la  fois  solides  et  réguliers. 

PhUippe  de  Navarre  ne  se  dirige  d'après  aucune  idée  ginié- 
rale.  Sans  doute,  il  était  un  novateur,  il  essayait  une  chose  qui 
n'avait  pas  été  faite  avant  lui  et  dont  les  conséquences  devaient 
être  très-graves;  mais  en  dé(hliti^e,  il  innovait  plus  dans  la 
forme  que  dans  le  fond,  car  son  désir  était  de  fixer  et  non  d'é- 
])ranler  Tautorité  de  la  tradition.  Ainsi  la  seiûe  méthode  qu'il 
soit  possible  de  découvrir  dans  son  livre,  qui  n'est  à  vrai  dire 
qu'un  recueil  de  consiûtations,  sans  relation  immédiate  les 
unes  avec  les  autres,  c'est  une  distinction  clairement  étabhc! 
entre  les  «  assises,  »  ou  les  décisions  judiciaires,  qui  sont  prou- 
vées et  celles  qui  ne  sont  que  proljaljles.  Cette  division  a  l'a- 
vantage de  séparer  le  vrai  du  faux,  le  certain  de  l'incertain  ^ 
Le  caractère  dominant  du  livre  de  Philippe  de  Navarre,  son 
plus  utile  mérite  est  donc  de  nous  présenter  un  fidèle  tableau 

list  (le  lui  nieemes  une  partie  ;  car  là  est  dit  dont  il  fii,  et  cornant  et  porquoi 
il  vint  deçà  la  mer,  et  cornant  il  se  contint  et  maintint  longuement  par  la 
fîrace  notre  Seignor.  Après  i  a  rimes  et  chanrons  plusors  que  il  meismes- 
list;  les  unes  des  graiiz  folies  dou  siècle,  que  l'on  apele  amors  ;  et  assez  eu 
i  a  que  il  fist  dune  grant  guerre  qu'il  vil  à  son  tens,  etc..»  —  Ili^loire  lil- 
lirnire,  t.  XXI,  p.  A33.  —  Sur  la  vie  et  les  écrits  de  Philippe  de  Navarre, 
voir  M.  Beugnot,  Ass/se.s  de  Jcrui^alem,  t.  !<"■,  p.  xxiv,  xxxvii-xl,  et  475. 

1.  Beugnot,  Introduction,  p.  xxxviii-xlii.  —On  trouvera  dans  le  t.  XXI 
de  {'Histoire  littiraire  de  la  France,  p.  433-465,  un  examen  approfondi  des 
manuscrits  de  cet  ouvrage,  des  éditions  et  des  traductions  qui  en  ont  été 
faites.  La  même  observation  s'applique  aux  écrits  des  jurisconsultes  d'Orient 
dont  il  nous  reste  ii  parler. 


492  LA   LITTÉRATURE  JUDICIAIRE. 

de  la  vérité  historique  en  ces  matières  :  l'auteur  se  renferme 
dans  son  rôle  d'historien  impartial  et  sincère  de  la  jurispru- 
dence féodale,  et  n'allègue  ses  propres  opinions  qu'avec  ré- 
serve et  timidité. 

L'ouvrage  de  Navarre,  écrit  avec  une  raison  simple  et 
ferme,  avec  un  sens  droit  et  une  visible  bonne  foi,  passa  aux 
mains  de  Jean  d'Ibelin,  pour  qui  sans  doute  il  avait  été  com- 
posé. Celui-ci,  doué  d'un  esprit  étendu,  fécond  et  pénétrant, 
d'une  science  renommée  jusqu'au  fond  de  l'Orient  et  qu'on 
venait  consulter  de  toutes  parts,  agrandit  l'ouvrage,  le  com- 
pléta et  en  fit  un  véritable  traité  féodal  d'outre-mer.  Nous 
avons  déjà  fait  connaître  la  qualité,  le  rang  et  les  actions  de 
ce  seigneur.  11  était  d'une  famille  qui  résidait  en  Orient  de- 
puis le  commencement  du  xii"  siècle  et  qui  avait  fait  con- 
struire, entre  Jaffa  et  Ascalon,  le  château  d'Ibelin,  dont  elle 
prit  le  nom.  Alliée  aux  rois  de  Jérusalem  et  aux  rois  de  Chy- 
pre ,  elle  donna  souvent  des  bails  ou  régents  aux  deux 
royaumes  ;  elle  y  exerça,  pendant  le  xm''  siècle,  une  influence 
supérieure  à  celle  des  souverains.  Jean  d'Ibelin,  devenu  comte 
de  Jalîa  et  d'Ascalon,  combattit  avec  saint  Louis  à  la  Mas- 
soure  :  il  frappa  l'armée  tout  à  la  fois  par  sa  bravoure  et  par 
une  magnificence  que  Joinville,  qui  était  son  parent  par  les 
femmes,  nous  a  décrite  ^  Fait  prisonnier  après  le  désastre, 
il  fut  transféré  à  Damiette,  dans  la  même  galère  qui  por- 
tait Joinville  et  d'autres  prisonniers  de  marque.  Il  mourut  en 
i266.  Selon  toute  apparence,  c'est  entre  l'événement  que 
nous  venons  de  rappeler  et  l'époque  de  sa  mort  qu'il  composa 
son  livre  sur  ce  les  assises.  » 

Ce  livre  contient  deux  cent  soixante- treize  chapitres.  Il  y  a 
fondu  l'ouvrage  entier  de  Philippe  de  Navarre  ;  mais  par  un 
motif  resté  inconnu,  il  ne  nomme  pas  une  seule  fois  l'auteur. 
Son  devancier  n'avait  eu  presque  aucune  action  sur  les  cours 
féodales  d'Orient  ;  les  magistrats  suivaient  toujours  l'impul- 


1.  P.  79.  —  Voir  Jlistoire  littcraire,  t.  XXI,  p.  447-434.  —  Beugnot, 
Assises,  etc.  Introduction,  p.  xlix-l-li,  p.  21,  22. 


PHILIPPE   DE   NAVARRE.  493 

sion  do  leur  conscience,  ou  mt'nie  celle  de  leurs  intérêts  et  de 
leurs  affections,  plutôt  que  de  reconnaître  une  autorité  légale 
dans  un  recueil  d'ailleurs  imparfaite  Jean  d'Ibelin,  en  per- 
fectionnant ce  recueil,  composa  un  ouvrage  qui,  après  avoir 
exercé  pendant  près  d'un  siècle  une  iniluence  incontestée  sur 
les  tribunaux  d'outre-mei",  fut  enfin  accepté,  comme  code  de 
loi,  par  les  seigneurs  du  royaume  de  Chypre  ^.  D'après  le  plan 
qu'il  paraît  avoir  adopté,  il  s'est  proposé  de  perfectionner  le 
fond  et  la  forme  du  livre  de  Philippe  de  Navarre  :  le  fond,  en 
poussant  plus  loin  que  n'avait  fait  son  prédécesseiu*  les  re- 
cherches destinées  à  placer  dans  tout  son  jour  le  corps  entier 
de  la  législation  d'outre-mer;  la  forme,  en  disposant  le  pro- 
duit de  ses  investigations  avec  assez  d'ordre  et  de  clarté  pour 
que  son  li^Te  pût  être  admis  dans  les  tribunaux  et  dans  les 
écoles  comme  un  traité  méthodique  et  complet.  Il  examine 
chaque  usage  judiciaire,  chaque  ((  assise  )>  isolément,  pèse 
au  poids  d'une  conscience  sévère  la  légalité  de  cet  usage, 
l'admet  ou  le  rejette,  et  porte  ensuite  son  attention  sur  un 
autre.  C'est  ainsi  qu'il  parcourt  les  diverses  branches  de  la 
législation  féodale,  attaquant  les  difficidtés,  les  incertitudes, 
les  contradictions  de  la  coutume,  et  passant  rapidement  sur 
les  dispositions  incontestées.  En  suivant  cette  méthode,  on 
n'enrichit  pas  la  science  d'un  ouvrage  accompli ,  mais  on 
fournit  aux  juges,  aux  parties  et  aux  légistes  un  guide  fidèle 
et  assuré'. 

L'exemple  donné  par  Philippe  de  Navarre  et  Jean  d'IbeUn 
excita  l'émulation  de  nombreux  jurisconsultes  ;  le  prestige 
qui  entourait  la  tradition  orale  s'était  évanoui  :  l'habitude 
vint  de  soumettre  à  une  libre  discussion  l'esprit  et  les  déci- 
sions des  anciennes  assises.  Nous  ne  possédons  que  quatre 

1.  Ilistoire  littéraire,  t.  XXI,  p.  450. 

2.  Beugiiot,  Introduction,  p.  li.  —  «  En  1368,  les  Seigneurs  de  Chypre 
décidèrent  que  le  livre  de  Jean  d'Ibelin  serait  revu  et  corrigé  par  seize  liom- 
mes  liges  de  la  cour,  en  présence  de  Jean  de  Lusignun,  prince  d'Antioche 
et  bail  du  royaume;  que  cette  nouvelle  rédaction,  déclarée  authentique, 
aurait  force  de  loi  dans  le  royaume...»  —  Histoire  littéraire,  t.  XXI,  p.  454. 

3.  Beugnot,  Introduction,  p.  l,  lxii. 


494  LA   LITTÉRATURE  JUDICIAIRE. 

des  ouvrages  de  jurisprudence  qui  furent  publiés  en  Orient 
par  des  contemporains  de  Jean  d'Ibelin  et  à  son  imitation  : 
l'un  fut  écrit  par  Jacques  d'Ibelin,  l'autre  par  Geoffroy  le 
Tort  ;  les  auteurs  des  deux  derniers  sont  restés  inconnus. 

Ce  qui  caractérise  ces  imitations,  c'est  leur  brièveté.  Jean 
d'Ibelin  s'était  attaché  à  développer  les  doctrines  de  Philippe 
de  Navarre,  son  maître  ;  Jacques  d'Ibelin,  Geoffroy  le  Tort  et 
les  imitateurs  anonymes  s'occupèrent  de  presser  et  de  res- 
serrer les  longues  déductions  de  Jean  d'Ibelin.  Ce  ne  sont 
plus  que  des  abréviateurs  qui  veulent  faire  descendre  la  doc- 
trine des  régions  élevées  où  elle  avait  été  élaborée  pour  la 
rendre  accessible  à  tous  les  esprits  et  pour  la  répandre  dans 
tous  les  rangs  de  la  société  féodale.  Jacques  d'Ibelin,  arrière- 
petit-neveu  de  Jean  d'Ibelin,  vécut  jusqu'à  la  fin  du  xiii^  siècle  ; 
son  recueil,  en  soixante-neuf  chapitres,  est  clair  et  sub- 
stantiel; on  y  rencontre  quelques  notions  que  le  modèle 
ne  contient  pas*.  On  possède  deux  fragments  de  Geof- 
froy le  Tort  ;  l'un,  qui  est  un  extrait  des  matières  expliquées 
par  Jean  d'Ibelin,  et  l'autre  qui  semble  indiquer  une  compo- 
sition originale;  le  tout  forme  trente-deux  chapitres.  L'au- 
teur, qualifié  d'ancien  chevalier  et  de  moult  bon  plaideor, 
était  chambellan  du  roi  de  Chypre  en  1217^.  Restent  les  deux 
compUations  anonymes  qui  complètent  les  œuvres  aujour- 
d'hui publiées  des  jurisconsultes  d'Orient  :  la  Clef  des  assises 
ei  le  Livre  au  roi.  Le  premier  de  ces  ouvrages  n'offre  guère 
autre  chose  que  le  recueil  des  titres  de  chapitres  du  livre  de 
Jean  d'Ibelin  en  deux  cent  quatre-vingt-dix  articles  ;  les  cin- 
quante-deux chapitres  du  second  comblent  une  lacune  qui  se 
remarque  dans  les  précédents  traités,  et  suppléent  au  silence 
<|uc  Navarre  et  d'Ibelin  ont  gardé  sur  la  royauté.  Le  Livre  au 
roi  paraît  être  un  fragment  détaché  d'un  très-vaste  ouvrage 
sur  les  diverses  parties  de  la  législation  féodale  d'Orient  ;  il 

1.  Sur  Jacques  d'Ibelin,  voir  Beugnot,  t.  I*"",  Introduction,  p.  lxiv  et 
452.  —  Histoire  littà-aire,  t.  XXI,  p.  457. 

2.  Beugnot,  Introduction,  p.  i.xv  et  433.  —  Histoire  littéraire,  t.  XXI, 
p.  435,  456. 


JEAN    D  IBELIN    ET   SES   IMITATEURS.  49o 

fut  sans  (loulc  écrit  par  un  jurisconsulte  de  la  cour  d'Acre 
entre  les  années  1271  et  1201  '. 

Tons  les  travaux  que  nous  venons  d'analyser  se  rappor- 
tent, comme  on  le  voit,  aux  assises  de  la  haute  cour  et  con- 
tiennent la  jurisprudence  des  tril)unaux  réservés  à  la  no- 
blesse. Mais  il  existait  une  seconde  charte  dans  les  Lettres  du 
Sépulcre  ;  cette  charte  avait  institué  les  «  assises  des  bour- 
geois, »  c'est-à-dire  les  tribunaux  où  l'on  appliquait  aux 
classes  non  nobles  la  législation  féodale.  Pour  les  tribunaux 
inférieurs,  il  se  trouva  aussi  des  légistes  qui  prirent  soin  de 
recueillir  les  décisions  les  moins  contestées,  et  cette  seconde 
partie  du  droit  féodal  ne  fut  pas  plus  négligée  que  la  pre- 
mière. Le  Livre  de  la  cour  des  bourgeois,  œuvre  anonyme 
composée  de  trois  cent  quatre  chapitres,  a  conservé  le  résul- 
tat de  leurs  commentaires  et  de  leurs  enquêtes  ;  ce  n'est  pas 
un  traité  de  législation  dicté  par  l'esprit  scientifique,  mais  un 
résmiié  des  coutumes  en  vigueur  et  de  la  jurisprudence 
adoptée  :  de  là  un  défaut  d'ordre  et  de  méthode,  une  absence 
de  toute  déduction  logique,  plusieurs  contradictions,  en  un 
mot,  les  incohérences  et  les  irrégularités  trop  ordinaires  à 
ces  recueils  qui  ne  sont  et  ne  veulent  être  que  des  réper- 
toires*. Un  intérêt  particulier  s'attache  à  ce  recueil.  Non-seu- 
lement les  mœurs  de  la  bourgeoisie  chrétienne  de  Jérusalem 
y  sont  naïvement  peintes  ;  mais  il  nous  offre  le  plus  ancien 
livre  de  droit  qni  ait  été  écrit  en  français.  Les  faits  histo- 
riques que  ce  livre  cite  ou  rappelle  nous  autorisent  à  penser 
qu'il  a  été  rédigé  entre  les  années  1173  et  1180,  par  consé- 
quent, avant  la  perte  des  Lettres  du  Sépulcre  :  le  caractère 
général,  la  forme  et  les  défauts  de  l'ouvrage,  beaucoup  de 
particularités,  qu'il  est  inutile  de  mentionner  ici,  justifient 
pleinement  cette  conjecture.  Nous  avons  donc  là,  du  moins 


1.  M.  Beiignot  suppose  que  l'auteur  inconnu  du  Livre  au  Roi  est  Gérard 
de  Montréal,  savant  jurisconsulte  cité  dans  un  rapport  des  commissaires 
vénitiens  qui  en  1531  explorèrent  l'ile  de  Chypre  pour  y  découvrir  des  ou- 
vrages de  droit.  —  Introduction,  p.  Lxvr. 

2.  Deugnot,  t.  II,  Introduction,  p.  lvii. 


496  LA  LITTÉRATURE  JUDICIAIRE. 

dans  les  parties  essentielles  qui  ont  échappé  aux  remanie- 
ments ultérieurs,  l'esprit  et  même  le  texte  fidèlement  repro- 
duits de  la  charte  bourgeoise  établie  et  sanctionnée  par  les 
rois  francs  de  Jérusalem.  Aucun  document  d'une  telle  anti- 
quité n'existe  dans  notre  littérature  judiciaire,  à  l'exception 
du  recueil  des  lois  anglo-normandes  * . 

Vers  le  milieu  du  xiv''  siècle,  un  jurisconsulte  du  royaume 
de  Chypre,  frappé  des  défauts  du  livre  des  Assises  des  Bour- 
geois, entreprit,  à  l'âge  de  soixante-dix  ans,  d'en  écrire  un 
autre  plus  complet,  plus  méthodique,  mieux  approprié  aux 
changements  survenus  dans  la  législation,  les  coutumes  et 
les  mœurs.  On  ignore  son  nom  ;  on  sait  seulement  qu'il  vi- 
vait sous  le  règne  de  Hugues  IV,  qui  dura  de  1324  à  1361. 
Pendant  quarante  ans,  il  avait  rempli  diverses  fonctions  près 
de  la  Coxirdes  bourgeois  de  Nicosie,  ville  capitale  du  royaume  ; 
il  y  avait  passé  onze  ans  comme  juré,  onze  ans  comme  gref- 
fier et  dix-huit  ans  comme  avocat.  11  débute  par  cette  décla- 
ration :  <c  Ce  livre  peut  estre  appelé  le  livre  contrefait  au 
Livre  des  assises.  »  C'était  indiquer  l'intention  de  suivre  une 
voie  entièrement  opposée  à  celle  du  jurisconsulte  auquel  nous 
devons  l'ouvrage  précédent.  11  est,  en  effet,  difficile  de  trou- 
ver deux  traités  plus  opposés  par  le  fond  et  par  la  forme  ; 
car  le  premier  est  rédigé  comme  un  code  de  lois,  et  celui-ci 
est  purement  dogmatique.  L'éditeur  moderne  a  publié  ce  se- 
cond traité  sous  le  titre  à' Abrégé  du  livre  des  assises  :  il  est 
plus  court  que  l'autre  et  nous  est  parvenu  inachevé  ;  on  y 
compte  seiûement  cent  douze  chapitres  ;  cet  ensemble  se  di- 
vise en  deux  parties,  dont  l'une  traite  du  droit  civil  propre- 
ment dit,  et  l'autre,  de  la  procédure.  La  méthode  simple 
et  ferme  de  l'auteur,  la  sagesse  des  principes  qu'il  établit  et 
des  opinions  qu'il  développe  placent  cet  ouvrage,  malgré  l'état 
imparfait  où  nous  le  trouvons  réduit,  parmi  les  productions 


1.  Beugnot,  Ass/ses  de  la  Cour  des  bourgeois,  t.  II,  Introduction,  p.  xxxvii. 
—  Histoire  littéraire,  t.  XXI,  'iGS.  —  Le  texte  de  la  Cour  des  Bourgeois  dans 
l'édition  de  M.  Beugnot  comprend  22G  pages,  grand  in-folio. 


LES  ASSISES   D'aNTIOCHE.  497 

les  plus  distinguées  de  l'école  des  jurisconsultes  fameux  d'ou- 
tremer * . 

Entre  cette  école  et  celle  de  France,  qui  est  pi'csqne  con- 
temporaine, il  existe  une  diirérence  notable.  Dans  l'Orient 
chrétien,  la  féodalité,  imposée  par  la  conquête  et  mainteime 
parla  guerre,  conservait  en  plein  xiii"  siècle  toute  sa  vigueur. 
Le  droit  féodal  régnait  sans  opposition  et  sans  partage:  ausi^, 
les  jurisconsultes  qui  l'aijpliquent  dans  leurs  écrits  ne  con- 
çoivent pas  même  l'idée  d'un  autre  droit  qui  puisse  limiter 
ou  contredire  le  droit  dominant.  Ils  ignorent  le  droit  romain 
ou  le  négligent".  C'est  à  peine  si  dans  le  volumineux  recueil 


1.  Bcugnot,  p.  Lix,  23j,  23C.  — Une  publication  récente  vient  d'enricliii' 
(l'nn  texte  nouveau  la  littérature  judiciaire  de  l'Ecole  féodale  et  française 
d'Orient.  En  187G,  la  Sociélé  niekliilliariste  de  Saint-Lazare  a  donné  une 
version  française  de  l'ancienne  traduction  arménienne  des  Assises  d'Aii- 
tioche.  Le  texte  de  ces  «  Assises,  »  primitivement  rédigé  en  français, 
n'existe  plus;  une  traduction  en  fut  faite  au  xiu"  siècle  par  nn  noble  sei- 
gneur arménien,  Sempad,  connétable  du  royaume  d'Âiniénic,  frère  de  ce  roi 
Ilayton,  dont  le  nom  est  resté  attaché  ii  une  chronique  citée  plus  haut, 
dans  ce  volume  (p.  191).  C'est  cette  traduction  authentique  qu'on  vient  de 
découvrir  et  de  mettre  en  français.  Les  Assises  d'Anlioche  sont  une  appli- 
cation particulière  des  principes  généraux  de  la  législation  féodale,  contenus 
dans  les  Luttre^  du  Srpulcre,  et  développés  par  Philippe  de  Navarre  et  Jean 
d'Ibelin.  La  principauté  d'Antioche,  l'un  des  grands  fiefs  du  royaume  de 
Jérusalem,  avait  son  usage,  comme  le  comté  de  Tripoli,  autre  grand  fief, 
avait  le  sien,  et  l'on  savait  déjà,  par  le  témoignage  des  historiens  contem- 
porains, que  ces  coutumes  particulières  avaient  été  mises  en  écrit.  «  L'u- 
sage »  d'Anlioche  parait  avoir  été  rédigé  dans  les  cinquante  premières 
années  du  xine  siècle,  vers  le  temps  où  Philippe  de  Navarre  et  Jean  d'Ibelin 
écrivaient.  Ces  Assises,  partagées  en  deux  livics,  sont  assez  courtes;  elles 
ne  peuvent  se  comparer  ni  pour  l'étendue,  ni  pour  l'impûrlance  des  ma- 
tières, aux  Assises  de  Jinisah-m.  Le  livre  de  «  la  Haute  cour  »  forme  dix-sept 
chapitres;  le  livre  de  la  «  Cour  des  Bourgeois  »  en  contient  vingt  et  un.  — 
Une  savante  introduction  ouvre  ce  volume.  (Venise,  imprimerie  arménienne 
médaillée,  1876.)  —  La  Bibliothèque  de  l'Ecole  des  Chartes  a  donné  une  analyse 
de  cette  publication.  (T.  xxxvii,  p.  541,1870.) 

2.  «  Les  jurisconsultes  d'Orient  avaient  quelques  notions  vagues  sur 
l'existence  du  droit  romain;  mais  ils  comprenaient  que  ses  principes  et 
ceux  de  la  féodalité  étaient  incompatibles.  Les  consuls  de  Milan  (premieis 
auteurs  du  Liler  feudonnii  au  xii'"  siècle),  animés  du  même  esprit,  disaient: 
Legum  auteui  romunarum  non  est  vilis  auctorilas,  sed  non  adeo  vim  suam 
eiiendunt  ut  usum  vincant  aul  mores.  »  —  Dcugnot,  Assises  de  Jérusalem, 
t.  h'^,  Introduction,  p.  lxix. 

32 


498  LA   LITTÉRATURE  JUDICIAIRE. 

de  leurs  travaux  on  rencontre  une  allusion  au  ((  code  de 
l'empereor  Justinien*.  )>  En  France,  au  contraire,  la  féodalité 
combattue,  affaiblie ,  commençant  à  douter  d'elle-même, 
tombe  en  décadence  au  xiii"  siècle.  Les  juridictions  royales 
usurpent  de  tous  côtés,  avec  l'assentiment  de  la  bourgeoisie 
et  du  peuple,  sur  les  juridictions  seigneuriales,  et  ce  progrès 
de  la  justice  du  roi  a  pour  soutiens  et  promoteurs  les  juris- 
consultes qui  écrivent  sur  les  matières  de  droit  à  cette 
époque.  Leur  objet  n'est  pas,  comme  en  Orient,  de  consti- 
tuer la  législation  féodale  dans  sa  précision  et  sa  rigueur  ;  ils 
s'appliquent  bien  plutôt  à  la  mitiger  et  à  la  réduire,  en  con- 
formant ses  dispositions  essentielles  aux  principes  du  droit 
romain^. 

Un  effort  visible  en  ce  sens  peut  être  signalé  dans  l'ou- 
vrage de  Pierre  de  Fontaines,  composé  vers  1233.  Joinville 
nous  a  représenté  ce  légiste  assis  au  pied  du  chêne  de  Vin- 
cennes  avec  saint  Louis  et  jugeant  les  causes  que  le  roi  lui 
renvoyait^  :  Pierre  de  Fontaines,  qui  avait  été  grand  bailli 
du  Yermandois  son  pays  natal,  était  alors  maître  des  requêtes 
au  parlement  de  Paris.  Plusieurs  arrêts  de  cette  cour, 
recueillis  dans  les  Olim,  nous  montrent  qu'il  y  siégeait  en 
1258, 1260  et  1266.  Noble  de  race  comme  Philippe  de  Navarre, 
il  a,  comme  lui,  écrit  son  livre  pour  former  un  jeune  gentil- 
homme dans  la- science  des  lois  ;  delà,  le  titre  de  cet  ouvrage  : 
Conseil  que  Piéride  de  Fontaines  donna  à  son  ami.  On  pense 
qu'il  mourut  vers  l'an  1289*.  Le  C'onsezV  comprend  trente- 
cinq  chapitres^.  Plusieurs  critiques  ont  reproché  h  l'auteur 

\.  Jean  d'Ibelin,  ch.  cxcii,  p.  309. 

2.  Beugnot,  Assises,  elc,  t.  !«>",  IiUroductiou,  p.  xlti,  lvii,  lxix. 

3.  P.  18,  édit.  Fr.  Michel. 

II.  «On  l'enteri'a  à  Saial-Dciiis  aux  pieds  du  roi  son  maître,  eu  la  manière 
qu'il  gisoit  à  ses  pieds  de  son  vivant.»  Du  Tillet,  Recueil  des  nia  de  France, 
p.  116.  -^  Sur  Pierre  de  Fontaines  on  peut  consulter  la  notice  biographique 
placée  en  tôte  de  l'édition  Marnier  (184G)  et  deux  articles  de  l'Histoire 
littéraire,  t  XIX,  p.  131-1:^8,  et  t.  XXI,  p.  545. 

5.  Parmi  ces  chapitres,  notons  le  xi''  sur  les  Amparliers  :  «  Je  lo  (je  conseille) 
à  l'emparlier  qu'il  ust  de  plus  biiés  paroles  et  de  plus  clères  qu'il  porra... 
El  sachent  bien  li  emparlier  que  trop  est  granz  dcsloiautez  de  vendre  sa 


PIERRE   DE   FONTAINES.  499 

d'avoir  tenté  une  conciliation  impossible  entre  le  droit  romain 
et  le  droit  du  moyen  âge.  «  11  a  eu  le  tort,  dit  M.  Beugnot, 
de  croire  le  droit  coutumier  compatible  en  toutes  ses  parties 
avec  le  droit  romain  ;  et  prenant  pour  point  de  départ  une 
idée  dont  la  l'iiusseté  cependant  se  révélait  à  chaqne  instant 
devant  lui,  il  alla  hardiment  chercher  dans  le  Code,  dans  le 
Digeste  et  dans  les  Xovelles,  l'explication  des  rapports  du 
seigneur  avec  son  vassal,  avec  ses  honuiies  ou  avec  ses  seris, 
et  de  tous  les  autres  usages  fondés  par  la  féodalité.  Ajoutons 
que,  fatigué  des  efforts  qu'il  fallait  faire  pour  foi'cer  ainsi  le 
caractère  des  deux  législations,  il  abandonna  cette  entreprise, 
et  termina  son  ouvrage  en  y  insérant,  sans  aucun  commentaire, 
une  foule  de  lois  romaines  traduites  en  français  * .  »  Malgré 
celte  erreur  fondamentale,  très-excusable  en  ce  temps-là,  le 
livre  de  Pierre  de  Fontaines  est  un  remarquable  monument 
de  notre  plus  ancien  style  judiciaire  et  une  preuve  frappante 
de  l'importance  que  les  études  de  droit  prenaient  en  France  au 
xni'=  siècle-. 

Les  Etablissements  de  saint  Louis  ont  été  rédigés  un  peu 
avant  1273;  c'est  encore  là  une  tentative  un  peu  forcée  de 
rapprochement  et  d'assimilation  entre  le  droit  féodal  ou  cou- 
tumier, le  droit  romain  et  le  droit  canonique'.  L'auteur  de 
cette  compilation  célèbre,  qui  porte  le  nom  du  saint  roi  mais 


langue  por  autrui  désiriler,  ne  por  fere  li  daninclie  ;  car  s'il  ii'estoit  tant 
des  sosteneurs  de  malvaises  queieles,  il  ne  seroit  mie  tant  de»  entrepre- 
neurs...» P.  57,  C3.  —  Pierre  de  Fontaines,  dans  son  chapitre  xi,  ne  se 
sert  pas  encore  du  mot  A'mkvcat,  et  Philippe  de  Beaumanoir,  dans  son 
chapitre  v,  ne  se  sert  plus  du  terme  û'ampaiiier.  Cette  diiïérence  est  ii 
remarquer. 

1.  Introduction  aux  Coutumes  du  Beauvoisis  (1842),  t.  ler,  p.  xiii. 

2.  Le  Conseil,  écrit  en  dialecte  picard,  est  d'une  lecture  difficile  et 
obscure.  —  Sur  les  onze  manuscrits  de  cet  ouvrage,  voir  Jlarnier,  Intro- 
duction, p.  xxx-XLiv.  —  Quant  au  livre  intitulé  la  Royne,  qui  porte  aussi 
le  nom  de  Pierre  de  Fontaines,  c'est  un  recueil  composé  en  partie  du 
Conseil,  et  en  partie  des  œuvres  d'autres  jurisconsultes  anonymes  et  con- 
temporains. —  Marnier,  p.  xviK.  —  Histoire  lilt&raire,  t.  XIX,  p.  137,  138. 

3.  Le  titre  porte  :  «  Establissemens  selon  l'usage  de  Paris  et  d'Orléans  et 
de  court  de  Baronie.»  —  Laurière,  Ordonnances  des  rois  de  la  troisième 
race,  t.  l'-f,  p.  107. 


500  LA   LITTÉRATURE  JUDICIAIRE, 

qui  n'est  pas  de  lui,  a  réuni,  dans  une  sorte  de  concordance 
mal  établie,  la  coutume  d'Orléans,  celle  de  l'Anjou,  deux  or- 
donnances royales, et  des  textes  tirés  du  Code  et  du  Digeste'. 
L'amalgame  est  confus,  parfois  énigmatique-  ;  il  faut  cepen- 
dant louer  l'intention  qui  s'y  révèle  de  poser  les  bases  d'un 
droit  commun  et  de  diminuer  les  irrégularités  et  les  contra- 
dictions de  la  justice  contemporaine*.  Il  est  probable  que 
cette  compilation  est  l'œuvre  des  jurisconsultes  de  l'école 
d'Orléans  :  elle  se  divise  en  deux  livres;  le  premier,  où  domine 
la  coutume  d'Anjou,  contient  cent  cinquante-deux  chapitres; 
le  second  qui  n'en  compte  que  quarante-deux,  fait  de  larges 
emprunts  à  la  coutume  d'Orléans.  Le  succès  de  cette  œuvre 
fut  très-grand  et  son  influence  dura  pendant  tout  le  moyen 
âge*. 

De  la  même  école,  vers  la  même  époque,  sortit  une  autre 
compilation  anonyme,  intitulée  :  Li  Livres  de  Jostice  et  de 
Plet.  Elle  comprend  plus  de  trois  cents  chapitres  répartis  en 
vingt  livres^.  L'éditeur  moderne  croit,  sur  de  nomljreux 
indices,  qu'elle  fut  rédigée  entre  les  années  1:254  et  1260. 
Comme  dans  les  E stablissemens  et  dans  le  Conseil,  la  législa- 
tion romaine  s'y  combine  péniblement  et  prématurément 
avec  le  droit  coutumicr  ;  il  y  a  Là,  en  présence,  deux  systèmes 

\.  La  coin|)ilation  s'appela  d'abord  Establissemens  le  Roi,  puis,  Establis- 
semens  de  mut  LouU.  Une  préface,  idiis  récente  que  l'ouvrage,  dit  :  «  Li 
bons  roys  Loeys  list  et  ordena  ces  establisseinens  avant  ce  que  il  allast  en 
Tunes,  en  toutes  les  cours  layes  du  royaume  et  de  la  prévosté  de  France... 
Et  furent  faits  par  grant  conseil  de  sages  bornes  et  de  bons  clercs  pour 
confernier  les  bons  usaiges  et  les  anciennes  couslumes  qui  sont  tenues  el 
royaume  de  France...  »  P.  107. 

2.  beugnot.  Introduction  aux  Coutumes  du  Deauvoids,  t.  1^"-,  p.  xiv. 

3.  «Et  por  ce  que  nous  voulons  que  le  peuple  qui  est  dessous  nous 
puisse  vivre  loyaulment  et  en  paix,  et  que  li  uns  se  garde  de  forfere  à 
l'autre;...  et  por  cliaslier  el  refréner  les  mauféleurs  par  la  verge  de  droit 
el  de  la  roideur  de  justice...»  I'.  108. 

4.  Paul  Vioilet,  mémoire  lu  à  ITnstilut,  en  février  et  mars  1877,  sur  les 
sources  des  Establissememy  de  fuinl  Louis.  —  Histoire  littéraire,  t.  XIX, 
p.  133-137,  102-109.  —  M.  VioUel  prépare,  pour  la  Société  de  l'bistoire  de 
France,  une  nouvelle  édition  des  Estnblissemenls. 

o.  i'vlition  Riipotti  el  Cliabaille  (1830).  —  Collection  de  bocuments  inédits 
sur  l'Histoire  de  Erance. 


IMIIMI'IM':   DH   BHAUMANOIH.  ."iOl 

juridiqiios opposés;  en  essayant  do  se  confondre, ils  se  brisent 
l'un  contre  l'autre,  sans  par^  enir  encore  à  produire  la  loi  cjiii 
doit  se  faire  plus  tard  de  leur  mutuelle  conciliation. 

L'œuvre  supérieure  de  ce  temps,  celle  qui  honore  ^ra^ment 
les  jurisconsultes  français  d'Occident  au  xuf  siècle,  c'est  le 
recueil  des  Coutianes  du  Beaiwoisisvédig6  en  1283  par  Philippe 
de  Beaumanoir.  L'auteur,  lui  aussi,  était  gentilhomme.  Né 
en  Picardie,  au  commencement  du  règne  de  saint  Louis,  il 
gouverna  successivement  les  bailliages  de  Senlis,  de  Tours, 
de  Clermont  en  Beauvoisis  et  la  sénéchaussée  de  Saintonge; 
il  siégoa  au  i)arlement  de  Paris  à  coté  de  Gui  Foucault  ou 
Foulques,  le  futur  pape  Clément  IV  ;  il  mourut  un  peu  avant 
129(5,  après  avoir  rempli  (à  Rome  en  1289  une  mission  dont 
l'avait  chargé  le  roi  Philippe  le  Bel'.  Le  mérite  caracté- 
ristique de  son  ouvrage  est  l'élévation  des  sentiments,  la 
justesse  pénétrante  de  l'esprit,  la  liardiesse  des  déductions. 
Beaumanoir  prend  son  point  d'appui  dans  l'analyse  des  cou- 
tumes du  Beauvoisis,  mais  il  ne  s'y  enferme  pas  ;  sa  pensée 
curieuse  rayonne  au-delà  du  cercle  étroit  de  ses  observations 
premières  et  poursuit  son  enquête  à  travers  les  coutumes  des 
provinces  voisines.  Habile  h  généraliser  les  principes,  elle 
cherche  dans  la  diversité  confuse  du  droit  coutuniier,  les 
éléments  d'un  droit  national  uniforme,  et  elle  les  découvre, 
non  pas  en  s'a ttachant  aveuglément  aux  maximes  du  droit 
romain,  mais  en  se  dégageant  quand  il  le  faut  de  la  raison 
écrite  et  en  s'éclairant  de  la  lumière  du  droit  naturel .  Le 

1.  Beugnot,  Introduction,  p.  xviii-xxx.  —  UiMûire  littéraire,  t.  XX, 
p.  359-361.  —  Outre  son  grand  ouvrage  sur  le  droit,  Philippe  de  Beau- 
manoir a  laissé  des  poésies  que  nous  possédons  en  manuscrit.  Le  recueil 
poétique  qui  porte  son  nom  se  divise  en  trois  parties  :  1°  La  riote  del 
inonde,  le  roman  de  la  }!a)iekine;  2"  lÀ  )ialas  d'amors,  dont  il  a  été  question 
dans  notre  premier  volume,  p.  3ti0;  3"  une  complainte  d'amours.  — 
Histoire  littéraire,  t.  XX,  p,  394-'i04. 

2.  Beugnot,  p.  xxxi-XLVii.  —  Minier,  Précis  du  droit  franrais,  p.  291- 
29.3.  —  lliftoire  littéraire,  t.  XX,  p.  :557-408.  On  trouvera  dans  ces  trois 
ouvrages  une  étude  développée  et  un  jugement  motivé  sur  le  livre  de 
Beaumanoir.  Les  copies  manuscnles  et  les  éditions  successives  des  Coutumes 
du  Beauvoisis,  y  sont  aussi  l'olijct  d'une  attention  particulière.  —  Beugnot, 
p.  XXXV,  Lix,  cxxi,  cxxvii,  cx\x.  —  Histoire  littéraire,  p.  385-394. 


IS 


a02  LA   LITTÉRATURE  JUDICIAIRE. 

style  est  net,  précis  et  ferme,  avec  une  pointe  de  vivacité 
familière  qui  ajoute  du  piquant  à  la  noblesse  et  au  sérieux  du 
sujet.  On  a  reproché  aux  devanciers  de  Beaumanoir  un 
manque  absolu  d'ordre  et  de  méthode  ;  il  est  certain  que  ces 
anciens  écrivains  sont  étrangers  à  toute  idée  et  à  toute  habi- 
tude de  composition  régulière  :  Beaumanoir  n'est  pas  exempt 
de  ce  défaut,  cependant  le  désordre  est  moins  frappant  danj 
son  livre  que  dans  les  œuvres  déjà  signalées  et  analysées  par 
nous,  car  chacun  des  soixante-dix  chapitres  de  son  travail 
renferme  un  traité  complet  sur  une  matière  déterminée'. 
Dans  les  deux  siècles  suivants,  nous  ne  rencontrons  aucun 
ouvrage  d'un  mérite  assez  original  pour  être  comparé  au  livre 
de  Beaumanoir  - .  La  plupart  des  travaux  sur  le  droit,  composés 
aux  XIV"  et  xv'^  siècles,  sont  des  Coutumiers  rédigés  en  fran- 
çais ou  des  traités  spéciaux  écrits  en  latin.  Indiquons,  parmi 
ces  derniers,  la  Practica  aurea,  traité  de  procédure  d'après 
la  loi  romaine,  écrit  vers  1311  par  Pierre  Jacob,  originaire 
d'Aurillac,  élève  des  universités  de  Toulouse  et  de  Montpel- 
lier; le  Styhis  curise  parlamenti  Francix,  formulaire  rédigé 
en  1330  par  Guillaume  Dubreuil,  avocat  au  parlement^;  la 

1.  Avant  (le  quitter  le  xiii^  siècle,  mentionnons  la  Coutume  d'Amiens  dont 
on  a  deux  rédactions  manuscrites,  et  les  Estatu  dou  royaume  de  France, 
connus  par  des  citations  et  des  extraits  mais  dont  le  texte  complet  s'est 
perdu.  —  Minier,  Précis  du  droit  français,  p.  284,  288,  289.  —  Le  catalogue 
des  manuscrits  de  la  Bibliothèque  Nationale  contient,  sous  les  n"^  1073,1074, 
1073,  l'indication  «  d'une  Ordonnance  de  maistre  Tancrez,  chanoine  de  Bo- 
longne,  qui  traite  coment  toute  personne  se  doit  avoir  en  justice.  »  11  y  en 
a  deux  copies,  du  xiii<=  siècle,  et  une  troisième,  du  siècle  suivant.  «  L'Ordon- 
nance» débute  ainsi  :  «  Mi  compaingnon,  vos  vos  estes  grant  piéçà  entremis 
que  je  vos  féisse  un  livret...»  Elle  finit  par  ces  mots:  «  Loenge  en  soit 
à  la  beneoite  Trinité,  Père,  Filz  et  sains  Esperis.  Amen.» 

2.  Si  l'on  veut  établir  un  rapprochement  entre  les  travaux  des  juris- 
consultes français  du  xiiic  siècle  et  ceux  des  jurisconsultes  étrangers  du 
même  temps,  on  peut  consulter  les  indications  fournies  par  M.  Beugnot  sur 
les  ouvrages  des  légistes  anglais  Bornes,  Bracton,  Britton,  sur  l'auteur 
inconnu  de  la  Fkta,  sur  les  Siete  Parlidns  d'Alphonse  IX.  roi  de  Caslille. 
—  Assises  de  Jérusalem,  t.  !<"■,  Introduction,  p.  xn,  lvii,  lviii.  —  Cou- 
tumes du  Beauvoisis,  t.  l"^,  Introduction,  p.  cxviii-cxx.  Un  peut  lire  aussi 
Minier,  Précis  du  Droit  français,  p.  :il4-318. 

3.  Guillaume  Dubreuil,  ou  du  Brueil,  mourut  peu  de  tcmiis  après  l'année 
1344.  La  Bibliothèque  de  l'École  des  Charles  (1841-1843,  l^e  série,  t.  III, 


LES   «  COUTUMIERS.  "  503 

Practica  forensis  de  Masuer  qui  est  du  xv°  siècle  et  qui  eut 
longtemps  force  de  loi  en  Auvergne,  où  elle  parut  d'abord  ' . 
Les  covAumiers  abondent.  Il  y  a  le  recueil  des  coutumes 
notoires  du  Chastelet  de  Paris,  contenant  les  sentences  ren- 
dues par  les  prévôts  sur  des  points  difficiles,  depuis  l'an  1300, 
jusqu'en  1387; —  \q'a  anciennes  constitutions  de  ce  même 
Chastelet,  dont  la  date  est  inconnue,  mais  qui  sont  peut-être 
antérieures  aux  coutumes  notoires;  —  les  quatre  cent  quatre- 
vingt-deux  décisions  de  Jean  Desmares,  publiées  h  la  fin  du 
xiv"  siècle,  sous  forme  de  maximes  de  droit  ou  même  de  sim- 
ples conseils^.  Ces  décisions  se  rapportent  à  la  coutume  de 
Paris.  Viennent  ensuite  les  coutumes  de  Champaigne  et  do 
Brie,  «  que  11  roys  Tiebaulx  establit,  »  la  très-ancienne 
«  coutume  »  de  Bretagne,  celle  de  Bourges,  l'ancien  style  de 
Nortnandie,  les  coustumes  et  stilles  gardez  au  duc/né  de 
Bourgogne,  lesquels  furent  observés,  au  dit  duché,  jusqu'en 
l'année  1459^  :  cet  ensemble  de  codes  principaux  se  complète 
par  deux  publications  d'un  caractère  plus  général  et  d'une 
portée  plus  haute;  nous  voulons  dire  la  Somme  rurale  du 
lieutenant  au  bailliage  de  Tournai,  Jean  Boutillier,  mort  vers 
1420,  et  le  grand  Coutumier  de  France,  dont  on  ne  connaît 
ni  la  date  ni  l'auteur*.  L'examen  de  ces  recueils  et  de  ces 
travaux  nous  offrirait  d'utiles  informations,  de  savantes 
recherches  faites  par  des  praticiens  habiles,  versés  dans  la 
procédure,  instruits  en  jurisprudence,  mais  on  n'y  trouverait 
rien  qui  fût  l'œuvre  de  théoriciens  ou  de  publicistes  éclairant 
le  passé  et  préparant  l'avenir  ^ 


p.  47-62),  contient  sur  cet  avocat  un  savant  article  de  M.  Henri  Bordicr. 

1.  Minier,  p.  298,  306,  311. 

2.  Minier,  p.  306,  307. 

3.  Ihid.,  p.  312,  313,  311. 

h.  Une  tradition  veut  qu'il  ail  été  composé  sous  le  règne  de  Charles  "VI. 
—  La  Somme  rurale  mentionne  des  arrêts  rendus  par  le  parlement  depuis 
1370  jusqu'en  1417.  Cujas  l'appelle  un  excellent  livre,  oiHimus  liber. 
Minier,  p.  308-310.  —  Bibliothèque  de  l'École  des  Chartes,  2o  série,  t.  111 
(1846-1847),  notice  sur  Jean  Boutillier,  p.  89-143. 

5.  Nous  avons  remarqué,  parmi  les  manuscrits  de  la  Bibliothèque  Na- 


liO'i  LA   LITTÉRATURli  J  UDICIAlIll':. 

Disons  donc,  en  lomiinanl  l'analyse  de  notre  plus  ancienne 
littérature  judiciaire,  que  la  belle  époque  de  cette  littérature, 
c'est  la  seconde  moitié  du  xni''  siècle,  en  Occident  comme  en 
Orient.  La  même  force  de  génie,  qui,  dans  la  poésie  et  dans 
les  arts  éclatait  par  des  créations  d'une  richesse  si  variée, 
animait  aussi  ces  études  juridiques  si  abstraites  et  si  sévères  : 
l'ardeur  féconde  du  siècle  suffisait  à  tout  et  poussait  tout  en 
avant.  Quand  le  déclin,  au  siècle  suivant,  se  fit  sentir  dans 
les  œuvres  de  pure  imagination,  il  n'épargna  pas  ces  travaux 
d'une  inspiration  si  dilîércnte,  et  pour  que  l'esprit  français, 
là  comme  partout,  reprit  sa  vigueur  et  son  élan,  il  fallut 
attendre  la  puissante  impulsion  que  lui  communiqua  la 
Renaissance  au  \\f  siècle. 

tionale,  sous  le  n"  1095,  un  Traiti}  du  droit  des  rjcns  en  fruiiraif,  qui  est  du 
xv<=  siècle,  et,  sous  le  n»  1072,  une  traduction  en  vers  du  premier  livre  du 
Digeste  par  «  Phelippes  Joullin,  licencié  en  loys,  advocat  à  Bloys.  »  Cette 
traduction  est  du  même  temps. 


TROISIEiME  SECTION 

ROMANCIERS,    MORALISTF.S   ET   TRADUCTEURS. 


CHAPITRE  PREMIER 

LES   ROMANCIERS. 

Variété  des  genres  secondaires  en  prose.  —  Nombreux  ouvrages 
imprimés  ou  manuscrits.  —  Les  origines  du  roman  moderne.  — 
Contes  et  récits  des  xiii"  et  xiv«  siècles.  —  L"  roi  Flore  et  la  belle 
Jehanne.  —  La  comtesse  de  Ponthieu.  —  Le  DU  de  ^empereur 
Constant.  —  Aucassin  et  Nicolette.  —  La  légende  d'Asseneth. 

—  Troïhis  et  Briscida.  —  Influence  de  la  littérature  italienne 
sur  quelques-uns  do  nos  anciens  conteurs.  —  Le  roman  de 
mœurs  au  xv'^  siècle.  — Jeliande  Saintré,  par  Antoine  de  la  Salle. 

—  Satires  en  prose  :  les  Cent  Nouvelles  nouvelles:  les  Quinze  Joyes 
de  mariage.  —  Caractères  généraux  de  ces  anciennes  fictions. 

—  Mérites  de  style  ou  d'imagination  qui  s'y  remarquent;  dans 
quelle  mesure  ces  romans  ont  contribué  aux  progrès  de  la  prose 
narrative. 

Cette  dernière  partie  de  notre  littérature,  fort  peu  connue 
du  public  et  assez  négligée  des  érudits ,  est  cependant , 
croyons-nous,  l'une  des  plus  riches.  On  s'imaginerait  diffici- 
lement la  variété  des  matières  qui  y  sont  traitées  et  le  nombre 
des  ouvrages,  la  plupart  inédits,  dont  elle  se  compose.  A 
notre  avis,  c'est  de  ce  côté-là  surtout,  dans  cette  abondance 
inexplorée,  que  le  zèle  intelligent  des  reclierchcs  pourrait, 
aujourd'hui  encore,  se  déployer  avec  succès  et  se  signaler  par 
d'intéressantes  découvertes.  La  foide  obscure  et  confuse  de 
ces  productions,  qui  forment  ce  qu'on  peut  appeler  les  (jenres 


506  LES    ROMANCIERS. 

secondaires  en  prose,  et  que  nous  allons  examiner  dans 
ces  deux  chapitres,  se  subdivise  en  plusieurs  classes  :  il 
y  a  d'abord  les  romans,  dont  quelques-uns  sont  célèbres, 
puis  les  ouvrages  de  morale,  bien  moins  connus  que  les 
romans,  enfin,  l'innombrable  quantité  des  écrits  didac- 
tiques, de  toute  forme  et  de  toute  importance,  et  les  tra- 
ductions. Il  n'entre  pas  dans  le  dessein  du  livre  que  nous 
écrivons  de  nous  attacher  à  l'étude  des  œuvres  restées  ma- 
nuscrites et  de  mettre  en  lumière  ce  qui  est  encore  inédit  ; 
nous  saisirons,  toutefois,  l'occasion  qui  s'offre  à  nous  d'en- 
courager cette  exploration  féconde  et  d'en  indiquer  aux  plus 
courageux,  aux  plus  avisés  de  nos  lecteurs,  les  ressources  et 
les  facilités. 

g    Ter 

Les  romans  en  prose,  aux  XIII^  et  XlVe  siècles. 

La  poésie  narrative,  dont  nous  avons  décrit  plus  d'une  fois 
l'ampleur  et  l'exubérance,  avait  amassé  pendant  deux  siècles 
une  matière  presque  inépuisable  de  fictions  sérieuses  ou  co- 
miques, chevaleresques  ou  populaires,  guerrières  ou  galan- 
tes :  de  cette  large  source,  accrue  de  si  nombreux  affluents, 
est  sorti  le  roman  sous  toutes  ses  formes.  Bientôt  commence, 
en  efi'et,  un  vaste  travail  de  reproduction  et  d'imitation  qui, 
s'nppliquant  à  l'ensemble  de  ces  longs  récits,  où  s'était  jouée 
si  complaisamment  l'imagination  de  nos  trouvères,  traduit 
leurs  vers  en  prose,  et  tantôt  se  borne  à  resserrer  ou  à  para- 
phraser le  texte  primitif,  tantôt  remanie  le  fond  avec  la  forme 
en  insérant  dans  le  cadre  ancien  des  épisodes  nouveaux. 
Considéré  à  cette  époque  de  transformation  première  et  de 
grossière  ébauche,  le  roman  n'est  autre  chose  qu'un  poëme 
vieilli  et  dégradé  d'où  la  rime  et  la  poésie  ont  disparu.  Déjà, 
en  étudiant  le  déclin  de  la  poésie  narrative  et  ses  métamor- 
phoses, nous  avons  retracé  l'histoire  de  ces  nombreux  pla- 
giats et  leur  vogue  durable'  ;  s'y  arrêter  ou  y  revenir  serait 

1.  Tome  1er,  p.  262-267. 


CONTES    ET   NOUVELLES   DU   Xlll"   SIÈCLE.  507 

superflu;  mais  nous  devons  faire  connaître  par  quels  progrès 
un  art  ingénieux  s'est  dégagé  de  cette  imitation  vulgaire  et  a 
produit  quelques  œuvres  d'un  caractère  original. 

Les  formes  et  les  inspirations  diverses  de  la  poésie  nar- 
rative reparaissent  dans  le  roman,  et  rien  de  plus  naturel, 
puisque  les  récits  en  prose  ont  pris  modèle  sur  cette  poésie  : 
il  y  a  le  roman  chevaleresque,  plein  des  souvenirs  et  de  l'es- 
prit des  poèmes  épiques;  le  roman  bourgeois  et  populaire, 
plus  voisin  des  fabliaux  ;  le  roman  d'aventures,  qui  se  propose 
moins  de  peindre  les  mœurs  sociales  que  de  multiplier  en 
liberté  les  incidents  et  les  péripéties.  Comme  dans  les  poëmes, 
il  faut  distinguer  les  sujets  purement  imaginaires,  qui  sont 
les  plus  nombreux,  et  les  fictions  mêlées  de  vérité  historique. 
Quant  aux  éléments  du  récit,  tout  est  d'emprunt,  tout  vient 
du  répertoire  poétique  ;  on  pille  le  trésor  amassé  par  l'imagi- 
nation des  trouvères,  on  en  tire  à  l'envi  les  moyens  d'action, 
les  ressorts  de  l'intrigue,  les  descriptions  habituelles,  les 
amplifications  faciles  ;  chacun  puise  et  se  munit  d'invention 
dans  ce  fonds  commun,  dans  ce  patrimoine  du  génie  natio- 
nal. Oii  donc  peut  être  le  mérite  original  de  nos  conteurs? 
Çà  et  là  nous  le  reconnaîtrons  h  l'art  simple  et  délicat  de  la 
composition,  à  la  vivacité  du  style,  h  des  situations  bien  mé- 
nagées, à  des  traits  de  naïveté  touchante  ou  spirituelle,  sur- 
tout cala  peinture  sincère  et  forte  des  mœurs  contemporaines. 
Cherchons  de  préférence  et  distinguons  de  la  foule  les  romans 
où  brillent  ces  indices  de  talent  et  de  vériti^  ;  attachons-nous 
à  y  découvrir  tout  ce  qui  révèle  un  goût  meilleur,  un  art  fin 
et  poli,  une  langue  qui  s'épure. 

Nous  avons,  du  xui"  siècle,  plusieurs  contes  et  nouvelles 
en  prose  •  ;  —  sans  parler,  bien  entendu,  ni  des  romans  de 
Gauthier  Map  et  de  Robert  de  Boron,  antérieurs  à  cette 
époque  %  ni  des  imitations  en  prose  que,  de  bonne  heure,  on  a 


1.  Nouvelles  françoises  du  xiii^  siècle,  par  MM.  L.  Molaiid  et  d'Héricaiilt. 
-  P.  Janet,  1856,  1  vol. 

2.  Ces  romans  sont  de  la  fin  du  xii"  siècle.  On  se  souvient  que,  dans 


308  LES   ROMANCIERS. 

faites  des  poëiiios  du  cycle  breton  *.  Parmi  ces  contes  récem- 
ment publiés,  et  qui  presque  tous,  comme  la  Légende  d'Amis 
et  Amiles^,  roulent  sur  des  sujets  souvent  traités  en  vers,  au- 
cun n'est  remarquable  ;  deux  ou  trois  sont  intéressants.  C'est, 
par  exemple,  nn  épisode  assez  agréable  cà  lire,  malgré  son 
invraisemblance,  que  celui  de  la  Belle  Je/ianne  qui,  calom- 
niée et  perdue  dans  l'esprit  de  son  mari,  se  déguise  en  écnyer 
et,  sous  ce  travestissement,  s'attache  aux  pas  de  cet  époux 
malheureux  et  prévenu,  le  suit  dans  ses  expéditions,  le  tire 
du  péril,  le  guérit  quand  il  est  malade,  ne  se  découvre  à  lui 
qu'après  un  long  mystère,  lorsque  le  calomniateur  repentant 
ou  confondu  a  tout  avoué'.  La  reconnaissance,  amenée  par 
des  incidents  qu'il  ne  faut  pas  trop  discuter,  est  simple  et 
touchante'^*  ;  le  sentiment  vrai  qui  y  domine  corrige  l'invrai- 
semblance des  détails  ;  on  pardonne  volontiers  quelques  in- 
ventions bizarres  au  vieux  conteur  qui  a  su  et  voulu  peindre 
la  vertu  résignée,  courageuse,  habile  dans  sa  patience  et 

le  cycle  breton,  les  œuvres  en  prose  ont  précédé  les  poëmes  en  vers.  — 
Voir  t.  l<^>\  p.  223-228. 

1.  L'IIiMoire  littéraire  cite  un  romancier  du  nom  de  Beaudoin  Butors,  né 
en  Flandre  vers  1240,  et  protégé  des  comtes  de  Hainaut,  qui  à  la  demande 
de  ses  palrons  u  desrima  aucuns  contes  des  (Lventures  de  Bretaigne.»  Il  reste 
de  cette  entreprise  cinq  fragments  manuscrits  assez  mal  liés  entre  eux  et 
de  peu  d'importance.  —  T.  XXI,  p.  365-371. 

2.  Ce  conte  est  la  traduction  en  dialecte  champenois  d'une  légende  latine 
assez  ancienne  que  Vincent  de  Beauvais  a  insérée  dans  le  Spéculum  his- 
toriale  (I.  XXII,  cli.  clxii,  clxvi,  clxix).  —  Sur  cette  légende  et  ce  roman, 
ainsi  que  sur  les  divers  poëmes  et  miracles  à' Amis  et  Amiles,  voir  Histoire 
littéraire,  t.  XXII,  p.  289-299.  —  L.  Moland  et  d'IIéricault,  Introduction, 

p.   XXIII-XXXI. 

3.  Le  roi  Flore  et  la  belle  Jehanne,  p.  112-140.  —  Roman  traduit  d'un 
poëme  d'aventures  dont  le  texte,  croyons-nous,  n'a  pas  été  imprimé.  Ce 
sujet  est  à  peu  près  le  même  que  celui  qui  est  traité  dans  un  autre  poëme. 
Le  comte  de  Poitiers,  publié  par  M.  F.  Michel,  et  dans  le  roman  en  vers 
de  Gibert  de  Montreuil,  intitulé  La  Violette  ou  Gérard  de  Nevers.  —  Histoire 
littéraire,  t.  XVIII,  p.  768.  —  T.  XXII,  p.  783. 

4.  Ce  récit,  écrit  dans  le  dialecte  picard,  est  aux  manuscrits  de  la 
Bibliothèque  Nationale,  fonds  de  Sorbonne,  n»  454.  Avant  d'être  publié 
jiar  MM.  L.  Moland  et  d'IIéricault,  il  l'avait  été  par  M.  Fr.  Mii-hel  dans 
le  volume  du  Panthéon  littéraire,  consacré  au  théâtre  du  moyen  àgo.  Un 
en  trouve  une  imitation  dans  la  France  kistoriq^ùe,  livraison  du  l<-'''  dé- 
cembre 1832. 


CONTES   ET  NOUVELLES   DU  XIII''  SIÈCLE.  509 

Iriomplianlo  dans  son  (lévoueineiit.  Ces  anciens  romans  ai- 
ment à  donner  aux  l'ennnes  ini  rôle  h  la  l'ois  sacrifié  et  pré- 
pondérant. Tantôt  on  les  expose,  comme  la  Comtesse  de  Pon- 
tliieu,  à  des  aventures  dans  les  forêts,  à  des  rencontres  de 
brigands,  où  elles  subissent  les  derniers  ontrages'  ;  tantôt  on 
fait  des  paris  insolents  sur  les  défaillances  de  leur  vertu,  et 
ceux  qui  ont  tenu  la  gageure  contre  l'honneur  féminin  ne 
reculent,  pour  gagner,  devant  aucun  moyen  :  ruse,  violence, 
corruption,  mensonge,  calomnie,  rien  ne  leur  coûte,  rien 
n'est  épargné.  De  l'abîme  oi^i  les  précipite  soudain  le  crime 
ou  la  fatalité,  les  femmes  se  relèvent  soit  par  leur  énergie 
persévérante  et  leur  douceur  intrépide,  comme  la  ((  belle 
Jehanne,  »  soit  par  l'ascendant  même  et  les  victoires  mi- 
racideuses  de  leur  beauté,  comme  la  «  comtesse  de  Pon- 
thieu  :  »  l'épreuve  tourne  le  plus  souvent  à  leur  gloire  ;  elle 
les  rétablit  et  les  ramène,  après  mille  aventures,  au  rang 
d'où  elles  étaient  déchues,  et  leur  vie  si  agitée  finit  dans  le 
repos  d'un  bonlieur  parfait. 

Une  autre  idée  favorite  de  nos  vieux  conteurs  est  de  mettre 
dans  l'amour  le  contraste  et  l'obstacle  des  religions  et  des 
races.  Ils  se  plaisent  h.  unir  par  le  mariage  ou  par  la  passion 
des  cœurs  que  l'ardente  hostilité  des  croisades  sépare  si 
profondément  :  la  comtesse  de  Ponthieu,  prise  en  mer  par 
des  Sarrasins,  épouse  le  Soudan  du  Maroc;  Aucassin,  fils  du 
comte  de  Beaucaire,  aime  éperdument  une  jeune  captive  du 
pays  barbaresque,  Nicolette-.  Cet  amour,  qui  offense  à  la  fois 
le  monde  et  Dieu,  et  que  la  société  comme  la  religion  ré- 
prouve, s'emporte  dans  sa  violence  contrariée  à  des  éclats 
d'une  impiété  toute  moderne  ;  il  blasphème  avec  une  ironie 
superbe  les  plus  terriljles  croyances  du  christianisme.  «  Beau 

1.  Voit'  le  roman  (nii  porte  ce  titre,  et  l'indication  des  imitations  mo- 
dernes qui  en  ont  été  faites  au  xviii'-'  siècle.  —  L.  Moland  et  d'iléricault, 
p.  xxxv-xxxviii.  Le  texte  publié  en  ISoO  est  tiré  des  mss.  453  (supplém.  IV.) 
et  7183  (Caiigé).  11  est  écrit  en  dialecte  picard. 

2.  .Vourei/e.s  franroises  du  xiii"  siàie,  p.  229.  —  Dans  le  pûC'me  d'aven- 
tures de  Flure  et  lilunchclleur,  c'est  un  pa'ien  qui  aime  une  chrétienne.  //<;>- 
toiie  lUU'iaire,  t.  XXll,  p.  818-82'i. 


510  LES   ROMANCIERS. 

Sire,  dit  le  comte  de  Beaucaire  à  son  fds,  si  vous  ne  renoncez 
à  Nicolette,  votre  âme  ira  tout  droit  en  enfer  et  ne  verra  ia- 
mais  le  paradis  !  ' —  Et  qu'ai-je  à  faire  en  paradis,  réplique 
l'impétueux  amant.  Ce  que  je  veux,  c'est  Nicolette,  ma  très- 
douce  amie,  que  j'aime  tant.  Je  vais  vous  dire  ceux  qui  vont 
en  paradis.  Ce  sont  de  vieux  prêtres  éclopés  et  manchots,  de 
vieux  moines  toujours  crachants  et  toussants  devant  les  au- 
tels et  les  cryptes,  de  vieilles  nonnes  bouffies  de  tumeurs  et 
de  maladies;  avec  ces  gens-là  je  n'ai  que  faire.  C'est  en  enfer 
que  je  veux  aller.  Là  vont  les  beaux  clercs  et  les  élégants 
chevaliers  qui  sont  morts  aux  guerres  et  aux  tournois,  les 
belles  dames  courtoises  bien  pourvues  d'amants,  les  harpeurs, 
les  jongleurs,  tous  les  rois  du  siècle.  Avec  eux  je  veux  aller, 
mais  que  j'aie  Nicolette,  ma  très-douce  amie  avec  moi^  »  Il 
y  a  déjà  comme  une  pointe  de  l'audace  irréligieuse  d'un  don 
Juan  dans  ce  jeune  cavalier  du  xiii''  siècle. 

Bien  que  les  sujets  de  ces  romans  soient  pour  la  plupart 
d'invention  pure  et  que  la  fantaisie  du  narrateur  s'y  donne 
pleine  carrière,  on  essaie  de  les  colorer  d'une  certaine  vrai- 
semblance historique;  on  les  rattache  de  près  ou  de  loin  à  des 
faits  connus.  Le  roman  de  YEmpereur  Constant,  l'un  des 
plus  médiocres,  aboutit  à  la  naissance  de  Constantin  ((  kl  fu 
puis  molt  preudom^;  »  le  conte  du  Roi  Flore  renferme  des 


\.  «En  paradis  qu'ai-je  à  faire?  Je  n'i  quier  entrer,  mais  que  j'aie 
Nicoiete  ma  très-douce  amie  que  j'aim  tant.  C'en  paradis  ne  vont  fors  tex 
gens  corn  je  vous  dirai  :  il  i  vont  ci  viel  prestre  et  cil  viel  clop  et  cil  manke 
qui  tote  jor  et  tote  nuit  crapent  devant  ces  autex  et  en  ces  vies  croûtes,  et 
cil  à  ces  vies  capes  érèses  (usées),  qui  sont  nus  et  décaus  et  eslrunielé... 
Icil  vont  en  paradis;  aveuc  ciax  n'ai  jou  que  faire.  Mais  en  infer  voil  jou 
aler  :  car  en  infer  vont  li  bel  clerc  et  li  bel  cevalier  qui  sont  mort  as  torncns 
et  as  rices  guerres,  et  li  bien  sergant  et  ii  franc  home.  Aveuc  ciax  voil  jou 
aler.  Et  s'i  vont  les  bêles  dames  cortoises,  que  eles  ont  deux  amis  ou  trois 
avoue  leur  barons...  Et  si  i  vont  lieri)eor  et  jogleoretli  roi  del  siècle.  Aveuc 
ciax  voil  jou  aler,  mais  que  j'aie  Nicoiete  ma  très-douce  amie  aveuc  mi.  » 
P.  243,  244. 

2.  Nouvelles  françoises  du  xn\o  siècle,  p.  32.  —  Ce  roman,  contenu  dans 
un  manuscrit  de  la  Bibliothèque  Nationale,  fonds  de  Sorbonne,  n"  509,  est 
apprécié  dans  VHistoire  littéraire,  t.  XXI,  p.  571-573.  —  Lire  aussi,  dans 
la  Romania  (avril  1877,  p.  ICI),  un  travail  approfondi  sur  le  cycle  légen- 


CONTES    ET   NOUVELLES   DU   XIII''   SIÈCLE.  51i 

allusions  h  la  fondation  réconte  de  l'empire  latin  de  Con- 
stantinople  '  ;  la  couitessc  de  Ponthieu,  mariée  au  soudan  du 
Maroc,  en  a  une  fille  qui  devient  la  mère  a  du  courtois  turc 
Salehadin,  tant  preus  et  sages  et  conquérant^.  »  11  serait 
étonnant  que  l'histoire  fût  dédaignée  de  nos  conteurs,  lors- 
qu'elle tient  une  si  large  place  dans  les  poëmes  de  nos  trou- 
vères. 

Tout  en  reconnaissant  que  la  verve  et  la  fécondité  ne  man- 
quent pas  aux  romanciers  du  xiii'=  siècle,  il  faut  avouer  que 
l'art  de  composer  un  récit  est,  chez  eux,  Lien  faible  encore. 
Ils  ont  d'heureuses  saillies,  mais  ils  ne  savent  ni  choisir  avec 
goût  les  détails,  ni  les  disposer  et  les  assortir  ;  leur  talent 
n'existe  qu'à  l'état  d'instinct.  Les  incidents  se  suivent  au  gré 
d'une  imagination  hardie  et  puérile  qui  se  permet  tout,  qui 
ne  recule  ni  devant  l'extravagant,  ni  devant  le  grossier  et 
l'obscène,  qui  ne  s'inquiète  jamais  de  justifier  ce  qu'elle  in- 
vente, qui  respecte  aussi  peu  la  délicatesse  que  le  bon  sens. 
On  n'a  pas  d'autre  plan  que  le  hasard  ;  rien  n'est  amené  ni 
préparé;  on  passe  brusquement  d'un  épisode  h  l'autre,  et 
quand  le  narrateur  fatigué  est  à  bout  d'invention,  il  le  déclare 
et  prend  congé  du  lecteur.  Le  style  a  pour  mérite  unique 
la  facilité  d'une  expression  courante  et  claire.  Il  est  sans  re- 
lief, comme  il  est  sans  étude  et  sans  variété.  Les  descriptions 
se  ressemblent  et  se  répètent.  Les  beaux  chevaliers  sont  in- 
variablement <(  bien  taillés  de  gambes,  de  pies,  de  cors  et  de 
bras  ;  ils  ont  les  cheveux  blons  et  menus  recercelés,  les  yeux 
vairs  et  riants,  la  face  clere  et  traitice,  le  nés  haut  et  bien 
assis  :  »  les  belles  dames  ou  «  mescinetes  »  ont  les  ((  lèvres 
vermeilles  plus  que  n'est  cerise  ni  rose  el  tans  d'esté,  les  dens 
blanches  et  menues,  elles  sont  grailes  parmi  les  flans,  qu'en 
vos  deux  mains  les  peusciésenclorre.  »  Toujours  et  partout 
un  personnage  respectable  est  ((  preus  et  vaillans  et  boins  as 

tlaire  dont  Constantin  était  le  héros,  cycle  en  vers  et  en  prose  auquel 
appartient  le  roman  dont  il  est  ici  question. 

1.  Page  15f5. 

•2.  Page  2^28. 


512  LES    ROMANCIERS. 

armes,  courtois,  larges  et  deboinaires,  ne  mie  orghelleus  ;  )) 
une  femme  vertueuse  est  ((  haute  dame  et  gentille,  molt  amée 
de  boines  gens.  »  11  y  a  dans  cette  littérature  naissante  autant 
de  phrases  toutes  faites  et  de  lieuK  connnuns  descriptifs  que 
dans  les  littératures  vieiUies.  Rien  d'étonnant  :  le  narrateur 
ne  voit  que  l'aspect  extérieur  des  choses  et  se  borne  à  l'in- 
diquer d'un  trait  rapide  et  suporhciel.  Le  mieux  écrit  de  ces 
premiers  romans,  celui  dont  le  style  a  le  plus  de  grâce  et 
de  douceur,  est  le  roman  d'.4.</mss/«  et  Aicolette  \  Œuvre 
d'inspiration  provençale  sous  une  forme  française,  ce  joli 
conte,  mêlé  de  chant,  rappelle,  par  sa  vivacité  briUante,  la 
beUe  pastorale  d'Adam  de  la  Halle,  Robin  et  M  avion,  qui, 
elle  aussi,  disions-nous  plus  haut%  est  comme  iUuminée 
d'un  reflet  du  ciel  du  Midi.  Ici,  tout  est  riant  et  plein  de  so- 
leil ;  la  fête  de  la  nature  répond  aux  transports  charmants  des 
cœurs;  une  atmosplière  chaude  et  légère  enveloi)pe  la  scène  où 
l'action  se  déploie,  où  les  sentiments  parlent,  où  les  person- 
nages épuisent  les  joies  et  les  épreuves  de  leur  amoureuse 
destinée. 

Au  xiv'=  siècle,  le  roman  a  perdu  les  grâces  naïves,  l'abon- 
dance facile,  l'heureuse  insouciance  qui  caractérisent  les  in- 
ventions de  l'âge  précédent;  il  n'a  pas  encore  acquis  les  mé- 
rites nouveaux  qui  compenseront  un  jour  l'absence  des 
qualités  qu'il  n'a  plus.  C'est  pour  l'imagination  une  époque 
de  langueur  et  de  tourment  ;  pour  la  langue,  une  période  de 
crise  :  la  terrible  réalité  de  la  guerre  de  Cent  ans  obsède  et 
envahit  les  esprits  ;  toute  la  vigueur  du  génie  français  passe 
dans  les  histoires  qui  retracent  les  souffrances  et  les  angoisses 
de  la  patrie.  Pourtant,  au  début  du  siècle,  avant  l'ère  des  dé- 
sastres, quelque  chose  de  l'aimable  simplicité  primitive  sub- 

1.  Nouvelles  fraiiroises  du  xiu'^  aiccle,  p.  231.  —  On  possède  une  copie 
unique  de  ce  conte;  c'est  le  inanusciil  coté  n"  7989  du  fonds  français  de 
la  nibliolhèque  Nationale.  Les  nouveaux  éditeurs  citent  dans  leur  Intro- 
duction les  imitations  et  les  publications  qui,  de  bonne  lieure,  ont  été  faites 
de  ce  loman,  p.  i.xi,  lxii.  —  Voir  aussi  VHisloire  liiléraire,  t.  XIX, 
p.  74y-7Gl. 

■2.  Tome  U'^,  p.  506. 


CONTES    ET   NOUVELLES    DU    XIV'=   SIÈCLE.  513 

siste  et  fait  ragromenl  de  certains  récits  venus  jusqu'cà  nous; 
plus  tard,  sur  la  limite  de  ce  siècle  et  du  précédent,  d'autres 
romans,  écrits  pendant  l'une  des  courtes  trêves  où  l'on  res- 
pirait entre  deux  catastrophes,  nous  révèlent  le  commence- 
ment de  celte  inlluence  qui  sera  si  durable  et  si  forte  sur 
notre  littérature,  —  l'influence  italienne.  Ces  deux  traits  mé- 
ritent d'être  signalés  dans  les  meilleurs  morceaux  du  recueil 
récent  de  MM.  L.  Moland  et  d'Héricault  :  Nouvelles  françaises 
en  prose  du  xiv'^  siècle^. 

La  légende  d'Assenctk  ouvre  ce  volume.  Ce  n'est  qu'une 
fiction  de  quelques  pages,  composée  sans  doute  parles  juifs 
convertis  des  premiers  siècles,  recueillie  dans  le  Miroir  /lis- 
ioriqne  de  Vincent  de  Beauvais-,  et  traduite  en  français  par 
Jean  de  Vignay,  entre  les  années  1317  et  1327  ^  M.  Saint- 
Marc  Girardin  en  a  finement  apprécié  le  charme  original,  lors- 
qu'il a  dit  qu'on  y  retrouve  le  génie  de  l'Orient  mêlé  aux  plus 
délicates  inspirations  du  génie  chrétien''.  Celte  fiction  rap- 
pelle à  la  fois  la  Bible  et  les  Mille  et  une  -Nuits.  Fille  de  Pu- 
tiphar,  conseiller  maître  de  Pharaon,  Asseneth,  ((  belle  entre 
toutes  les  vierges  de  la  terre,  »  habitait  le  plus  haut  étage 
d'une  tour  qui  ilanquait  la  maison  de  son  père  et  s'élevait 


1.  Paris,  Janet,  1858. 

2.  Le  Spéculum  hi^toriale,  est  du  xiii"  siècle.  —  Vincent  de  Beauvais, 
dominicain,  né  en  1200,  mort  en  1:2G4,  a  composé  une  soite  d'encyclopédie 
sous  le  litre  de  Spéculum  maj us.  Ce  «  Miroir  général  »  se  divise  en  quatre 
paities  :  le  miroir  naturel,  ou  description  de  la  nature,  le  miroir  moral, 
résumé  des  sciences  moralis,  le  miroir  scientifique,  ou  spéculum  doctrinale, 
contenant  la  philosophie,  la  physique,  la  rhétoi'ique,  la  politique,  le  droit, 
la  grammaire,  etc.,  enlin,  le  miroir  historique.  Celte  compilation  a  été 
imprimée  en  10  vol.  in-fol.  en  1473. 

3.  Mss.  de  la  Bibliothèque  Nationale,  n»  0938,  fonds  français.  —  Le  ma- 
nuscrit est  daté  de  1333.  Jean  de  Vignay,  religieux  hospitalier  de  l'hùtel 
et  ordre  de  Saint-J,icques-du-Haut-Pas,  à  Paris,  a  traduit,  à  la  requête  de 
Jeanne  de  Bourgogne,  femme  de  Philippe  de  Valois,  le  Miroir  historique, 
la  Lvijende  dorée  de  Jacques  de  Voragine,  la  Moralité  du  Jeu  des  échecs,  de 
Gilles  de  Rome,  les  Epitres  et  Évangiles  pour  tous  les  jours  de  l'année. 

4.  Essais  de  littérature  et  de  morale,  1833,  t.  H,  p.  110-121.  —  Brunet, 
Évangiles  apocrypkes,  1849,  p.  336.  —  L.  Moland  et  d'Héricault,  Intro- 
duction, p.  xiv-xvi.  —  Louandre,  Les  vieux  conteurs  français.  Revue  des 
Deux-Mondes,  13  septembre  1873. 

33 


S14  LES    ROMANCIERS. 

au  milieu  d'un  verger  magnifique,  arrosé  d'eaux  vives.  Sa 
chambre,  faite  de  marbres  de  couleur,  incrustés  de  pierres 
précieuses  et  tapissés  de  draps  d'or,  contenait  un  lit  doré 
couvert  d'une  étoffe  de  pourpre  u  tissue  à  or  et  à  jacintes.  » 
((  Là  dormait  Asseneth  seule,  et  aucun  homme  ne  s'était 
assis  sur  ce  lit.  »  Et  ((  Asseneth  était  grande  comme  Sara, 
gracieuse  comme  Rébecca  et  belle  comme  Rachel.  »  Un  jour, 
envoyé  par  Putiphar,  Joseph  vint  à  la  tour.  «  Et  estoit  Jo- 
seph vestu  d'une  cote  blanche  très-resplendissante  et  d'un 
mantel  de  pourpre  tyssu  d'or  ;  et  avoit  une  couronne  dorée  sur 
son  chief,  et  en  cette  couronne  estoient  douze  très-fines  pier- 
res, et  sur  ces  pierres  il  y  avoit  douze  estoiles  d'or,  et  tenoit 
en  sa  main  verge  royale  et  un  rameau  d'olivier  très-plain  de 
fruits.  » 

Quand  Asseneth  le  vit  s'avancer  sur  un  beau  char  traîné 
par  quatre  chevaux  <(  blancs  comme  neige,  »  elle  s'écria  : 
(;  Voici  le  soleil  qui  vient  à  nous  en  son  char!  Je  ne  savoie 
pas  que  Joseph  fust  fils  de  Dieu.  Qui  peut  engendrer  si  grant 
beauté  d'homme,  et  quel  sein  de  femme  peut  porter  telle  lu- 
mière? »  Joseph  consent  à  l'épouser,  à  condition  qu'elle  re- 
niera ses  idoles.  Asseneth,  u  malade  de  paour  et  de  joie,  » 
renonce  aux  dieux  qu'elle  adorait,  et  fait  pénitence.  Pendant 
sept  jours,  vêtue  d'une  cote  noire,  le  front  chargé  de  cendre, 
elle  pleure  amèrement  ;  elle  a  jeté  ((  toutes  ses  ydoles  par  la 
fenestre,  et  donné  toute  sa  viande  royale  aux  chiens.  »  Alors 
une  lumière  brille  à  l'Orient,  un  ange  descend  du  ciel  en  sa 
chambre,  avec  un  visage  enflammé;  il  lui  met  la  main  sur  la 
tête  et  la  bénit  :  u  Asseneth!  Asseneth  !  esjoïs  loi  et  conforte, 
car  ton  nom  de  vierge  est  escript  el  livre  des  vivans,  et  je  t'ay 
donnée  espouse  à  Joseph.  »  Le  lendemain,  Josejjh  revint  à  la 
tour  ;  Pharaon  leur  posa  sur  la  tête  «  couronnes  d'or,  les  meil- 
leures que  il  avoit,  »  leur  fit  grans  noces  el  grants  disners  qui 
durèrent  sept  jours  et  conunanda  quenulz  ne  feisl  œuvre,  les 
noces  durantes',  n  Ce  joli  récit,  cette  légende  dorée,  où  la 

1.  Pages  4,  7,  8,  11. 


CONTES   ET   NOUVELLES   DU   XIV   SIECLE.  olo 

splendeur  orientale  s'enveloppe  et  se  tempère  de  naïveté  gau- 
loise, est  comme  un  joyau  détaché  de  la  richesse  biblique  par 
le  traducteur  Jean  de  Vignay  et  enchâssé  dans  la  prose  de 
notre  ancienne  littérature. 

Le  roman  de  Troilas,  qui  remplit  la  seconde  moitié  du 
même  récit,  est  d'un  genre  très-différent  et  suggère  de  tout 
autres  observations  ' .  Il  s'agit  des  amours  de  Troilus  et  de 
Briséis  ou  Briséida,  amours  d'abord  fortunées  et  voluptueu- 
sement décrites,  puis  rompues  brusquement  par  l'infidélité 
de  la  maîtresse  et  par  le  trépas  de  l'amant.  C'est  Là,  on  le 
voit,  un  épisode  de  la  légende  troyenne,  expliquée  ailleurs  ^^ 
et  si  souvent  mise  en  vers  et  en  prose,  en  drame  et  en  roman, 
depuis  le  poëme  de  Benoist  de  Sainte-More  jusqu'à  la  pièce  de 
Shakespeare,  «  Troille  et  Cressida.  »  Nous  ne  recommence- 
rons pas,  à  ce  propos,  une  étude  spéciale  et  des  comparai- 
sons littéraires  qui  sortiraient  du  plan  de  ce  livre  *  ;  ce  qui 
nous  importe  ici  et  nous  intéresse,  c'est  moins  le  sujet  très- 
connu  et  un  peu  banal  de  ce  roman,  que  le  visible  progrès 
dont  témoigne  le  style  du  romancier.  Il  nous  semble  utUe  d'en 
chercher  la  raison.  Deux  siècles  après  Benoist  de  Sainte- 
More,  Boccace,  remaniant  à  son  tour  la  légende  troyenne, 


1.  Le  recueil  ne  contient  ([ue  trois  romans  :  A?.w\eth,  Troilus,  et  entre  les 
deux,  Vllistoire  de  Foulques  Fitz  Warin.  Cette  liistoire,  traduite  d'un  ancien 
poëme  qui  n'existe  plus,  appartient,  pour  le  fond  et  pour  la  forme,  à  l'Angle- 
terre. Elle  est  écrite  dans  le  dialecte  ani^lo-normand,  qui,  au  xiv  siècle, 
s'était  alourdi  et  corrompu  au  contact  de  l'idiome  anglo-saxon  ;  aussi  est- 
elle  d'une  lecture  difficile  et  peu  agréable.  La  savante  Introduction  des 
éditeurs  explique  les  origines  de  cette  légende,  les  développements  du 
poëme  tiansformé  en  roman  davenlures,  et  donne  tous  les  renseignements 
bibliographiques  utiles  à  connaître.  —  P.  xvi-xlv.  Le  texte,  imprimé  à 
Paris  en  1840  par  M.  Fr.  .Michel,  à  Londres  en  1853  par  M.  Thomas  Wright, 
est  lire  d'un  manuscrit  du  Briliah  Muséum  (ms.  reg.  12,  cxu),  qui  est  du 
temps  d'Edouard  II  (1307-1327.) 

2.  Voir  tome  l^r,  p.  2U-260. 

3.  Nous  ci'oyons  devoir  signaler  le  travail  approfondi  et  les  Curieuses 
recherches  de  MM.  L.  Moland  et  d'IIéricault  sur  les  origines  et  les  trans- 
fornations  de  la  légende  troyenne:  anciens  et  modernes,  français  et  étran- 
gers, poètes,  chroniqueurs,  dramaturges  et  romanciers,  tous  ceux  qui,  de- 
puis liumère  jusqu'il  Shakespeare,  ont  touché  à  la  légende,  sont  cités  et 
appréciés  en  pleine  connaissance  de  cause.  —  Introduction,  p.  xr.v-cxxxiv. 


S16  LES   ROMANCIERS. 

déjà  paraphrasée  en  1287  par  Y Historia  irojana  du  médecin 
sicilien  Guido  délie  Columne,  y  avail  choisi  l'épisode  des 
amours  de  Troïlus,  et  en  avail  fait  un  poëme  plein  de  pas- 
sion, de  tendresse  et  de  langueur,  intitulé  //  Filostrato  *.  Le 
roman  français  que  nous  examinons  n'est  qu'une  traduction 
lihre  des  octaves  du  poêle  florentin  :  faut-il  allrihuer  à  l'ori- 
ginal les  mérites  qui  distinguent  lïmitation?  Sans  contredit, 
et  nous  avons  là  un  exemple  fort  ancien  de  l'influence  exercée 
sur  notre  littéi'ature  par  la  supériorité  naissante  des  grands 
écrivains  de  l'Italie. 

Expliquons-nous  Lien.  Cette  question  des  rapports  litté- 
raires de  la  France  avec  l'Italie,  et  de  la  réciprocité  des  ser- 
vices que  les  deux  pays  se  sont  rendus,  est  assez  souvent 
ohscurcie  d'une  équivoque  facile  à  dissiper.  Il  est  certain,  et 
n(jus  l'avons  dit  ailleurs,  que  la  gloire  et  le  mérite  de  la  prio- 
rité nous  appartiennent  :  l'imagination  française,  déjà  riche 
et  puissante  à  une  époque  où  le  génie  de  la  péninside  s'igno- 
rait encore  lui-même,  avait  tout  donné,  dès  le  xn''  siècle,  à 
l'Italie  ;  notre  langue,  nos  poèmes,  nos  chroniques,  nos  fic- 
tions gaies  ou  sérieuses  franchirent  aussitôt  les  monts,  et 
cette  invasion,  qui  féconda  l'Italie,  dura  environ  deux  cents 
ans^  Au  déclin  du  moyen  âge,  un  mouvement  se  fait  en  sens 
contraire.  Les  génies  italiens,  opulents  de  nos  dépouilles,  sa- 
vent se  créer,  tout  en  nous  imitant,  une  richesse  propre;  ils 
se  donnent  une  originalité  qui  déjà  commence  à  se  retirer  de 
nous,  et  des  mérites  que  l'improvisation  paresseuse  de  nos 
trouvères  a,  de  tout  temps,  trop  ni'gligés.  Ils  nous  surpassent 
dans  l'art  patient  et  difficile  de  composer  avec  goût  et  d'é- 
crire avec  délicatesse  ;  leur  langue  souple  et  sonore,  élégam- 
ment travaillée,  touche  à  la  perfection  littéraire,  tandis  que  la 
notre,  perdant  son  avance,  s'attarde  et  s'appesantit  dans  une 
demi-barbarie.  Beaucoiq»  de  nos  anciennes  fictions,  portées  au 
loin  par  le  premier  essor  du  génie  français,  nous  reviennent 

1.  Doccace,  né  à  Paris  eu  1313,  nioiinil  à  Florence  en  1373, 

2.  Tome  \^%  p.  105,  268,  33'J. 


CONTES    ET   NOrVELLES    DU    XIV   SIÈCLE.  517 

alors  d'Italie,  transforniôos  par  un  art  brillant,  nouveau  pour 
nous,  vêtues  d'une  parure  gracieuse  dont  le  prestige  é])louit 
la  France  au  point  de  lui  faire  oublier  que  le  fond  vient  d'elle, 
et  qu"en  accueillant  ces  créations  charmantes  elle  reprend  son 
bien.  Il  y  a  donc,  en  r(''sumé,  deux  époques  très-distinctes 
dans  cet  échange  international  des  productions  littéraires  des 
deux  pays;  la  seconde  période,  oîi  les  rôles  sont  intervertis, 
date  de  la  fin  du  xiv"  siècle  :  l'heureuse  Italie,  en  nous  payant 
une  partie  de  sa  dette,  efface  le  souvenir  et  l'éclat  des  bien- 
faits dont  nous  l'avons  comblée. 

Les  relations  politiques  continuaient  à  faciliter  ce  com- 
merce d'idées  et  cette  action  réciproque  du  génie  des  deux 
peuples  voisins.  Un  roi  français  était  encore  h  Naples  ;  la 
dynastie  des  ducs  d'Anjou,  comtes  de  Provence,  occupait  le 
trône  des  Deux-Siciles.  Aussi,  le  roman  de  Troïlus  est-il 
l'œuvre  d'un  seigneur  angevin,  grand-officier  de  la  couronne 
de  Naples.  Pierre  de  Beauveau,  seigneur  de  la  Roche-sur-Yon, 
gouverneur  du  Maine,  sénéchal  de  Provence  et  d'Anjou,  nous 
déclare  dans  son  prologue  qu'ayant  un  jour  pénétré  dans  la 
bibliothèque  du  roi  de  Sicile,  son  maître  ',  il  y  découvrit,  au 
milieu  de  ((  mains  romans  et  de  mains  livres,  »  un  petit  écrit 
en  langue  italienne,  «  appelé  Fillostrato,  »  et  que  charmé  de 
son  style  «  très-piteulx  et  plaisant,  »  il  entreprit  de  le  mettre 
en  français.  Ce  personnage  était  fils  de  Jean  II  de  Beauvau, 
qui  mourut,  en  13D1,  capitaine  du  château  et  de  la  cité  de 
Tarente;  son  nom  figure  a^ec  honneur  dans  l'histoire  des 
dernières  campagnes  de  la  guerre  de  Cent  ans  :  Jean  Char- 
tier,  Juvénal  des  Ursins,  Jean  de  Courdigné,  auteur  des  An- 
nales (T Anjou,  le  citent  aux  années  lil6,  1418,  1424,  1431 
et  mentionnent  ses  exploits.  Aussi  galant  chevalier  que  brave 
soldat,  il  composait  «  de  plaisants  diz,  de  gracieuses  chan- 
çonnetes  et  balades,  »  se  prodiguant  fort  au  service  des 
dames,  où  il  fut  un  jour  mortellement  atteint  et  navré  :  l'in- 
fidélité d'une  maîtresse,  éperdument  aimée,  lui  fit  au  cœur 

1.  P.  119.  120. 


o!8  LES    hOMANCIERS, 

une  blessure  incurable.  C'est  pour  endormir  et  tromper  sa 
douleur  qu'il  traduisit  ce  roman  qui  lui  offrait  la  peinture 
d'un  malheur  semblable  au  sien  ;  il  le  «  translata,  »  dit-il, 
«  en  larmoyant  ;  »  il  y  mit,  en  effet,  tout  son  cœur,  et  grâce 
à  l'inspiration  de  cette  sympathie  profonde,  il  réussit  à 
rendre  les  sentiments  passionnés,  l'ardente  mélancolie  dont 
le  poëme  original  est  rempli.  Les  qualités  de  l'auteur  italien, 
la  richesse  des  développements,  l'observation  fine  et  péné- 
trante du  cœur  humain,  la  douceur  harmonieuse  du  style, 
l'éloquence  ingénieuse,  mais  diffuse  et  maniérée,  des  senti- 
ments, cette  verve  et  cette  facilité  supérieure  qui  caractérisent 
les  vrais  talents,  ont  passé,  en  partie  du  moins,  dans  la  tra- 
duction de  l'amoureux  sénéchal. 

La  prose  du  moyen  âge,  en  reproduisant  un  modèle  brillant 
et  gracieux,  prend  de  l'ampleur,  du  nombre,  une  allure  aisée, 
une  forme  régulière  et  polie,  sans  perdre  sa  piquante  naïveté  : 
dès  les  premières  pages  de  ce  récit,  on  est  frappé  des  diffé- 
rences qui  le  distinguent  des  romans  que  nous  avons  analysés. 
Pierre  de  Beauveau  imite  les  défauts  de  l'original  en  même 
temps  que  ses  beatités  ;  nous  voyons  paraître  çà  et  là  dans  son 
vieux  style  les  concetti  dont  le  faux  éclat  abusera,  au  xyi'=  siècle, 
le  goût  française  L'amour  qui  est  peint  quelquefois  sous  les 
dehors  d'une  galanterie  délicate,  comme  le  mobile  des  nobles 
sentiments,  comme  le  mérite  suprême  qui  achève  et  accomplit 
l'honnête  homme-,  est  le  plus  souvent  décrit  avec  la  licence 
d'imagination  particulière  aux  conteurs  italiens.  Composé 
vers  la  fin  du  xiv'=  siècle  ou  dans  les  commencements  de  l'âge 

1.  «Et  quant  aiicmi  venlelet  veiioit  de  celé  part,  qui  lui  frappoit  au 
visage,  il  disoit  que  c'esloit  des  souppii'S  que  Brisaïda  lui  envoyoit...  Maiu- 
tenant  je  suis  le  feu  que  j'ay  liié  des  yeuix  et  du  visage  de  Brisaïda  ;  je 
ars  et  brûle  plus  que  jamais...  Et  si  le  soleil  descend  au  lieu  là  oii  vous 
estes,  je  le  regarde  avec  ung  despit  et  envie,  pource  qu'il  me  semble 
qu'il  prend  plaisir  à  veoir  mon  bien  et  qu'il  se  lève  plus  matin  qu'il  n'a 
accoustiimé  pour  le  désir  qui!  a  de  retourner  pour  vous  veoir...»  P.  189, 
239,  284. 

2.  «  Troïlus  prenoit  très-granl  plaisir  de  veoir  les  jeunes  gens  honnes- 
lement  et  gentement  habillez,  et  teiioit  ung  chacun,  de  quelque  condition 
qu'il  fut,  perdu  s'il  n'estoit  amoureux.»  P.  198. 


ANTOINK   DE    LA   SALLE.  510 

suivant,  ce  roman  obtint  un  grand  succbs  ;  les  nombreux  ma- 
nuscrits qui  le  contiennent  en  sont  la  preuve'.  Récit  entraî- 
nant, animé,  pathétique,  il  exerça  sur  les  esprits  une  influence 
secrète  mais  réelle,  et  les  tourna  vers  l'imitation  de  la  litté- 
rature italienne  en  montrant  ce  que  le  génie  d'un  peuple 
étranger  pouvait  offrir  de  ressources  pour  développer  et 
féconder  le  génie  national. 

n 

Le  roman  de  mœars  et  la  satire  en  prose  au  XV^  siècle.  — 
Antoine  de  la  Salle. 

Un  autre  écrivain,  plus  jeune  que  Pierre  deBeauvau,  comme 
lui  protégé  des  rois  de  Sicile,  entra  dans  la  voie  que  le  séné- 
chal venait  d'ouvrir  et  prit  modèle  sur  les  conteurs  italiens  : 
nous  voulons  parler  d'Antoine  de  la  Salle,  le  plus  remarqua- 
ble romancier  du  xv"  siècle,  l'auteur  des  Cent  Nouvelles  nou- 
velles, de  la  Plaisante  chronicque  du  Petit  Jehan  de  Saintré. 
La  Salle  était  bourguignon^.  Né  en  1398,  il  vécut  au  delà  de 
1461.  Il  nous  apprend  lui-même,  dans  un  de  ses  ouvrages 
non  publié  *,  qu'il  remplissait  les  fonctions  de  viguier  d'Arles 
en  1424;  il  était,  à  la  même  époque,  secrétaire  de  Louis  III 
d'Anjou,  comte  de  Provence,  roi  de  Naples  et  de  Sicile,  qu'il 
accompagna  en  Italie  l'année  suivante.  C'est  ce  même  roi 
Louis  III  qui,  en  1431,  chargea  Pierre  de  Beauvau  de  négo- 
cier son  mariage  avec  la  fdle  du  duc  de  Savoie  ;  on  peut  donc 
supposer,  sans  témérité  aucune,  que  nos  deux  romanciers, 
attachés  au  service  du  même  prince,  vivant  l'un  et  l'autre  h 

1.  Introduction,  p.  cvi. 

2.  Gollat,  Mémoires  de  la  république  scquanoise,  p.  890. 

3.  Il  existe  deux  manuscrits  de  cet  ouvrac:e  à  Bruxelles.  Notre  écrivain 
l'a  composé,  vers  la  tin  de  sa  vie,  pour  l'instruction  de  ses  élèves,  les  trois 
fils  du  comte  de  Saint-Pol.  Le  Grand  d'Aussy  en  a  donné  un  extrait  {Notices 
et  extraits  des  mss.  de  la  Bibliotitcque  Nationale,  t.  V,  p.  292.)  —  A  la  suite 
du  Petit  Jehan  de  Saintré,  les  manuscrits  et  quelques  éditions  imprimées 
présentent  aussi  une  œuvre  historique  composée  par  Antoine  de  la  Salle 
pendant  son  séjour  dans  les  états  du  duc  de  Bourgogne  ;  elle  a  pour  titre  : 
Addicion  extraite  des  Chroniques  de  Flandres. 


o20  LES   ROMANCIERS. 

sa  cour,  s'y  sont  connus  et  fréquentés.  La  Salle  connut  aussi 
à  Rome  le  Pogge,  que  ses  Facéties  mordantes  et  cyniques, 
mises  à  l'index,  n'empêchèrent  pas  d'être  secrétaire  aposto- 
lique sous  les  pontificats  successifs  de  huit  papes  ;  ce  livre 
lui  plut  fort,  dans  le  premier  scandale  de  sa  nouveauté,  et  il 
y  puisa  largement,  quelques  années  plus  tard,  lorsqu'il  écri- 
vit chez  le  duc  de  Bourgogne,  à  Genappe,  les  Cent  Nouvelles 
nouvelles.  Le  roi  Louis  III  était  mort  en  1434.  Son  succes- 
seur, le  roi  René,  grand  ami  des  écrivains  et  des  artistes, 
littérateur  et  artiste  lui-même*,  retint  le  spirituel  secrétaire 
auprès  de  sa  personne  et  lui  donna,  avec  le  titre  de  chambel- 
lan et  d'écuyer,  la  charge  d'élever  son  fils  aîné,  Jean  d'Anjou, 
duc  de  Calabre,  âgé  de  sept  ans.  Le  soin  de  cette  royale  édu- 
cation et  le  séjour  du  précepteur  cà  la  cour  de  René  durèrent 
jusqu'à  l'année  1448. 

Dans  l'intervalle,  le  maître  composa  pour  son  élève  et 
lui  dédia  un  recueil  encyclopédique  qui  contenait  un  traité 
de  morale  d'après  Cicéron,  une  traduction  abrégée  de 
Frontin,  la  légende  du  Paradis  de  la  royne  Sihille,  la  Chro- 
nique des  rois  de  Sicile  et  de  nombreux  dét:iils  sur  le  céré- 
monial des  cours,  sur  le  blason,  sur  les  gages  de  bataille, 
l'art  de  la  guerre  et  la  chevalerie  :  il  l'intitula  plaisamment 
la  Sallade,  par  un  douille  jeu  de  mots,  selon  le  goût  de  ce 
temps-là ^  En  1447,  Antoine  de  la  Salle  fut  choisi,  en 
qualité  d'écuyer  du  roi,  pour  l'un  des  juges  du  tournoi  de 
Saumur.  L'année  suivante,  ayant  achevé  l'éducation  de 
Jean  d'Anjou,  il  quitta  la  cour  de  René  et  passa  au  service 
.de  Louis  de  Luxembourg,  comte  de  Saint-Pol,  qui  lui  donna 

1.  Le  roi  René,  sa  vie,  son  administration,  ses  travaux  artistiques  et  lit- 
téraires, d'après  les  docuraents  inédits  des  archives  de  France  et  d'Italie, 
par  M.  Lecoy  de  la  Marche,  2  vol.  1875.  —  Voir  surtout,  t.  II,  ch.  iv  et  v, 
p.  133-19G. 

2.  «La  Sallade  est  ainsi  nommée,  dil-il  dans  sa  dédicace  a  Jean  d'Anjou, 
parce  qu'en  la  sallade  se  met  plusieurs  bonnes  herbes.»  C'est  aussi  i)ar 
allusion  au  nom  de  l'auteur.  Cet  ouvraiie  où  est  cité  Jehan  Michel  présente- 
ment evesque  d'Angiers  (lequel  prélat  occupa  le  siège  d'Angers  jusqu'en 
1447),  fut  imprimé  deux  fois:  1°  à  Paris,  sans  date,  in-folio;  2°  à  Paris, 
chez  Philippe  le  Noir,  1527,  in-folio. 


ANTOINE   DE   LA  SALLK.  o2l 

ses  enfants  h  élever  et  l'emmena  en  Flandre,  auprès  de  Phi- 
lippe le  Bon,  duc  de  Bourgogne.  Avant  son  départ,  le  roi  de 
Sicile  l'avait  gratifié  d'un  cadeau  de  cent  florins,  dont  il  est 
fait  mention  dans  les  comptes  de  la  maison  d'Anjou*.  C'est 
en  Flandre,  sous  l'inspiration  de  ses  nouveaux  protecteurs, 
au  milieu  des  pensionnaires  lettrés  de  l'opulente  maison  de 
Bourgogne,  que  notre  écrivain,  excité  tout  ensemble  par  l'es- 
prit satirique  et  par  l'enthousiasme  chevaleresque  qu'il  voyait 
régner  autour  de  lui,  donna  l'essor  à  son  imagination  et  com- 
posa, en  dix  ans,  ces  trois  ouvrages  de  prose  excellente,  aux- 
quels il  doit  sa  célébrité  :  les  Quinze  joyes  du  mariage,  les 
Cent  Nouvelles  nouvelles  et  le  Petit  Jehan  de  Saintré.  La  tar- 
dive fécondité  d'im  talent  si  fin  et  si  souple,  éclatant  tout  à 
coup,  se  reconnut  aux  mérites  variés  et  à  la  perfection  de  ses 
écrits. 

Les  Quinze  joyes  du  mariage  parurent  d'abord  '.  Elles  sont 
citées  dans  les  Cent  Nouvelles  nouvelles  qui  ont  précédé  la 
Plaisante  chronicque  de  Saintré.  Nous  lui  attribuons  sans 
hésiter  le  premier  de  ces  trois  ouvrages,  bien  qu'il  n'y  ait  pas 
déclaré  ouvertement  son  nom'  :  les  ressemblances  de  ton, 
de  style  et  d'esprit  qu'il  est  si  facile  de  noter  entre  cet  écrit  et 
les  deux  suivants  parlent  assez  d'elles-mêmes  et  désignent 
suffisamment  l'auteur.  Il  n'est  guère  probable  qu'un  inconnu 
ait  possédé  au  même  degré  des  qualités  pareilles,  ce  rare  ta- 
lent d'observer,  de  conter  et  de  peindre,  et  que  la  Salle  ait  eu 
pour  rival  anonyme  un  autre  lui-môme.  L'air  de  parenté 
nous  semble  ici  le  meilleur  des  arguments*.  Ce  petit  livre 

1.  A  la  date  du  19  juin  1448  :  «Item,  Anthonio  de  Salla,  nostro  sculifero 
et  familiari,  florenos  cenium,  quos  ei  graciose  dedimus,  duin  novissime  a 
domoiio^tra  ilî.scessi'f.  —  Archives  Nationale»,  p.  1334''».  —  Vaiiet  de  Viii- 
ville,  Nuiaelk  Biographie  générale.  —  Lecoy  de  la  Marche,  t.  Il,  p.  17G. 

2.  Probahlement  en  1450.  —  Édition  Janet  (1833),  Introduction,  p.  viii. 

3.  Un  manuscrit  de  1464,  découvert  à  Rouen,  contient  un  huilain  éniu'uia- 
tiiiue  où  la  Salle  a  révélé  et  déguisé  son  nom.  —  Vallet  de  Viiiville,  Nou- 
velle Biographie  générale.  —  Voir  aussi  l'édition  Janet,  p.  vi,  vu. 

4.  Le  dialecte  picard  domine  dans  l'ouvrage,  selon  la  remarque  de 
Le  Duchat,  ce  qui  n'est  pas  étonnant  puisque  l'auteur  habitait  alors  le  nord 
de  la  France.  On  y  trouve  cependant  un  grand  nombre  d'expressions  usitées 


52-2  LES    ROMANCIERS. 

n'est  pas,  il  est  vrai,  un  roman  :  c'est  une  satire  contre  le 
mariage,  un  pamphlet  mordant  et  incisif  contre  la  tyrannie 
capricieuse  et  l'inlidélité  des  femmes.  Mais  les  mœurs  bour- 
geoises y  sont  touchées  d'un  trait  si  juste,  l'intérieur  des 
ménages  populaires  du  xy*"  siècle  y  est  représenté  dans  des 
tableaux  si  vrais  et  si  vivants  que  nul  roman  de  mœurs,  au 
moyen  âge,  n'a  égalé  la  finesse,  le  piquant,  le  rehef  de  ces 
descriptions,  l'abondance  et  la  verve  de  ce  style  aimable, 
enjoué,  naturel,  où  la  malice  s'enveloppe  de  bonhomie,  où  le 
scepticisme  railleur  prend  un  air  de  naïveté. 

Antoine  de  la  Salle  est  le  premier  des  prosateurs  français  du 
xv''  siècle,  après  Comines .  11  a  donné  comme  un  modèle  du  style 
comique  en  vieille  prose  française,  et  nous  ne  connaissons 
guère  de  comédie  en  prose,  avant  le  xvn"  siècle,  qui  nous  offre 
l'équivalent  des  réparties  spirituelles,  des  dialogues  animés,  et 
de  cette  rapide  succession  de  scènes  et  de  portraits  dont  sont 
remplies  et  égayées  les  Quinze  joyes  du  mariage.  Écoutez  les 
caquets  des  commères  assises  au  pied  du  lit  de  l'accouchée, 
dans  la  Tierce  joye,  leurs  propos  qui  se  croisent,  les  médi- 
sances qui  volent  de  bouche  en  bouche  et  daubent  le  mari 
aux  applaudissements  de  la  femme;  assistez  aux  tête-à-tète 
des  deux  époux,  à  leurs  querelles  intestines  compliquées  de 
l'intervention  des  parents,  des  voisins,  des  enfants  et  des  do- 
mestiques ;  suivez  dans  l'inépuisable  fécondité  de  ses  arti- 
fices l'humeur  mobile,  tour  à  tour  caressante  et  grondeuse, 
de  l'épouse,  en  contraste  avec  la  patience  résignée  de  l'époux, 
et  vous  reconnaîtrez  que  le  théâtre,  qui  a  produit  en  tant  de 
façons  le  type  éternel  du  bonhomme  Chrysale,  n'a  rien  de  plus 
vif,  de  plus  alerte,  de  plus  finement  ol)servé.  D'où  vient  ce 
titre  ironique  donné  par  l'auteur  à  son  œuvre?  On  peut  y  voir 
une  allusion  à  ces  prières  en  français  qui  s'ajoutaient  aux 
offices,  dans  les  hvres  d'heures,  et  qui  s'intitulaient,  par 
exemple,  les  Quinze  joyes  ou  les  Quinze  douleurs  de  Notre- 
Dame,  mère  de  Dieu;  nous  avons  ici  comme  une  litanie  des 

partictilièiement  ou  exclusivement  dans  le  Midi  qu'il  avait  autrefois  et  long- 
temps habité. —  Introduction,  p.  ix. 


ANTOINE   DE   LA  SALLE.  523 

tribiilfi lions  du  mariage  oi^i  revient  sans  cesse,  pour  conclure 
chaque  énuméralion,  le  répons  sacramentel  :  (c  Ainsi  usera 
sa  vie  en  languissant  toujours,  et  finira  misérablement  ses 
Jours  ^.  n  Cette  irrévérencieuse  imitation  n'est  pas  sans  in- 
convénient. L'auteur,  pour  remplir  son  cadre,  est  forcé  de 
trouver  dans  le  mariage  «  quinze  joies  ))  bien  distinctes  et  de 
diviser  sa  matière  en  quinze  parties  d'égale  importance  ;  or, 
il  arrive,  surtout  vers  la  fin,  que,  le  sujet  venant  à  s'épuiser, 
ces  divisions  arbitraires  sont  vagues  et  confuses,  et  que  les 
derniers  chapitres  répètent  les  premiers.  De  là,  des  longueurs, 
des  allures  moins  vives,  un  intérêt  moins  soutenu,  et  c'est,  à 
notre  avis,  le  seul  défaut  littéraire  qu'on  puisse  reprocher  à 
l'écrivain.  Quant  à  blâmer  son  scepticisme  railleur  et  à  le 
taxer  d'immoralité,  comme  l'ont  fait  certains  critiques,  ce 
serait  prendre  trop  au  sérieux  une  œuvre  si  légère  et  donner 
bien  de  la  gravité  cà  un  pur  jeu  d'esprit-. 

Les  Cent  Nouvelles  nouvelles,  dont  la  légèreté  est  moins 
facile  à  excuser,  furent  racontées,  sinon  écrites,  dans  l'inter- 
valle de  l'année  1456  h  l'année  1461.  Le  dauphin  de  France, 

1.  «Et  comme  aucunes  dévotes  créatures,  pensans  en  la  Vierge  Marie,  et 
considérant  les  grandes  joyes  qu'elle  povoit  avoir  durans  les  saincis  mis- 
lères  qui  turent  en  l'Annonciation...  et  autres,  au  nom  et  pour  l'oniieur  des- 
quelles plusieurs  bons  catholiques  ont  fait  plusieurs  belles  et  dévotes  orai- 
sons à  la  loiienge  d'icelle  benoicte  Vierge  Marie,  moy  aussi,  pensant  et 
considérant  le  fait  de  mariage,  ay  advisé  qu'il  y  a  quinze  séréuionics,  les 
quelles  ceulx  qui  sont  mariés  tiennent  à  joyes,  plaisances  et  félicités,  mais, 
selon  tout  bon  entendement,  colles  quinze  joyes  sont  les  plus  grans  tour- 
ments, douleurs,  tristesses  qui  soient  en  terre...»  —  Prologue,  p.  6. 

2.  En  terminant,  l'auteur  fait  amende  honorable  aux  dames  et  s'offre  à 
écrire  contre  les  maris.  «Et  si  elles  n'estoient  contentes  de  ce  que  j'ay  cy 
escrit,  et  elles  vouloient  que  je  preinsse  peine  à  escrire  pour  elles,  à  la 
fouUe  (à  la  charge)  des  hommes,  en  bonne  foy  je  m'ouffre  :  carj'ay  plus 
belle  matière  de  le  faire  que  cette  cy  n'est,  veii  les  grans  tors,  griefs  tt 
oppressions  que  les  hommes  font  aux  femmes  en  plusieurs  lieux...  »  P.  loS. 
—  A  la  fin  de  l'Introduction,  on  trouvera  d'intéressantes  indications  sur  le 
manuscrit  des  Quinze  Joijes,  rédigé  en  1464,  et  sur  les  plus  anciennes  édi- 
tions de  cet  ouvrage,  p.  xi-xvi,  édition  Janet,  185?..  —  On  peut  rap|)rocher 
des  Quinze  Joyes  certaines  satires  en  prose  contre  les  femmes  ou  certaines 
apologies  du  sexe  féminin,  qui  se  trouvent  à  la  Bibliothèque  Nationale,  dans 
les  manuscrits  du  xv^  siècle  :  «  Le  dialogue  aiipologcliqne  ercusatoire  du  dé  wt 
sexe  féminin;  le  mtjroer  des  Dames  nobles  et  illustres;  L'Istoyre  du  Miroûer  des 
Dames  mariées,  nos  1130,  1189,  1190,  t.  1er  du  catalogue,  p.  190,  198,  363. 


o24  LES   ROMANCIERS. 

le  futur  Louis  XI,  brouillé  avec  son  père  et  exilé  du  royaume, 
vivait  alors  au  château  de  Genappe,  en  Brabant,  où  il  recevait 
de  fréquentes  visites  du  comte  de  Charolais,  qui,  à  cette 
époque,  n'était  pas  son  rival  et  ne  s'appelait  pas  encore  le  Té- 
méraire. Ces  deux  princes,  en  attendant  l'heure  de  régner,  te- 
naient une  cour  mêlée  et  fort  joyeuse,  aux  dépens  du  bon  duc 
Philippe  de  Bourgogne'  ;  le  lieu  était  charmant  :  une  vaste  et 
fertile  campagne,  semée  de  bois,  arrosée  des  eaux  paisibles 
de  la  Dyle,  s'ouvrait  aux  plaisirs  de  la  promenade  et  de  la 
chasse.  On  se  réunissait  le  soir  autour  d'une  large  chemint'e 
où  brûlaient  des  arbres  entiers,  ou  bien,  pendant  l'été,  sous 
des  tonnelles  de  vigne  vierge,  entre  des  murailles  de  buis 
taillé.  Là  se  succédaient,  avec  la  verve  grossière  et  la  lD)erté 
cynique  de  ce  temps,  les  gais  propos,  et  les  récits  d'aventures 
scabreuses.  Excitée  par  cette  vie  d'amusements  et  de  bonne 
chère,  la  folle  humeur  d'une  jeunesse  désœuvrée  éclatait  en 
bruyantes  audaces  d'imagination  et  de  paroles.  Chacun  ap- 
portait son  écot  et  disait  sa  nouvelle-. 

Le  nom  des  narrateurs  s'est  conservé  en  tête  de  leurs  récits  ; 
ils  étaient  environ  trente-cinq,  parmi  lesquels  nous  remarquons 
Phihppe  Pot,  seigneur  de  la  Roche,  le  même  qui  se  signala  aux 
états  généraux  de  Tours,  en  1 483,  Louis  de  Luxembourg,  comte 
de  Saint-Pol,  protecteur  d'Antoine  de  la  Salle,  celui-ci,  enfin, 
l'auteur  des  Quinze  joyes,  à  qui  la  cinquantième  nouveUe  est 


1.  Le  (lac  avait  prorais  au  dauphin  une  pension  de  trois  mille  florins  d'or 
par  mois.  —  «Les  princii^anx  de  la  suite  du  dict  Dauphin,  raconte  Olivier 
de  la  .Marche  dans  ses  Mémoires,  furent  le  seigneur  de  Montnuhan  et  le 
baslard  d'Armignae,  avec  le  seigneur  de  Craou;  et  avoit  mondit  seigneur 
le  Dauphin  de  moult  notables  jeunes  gens,  comme  le  seigneur  de  Cressols, 
le  seigneur  de  Villers,  de  l'Estang,  M.  de  Lau,  M.  de  la  Darde,  Gaston  du 
Lyon;  car  il  fut  prince,  et  aima  chiens  et  oiseaux,  et  mesme,  où  il  sçavoit 
nobles  hommes  de  renommée,  il  les  acheloit  à  poids  d'or,  et  avoient  très- 
bonne  condition.  »  Edit.  du  Dibliophile  Jacob  (1858).  Notice,  p.  xii. 

2.  Une  iioarelle  est  un  fabliau  en  prose,  un  conle.  Ce  mol  a  d'abord 
a])parlenu  à  la  langue  littéraire  du  Midi;  il  a  passé  de  là  en  Italie  d'où  il 
niius  est  revenu  au  xv^  siècle.  Le  Décnincron  de  Doccace  est  un  recueil 
de  cent  nouvelles;  un  autre  recueil,  imité  du  Décamcron  et  antérieur  à  celui- 
ci,  était  intitulé  :  Le  Cento  iwvelle  untichc.  (Voir  l'édit.  de  1823,  Milan.) 


ANTOINE  DE   LA  SALLE.  525 

attribuée  *.  La  part  du  comte  de  Cliarolais  est  de  trois  uou- 
velles-;  le  dauphin  de  France,  plus  inventif,  en  raconte  une 
dizaine'.  «  Louis  XI,  dit  Brantôme,  aimoit  fort  les  bons  mots 
et  les  subtils  esprits...  Et  celui  qui  lui  faisoit  le  meilleur  conte 
et  le  plus  licencieux,  il  estoit  le  mieux  venu  et  festoyé.  Et  luy 
mesme  ne  s'espargnoit  à  en  faire  *...  »  Aussi  l'a-t-on  regardé 
avec  raison  comme  le  principal  inspirateur  de  ce  recueil, 
qu'on  a  souvent  intitulé  les  Cent  Nouvelles  du  roi  Louis  XL 
La  facétieuse  compagnie  du  château  de  Genappe  avait  un 
secrétaire;  dans  le  recueil,  il  est  appelé  V Acteur  ou  le  rédac- 
teur :  selon  les  vraisemblances,  c'était  Antoine  de  la  Salle,  l'un 
de  ces  secrétaires  qui,  selon  le  mot  de  la  comédie,  ont  tout 
l'esprit  dont  leurs  maîtres  se  font  honneur.  A  quel  autre  titre 
aurait-il  figuré  dans  cette  réunion  de  gentilshommes  et  de 
princes?  Et  qui  mieux  que  lui  pouvait  tenir  la  plume?  11  a 
donc  rédigé  et  certainement  arrangé  ce  qu'il  avait  entendu 
conter;  il  y  a  mis  beaucoup  du  sien,  beaucoup  des  Italiens, 
soit  pour  le  fond,  soit  pour  la  forme;  c'est  seulement  quel- 
ques années  pins  tard,  lorsque  le  dauphin  était  devenu  roi  de 
France,  que  le  volume,  ainsi  composé,  a  paru^ 

1.  La  liste  (le  Ions  ces  noms  se  trouve  dans  la  notice  de  l'édition  de  1838, 
p.  xiii-xviii.  Le  seigneur  de  la  Roche  est  un  des  plus  féconds;  il  conte 
jusqu'à  douze  nouvelles. 

2.  Les  nouvelles  IG,  17  et  38. 

3.  Nouvelles  2,  4,  7,  9,  11,  29,  33,  69,  70,  71.  —  L'épitre  dédicatoire, 
adressée  au  duc  de  Bourgogne  et  de  Brabant,  se  termine  par  cet  avertisse- 
ment: «Et  notez  que,  par  toutes  les  nouvelles  où  il  est  dit  yar  Mon- 
seigneur, il  est  entendu  par  Monmqneur  h  Dauphin,  lequel  depuis  a  suc- 
cédé à  la  couronne,  et  est  le  roy  Loys  unziesme,  car  il  estoit  lors  es  pays 
du  duc  de  Bourgoigne.» 

4.  Introduction,  p.  xviu. 

5.  Nous  devons  dire  que  xM.  Thomas  Wright,  à  qui  l'on  doit  la  meil- 
leure édition  àes  Cent  Nouvelles  /lOKue/ks  (Bibliothèque  EIzéviriennc,  183S), 
pense  que  ces  contes  n'ont  pas  été  réellement  narrés  et  débités  par  les 
princes  et  les  seigneurs  auxquels  on  les  attribue,  mais  qu'ils  sont  tout 
smpleuienl  une  œuvre  écrite,  une  composition  d'Antoine  de  la  Salle.  L'in- 
génieux écrivain,  pour  accréditer  son  œuvre,  aurait  imaginé  d'y  faire  inler- 
veuir,  comme  narrateurs,  d'illustres  personnages;  mais  ce  ne  serait  lii  qu'une 
feinte  ou  une  fiction.  Selon  le  même  éditeur,  VAverlisseuient  qui  nous  signale 
le  roi  Louis  XI  comme  l'auteur  de  plusieurs  récits  ne  se  trouvait  pas  dans 
le  manuscrit  original  ;  il  a  été  ajouté  à  dessein  par  le  premier  imprimeur, 


326  LES   ROMANCIERS. 

On  peut  y  remarquer  trois  sortes  de  Nouvelles.  Les  unes 
sont  imitées  de  Boccace  et  des  anciens  fabliaux  *  ;  les  autres 
sont  empruntées  aux  Facéties  du  Pogge;  le  reste  est  original 
et  fondé  sur  des  faits  véritables^.  «  Se  peut  très-bien  et  par 
raison  fondée  en  apparente  vérité,  dit  Y  Acteur  dans  sapréface, 
ce  présent  livre  intituler  de  Cent  Nouvelles  nouvelles;  jà  soit 
ce  qu'elles  soyent  advenues  es  parties  de  France,  d'Allemai- 
gne,  d'Angleterre,  de  Haynault,  de  Flandres,  de  Braibant, 
etc.  ;  aussy,  pour  ce  que  l'estoffe,  taille  et  façon  d'icelles  est 
d'assez  fresche  mémoire  et  de  myne  beaucoup  nouvelle.  » 
Par  là  se  justifie  le  titre  donné  au  recueil.  Les  Cent  Nouvelles 
nouvelles  sont,  pour  la  plupart,  d'une  origine  plus  française, 
d'une  date  plus  récente,  d'un  intérêt  plus  actuel  que  les  récits 
déjà  surannés  du  Décaméron ;  elles  ont  un  air  de  nouveauté 
et  de  fraîcheur  que  le  recueil  italien  n'a  plus  ^  L'auteur  a  rai- 
son de  vanter  c(  la  bonne  mine  et  la  façon  »  de  ces  Nouvelles; 
si  quelque  chose  peut  excuser  ou  atténuer  la  grossièreté  du 


Véi'ui'd,  et  reproduit  dans  les  éditions  plus  récentes.  On  sait  que  M.  Wriglit 
a  découvert  à  Glasgow,  dans  la  Bibliothèque  du  musée  huntérien,  un  ma- 
nuscrit des  Cent  Nouvelles  nouvelles.  Ce  manuscrit,  possédé  par  Gaignat  au 
xviii«  siècle,  et  vendu  pour  100  livres  1  sol  en  17G9,  avait  disparu.  Le 
texte  y  diffère  des  éditions  imprimées;  le  dialecte  picard,  très-sensiblo- 
menl  elTacé  dans  ces  éditions,  subsiste  et  domine  dans  le  manuscrit. 

1.  Celle  imitation  est  déclarée  dans  l'Epitre  dé.licatoire  :  «Sans  allaindre 
le  subtil  et  très-orné  langage  du  livre  de  Cent  nouvelles.»  —  Le  Déca- 
méron de  Boccace,  traduit  en  français,  d'après  une  version  latine,  par  Lau- 
rent du  Premier  Faict,  sous  le  règne  de  Cliarles  VI,  se  trouvait  en  manus- 
crit dans  tontes  les  Bibliothèques  royales  et  princières.  —  Mss.  de  la 
Bibliothèque  Nationale,  t.  !«•■,  n»s  129,  240.  La  date  indiquée  est  1414. 

2.  L'édition  de  1838  indique  l'origine  de  chaque  récit,  comme  aussi  les 
imitations  qui  en  ont  été  laites  au  xvi"  siècle  en  France  ou  en  Italie.  Paimi 
les  Nouvelles  tirées  de  Boccace,  citons  les  numéros  1,  9,  14,  16,  18,  19,  23, 
34,  38,  GO,  61,  64,  78,  88  et  91):  les  sujets  pris  ilu  Pogge  sont  les  numéros 
3,  8,  11,  12,  20,  21,  32,  50,  79,  80,  83,  90,  91,  93,  93  et  99. 

3.  Sur  le  manuscrit  unique  et  les  anciennes  éditions  de  ce  recueil,  voir 
la  notice  placée  en  tête  de  l'édition  de  1838,  p.  xx-xxir.  —  Il  serait  intéres- 
sant de  noter  dans  les  Cent  nouvelles  nouvelles  les  traits  de  mœurs,  les 
réilexions  et  observations  qui  rappellent  le  texte  des  (Juinze  Joyes.  Citons 
ici  une  seule  de  ces  resseuiblances  :  vEsmectes  (frontières)  du  pays  de  Hol- 
lande, nn  fol  naguéres  s'advisa  de  faire  du  pis  qu'il  pourrait,  c'est  assavoir 
toy  viarier.»  (La  xii"  Nouvelle,  p.  73.) 


ANTOINE   DE   LA  SALLE.  527 

fond,  c'est  la  grâce  de  la  forme,  ce  style  fm,  piquant  et  péné- 
trant, vif  et  précis  dans  son  allure  nonchalante,  sous  une  ap- 
parence de  naïveté  négligée.  Le  mérite  original  du  livre  et 
de  l'auteur  est  \k  * . 

L'œuvre  capitale,  et  cette  fois  avouée,  d'Antoine  de  la  Salle, 
la  Chronicque  du  Petit  Jehan  de  Saintré,  fut  achevée  à  la 
même  époque  et  dans  ce  même  château  de  Genappe.  Une 
date  précise,  le  25  septembre  1459,  nous  est  indiquée  par 
l'épître  dédicatoire.  L'auteur  dédia  ce  roman  cà  son  ancien 
élève,  Jean  d'Anjou,  duc  de  Lorraine  et  de  Calabre,  iils  du 
roi  René;  ce  qui  semlile  prouver  que,  s'il  y  mit  la  dernière 
main  en  Flandre,  il  l'avait  écrit  et  préparé  à  la  cour  du  roi 
de  Sicile.  En  effet,  c'est  bien  Là  un  livre  d'éducation  première, 
selon  l'esprit  du  temps,  et  l'on  a  pu  justement  l'appeler  le 
Télémaque  du  xv"  siècle.  Antoine  de  la  Salle  était  de  ces  pré- 
cepteurs aimables  qui  savent  répandre  sur  un  fond  de  morale 
et  de  raison  l'agrément  d'une  fiction  légère.  Que  s'est-il  pro- 
posé? De  tracer  le  portrait  idéal  du  parfait  chevalier,  du 
gentilhomme  accompli,  tel  que  l'imaginaient  ses  contempo- 
rains. Plein  de  cet  objet,  il  a  rassemblé  et  développé  avec  un 
soin  extrême,  avec  une  vraie  richesse  de  doctrine  élégante  et 
solide,  tous  les  enseignements  sacrés  ou  profanes  qui  pou- 
vaient, selon  lui,  élever  par  degrés  à  ce  point  de  perfection 


1.  Un  petit  livre  du  même  temps,  réimprimé  dernièrement  par  l'éditeur 
Janet  (1855),  peut  être  ici  mentionné  et  rapproché  tout  à  la  fois  des  C'eut 
nouvelles  nouvelles  et  des  Quinze  Joijes  du  mariage:  c'est  Y  Evangile  des  Que- 
nouilles, autre  tableau  de  mœurs  fidèle  et  assez  piquant.  Ici,  l'auditoire  est 
populaire,  et  ce  sont  des  femmes  qui  médisent  des  hommes:  double  dif- 
férence qui  distingue  ce  petit  écrit  des  deux  ouvrages  d'Antoine  de  la  Salle. 
Une  société  de  gaies  commères  «bien  enlangagées»  se  réunit  chaque  soir 
pour  veiller,  filer  et  causer.  L'une  d'elles  tient  le  dé  de  la  conversation  pen- 
dant toute  une  soirée  et  dit  son  avis  sous  forme  d'axiome,  comme  si  c'était 
une  vérité  d'Evangile;  la  compagnie  glose,  approuve  ou  discute.  Il  y  a  en 
tout  six  soirées,  ou  six  évangiles  dont  chacun  se  divise  en  plusieurs  versets 
ou  chapitres.  Cela  est  vif,  amusant,  assez  spirituel,  mais  trop  frivole  et 
d'un  mérite  trop  mince  pour  nous  arrêter  plus  longtemps.  —  Une  courte 
et  savante  préface  de  l'iidileur  nous  fournit  de  suffisantes  indications  sur 
la  date  probable,  sur  l'auteur  présumé,  sur  les  manuscrits  et  les  vieilles 
éditions  de  celte  facétie. 


528  LES   ROMANCIERS. 

une  àme  bien  née  :  la  religion,  la  science,  la  galanterie,  la 
valeur  guerrière  sont  tour  à  tour  invoquées  el,  par  leurs 
vertus  réunies,  concourent  à  former  ce  modèle.  La  première 
moitié  du  roman  contient  un  traité  complet  des  devoirs  de  la 
vie  chevaleresque. 

Distinguons  les  caractères  multiples  de  cette  composition, 
les  influences  très-diverses  qui  ont  agi  sur  l'esprit  du  roman- 
cier. Rempli  de  coups  d'épée,  de  tournois,  d'expéditions 
lointaines,  de  prouesses  et  «  d'emprises,  »  comme  on  disait 
alors,  le  roman  du  Petit  Jehan  de  Saintré  continue  la  tradi- 
tion épique  des  Chansons  de  Gestes,  des  poëmes  d'aventures, 
des  fictions  en  prose  imitées  ou  traduites  de  notre  grande 
poésie.  Par  la  beauté  de  l'idéal  qu'il  fait  briller  aux  yeux,  par 
le  charme  viril  de  ces  nobles  images  et  l'enthousiasme  géné- 
reux qu'elles  inspirent,  il  mérite  de  prendre  rang  parmi  les 
œuvres  que  le  souffle  des  temps  héroïques  anime  ;  une  des- 
cendance visible  le  rattache  à  cette  haute  lignée;  un  reflet  de 
l'éclat  poétique  et  guerrier  du  moyen  âge  reluit  dans  ses  des- 
criptions. D'un  autre  coté,  la  sobre  imagination  de  l'auteur,  la 
vérité  des  peintures,  l'absence  du  merveilleux  donnent  à  cette 
fiction  un  air  frappant  de  ressemblance  avec  les  chroniques 
qui  racontent  les  événements  contemporains  et  décrivent  la 
vie  réelle.  Plusieurs  chapitres  peuvent  se  comparer  soit  aux 
Mémoires  de  Bouciquaut,  soit  cà  la  Chronique  du  chevalier 
flamand  Jacques  de  Lalaing,  mort  en  1453  * .  Le  trait  distinctif 
de  ce  roman  est  c|ue  la  fiction  s'y  règle  sur  la  vérité  histo- 
rique. Aussi  a-t-il  pour  titre  :  VHi/stoi/re  et  plaisante  cronic- 
qiie  du  petit  Jehan  de  Saintré. 

Le  héros  n'est  pas  imaginaire;  l'auteur  l'a  emprunté  aux 
annales  de  l'Anjou.  Jehan  de  Saintré,  sénéchal  d'Anjou  et  du 
Maine,  combattit  bravement  dans  les  guerres  de  Saintonge, 

1.  Bouciquaut  mourut  en  1421.  Ses  mémoires  furent  écrits  par  sou  ordre 
et  (le  son  vivant.  La  Clironique  de  Lalaing  fut  écrite  par  Georges  Chas- 
telain.  —  Voir  plus  haut,  p.  2G1,  274,  273.  —  On  peut  aussi  rapprocher 
des  descriptions  du  Velit  Jekan  de  Saintré  plusieurs  chapitres  de  la  Clironique 
de  Charles  M,  par  le  Religieux  de  Sainl-Denis.  (T.  1",  liv.  XI,  chap.  iv, 
p.  G7;5.) 


ANTOINE   DE   LA  SALLE.  529 

en  1350  et  1351,  ainsi  qu'à  Poiliors,  où  les  Anglais  le  firent 
prisonnier.  «  On  le  teuuil,  dit  Froissarl,  pour  le  meilleur  et 
plus  vaillant  chevalier  de  France.  »  Revenu  de  captivité,  il 
reçut  du  duc  de  Normandie,  régent  du  royaume,  la  mission 
d'accompagner  les  ambassadeurs  d'Edouard  III  ;  et  plus  tard 
il  lut  l'un  des  quatre  commissaires  désignés  par  le  roi  Jean 
pour  livrer  au  roi  d'Angleterre  les  provinces  de  Poitou,  Sain- 
tonge  et  Angoumois.  Il  mourut  dans  la  ville  de  Saint-Esprit, 
sur  le  Rhône,  le  25  octobre  1368  ^  De  ce  fond  historique, 
Antoine  de  la  Salle  n'a  pris  qu'un  nom  et  une  date,  le  titre  et 
le  cadre  de  son  roman.  Connue  le  personnage  réel  dont  il 
porte  le  nom,  le  héros  du  roman  vit  à  la  cour  du  roi  Jean,  et 
sa  chronique  fictive  se  développe  en  plein  xiv^  siècle.  Mais  là 
s'arrête  la  ressemblance  ;  tout  le  reste  est  de  pure  invention. 
Rien  d'étonnant  que  l'auteur,  en  traçant  le  portrait  idéal  du 
chevalier  accompli,  ait  çà  et  là  pris  modèle  sur  les  plus  fameux 
gentilshommes  de  son  temps  qu'il  avoit  pu  rencontrer  dans  les 
cours  de  Bourgogne  ou  d'Anjou.  Jacques  de  Lalaing,  par 
exemple,  ce  Bayard  du  xv*"  siècle,  renommé  dans  tout  l'Oc- 
cident pour  sa  bravoure  et  ses  vertus,  a  dû  lui  fournir  plus 
d'un  trait-;  deux  princesses  de  haut  rang,  Marie  de  Bourbon, 
femme  de  Jean  d'Anjou,  Marie  de  Clèves,  duchesse  d'Orléans, 
qui  aimèrent  l'illustre  guerrier,  ont  sans  doute  suggéré  au 
romancier  l'idée  de  la  jeune  Dame  des  belles  cousines  de 
France^.  Il  est  bien  rare  que  l'esprit  le  plus  inventif  ne 
trouve  pas,  dans  le  monde  réel  et  vivant  qui  l'entoure,  ces 

1.  Édilion  de  1843.  —  Introduction,  p.  vi. 

2.  Cette  opinion  vraisemblable  est  émise  par  M.  Vallet  de  Viriville,  A'ow- 
vdle  Bioijraphie  générale.  (Article  sur  Antoine  de  la  Salle.) 

3.  Marie  de  Bourbon,  femme  de  Jean  d'Anjou,  mourut  en  U^S.  C'est  eu 
1445  que  Jacques  de  Lalaing  vint  à  la  cour  du  roi  de  Sicile,  duc  d'Anjou. 
«  Auprès  de  sa  propre  femme,  Jean  d'Anjou  avait  pu  connaître  et  observer 
la  conduite  de  sa  belle  cousine,  Marie  de  Clèves,  duchesse  d'Orléans,  née  en 
1426,  mariée  en  1440  et  qui  mourut  en  1487.»  (Vallet  de  Viriville.)  —  Ces 
mots  beau  cousin  et  belle  cousine  étaient  comme  des  titres  honorifiques  et 
des  noms  d'amitié  donnés  par  les  rois  et  les  princes  soit  aux  membres  de 
leur  famille,  soit  à  ceux  qui  vivaient  dans  leur  familiaiité.  Cette  expression 
la  dame  des  belles  cousines  de  France  désigne  simplement  wne  princesse  du 
sançi  royal. 

34 


S30  LES    ROMANCIERS. 

secours  qui  le  soutiennent,  ces  inspirations  qui  donnent 
l'essor  à  sa  l'acuité  créatrice.  Ce  beau  roman,  si  noble,  si 
élégant,  d'une  délicatesse  souvent  raffinée,  change  de  ton 
vers  la  fin  et  se  termine  comme  un  fabliau.  Des  hauteurs  de 
l'idéal  mystique,  héroïque  et  galant  de  la  chevalerie  errante, 
les  personnages  tombent  tout  à  coup  dans  le  monde  badin 
et  vulgaire  du  Décaméron  ou  des  Cent  nouvelles  novvelles. 
Le  descendant  des  preux,  le  modèle  des  Paladins,  voit  se 
dresser  devant  lui  un  rival  dont  le  langage  et  l'encolure  an- 
noncent les  héros  de  Rabelais.  Sans  doute,  le  style  héroï- 
comique  n'étîiil  pas  une  nouveauté;  Tinvasion  de  la  satire 
et  de  la  parodie  n'avait  respecté  ni  les  Chansons  de  Gestes, 
ni  les  poèmes  d'aventui'es,  ni  les  mystères;  on  en  pour- 
rait citer  de  nombreux  exemples  :  mais  ici  l'offense  à  l'idéal 
prend  une  gravité  particulière  et  significative. 

L'auteur  semble  n'avoir  exalté,  au  commencement  de  son 
récit,  les  sentiments  généreux  que  pour  les  tourner,  à  la  fin ,  plus 
amèrement  en  dérision.  Le  caprice  imprévu  auquel  s'aljan- 
donne  la  Dame  des  belles  cousines  n'est  pas  une  de  ces  défail- 
lances banales  dont  les  romans  sont  remplis  ;  en  se  dégradant, 
l'infidèle  amante  de  Saintré  trahit  et  déshonore  toutes  les 
grandeurs  dont  elle  était  l'àme  et  le  soutien.  On  avait  célébré, 
dans  les  plus  éloquents  chapitres,  l'influence  magique  et  bien- 
faisante d'une  noble  passion  ;  on  nous  avait  enseigné  que 
l'amour  est  le  mol)ile  des  actions  héroïques  et  vertueuses, 
que  la  valeur,  la  courtoisie,  la  piété  môme  reçoivent  de  lui 
l'impidsion  et  le  conseil  ;  tout  le  sublime  et  le  généreux  des 
cœurs  s'échauffe,  nous  disait-on,  à  ce  foyer  d'enthousiasme. 
El  voilà  que  ce  puissant  amour,  principe  de  tout  bien  et  de 
toute  grandeur,  brusquement  IbUri  par  d'indignes  mésa- 
ventures, se  brise  comme  une  idole  méprisée;  l'idéal  qu'il 
éclairait  de  sa  lumière,  qu'il  vivifiait  de  sa  ciialeur,  s'é- 
clipse et  s'éteint  au  milieu  des  sarcasmes  d'un  dénouement 
bouffon.  Ce  contraste  choquant,  ce  démenti  que  l'auteur  se 
donne  à  lui-même  serait,  dans  une  composition  littéraire,  la 
pire  des  fautes,  si  ce  n'était  pas  un  trait  de  vérité  :  le  caractère 


ANTOINE   DE   L.\.   SALLE.  531 

d'une  époque  de  Iransiliou  s'y  marque  avec  une  saisissante 
évidence  ;  l'auteur  ne  [)()u\  ait  mieux  peindre,  que  par  cette 
brusque  opposition,  lu  luUe  des  deux  esprits  contraii'es  qui 
se  disputaient  la  société  contemporaine.  Tout  en  retenant 
encore  une  partie  des  traditions  du  passé  féodal  et  cheva- 
leresque, le  xv'=  siècle  s'ou\rait  largement  aux  influences 
dont  l'énergie  dissolvante  ruinait  les  croyances  et  les  in- 
stitutions anciennes;  ce  n'est  pas  l'un  des  moindres  mé- 
rites du  Petit  Jeliaii  de  Saintré,  que  d'avoir  si  fidèlement 
représenté  l'état  llollant  de  l'opinion  dans  ce  déclin  du  moyen 
âge'. 

1.  On  sait  qiie  M.  ilo  Tressan  a  travesti  ce  sujet  en  l'iiabillant  à  la  morle 
du  xviii<=  siècle.  11  a  fait  lie  la  Dame  des  belles  courues  une  marquise  de  la 
Régence,  et  du  petit  Jehan  de  Saintré  un  page  on  un  Chéiubin  de  \'(Eil-de- 
boetif.  11  est  curieux  de  coin[iarer  les  fades  mignardises  de  celte  iinilation 
avec  la  piquante  naiveté  de  l'oridnal.  —  Dans  le  même  volume,  .M.  de  Tres- 
san imite  un  autre  roman  du  xv^  siècle,  intitulé  Gérard  de  Ntverset  la  belle 
Euriant.  Co  roman  n'était  lui-même  (|u'une  traduction  on  jirose  du  poëme 
de  la  Viûletle  attribué  à  Gibert  de  Moutreuii,  trouvère  du  xiii^  siècle,  et 
publié  en  18:i't  i)ar  M.  F.  Michel.  De  ce  même  sujet  Bnccace  avait  tiré  une 
Nouvelle  du  brenmiron  (troisième  journée),  et  Shakespeare  sa  pièce  de 
Cyiiibeline.  {Histoire  littéraire,  t.  N.V111,  p.  7(19).  —  On  rapporte  quelquefois 
au  xv«  siècle  le  roman,  fort  spirituel,  de  Jehan  de  Paris  ;  mais  il  appartient 
au  siècle  suivant,  et  ne  rentre  pas  dans  le  [ilan  de  notre  livie.  —  Sur  les 
trois  niauusciits  du  l'élit  Jehan  de  Saintré  (Bibliothèque  .Nationale,  n»*  7oG9, 
1676,  445),  et  sur  les  anciennes  éditions  de  ce  loman,  on  peut  consulter  la 
notice  de  .M.  J.  Marie  Guichard,  p.  xxiii-xxx,  édition  de  1843. 


CHAPITRE  II 

LES   MORALISTES   ET   LES   TRADUCTEURS. 


Les  Traités  de  morale  et  d'économie  domestique,  imprimés  ou 
manuscrits.  —  Los  Livres  de  raison.  —  Le  Ménagier  de  Paris. 
—  Œuvres  de  littérature  variée.  —  Correspondances  manus- 
crites de  quelques  personnages.  —  Les  Traités  de  dévotion  on 
français.  — Nombreux  ouvrages  manuscrits  de  philosophie  chré- 
tienne, de  piété  mystique  ou  savante.  —  Richesse  du  catalogue 
des  manuscrits  de  la  Bibliothèque  Nationale.  —  Littérature  didac- 
tique; livres  de  science,  de  médecine,  d'astronomie,  de  rhéto- 
rique, de  chasse,  de  guerre,  et  d'histoire  naturelle.  —  Li  Trésors 
de  Brunetto  Latini.  —  Le  Livre  de  Marco-Polo.  —  La  traduc- 
tion au  moyen  âge.  Oresme,  Bercheure  et  les  principaux  traduc- 
teurs contemporains. 


Aussi  nombreux  que  les  romans,  les  ouvrages  de  morale 
et  de  piété  sont  moins  connus  ;  presque  tous  sont  restés 
manuscrits,  ce  qui  semble  prouver  qu'ils  avaient  peu  de 
lecteurs.  C'est  le  sort  des  livres  qui  instruisent,  de  plaire 
moins  au  public  que  les  livres  qui  amusent. 

Au  premier  rang  des  ouvrages  sérieux,  nous  placerons  ces 
écrits  qui  tiennent  à  la  fois  de  l'arithmétique  et  de  la  morale 
et  que  les  Grecs  appelaient  économiques,  parce  qu'on  y  en- 
seigne l'art  de  bien  gouverner  une  maison.  Comme  la  sagesse 
et  la  vertu  sont  aussi  nécessaires  ii  la  prospérité  d'une  fa- 
mille que  le  bon  ménage  de  ses  finances,  ces  livres  traitent  de 
la  règle  des  mœurs  et  de  l'administration  des  biens;  ils  don- 
nent des  conseils  à  la  femme  et  au  mari  ;  ils  disent  comment 
on  doit  élever  ses  enfants,  diriger  ses  domestiques,  vendre  et 
acheter,  affermer  et  cultiver  ses  terres,  et  tenir  une  balance 
exacte  (nitre  les  dépenses  et  les  revenus.  11  y  entre  jusqu'à  des 


LE    MÉNAGIRU   DE    PARIS.  533 

recettes  de  cuisine  ' ,  avec  des  considérations  sur  la  manière 
de  recevoir  et  de  régaler  ses  amis.  Souvent  on  les  appelait 
Livres  de  raison  ^  :  c'étaient  alors  des  registres  de  famille  oii 
le  chef  de  chaque  génération  venait  à  son  tour  inscrire,  outre 
ses  profits  et  ses  pertes,  le  souvenir  heureux  ou  funeste 
des  événements  intérieurs  de  la  maison,  quelquefois  même 
certaines  mentions  des  affaires  publiques;  il  y  joignait  des 
avertissements  pour  les  siens,  avec  ses  dernières  volontés  et 
ses  exhortations  suprêmes  ^  Montaigne  a  loué  son  père  d'a- 
voir observé  celte  coutume  avec  un  soin  qu'il  ne  sut  pas  imi- 
ter lui-même*. 

§  I" 

Le  Ménafihr  de  l'nris.  —  Littérature  variée  :  Traités  de  morale  ;  Corres- 
pondances manuscrites  de  quelques  personnages.  —  Livres  de  dévotion 
en  français. 

Nous  avons,  de  la  fin  du  xiv''  siècle,  un  ouvrage  fort  cu- 
rieux en  ce  genre,  qui,  sans  être  précisément  un  livre  de  rai- 
son, représente  fidèlement  et  nous  aide  à  comprendre  cette 
littérature  patriarcale,  ce  naïf  mélange  de  morale  et  d'écono- 
mie à  l'usage  des  familles.  C'est  le  Ménagier  de  Paris.  Dé- 
couvert en  manuscrit  dans  une  bibliothèque  particulière  et 

1.  Mss.  de  la  Bibliothèque  Nationale,  ii»  1038  du  Catalogue,  t.  I",  p.  177. 
Recettes  du  xiiie  siècle.  —  N"  1154  (xv^  siècle.)  De  la  régie  et  manière  com- 
ment le  mesnage  d'un  bon  hostel  doit  estre  gouverné,  t.  I^r,  p.  194.  —  Régie 
pour  vivre  longtemps,  n°  1007,  p.  174. 

2.  Dans  le  vieux  français,  raison  signifie  calcul,  compte,  comme  en  latin 
ratio,  en  italien  ragione. 

3.  Revue  des  Deux-Mondes,  1"^  septembre  1873.  Les  livres  de  Raison  de 
l'ancienne  France,  par  M.  A.  Geffroy.  —  Les  Familles  et  la  société  en  France 
avant  la  Révolution,  par  M.  Charles  de  Ribbes,  1873. 

4.  «  En  la  police  économique,  mon  père  avoit  cet  ordre,  que  je  sçais 
louer  mais  nullement  ensuyvre  :  c'est  qu'outre  le  registre  des  négoces  du 
raesnage  où  se  logent  les  menus  comptes,  il  ordonuoit  un  papier-journal 
à  insérer  les  survenances  de  quelque  remarque,  et  jour  par  jour  les  mé- 
moires de  l'histoire  de  sa  maison...  Usage  ancien  que  je  trouve  bon  à  re- 
freschir,  chascua  en  sa  chascunière,  et  me  trouve  un  sot  d'y  avoir  failly.» 
—  Les  Romains  aussi  avaient  eu  leurs  «livres  de  raison,»  rationuria,  tabuLv, 
qui  avec  les  libri  commxntarii,  les  stemmata  et  les  laudationes  mortuorum, 
contenaient  l'histoire  des  familles. 


534  LES    MORALISTES   ET   LES   TRADUCTEURS. 

dans  l'ancienne  bibliothèque  des  ducs  de  Bourgogne,  ce  traité 
anonyme,  dont  la  composition  se  place  entre  le  mois  de  juin 
1392  et  le  mois  de  septembre  1394,  fut  publié  pour  la  pre- 
mière fois,  en  1847,  par  M.  Pichon.  Il  se  divise  en  trois  par- 
ties que  l'auteur  appelle  «  distinctions.  »  La  première,  toute 
morale,  indique  les  moyens  a  d'acquérir  l'amour  de  Dieu  et 
la  salvacion  de  nostre  âme  ;  »  la  seconde  «  distinction  »  est 
consacrée  aux  menus  détails  du  ménage  ;  la  troisième  décrit 
les  «  jeux  et  esbattemens  honnestes.  »  Chaque  partie  est 
subdivisée  méthodiquement,  par  points  et  par  articles,  avec 
une  subtilité  toute  scolastique.  L'auteur  inconnu,  bourgeois 
de  Paris  sans  doute  et  peut-être  magistrat,  avait  de  belles 
relations  ;  il  se  dit  l'ami  du  prévôt  des  marchands,  Hugues 
Aubriot,  l'homme  de  confiance  du  roi  Charles  V;  nous  voyons 
aussi,  par  certains  souvenirs  qui  lui  échappent,  qu'il  a  beau- 
coup voyagé,  beaucoup  vu  et  appris  dans  ses  voyages  :  il  était 
à  Melun  en  1358,  à  Niort  en  1373;  il  aime  à  conter  et  cite, 
avec  complaisance,  non-seulement  les  histoires  de  Suzanne, 
de  Griselidis  ou  de  la  chaste  Lucrèce,  empruntées  aux  doc- 
teurs, mais  bon  nombre  d'anecdotes  locales  et  récentes  qu'il 
a  recueillies  sur  son  chemin. 

Son  dessein,  en  écrivant  ce  traité,  était  de  former  le 
cœur  de  sa  jeune  femme,  qui  n'était  âgée  que  de  quinze 
ans,  et  de  lui  tracer  un  tableau  des  principaux  devoirs  de 
l'épouse  et  de  la  maîtresse  de  maison.  Il  l'appelle  u  chère 
seur  ;  »  partout  il  lui  parle  avec  une  autorité  douce,  abon- 
dante en  conseils  affectueux,  avec  la  sollicitude  prévoyante 
d'une  tendresse  presque  paternelle.  Son  style,  doux  comme 
la  sagesse  dont  il  est  l'interprète,  a  les  grâces  familières  et 
l'ingénuité  du  bon  vieux  temps,  un  tour  nonchalant,  une 
allure  un  peu  traînante,  qui  ne  messied  pas  à  la  simplicité  de 
ces  épanchements.  ((  Vous  devez  estre,  chère  seur,  (c'est  le 
quint  article  de  la  première  distinction  qui  vous  le  dit),  très 
amoureuse  de  vostre  mary  pardessus  toutes  autres  créatures 
vivantes,  et  du  tout  en  tout  estrange  '  des  oultrecuidés  et 

1.  Alkna,  t'inijnée,  contraire. 


LE   MÉNAOIRR   DK   PARIS.  533 

oyscux  jeunes  hommes,  qui  sont  de  trop  grant  despence 
selon  leurs  revenus,  et  qui  suns  terres  ou  grands  lignaigcs 
deviennent  danceurs,  et  aussi  des  gens  de  court,  de  trop 
grans  seigneurs,  et  en  oultre  de  ceulx  et  celles  qui  sont 
renommés  d'estre  de  vie  jolie,  amoureuse  ou  dissolue... 
Et  pour  ce,  chère  seur,  je  vous  pry  que  le  inary  que  vous 
arez,  vous  le  vueillez  garder  de  maison  maucouverte  et  de 
cheminée  fumeuse,  et  ne  luy  soyez  pas  rioteuse,  mais 
doulce,  aimable  et  paisible.  Gardez  en  hyver  qu'il  ait  bon 
feu  sans  fumée'...  »  La  transition  naturelle  de  ces  conseils 
pratiques  nous  conduit  à  la  seconde  distinction,  qui  traite 
en  détail  des  soins  matériels  du  ménage.  Dans  cette  partie, 
l'auteur  s'est  aidé  du  Viandicr  de  Paris,  récemment  com- 
posé par  Taillevent,  maître-queux  de  Charles  V^  ;  il  a 
consulté  en  outre  «  un  fort  excellent  livre  de  cuysine,  »  ano- 
nyme, dont  la  plus  ancienne  édition  imprimée  parut,  à  Lyon, 
en  1542  '.  Aussi  n'a-t-il  rien  oublié  ni  dédaigné  comme  inu- 
tile ou  trop  vulgaire;  le  jardin,  la  basse-cour,  l'étable,  la  cui- 
sine et  le  marché,  les  enfants,  le  bétail,  et  les  domestiques, 
tout  passe  à  l'examen  sous  l'œil  du  maître. 

Nous  apprenons  de  lui  comment  se  donnait  un  repas  de 
noce,  un  dîner  de  gala  au  temps  du  roi  Charles  YI  ;  il  fait 
le  compte  exact  des  mets  et  des  services.  Ses  indications  con- 
tiennent en  détail  plus  de  vingt  menus  différents.  Voici  l'un  de 
ces  menus,  tels  que  les  imaginait  la  sensualité  du  xiv''  siècle  : 
Disner  pour  un  jour  de  ckar,  c'est-à-dire  pour  un  jour  gras, 

1.  T.  \",  p.  76,  171.  —  Le  texte  njoule  :  «et  en  esté  gardez  que  en 
voslre  cliambre  ni  en  vostre  lit  n'ait  nulles  puces,  ce  que  vous  pouvez  faire 
en  si.\  manières.»  P.  171. 

2.  Il  existe  du  Yiandier  des  éditions  de  1490,  1500, 1515,  et  des  manus- 
crits ])lus  complets  que  les  éditions.  —  Voir  une  notice  de  M.  Piclion  dans 
le  Bulletin  du  Biblioiiltiie,  1843,  p.  253,  et  VAnalecta  Bibtion  de  M.  du 
Uonre,  t.  le^,  p.  167. 

S.  Lire  dans  le  tome  XXI  de  la  Bibliothèque  de  l'École  des  Chartes  (année 
1860),  un  arlicle  sur  un  Traité  de  Cuisine  de  l'an  1306.  Le  tiailé  se  termine 
ainsi  :  «Quicouques  veut  servir  en  bon  ostei,  il  doit  avoir  tout  ce  qui  est  en 
cest  roolle  cscrit  en  son  cuer,  ou  en  escril  sus  soi;  e  qui  ne  l'a,  il  ne  puet 
bien  servir  au  grei  de  sonmestre.»  P.  224.  —  Article  de  M.  Douet  d'Arcq. 


536  LES   MORALISTES    ET   LES   TRADUCTEURS. 

((  servi  de  trente  et  un  mes,  à  six  assiettes.  »  —  Premi^re 
((  assiette,  «ou  premier  service:  «Garnaclie  et  testées*  ;  pas- 
tés  de  véel,  pastés  de  pinpurneaux,  boudins  et  saucisses.  — 
Deuxième  assiette  :  ((  Civé  de  lièvres  et  les  costellettes,  pois 
coulés,  saleure  et  grosse  char,  une  soringue  d'anguiUe  et  au- 
tre poisson.  »  —  Tierce  assiette  :  ((  Rost,  conmns,  perdris, 
chappons ,  lux,  bars,  carpes,  et  un  potage  escartelé.  »  — 
Quarte  assiette  :  «  Oiseaulx  de  rivière  ta  la  dodine,  ris  en- 
goulé,  bourrée  à  la  sausse  chaude  et  anguilles  renversées.  )) 
—  Quinte  assiette  :  «  Pasté  d'aloés,  ruissoles,  lait  lardé, 
flaonnés  sucrés.  »  —  Sixième  assiette  :  <(  Poires,  dragées, 
neffles  et  nois  pelées.  Ypocras  et  le  mestier^  »  S'il  faut  en 
croire  l'auteiu"  du  Ménagier,  la  consommation  annuelle  de 
Paris  était,  à  cette  époque,  de  30,316  bœufs,  188,552  mou-- 
tons,  30,79 i  porcs,  et  19,604  veaux.  Un  autre  ouvrage  du 
même  temps,  la  Description  de  Paris,  par  Guillebert  de 
Metz^,  nous  fournit  les  éléments  assez  incertains  d'une  pa- 
reille statistique  :  «  On  menjoit  cà  Paris  chascune  sepmaine, 
l'une  parmy  l'aultre  comptée,  4,000  moutons,  240  bœufs, 
500  veaulx,  200  pourceaulx  salés  et  400  pourceaulx  non 


1.  Gi-enache  et  rôties. 

2.  Sorte  (l'oublie.  —  Il  y  a  aussi  des  menus  de  souliers  de  char,  des  me- 
nus de  disners  de  poisson  pour  carême.  T.  II,  p.  101.  —  A  la  suite  du  traité 
de  cuisine  de  1306,  publié  par  M.  Douet  d'Arcq,  se  trouvent  aussi  plusieurs 
menus,  avec  l'indication  de  prix  de  chaque  plat.  On  y  voit,  par  exemple, 
qu'un  diner  de  cérémonie  donné  à  un  évêque  et  à  plusieurs  chanoines 
coûte  la  somme  totale  de  quatre  livres  sept  sous  neuf  deniers.  —  Biblio- 
thèque de  VÉcole  des  Chartes,  année  1860,  p.  226. 

3.  Publiée  sur  le  manuscrit  unique  par  M.  Leroux  de  Lincy,  en  1855.  — 
Ce  livre  contient  trente  chapitres.  Dans  les  dix-neuf  premiers,  l'auteur 
copie  le  commentaire  ajouté  par  Raoul  de  Prestes  à  sa  traduction  de  la 
Cité  de  bien  de  saint  Augustin  et  contenant  une  description  de  Paris  ;  dans 
les  onze  derniers  il  est  original.  «S'ensuit  la  description  de  la  ville  de 
Paris  de  l'an  mil  quatre  cens  et  sept.  Laquelle  description  est  divisée  en 
cinq  parties.  La  première  partie  contient  la  Cité  entre  deux  bras  du  fleuve 
de  Saine.  La  deuxième  partie  est  de  la  haulte  ville,  oîi  les  Escoles  de 
l'Université  sont.  La  tierce  partie  parle  de  la  basse  ville  devers  Saint-Denys 
en  France.  La  quarte  est  des  portes  de  la  ville.  La  quinte  devise  en  géné- 
ral de  l'excellence  de  la  ville...  L'on  souloit  estimer  à  Paris  plus  de  quatre 
mille  tavernes  de  vin,  plus  de  quatre-vingt  mille  mendiants...»  Ch.  xx. 


TRAITÉS   DE  MORALK    ET  D'ÉCONOMIE.  537 

salés.  Item,  on  y  vendoit  chascun  jour  700  tonneaux  de 
vin*.  » 

Les  traités  de  pure  morale,  sans  me'lange  d'économie  do- 
mestique, sont  manuscrits  pour  la  plupart.  Citons  VEstrif  de 
vertu,  ((  par  excellent  clerc  maître  Martin  le  Franc,  prévost 
de  Losanne;  »  les  Bonnes  mœurs  et  VArchiloge  Sophie,  du 
Frère  Jacques  Legrand,  signalé  plus  haut  parmi  les  prédica- 
teurs ;  ((  ung  petit  Traitié  de  moralité  de  philosophie,  »  et  le 
Triomphe  des  vertus,  ouvrages  anonymes  ;  les  Lucidaires  de 
grant  sapientie,  traité  fort  ancien  dont  le  manuscrit  est  du 
xiv"  siècle;  le  Jouvencel,  de  Mgr  du  Bueil;  le  Jardin  des 
nobles,  par  Pierre  des  Gros,  Frère  mineur;  V Horloge  de 
Sapience,  traduit  de  Jehan  de  Souabe  ;  le  Traitié  de  félicité, 
par  Soillot;  le  Discours  allégorique  d'entendement  et  raison, 
par  Charles  de  Coetivy,  comte  de  Taillehourg  ;  les  Ansoigne- 
mentz  du  père  à  son  fils,  traité  anonyme;  le  Morti/iement  de 
vaine  plaisance  et  VAbuzé  en  court,  par  le  roi  René-. 

Le  tome  XXIIP  de  V Histoire  littéraire  contient  l'analyse 
et  plusieurs  fragments  de  trois  ouvrages  en  prose  d'un  chan- 
sonnier du  xin*'  siècle,  qui  était  en  même  temps  chancelier  de 
l'église  d'Amiens,  Richard  de  FournivaP.  L'un,  qui  est  inti- 
tulé de  la  Poisanche  ou  puissance  d'amour,  est  une  sorte  de 
dialogue  en  style  picard  ou  de  dissertation  sur  l'art  d'aimer 
adressée  à  un  écolier  ;  le  second,  qui  est  écrit  pour  une 
jeune  fdle  que  l'auteur  appelle  «  ma  bêle  très-douce  suer,  » 

1.  Ch.  XXX,  p.  81. 

2.  Catalogue  général  des  manuscrits  de  la  Bibliothèque  Nationale,  n^s  600, 
143,  214,  187,  190,  4t>l,  580,  19-2,  1154,  1190,  1191,  1146,  1768,  960, 
19039,  1695,  1989,  12775,  25293,  pages  60,  44,  10,  18,  14,  15,  16,  46, 
58,  193,  194,  199.  —  Les  deux  ouvrages  du  roi  René  furent  écrits,  l'un 
en  1454,  l'autre  en  1473.  Lecoy  de  la  Marche,  U  roi  René,  etc.,  t.  II, 
p.  162-168.  —  Œuvres  du  roi  René  par  M.  de  Quatrebarbes,  t.  III  et  IV, 
(1849).  —  Dans  un  article  de  la  Romania  (janvier  1877),  M.  P.  Meyer 
étudie  une  Varaphrase  du  Psaume  Eructavit,  un  Traité  de  la  Messe,  une 
compilation  de  maximes  bibliques,  traduite  en  français  sous  le  titre  de  Livre 
de  Sapience,  et  un  Calendrier.  Ces  pièces  se  trouvent  dans  un  manuscrit 
bourguignon  du  xive  siècle.  P.  3-5,  10,  27. 

3.  P.  709-729.  —  Sur  Richard  de  Fournival,  voir  Bibliothèque  de  l'École 
des  Chartes,  t.  II. 


b38  LES    MORALISTES    ET   LES   TRADUCTEURS. 

offre  une  théorie,  un  ((  casloiement  »  du  même  genre,  sous  le 
titre  de  Consaux  ou  Conseils  d'amour;  le  troisième  traité, 
Bestiaire  d'amour,  exprime  les  mêmes  idées  sous  une  forme 
érudite  et  badine,  avec  des  comparaisons  allégoriques  tirées 
de  l'histoire  naturelle.  Bien  que  ces  productions  bizarres  et 
subtiles  soient  plus  dignes  d'un  chansonnier  que  d'un  chan- 
celier d'église,  il  s'y  môle  assez  de  raison  pour  qu'il  soit  pos- 
sible de  les  mentionner  ici.  Les  matières  d'amour  n'étaient 
pas  toujours  séparées  des  sujets  plus  sérieux  par  une  limite 
très-précise;  on  passait  sans  scrupule  d'un  genre  à  l'autre  ; 
témoin  le  roi  René  qui,  vers  le  même  temps,  écrivit  le  Morli- 
fiement  et  le  Livre  du  cueur  d'amours  espris^. 

Parmi  ces  œuvres  de  littérature  variée,  nous  placerons 
également  les  Lettres  en  français  qui  nous  restent  de  plu- 
sieurs personnages,  et  dont  quelques-unes  sont  fort  an- 
ciennes ^  Si  ces  confidences  ont  le  plus  souvent  rapport  aux 
affaires  et  aux  intérêts,  elles  révèlent  aussi  les  caractères,  elles 
déclarent  les  sentiments  et  les  passions  ;  ce  lien  les  rattache  aux 
livres  de  morale.  Signalons  en  particulier,  dans  le  tome  XXI 
de  Y  Histoire  littéraire,  les  lettres  écrites  par  Marguerite 
de  Provence,  femme  de  saint  Louis,  à  son  neveu  Edouard, 
fds  aîné  du  roi  d'Angleterre  :  elles  ne  sont  pas  exemptes  de 
locutions  provençales,  et  la  phrase,  à  peine  dégagée  de  la 
forme  latine,  y  a  plus  de  dignité  que  de  mouvement,  plus  de 
nombre  que  de  variété  ;  mais  l'embarras  de  quelques  con- 

1.  Mss.  (le  l;i  liibliotlièqiie  ^';llion;lle,  no^  24399  et  1309.  —  Œuvres  du 
roi  René  par  M.  de  Quatrebarbe?,  t.  111.  —  Lecoy  de  la  Marche,  t.  11,  p.  138. 
—  Happrocboiis  de  ces  trailés  de  Fouinival  et  du  rui  René  un  Art  d'amour 
anonyme  coté,  aux  manuscrits  de  la  DIbliutbèqwe  Nationale,  sous  le  n»  OU, 
t.  |cr,  p.  tj'2.  —  M.  Jules  Petit  a  publié  en  1867  à  13ru.\elles  iiu  Art  d'Awoiir 
attribué  à  Jean  Lebel;  cet  ouvrage,  très-étendu,  est  en  deux  volumes;  il  se 
divise  en  trois  parties:  la  preniijre  comprend  tiois  livres,  la  seconde  sept 
livres,  et  la  ti'oisième  deux  livres.  Le  litre  complet  est  :  Li  ars  d'amour, 
de  vertu  et  de  boneurlé. 

2.  Histoire  littéraire,  t.  XXI,  p.  792-830.  Les  personnages  dont  les 
lettres  en  français  sont  citées  dans  ce  volume  sont  au  nombre  de  quinze 
environ,  tous  du  xiii»  siècle.  —Le  t.  XXIV  ilonne  aussi  un  aperçu  des  cor- 
respondances familières  et  des  lettres  publiques  que  nous  a  laissées  le 
xiV  siècle,  p.  124-'i28. 


rORRESPONDANCRS   MANUSCRITES.  o30 

struclions  et  rincertitude  de  la  copie  ne  dcmbcnl  pas  entiè- 
rement au  lecteiu'  moderne  la  netteté  ni  môme  la  grâce  de 
ce  style  ancien'.  Lorsque  ces  publications  épistolaires,  qui 
commencent  à  peine,  seront  achevées,  lors([uc  nous  possé- 
derons imprimées  les  correspondances  publiques  ou  secrètes 
des  hommes  les  plus  aclii's  et  les  plus  éminents  du  xrv"  et 
du  xv°  siècles,  il  y  aura  lieu  de  les  examiner  dans  une  étude 
spéciale,  et  c'est  là  un  des  nouveaux  enrichissements  que  peut 
espérer  encore,  après  tant  de  découvertes,  l'histoire  littéraire 
du  moyen  âge  -. 

Cette  histoire,  longtemps  dédaignée,  recevrait  un  autre  sur- 
croît de  richesses  qui  ne  seraient  pas  d'un  moindre  prix,  si 
l'on  publiait  un  jour  les  livres  de  philosophie  chrétienne,  de 
dévotion  mystique  ou  savante,  écrits  en  français  par  d'illustres 
docteurs  et  actuellement  accumulés  dans  les  manuscrits  de 
nos  principales  bibliothèques.  Qu'il  nous  soit  du  moins  per- 
mis de  signaler  rapidement  ce  que  recèlent  ces  trésors  igno- 
rés ;  l'utilité  des  indiciitions  rachètera  peut-être  l'aridité  de 
la  nomenclature.  La  première  classe  de  ces  pieux  ouvrages 
comprend  des  recueils  de  prières,  des  heures,  des  livres  de 
messe  et  «  d'offices,  »  des  psaumes  traduits  ou  commentés, 
des  calendriers,  des  «  instructions  ou  ordonnances  »  qui  en- 
seignent comment  «  on  doit  oïr  la  messe,  »  comment  ((  il  faut 
se  confesser'  :  »  ajoutons-y  plusieurs  Vies  de  N.-S.  J/iesu- 
Crist,  les  Vies  des  saints  et  des  apôtres  et  d'innombrables 

1.  P;in;es  830-833. 

2.  M'io  Diiponf,  qui  a  piibliti  les  Ménioiios  de  Comines  au  nom  de  la 
Société  de  IHistoire  de  France,  prépare  une  édition  des  Lettres  de  Louis  XI. 

3.  Le  ralional  du  divin  office,  translaté  de  Gnillaume  Durant  par  Jehan 
Golein,  par  le  commeiidenieiil  du  roi  de  France  Charles  le  Ouint  (1374). 
Calalogue  des  viaiiuscriis  de  la  Bibliothèque  Nationale,  t.  1'^'',  n»  17(5,  437. 
—  Mis$d  à  l'usane  de  l'Eglise  de  Paris,  xv»  siècle,  n°  180.  —  Les  heures 
de  Nostre  Seirjnenr,  n°  384.  —  La  raison  j>ourquoi  l'on  dit  chacun  jour 
YIl  heures,  xv»  siècle,  n°  944.  —  Le  Sautier  en  françois.  Letanie  en  fravçois. 
Calendrier  en  françois.  Le  Pater  voûter  et  le  Credo  tianslatés  avec  la  glose 
en  françois,  xve  siècle,  n"s  89ti,  1809,  916,  944.  984.  —  Instruction  pour 
entendie  la  Messe:  «  Comment  l'en  se  doiht  avoir  durant  le  tcms  de  la 
raesse.  »  Ahmière  et  «  ordonnance  comment  l'en  se  doibt  confesser.  » 
N°s  190,  43G,  940,  916,  944,  990,  1003,  1794. 


o40  LES   MORALISTES   ET   LES  TRADUCTEURS. 

miracles  en  prose'.  Quelques-unes  de  ces  «  Croisons  et 
Méditacions,  »  de  ces  ((  Composicions  delà  sainte Escriture,  » 
datent  du  xuf  siècle  ^ . 

Nous  devons  une  mention  particulière  au  livre  que  le  che- 
valier de  la  Tour-Landry  composa,  vers  1371,  pour  l'éduca- 
tion de  ses  trois  filles.  Ce  chevalier,  qui  possédait  en  Anjou, 
non  loin  de  Chollet,  un  fief  dont  il  subsiste  encore  quelques 
ruines,  a  vécu  sous  les  règnes  de  Philippe  VI,  Jean  II,  Char- 
les V  et  Charles  VI;  on  ignore  l'époque  de  sa  mort.  Il  avait 
fait,  dans  sa  jeunesse,  quelques  poésies  légères,  et  il  écrivit 
pour  ses  fils  un  autre  livre  d'éducation  qui  s'est  perdu.  L'ou- 
vrage que  nous  avons  contient  cent  vingt-huit  chapitres.  C'est 
un  recueil  de  préceptes  et  d'exemples,  une  sorte  de  morale  en 
action,  dont  les  récits  sont  tirés  de  la  Bible,  de  l'Histoire 
Sainte  et  des  auteurs  profanes.  Quelques  emprunts  ont  été 
faits  aux  fabliaux,  et  il  s'y  est  glissé  des  anecdotes  d'un  tour 
libre  qu'on  s'étonne  de  rencontrer  dans  un  traité  écrit  pour 
des  jeunes  filles.  Le  style  est  simple,  facile,  un  peu  traînant; 
il  intéresse  et  attache  par  un  accent  de  naïveté  et  de  sincérité. 
Nous  en  citerons  un  exemple  pris  dans  l'introduction  qui 
paraît  avoir  été  d'abord  écrite  en  vers,  puis  remise  en  prose. 
Le  chevalier  raconte  que  se  promenant  dans  son  verger,  par 
un  beau  jour  de  printemps,  le  souvenir  de  sa  femme,  qui  était 
morte  assez  récemment,  lui  revint  à  l'esprit  ;  voyant  alors 
ses  filles  accourir  et  se  jeter  dans  ses  bras,  il  pensa  aux  périls 
qui  les  attendaient  à  leur  entrée  dans  le  monde.  Frappé  de 
cette  idée,  il  composa  cet  écrit  pour  les  prémunir.  ((  Et  ainsi, 
dit-il,  comme  en  celuy  tems  je  pensoye,  je  regardai  emmy  la 

1.  Mss.  de  la  Bibliothèque  Nationale,  t.  I"  du  catalogue.  N^^  423,  988,  981, 
967,  1805.  Nous  recomniautlons  ici,  une  fois  pour  toutes,  de  consulter 
l'utile  et  savant  ouvrage  en  sept  volumes  publié  par  M.  P.  Paris,  de  1830  à 
1848,  sous  le  titre  de  Manuscrits  de  lu  Bibliothèque  du  Roi.  On  y  trouvera 
la  description  de  la  plupart  des  manuscrits  qui  renferment  les  ouvrages 
que  nous  venons  d'indiquer  et  ceux  que  nous  citerons  plus  loin.  Les  rares 
éditions  imprimées  qui  existent  de  quelques-uns  de  ces  ouvrages  y  sont 
aussi  notées. 

2.  Mss.  de  la  Bibliothèque  Nationale,  w^  425,  786,  962,  437,  963,  571, 
616,  984,  1809. 


LIVRES  DE  DÉVOTION.  541 

voyc,  et  vy  mes  filles  venir,  desquelles  je  avoye  grant  désir 
que  à  bien  et  à  honneur  tournassent  sur  toutes  riens,  car  elles 
estoient  jeunes  et  petites  et  de  sens  desgarnies...  Le  monde 
est  moidt  dangereux  et  moult  cnvyeux  et  merveilleux  ;  pour 
ce,  forte  chose  à  congnoistre  le  monde  qui  à  présent  est...  » 
S'adressanl  à  deux  prêtres  et  h  deux  clercs  de  sa  maison,  il 
leur  commanda  de  relire  les  livres  qui  composaient  sa  biblio- 
thèque, «  comme  les  Bibles,  les  Gestes  des  roys  et  les  Cro- 
nicques  de  France,  de  Grèce  et  d'Angleterre,  et  do  maintes 
autres  estranges  terres,  »  puis  d'en  ex  traire  les  bons  exemples, 
et  c'est  avec  ces  éléments  qu'il  composa  son  ouvrage  ' . 

Viennent  ensuite,  dans  ce  même  ordre  de  travaux  et  d'écrits, 
de  bons  et  solides  traités  où  l'on  se  propose  d'éclairer  la  foi, 
de  soutenir  l'âme  dans  la  diversité  de  ses  épreuves,  d'expli- 
quer à  chaque  profession  ses  devoirs  particuliers  :  cette  sage 
et  forte  doctrine  s'adresse  au  commun  des  fidèles  et  conduit 
au  salut  par  la  voie  ouverte  à  tous,  sans  exiger  ni  susciter 
les  vertus  d'exception.  C'est  ce  que  le  moyen  âge  appelle  ((  le 
doctrinal  de  la  foi,  le  doctrinal  de  conscience,  ou  le  doctrinal 
aux  simples  gens  -.  »  Le  caractère  pratique  de  l'enseignement 
s'y  reconnaît  à  la  simplicité  des  titres  ^  Un  bon  nombre  des 
traités  de  Gerson  appartiennent  à  ce  genre  simple,  par 
exemple,  le  Traité  des  teniatïons,  les  Sept  dons  du  Saint- 
Esperit,  le  Miroir  de  l'âme,  le  Miroir  de  bonne  vie,  la  Méde- 
cine  de    l'âme   pour    le  dernier  trépas'*.    (Juelques    noms 

\.  Imprimé  deux  fois  au  xvi»  siècle,  cet  ouvrage  a  été  publié  de  nouveau 
par  M.  de  Montaiglou  en  1834.  Une  savante  notice  de  l'éditeur  moderne 
nous  fait  connaître  les  manuscrits,  les  éditions  et  les  traductions  qui  attes- 
tent le  succès  de  cet  écrit.  (Introduction,  p.  xxxvii-lvi.) 

2.  Mss.  n»^  923,  947.  —  Bonne  doctrine  pour  dévotes  femmes,  par  Simon 
de  Courcy,  confesseur  de  Marie  de  Berry  (1406),  n»  920.  —  «  Compilation 
d'enseignements  religieux  sur  l'ancien  et  le  nouveau  Testament.»  iN"*  90G, 
909. 

3.  La  science  de  bien  mourir,  —  Le  bien  commun,  par  Robert  Ciboule 
chancelier  de  Nostre-Dame  de  Paris.  —  Le  Chapitre  de  bonne  conscience, 
par  le  même.  —  Le  livre  de  sainte  méditacion  et  congnoissance  de  soy,  par 
le  même.  —  Instruction  pour  bien  vivre  (xiv  siècle).  —  Des  quatre  dernières 
choses  qui  sont  à  advenir.  —  N»^  423,  447,  17G2,  990,  993,  999. 

4.  iN»»  1793,  2400,  1003,  990.  —  D'autres  écrits  anonymes  ou  provenant 


542  LES    MORALISTES    ET   LES  TRADUCTEURS. 

contemporains,  moins  illustres  que  le  sien,  sans  être  entière- 
ment ol)scurs,  se  rencontrent  avec  lui  dans  la  môme  liste  : 
le  fougueux  Jean  de  Yarennes,  déj.à  cité  ailleurs  %  a  laissé 
((  une  Yraye  médecine  h  l'àme  en  l'article  de  la  mort  ;  » 
Robert  CiboUe  ou  Ciboule,  cliancolier  de  Nostre-Dame,  a 
écrit,  parmi  d'excellents  ouvrages,  ((  le  Livre  des  justes  ;  » 
on  a  de  Jehan  de  Boiri,  évoque  de  Meaux,  «  une  Exposition 
sur  la  femme  forte '^  »  D'autres  livres  anonymes,  comme  <(  la 
Vraye  manière  de  adorer  Dieu,  »  ou  <(  l'Elfect  de  oroison,  » 
ou  «  les  Méditacions  sur  la  Passion  %  »  complètent  cette  série 
de  travaux  destinés  à  for li fier  l'enseignement  de  la  chaire 
chrétienne  en  développant  les  points  les  plus  importants  de 
la  doctrine  \ 

La  dévotion  tendre  et  subtile  des  mystiques  semble  se  don- 
ner carrière  dans  certains  écrits  aux  titres  bizarres,  à  moins 
que  ces  apparences  de  recherche  et  d'affectation  ne  soient 
une  de  ces  modes  du  faux  goût  qni  souvent  s'imposent  aux 
auteurs  les  plus  sérieux,  aux  matières  les  plus  respectables. 
Nous  avons  la  Tapisserie  clirélienne,  le  Chasteau  périlleux, 
le  Jardin  de  contemplation,  le  Retour  du  cuer  perdu,  la  Gésine 
IS astre-Dame,  les  Pêticions  très-dévotes  «  pour  requerre  la 
grâce,  »  les  VII  escltelez  de  l'escale  a.  par  quoy  l'on  doit  mon- 
ter au  paradis  ^  »  En  parcourant  cette  foule  de  méditations, 


d'auti'os  docteurs  portont  parfois  los  mêmes  titres:  Le  miroir  de  l'umnine 
sulvaiion.  —  Le  tréior  de  rtime.  —  Le  livre  des  teiitutions  et  du  péchiez. 
Nos  /188_  552,  909,  1000,  1004,  1003,  1006,  2093,  1802. 

1.  Paye  337-:î(;0. 

2.  N"*  179;i,  IS'il. 

3.  N"*  9:50,  19l('). 

4.  Notons  encore  dans  cet  ordre  d'écrits:  Le  livre  de  la  misère  de  l'onime; 
par  Lolliiers,  «indiques  dyarres;»  —  La  ville  el  iimire  du  monde,  parle 
même;  —  La  nouvellelc  du  monde,  anonyme;  —  Le  dijalcrjue  du  père  el  du 
fih;  —  ÏjU  maifon  de  conscience,  par  maislre  Jehan  Suulniei',  docteur  en 
tliéologie;  —  Les  XV  douleurs  Noslre-Seirineur;  —  Les  XV  joi/cs  Nosire- 
hame;  —  Traicté  du  Sainl-E^peril  ;  —  Truiclé  du  Sainl-Sacrement,  n"*  916, 
943,  937,  1027,  WM],  444,  984. 

3.  Mss.  de  la  hibliolhèque  Nalionak.n"^  432,  445,  997,  998,  ISOG,  113C, 
187.  —  Ajoutons:  «  Les  XII  périls  d'Iùit'er;»  —  «  le  Miroer  des  (James;  » 
—  «  le  Dciïenseur  de  l'Immaculée  Conception  ;  —  «  le  Pèlerinage  de  vie  hu- 


LIVRES    DE   DÉVOTION.  543 

toutes  ces  formes  délicates,  ingénieuses,  ralTiuées,  du  senti- 
ment pieux,  tout  ce  travail  de  la  pensée  fervente  repliée  sur 
elle-même,  s'étudiant  avec  passion,  avec  tourment,  s'excitanl 
et  s'épurant  par  cette  inquiète  analyse  et  cet  infini  désir  du 
mieux,  nous  avons  surtout  remarqué  les  écrits  qui,  du  moins 
par  le  sujet  et  par  l'inspiration  généi-ale,  offrent  des  ressem- 
blances a"\ec  y  Imitation  de  Jésus-Clirist,  longtemps  appelée 
V Internelle  consolation.  Bien  que  le  texte  original  de  V Imita- 
tion soit  en  latin,  ce  livre  célèbre  pourrait  être  utilement  rap- 
proclié  des  traités  français  du  même  temps  ;  riiistoire  de  ses 
origines,  si  difficile  à  éclaircir,  recevrait  peut-être  de  ces  com- 
paraisons quelque  lumière  inattendue  '. 

A  ceux  qu'attire  encore  r*:)])scurilé  de  ce  problème  resté 
presque  insoluble,  connue  <à  tous  ceux  qui  se  plaisent  aux  dé'li- 
catesses  de  la  littérature  ascétique,  nous  oserons  recommander 
les  manuscrits  suivants  :  le  Livre  des  voies  de  Dieu,  qui  est  du 
XIV''  siècle^;  Des  biens  que  irihidacion  fait  à  l'âme;  le  Traité 
très-eonsolatif  en  tribulation  ;  le  Jardin  de  vertueuse  conso- 
lation'^^ un  Traité  de  la  sainte  âme  ;  le  Secret  parler  entre 
Dieu  et  l'âme,  entre  l'espous  et  l'espouze''  \  le  Livre  de  vie 

inaiae  »  —  le  Reconfoit  des  Daiiies  mariées  ;  »  —  «  les  Joyes  de  Paradis  ;  » 
—  «  le  Livre  des  Angeles  ;  »  —  «  les  VIII  béatitudes  éviingélicques;»  — 
«  l'Amour  et  dilectioii  de  Dieu  ;  »  —  «  les  Poissanclies  ou  puissances  de 
rame  dévote;»  —  «un  Traicté  de  requeste  de  contemplation;»  —  «le 
Traicté  de  perfection  ;  »  —  «les  Trois  estais  de  l'âme  chrétienne;  »  —  une 
Manière  simple  et  dévote  pour  aviser  simples  gens  à  faire  un  pèlerinage  à 
Rome.  »  —  ^«s  44i,  446,  602,  610,  1841,  989,  990,  1137,  1142,  1175, 
1875,  2095,  2460. 

1.  Lire  la  belle  étude  de  M.  Caro,  de  l'Académie  française,  intitulée: 
Quelques  réflexions  sur  l'Imitation  de  Jésus-Christ,  à  l'occasion  d'une  édition 
nouvelle.  —  Jouaust,  1875.  Entre  les  deux  auteurs  présumés  du  livre, 
Gerson  et  Thomas  a  Kenipis,  M.  Caro  ne  peut  se  l'ésoudre  à  prononcer 
(p.  xii).  —  Dans  un  ouvrage  récent  sur  Gerson,  M.  Jean  Darche  (Tliorin, 
éditeur)  conclut  en  faveur  du  chancelier  de  l'Université. 

2.  No  1792. 

3.  Nos  1009,  1026,  1031,  916. 

4.  N»  444,  1873,  1136.  —  Il  y  a  aussi,  en  ce  genre:  VEnseifinement  de 
divine  sapience  à  l'ancelk  ei  àme  devotte  ;  —  Comme  l'âme  a  à  soy  garder 
(xiv»  siècle);  —  le  Livre  de  re^pouze ;  —  Dédication  el  sanctification  de  l'dnie 
(xiv«  siècle);  —  Quinze  perfections  nécessaires  pour  aimer  Dieu,  n"^  1136, 
1026,  1802;  915,  990. 


514  LES   ÉCRIVAINS   DIDACTIQUES    ET   LES  TRADUCTEURS. 

et  aiguillon  d'amour  et  de  dévotion;  De  l'humilité  et  con- 
(jnoissance  de  soy,  par  Gerson'.  Certainement  la  lecture  de 
ces  anciens  ouvrages,  oubliés  aujourd'hui,  les  premiers  où 
la  langue  française  soit  descendue  dans  les  plus  intimes 
profondeurs  de  l'âme  humaine  pour  lui  tenir  des  discours 
célestes,  serait  une  excellente  préparation  à  l'étude  des  saint 
François  de  Sales,  des  Fénelon,  de  tous  ces  écrivains  élo- 
quents et  pénétrants  de  nos  grands  siècles  classiques  qui 
ont  possédé  à  un  degré  si  rare  la  science  de  la  vie  intérieure 
et  qui  l'ont  exprimée  dans  un  langage  admirable  ^ 


§  II 


La  littérature  didactique  en  prose.  —  Li  Trésors  de  Brunetto  Latini. 
Le  Livre  de  Marco-Polo. 


Un  des  caractères  delà  science  renaissante,  au  moyen  âge, 
est  d'aspirer  à  l'universalité.  On  est  facilement  enclin  à  tout 
embrasser  quand  on  ne  peut  rien  approfondir.  De  là,  des 
encyclopédies  nombreuses,  en  vers  et  en  prose,  en  latin  et  en 
français,  sous  le  titre  de  Sommes,  de  Tréso7's,  de  Miroirs  ou 
A' Images  du  monde  ^  :  parmi  ces  recueils,  la  prose  française 


1.  N"s  1136,  1003.  —  Les  autres  traités  spirituels  de  Gerson,  en  fran- 
çais, sont:  le  secret  parlement  de  l'homme  contemplatif  à  son  àme;  — La 
7nontagne  de  contemplation;  —  Vision  allc(jorique ;  —  Traicté  de  mendicité 
sjiirituelle  ;  —  Dialogue  du  cuer  mondain  et  du  cuer  senlet,  n"»  190,  909, 
990,  973,  974,  1797,  2'i60. 

2.  Les  tomes  XV  et  \X  do  YHistoire  littéraire  citent  deux  fragments  de 
prose  religieuse  qui  appartiennent  au  xu"  et  au  xiiic  siècles:  le  premier  est 
une  Yie  de  saint  Julien,  sans  nom  d'auteur  ;  l'autre  est  une  Vision  de  Mar- 
guerite de  Duyn,  prieure  de  la  Chartreuse  de  Poletin,  p.  483,  304-320.  — 
Voir  dans  le  t.  XXX  de  la  Bibliothèque  de  l'École  des  Chartes  (1869),  une 
savante  notice  de  M.  Léopold  Uelisle  sur  un  Recueil  de  traités  de  Dévotion 
ayant  appartenu  à  Charles  V,  p.  532-542. 

3.  Par  exemple  :  le  Spéculum  mujas  ou  iiniversale  de  Vincent  de  Beauvais 
(1200-1264);  le  Trésor,  de  Pierre  de  Corbiac  ou  de  Corbian,  en  vers  pro- 
vençaux (xiV  siècle)  ;  ['Image  du  monde,  do  Gautier  de  Metz,  eu  vers  fran- 
çais (xiuf  siècle.)  —  Histoire  iitléraire,  t.  XVI,  p.  121;  t.  XVIIl,  p.  449; 
(.  XXllI,  p.  294-335. 


miUNIÎTTO   L.VTINI.  545 

revendique  le  Livre  du  Trésor,  de  Bi'unetto  Lalini,  composé 
vers  lu  fin  du  xin''  siècle.  Ce  livre  se  divise  en  trois  parties. 
La  première,  qui  est  intitulée  De  la  naissance  de  toutes 
choses,  comprend  l'histoire  du  monde  depuis  Adam  jusqu'à 
l'année  1206,  avec  ce  que  l'on  savait  ou  ce  que  l'on  croyait 
savoir  de  l'histoire  naturelle.  L'astronomie,  la  géos^rapliie, 
l'agriculture  et  l'économie  rurale  y  trouvent  place,  sous 
forme  de  compilations  empruntées  à  l'antiquité  et  çà  et  là 
rajeunies  par  quelques  observations  particulières.  La  seconde 
partie,  toute  philosophique,  reproduit  et  commente  la  morale 
d'Arislote  ;  la  troisième,  enfin,  plus  originale  et  plus  inté- 
ressante que  les  deux  autres,  traite  de  l'art  de  gouverner  les 
hommes  et  s'étend  spécialement  sur  la  rhétorique,  considérée 
comme  uu  instrument  d(>  la  politique'.  L'ensemble,  qui 
varie  un  peu  selon  les  manuscrits,  l'orme  un  total  d'environ 
•quatre  cent  vingt  et  un  chapitres ^ 

Pourquoi  un  Italien,  auteur  d'écrits  rédigés  en  langue  ita- 
lieime%  a-t-il  préféré  la  langue  française  lorsqu'il  a  voulu 
composer  une  encyclopédie?  11  a  donné  lui-même  deux  raisons 
de  cette  préférence  :  «  C'est,  dit-il,  parce  que  nous  sommes 
^n  France,  et  parce  que  la  parleure  des  François  est  plus  dé- 
litable  et  plus  commune  à  toutes  gens*.  »  Pour  résumer  et 


1.  Histoire  liitrraire,  t.  XK,  p.  27(5-304.  —  Li  livres  don  Trésor,  docu- 
ments inédits  sur  l'Histoire  de  Fiance,  1863.  Introduction  par  M.  Chabailie, 

p.   X-XVIII. 

2.  Histoire  littéraire,  t.  XX,  p.  29-2. 

3.  Brunetto  Latiai,  avant  de  composer  le  livre  du  Trésor,  avait  publié 
plusieurs  ouvrages  qui  contiennent  les  éléments  de  son  encyclopédie: 
VEtliica  d'Aristotile  ;  le  (Jnattiior  Yirtudi,  traduction  d'un  traité  de  saint 
Martin  de  Brague;  le  Credo,  le  l'assioni  fiijurate,  le  De  la  fede  di  Cristo  ;  une 
traduction  du  l'ro  Marcello,  du  l*ro  Ligario,  du  Pro  Dejotaro;  un  Sonnetto  à 
la  Vierge;  la  Rettorica,  traduction  du  IV^  livre  de  la  Ultétorique  à  Heren- 
nius;  le  Tesorctto,  poënie  moral  de  plus  de  trois  mille  vers  où  il  amionce 
la  publication  du  grand  Trésor,  son  u-'uvre  capitale.  —  Introduction, 
p.  vn-ix. 

4.  «  Kt  se  aucuns  demandoit  por  quoi  cist  livres  est  escriz  en  ronianz, 
selon  le  langaige  des  François,  puisque  nos  somes  Ylaliens,  je  diioie  que 
ce  est  por  deux  raisons:  l'une,  car  nos  somes  en  France,  etc.»  L.  h'"", 
partie  I,  ch.  l'r.  p.  3. 

35 


o46      LES    ÉCRIVAINS    DIDACTIQUES    ET    LES   TRADUCTEURS. 

propager  l'universalité  du  savoir  alors  acquis  et  Constaté  en 
Occident,  il  convenait  de  choisir,  parmi  les  idiomes  nouveaux, 
la  langue  universelle.  Né  à  Florence,  vers  1230,  d'une  fa- 
mille honorable,  Brunelto  Lalini  y  mourut  en  1294.  Rien 
d'étonnant  qu'il  ait  eu  l'idée  d'écrire  sur  toutes  choses,  car  il 
a  touché  a  tout,  et  le  personnage  qu'il  a  joué  dans  sa  patrie 
n'a  manqué  ni  d'éclat  ni  de  variété.  Philosophe,  historien  et 
poëte,  il  eut  le  Dante  pour  élève;  il  enseigna  l'économie  poli- 
tique au  sénat  llorentin  et  prit  part  au  gouvernement,  comme 
secrétaire  des  conseils  de  la  république.  Proscrit,  en  1200, 
avec  les  chefs  du  parti  guelfe  vaincu,  il  trouva  en  France  un 
refuge,  demeura  cà  Paris  environ  sept  ans,  jusqu'cà  la  chute 
du  parti  gibehn  :  le  Trésor  est  l'œuvre  de  son  exil.  Rentré  à 
Florence,  rétabli  dans  son  crédit  et  dans  ses  honneurs,  il 
finit  sa  vie  sans  nouveUe  secousse  et  obtint  cette  gloire,  si 
rare  en  tout  pays  de  faction,  d'emporter  en  mourant  d'una- 
nimes regrets.  C'était  un  homme  aimable  et  spirituel,  unis- 
sant la  vivacité  française  cà  la  grâce  italienne;  le  style  du 
Trésor,  abondant  en  comparaisons  ingénieuses,  nous  offre 
une  image  assez  fidèle  de  cet  agréable  et  fécond  esprit  ' . 

Le  vaste  projet  que  Brunetto  Latini  avait  hardiment  em- 
brassé fut  repi'is  en  détail  et  traité,  dans  ses  parties  les  plus 
diverses,  par  des  écrivains  moins  ambitieux,  d'une  compé- 
tence plus  bornée  mais  plus  sûre.  Voyages,  commerce,  agri- 
culture, histoire  naturelle,  mathématiques,  médecine,  astro- 
nomie, toutes  les  applications  alors  possibles  d'une  science 
encore  si  vague  et  si  défectueuse,  sont  l'objet  de  nombreux 
traités  ou  récits  manuscrits,  ignorés  pour  la  plupart  ;  nous 
voulons  du  moins  les  passer  en  revue.  Dans  le  petit  nombre  de 
ceux  que  l'impression  a  mis  en  lumière,  le  plus  remarquable, 
et  l'on  peut  dii'e  le  plus  étonnant,  est  le  Livre  où  Marco  Polo, 
citoyen  de  Venise,  raconte  en  français  les  aventures  de  ses 

1.  Voir  paiiiciiUèrement  le  Début,  1.  I",  cli.  i,  p.  1  ;  la  fléniiition  de  la 
Justice,  1.  11,  cil.  xxvii,  p.  293,  H98  ;  la  délinilioii  de  la  liliclurique,  1.  111, 
cil.  I",  p.  467,  AG8,  470;  la  d.jlinilioii  de  la  VulUique,  1.  111,  2^  partie, 
ch.  1",  p.  575. 


MARCO   POLO.  S47 

voyages  et  de  son  long  séjour  en  Orient  ' .  Qu'on  se  figure  un 
Européen  du  mu"  siècle  parcourant  l'Asie  à  petites  journées, 
pendant  vingt-six  ans,  pénétrant  dans  ses  profondeurs  les 
plus  reculées,  jusqu'aux  extrémités  de  la  Chine,  s'initiant  aux 
mœurs  des  pays  qu'il  traverse,  apprenant  leur  langue,  admis 
dans  la  confiance  de  leurs  princes,  puis,  lorsqu'il  est  revenu 
en  Occident,  après  avoir  fait  le  tour  du  monde,  résumant  ce 
qu'il  a  vu  en  deux  cents  chapitres.  Telle  est  la  matière  de 
celte  relation  si  curieuse,  si  originale  et  trop  peu  connue. 
Marco  Polo  était  né  à  Venise,  en  1:251,  d'une  famile  patri- 
cienne et  commerçante.  Un  de  ses  oncles,  établi  à  Constanti- 
nopîe,  avait  un  comptoir  à  Soudach,  sur  la  mer  Noire.  Son 
père,  Nicolo  Polo,  et  le  second  de  ses  oncles,  partirent  de  Ve- 
nise, en  12oo,  pour  aller  trafiquer  avec  les  Mongols  qui  enva- 
hissaient l'Asie  occidentale;  les  hasards  de  cette  aventureus*; 
expédition  conduisirent  nos  deux  voyageurs,  par  la  route  du 
nord  de  l'Asie,  sur  les  frontières  de  la  Chine,  dans  la  capitale 
de  Khoubilaï-Kliàan,  le  chef  suzerain  des  princes  tartares. 
Bien  accueillis,  longuement  questionnés  sur  la  situation  des 
chrétiens  de  Byzance  et  de  Palestine,  on  les  renvoya,  en  12GG, 
avec  un  message  pour  le  pape.  La  renommée  de  celte  puis- 
sance pontificale,  qui  avait  soulevé  l'Europe  par  l'effort  gigan- 
tesque des  croisades ,  frappait  les  imaginations  barbares 
jusqu'aux  limites  du  monde  .alors  connu.  Koubilaï-Khùan 
demandait  à  Rome  de  lui  envoyer  cent  docteurs  en  théologie 
capables  de  démontrer  dans  une  controverse  publique  la  vé- 
rité du  christianisme  et  la  fausseté  des  autres  religions  :  si 
cette  démonstration  était  faite,  il  promettait  de  se  convertir 
avec  tout  son  peuple  ^  Rome  envoya  deux  Frères  prêcheurs 
qui,  rebutés  des  périls  du  voyage,  s'arrêtèrent  en  Arménie 
et  refusèrent  d'aller  plus  loin'.  Plus  courageux,  nos  mar- 
chands vénitiens  retournèrent,  en  1271,  auprès   du  grand 

1.  Le  Livre  de  Marco  Volo,  citoyen  de  Venise,  publié,  d'après  trois  ma- 
nuscrits inédits,  par  M.  G.  Fautlùer,  2  vol.  1803. 

2.  Livre  de  Marco  l'vlo,  cli.  vu,  p.  13. 

3.  «  Ils  orent  moult  grant  paour  d'aler  avant.»  Cli.  xii,  p.  20. 


548      LES    ÉCRIVAINS    DIDACTIQUES    ET    LES   TRADUCTEURS. 

Khâan  par  la  route  qu'ils  avaient  suivie  précédemment  ;  ils 
emmenaient  avec  eux  le  jeune  Marco,  fils  de  Nicolo  Polo,  qui 
avait  grandi  pendant  leur  premier  voyage  ;  ils  restèrent  trois 
ans  et  demi  en  chemin  et  n'arrivèrent  qu'en  1275'.  Présenté 
au  chef  mongol,  Marco  Polo,  qui  avait  vingt-cinq  ans,  lui 
plut  par  sa  bonne  mine  cA  par  son  intelligence  ;  on  lui  donna 
le  rang  de  «  baron  »  à  la  cour  du  grand  Rliàan-.  Bientôt  il 
sut  les  quatre  langues  qui  se  parlaient  dans  le  pays  ^  ;  on  lui 
confia  des  ambassades  lointaines  et  difficiles  qu'il  rempht  à 
merveille  ;  ses  talents  relevèrent  cà  la  dignité  de  gouverneur 
il'une  province  qui  contenait  vingt-sept  villes*. 

Pendant  les  dix.- sept  ans  qu'il  passa  au  service  du  souverain 
mongol,  Marco  Polo  visita  la  Chine,  le  Tonquin,  l'Inde,  Ceylan, 
les  côtes  du  Coromandel  et  du  Malabar,  la  pai'tie  de  la  Cochin- 
chine  située  près  du  Cambodge;  il  fit  le  tour  de  l'Asie  orien- 
tale, et  lorsqu'il  voulut  revenir  en  Europe,  avec  son  père  et 
son  oncle,  il  prit  la  route  de  mer  et  débarqua  au  golfe  d'Or- 
mus.  Traversant  la  Perse,  remontant  jusqu'à  la  mer  Noire, 
leur  caravane  gagna  Conslantinople ;  delà,  ils  redescendirent 
à  Venise,  oîi  ils  arrivèrent  en  1295.  On  eut  peine  à  les  recon- 
naître, tant  ils  ressemblaient  à  des  Tartarcs  par  le  costume, 
•la  figure  et  le  langage  ;  ils  dépouillèrent  peu  à  peu  cet  aspect 


\.  «  Et  demeurèrent,  au  retourner,  bien  trois  ans  et  demy;  et  ce  fu  par 
les  niaus  temps  que  il  orent  et  pour  les  granz  froidures.»  Cli.  xiii,  p.  21. 

2.  Voici  le  récit  de  l'entrevue  :  «  Quant  les  deux  frères  et  Marc  furent 
venus  en  celle  grant  cité,  si  s'en  alerent  au  maistre  palais  où  ils  trouvèrent 
le  seigneur  ii  moult  grant  compagnie  de  barons.  Ils  s'agenoillierent  devant 
lui  et  s'uinilierent  tant  comme  il  porent.  Le  seigneur  les  list  drecier  en 
estant,  et  les  reçut  moult  honnorablcment...  Et  quant  il  vit  Marc,  qui  estoit 
joeune  bacbeler,  si  demanda  qui  il  estoit?  «Sire,  dist  son  père  messire 
Nicolas,  il   est   mon  lilz  et  vostre  homme.  —  Bien  soit  il  venuz,  dist  le 

-seigneur...»  Et  demourerent  a  la  court  avec  les  autres  barons.»  —  Ch.  xiv, 
p.  21. 

3.  On  parlait  plusieurs  langues  à  la  cour  de  Klioubilaï-Kliâan  :  la  langue 
'inoi\(jùk,  qui  était  celle  des  conquérants,  la  langue  chinoise,  celle  du  peuple 

-vaincu,  la  langue  tartare  ouigonre,  la  langue  persane  et  même  la  langue 
arabe.  Ces  langues  avaient  une  écriture  et  des  alphabets  dilîéreuts  qu'ap- 
prit aussi  iMarco  Polo.  —  Ch.  xv,  p.  2;^. 

4.  La  province  d'Yang-Tcheou,  ch.  cxi.iii,  p.  'iGT. 


iMAllCO    POLO.  oiO 

oriental  et  rentrèrent  dans  les  habitudes  européennes.  Pleine 
des  richesses  et  des  objets  précieux  qu'ils  avaient  rapportés 
d'Asie,  leur  maison  fut  appelée  «  la  cour  ou  le  palais  des 
millionnaires,  »  Coi^te  dei  miUioni ;  Marco  Polo  reçut  du  peu- 
ple le  surnom  de  Marco  MiUioni.  Singulière  destinée  que  celle 
de, cet  homme  qui  avait  passé  vingt-cinq  ans  à  cheval  sur  les 
routes  de  la  Perse,  de  l'Inde  et  de  la  Chine,  et  qui,  une  fois 
rentré  en  Europe,  se  vit  jeter  pour  plusieurs  années  dans  une 
prison.  La  guerre  ayant  éclaté  entre  Venise  et  Gènes,  Marco 
Polo  s'y  engagea  et  tomba  entre  les  mains  des  Génois  vain- 
queurs, en  1:296. 

C'est  pendant  sa  captivité  qu'il  recueillit  ses  souvenirs 
et  fit  son  livre.  11  avait  rencontré  dans  les  cachots  de  Gènes 
un  Italien,  Rustichello  ou  Ruslicien,  de  Pise,  auteur  d'un 
abrégé  en  prose  française  des  poèmes  de  la  Table  Ronde'. 
Il  le  prit  pour  secrétaire  et  lui  dicta  sa  relation,  qui  fut 
écrite  en  français-.  Rendu  à  la  liberté  un  peu  après  1298, 
il  Ht  présent  d'une  copie  de  son  manuscrit  à  ((  messire  Thié- 
bault  de  Cépoy,  »  qui  se  trouvait  à  Venise,  de  1305  à  1307, 
comme  l'envoyé  de  Charles  de  Valois,  comte  d'Artois,  frère 
de  Philippe  le  Rel,  marié  h  l'impératrice  titulaire  de  Constan- 
tinople,  Catherine  de  Courtenay  ^  Celte  copie,  multipliée  par 
l'ordre  de  Thiéliaull  de  Cépoy  et  de  Charles  de  Valois,  ré- 
pandit le  livre  en  Fi'ance*  ;  il  fut  bientôt  traduit  dans  toutes 


1.  Notice  sur  la  relation  originale  de  Marco  ?ûlo.  lue  à  l'Académie  de» 
Inscriptions  et  Belles-Lettres  en  1833  par  M.  Paulin  Paris  et  reproduite 
dans  \e  Journal  asiatique  de  septembre  1833,  p.  244-252.  —  Selon  M.  Dis- 
raeli, Riisticien  de  Pise  aurait  publié  cette  com])ilalion  des  romans  de  la 
Table  Ronde  en  Angleterre,  à  la  cour  des  rois  Henri  111  et  Edouard  !«•■, 
avant  de  retourner  en  Italie.  —  Amenilies  of  Utcrature,  vol.  I,  p.  103,  édit. 
Baudry.  —  Le  Livre  de  Marco  Polo,  t.  l^r,  introduction,  p.  lxxxvii,  Rnsti- 
cien  y  est  appelé  «Rusta  l'isan.  »  —  Voir  aussi  Histoire  littéraire,  l.  XXIV, 
p.  54"g. 

2.  Ce  point  est  très-bien  éclairci  dans  le  travail  de  M.  Pautbier,  t.  I^f, 
Introduction,  p.  lxxxii-xci. 

3.  Prologue  du  livre  de  Marco  Polo.  ï.  I",  p.  1. 

4.  Selon  M.  i*aulin  Paris,  le  manuscrit  original  rédigé  par  Rnsticien  de 
Pise  était  rempli  d'italianismes,  et  sentait  l'étranger.  Sur  ce  manuscrit, 


550     LES   ÉCRIVAINS   DIDACTIQU  liS   ET  LES   TRADUCTEURS. 

les  langues  de  l'Europe  et  lu  avidement;  mais  il  ((  devisait  » 
de  choses  si  extraordinaires  et  si  merveilleuses,  qu'on  l'ad- 
mira sans  y  croire  Ml  eut,  toutefois,  ce  sérieux  effet  d'exciter 
les  esprits  aux  études  géographiques,  d'élargir  l'horizon  si 
étroit  de  l'ignorance  publique,  et  de  jeter  des  semences  d'idées 
hardies  qui,  plus  tard,  ont  fructifu''.  C'est  la  relation  de  Marco 
Polo  qui  a  donné  l'éveil  au  génie  de  Colomb^.  Le  mérite  de 
ce  récit,  après  la  richesse  du  sujet,  est  la  sincérité  du  narra- 
teur. Marco  Polo  dit  exactement  ce  qu'il  a  vu,  mais  il  le  dé- 
crit faiblement.  Son  style  est  simple,  bref,  un  peu  sec,  comme 
le  style  d'un  journal  de  voyage.  Rien  des  splendeurs  et  des 
merveilles  orientales  ne  se  reflète  dans  ces  descriptions  sans 
force  et  sans  couleur;  on  se  prend  à  i-egretter,  en  les  lisant, 
que  Impuissante  imagination  d'un  Froissart  ou  même  la  vi- 
vacité d'esprit  d'un  Joinville  n'ait  pas  eu  la  fortune  de  se 
trouver  en  face  de  tels  spectacles  et  de  se  déployer  dans  l'im- 
prévu et  la  variété  de  telles  a^entures.  Heureusement,  les 
choses  toutes  seules  sont  d'une  nouveauté  si  attrayante,  le 


communiqué  par  Marco  Polo,  Tliiebault  de  Cépoy  aurait  fait  faire,  à  Venise 
même,  où  il  séjourna  plusieurs  années,  et  sans  doute  par  un  cici'c  de  sa 
suite,  une  rédaction  plus  correcte  qui  aurait  été  soumise  à  Marco  Polo  et 
approuvée  par  lui.  Le  texte  imprimé  est  transcrit  sur  celte  copie  revue  et 
corrigée  en  1307.  —  T.  P'"',  Introduction,  p.  lxxxiv-xc.  —  Sur  les  manus- 
crits aujourd'hui  existants,  et  sur  les  cinquante-six  éditions  qui  ont  précédé 
celle  de  M.  Pautliier,  voir  l'Inti'oduction,  p.  xcv.  On  peut  classer  ainsi  par 
langues  ces  éditions  :  23  en  italien,  9  en  anglais,  8  en  latin,  7  en  allemand, 
4  en  français,  3  en  espagnol,  1  en  portugais,  I  en  hollandais. 

1.  Notice  biographique  sur  Marco  Polo  par  M.  Delécluse.  Revue  des  Beux- 
Mondes,  juillet  183-2.  —  Ce  livre  est  intitulé  dans  les  anciennes  copies:  le 
Devisement  du  monde,  le  Livre  des  Merveilles  du  monde. 

2.  Delécluse,  ibid.  —  On  lit  cette  note  curieuse  dans  un  ouvrage  intitulé 
Analyse  des  travaux  de  la  société  des  Philobiblon  de  Londres:  «  Il  parait 
qu'un  certain  Pamiilo  Castaldi,  de  Fellre,  aurait  connu  l'imprimerie  xylo- 
graphique et  l'aurait  employée  vers  la  fin  du  xiv  siècle,  d'après  l'idée 
que  lui  en  auraient  donnée  des  bois  que  Marco  Polo  rapporta  de  Chine  à 
Venise,  et  qui  avaient  servi  à  l'impression  de  livres  chinois.  La  tradition 
nous  apprend  que  Gutenherg,  allié  à  la  famille  vénitienne  des  Coniarini, 
avait  vu  ces  bois  ii  imprimer.  L'invention  de  l'imprimerie  en  Europe  se 
relierait  ainsi  directement,  par  l'intermédiaire  de  Maico  Polo,  à  la  pnUique 
de  cet  art  en  Chine.»  —  Octave  Delpierre,  Londres,  1802. 


ETIENNE   BOILEAU.  ool 

narrateur,  malgré  son  insuffisance ,  est  d'une  si  évidente 
bonne  foi,  que  sa  narration  s'impose  à  nous  et  nous  saisit, 
sans  le  secours  du  talent.  Marco  Polo,  nommé  membre  du 
grand  conseil  de  Venise  après  sa  captivité,  vécut  jusqu'en 
1324  :  «  En  lui  mourut,  dit  le  rédacteur  d'une  copie  de  son 
livre,  le  meilleur  citoyen  de  la  république  *.  » 

De  CCS  grands  récits,  où  l'on  nous  décrit  les  mœurs,  le 
climat,  la  puissance  et  la  fécondité  de  continents  entiers, 
nous  retombons  à  des  documents  bistoriques,  dont  l'ancien- 
neté fait  tout  l'intérêt,  et  qui  nous  éclairent  quelques  points 
obscurs  des  origines  d'une  ville  ou  des  coutumes  d'une  pro- 
vince. Le  Livre  des  métiers  de  Paris,  rédigé  sous  le  règne  de 
saint  Louis,  par  l'ordre  du  prévôt  Etienne  Boileau  "%  intéresse 
surtout  riiistoire  de  cette  ville  et  celle  des  commencements 
de  l'industrie  française;  c'est  le  plus  ancien  monument  de  la 
législation  des  communautés  ouvrières  en  France.  Chargé  par 
le  roi  de  la  prévôté  de  Paris,  dont  il  rele^'a  l'autorité  discré- 
ditée %  Boileau  eut  l'idée  de  cette  compilation;  il  eut,  en 


1.  Introduction,  p.  xx.  ~  Le  tome  I"  du  Catalogue  des  manuscrits  de 
la  bibliothèque  Nationale  nous  fournit  l'indication  de  plusieurs  récits  de 
voyages  ou  de  traités  géograplii(|ucs  que  nous  croyons  ii  propos  de  signaler 
ici:  La  Relation  de  Jehan  de  Mandeville  (imprimée  à  Londres  en  1725); 
Un  Petit  traictés  des  i)assaiges  faits  par  les  Francoys  oultremer,  par  Sébastien 
Mamerot;  un  livre  anonyme  des  Merveilles  du  Monde;  une  traduction  fran- 
çaise du  Livre  des  xiiii  royaumes  d'Aise  (Asie),  par  le  seigneur  de  Courcy  ;  la 
Itincrance  de  la  pérégrination  de  frère  Bicult,  translatée  du  latin  en  franrois; 
le  Chemin  de  la  pérégrination  de  frère  Odric  de  Forojulii,  également  traduit  ; 
la  traduction  d'un  Traité  de  l'étal  de  la  Terre-Sainte  et  de  rEgy]ite,n"^  \,il'! 
à  1380,  2129,  2G2t5. 

2.  Documents  inédils  sur  l'Histoire  de  France,  1837.  —  Édition  Depping. 
On  en  possède  cinq  manuscrits.  —  Préface,  p.  ix-xviii. 

3.  Etienne  Boileau  fut  nommé  prévôt  de  Paris  en  1258;  il  exerça  celle 
fonction  pendant  environ  dix  ans.  Avant  cette  époque,  la  prévôté  de  Paris 
était  une  charge  vénale  et  fort  mal  remplie;  il  n'y  avait  plus  ni  justice  ni 
snrelé  dans  la  ville.  Saint  Louis  supprima  la  vénalité  et  choisit  Etienne 
Boileau,  bourgeois  notable  et  vrai  prudhomme,  suivant  le  langage  du  temps. 
—  Ce  nom  est  écrit  Boiliaue,  Boilene,  Boitleaue,  Boileaue,  et  quelquefois  en 
lutin,  Bibens  aciuum,  dans  les  documents  contemporains  et  en  tète  du  livre 
des  métiers.  —  DejjpinLf,  p.  lxxxi-lxxxvi.  —  Voir  aussi  Histoire  littéraire, 
t.  MX,  p.  104-11't. 


o52     LES    ÉCRIVAINS   DIDÂCTIOUKS    ET   LES   TRADUCTEURS. 

outre,  le  mérite  de  donner  à  ces  règlements  une  forme 
précise  et  d'en  assurer  l'exécution  pour  plusieurs  siècles. 
Les  corporations  d'artisans,  représentées  par  leurs  maîtres 
jurés  ou  prudhommes,  comparurent  l'une  après  l'autre,  au 
nombre  de  cent  environ  ^,  devant  le  prévôt,  au  Châtelet,  pour 
déclarer  les  us  et  coutumes  pratiqués  depuis  un  temps  immé- 
morial dans  leur  conîmunauté  :  un  clerc  tenait  la  plume  et 
enregistrait  les  dépositions.  C'est  dans  ce  registre  que  Boi- 
leau  a  pris  la  matière  du  livre  qui  porte  son  nom  :  le  fond  du 
recueil  lui  était  fourni  par  les  corporations  elles-mêmes; 
l'ordre,  le  choix,  l'expression  viennent  de  lui;  il  a  donné  un 
corps,  une  existence  légale,  une  sanction  à  des  règles  vagues, 
incertaines,  qui  n'avaient  jamais  été  rassemblées  et  dont 
plusieurs  peut-être  n'avaient  pas  même  été  écrites  ^ 

Un  autre  document  du  même  genre,  moins  volumineux, 
mais  antérieur  de  près  d'un  demi-siècle,  a  été  récemment  dé- 
couvert et  publié  par  M.  Lecoy  de  la  Marche  sous  ce  titre  : 
Coutumes  et  péages  de  Seiis^.  Il  s'agit  d'un  partage,  entre  le 
roi  et  le  vicomte  de  Sens,  des  ((  péages  et  des  coutumes,  » 
c'est-à-dire,  suivant  la  signification  propre  du  mot,  des  impo- 
sitiojis  établies  par  l'usage  sur  les  denrées  et  les  marchan- 
dises qui  étaient  vendues  ou  fabriquées  dans  la  ville  ou  qui  la 
traversaient  *.  Le  texte  est  de  la  fm  du  xu^  siècle  ou  des  com- 
jnencements  de  l'époque  suivante  ;  h  cette  date,  les  monu- 
ments authentiques  de  la  prose  française  peuvent  se  compter; 
nous  avons  donc  là  quelques  pages  dont  l'importance  philolo- 
gique sera  certainement  appréciée.  Nous  ne  pouvions  omettre 
d'aussi  anciens  témoins  de  la  formation  progressive  de  notre 


1.  L'n  certain  nombre  de  corporations,  celles  des  boucliers,  des  épiciers, 
des  tanneurs,  des  vitriers,  etc.,  s'abstiin'ent,  soit  par  négligence,  soit  pour 
d'autres  raisons.  —  Introduction,  p.  lxxxv. 

2.  Boileau,  dans  un  court  préambule,  explique  comment  et  pourquoi  il 
a  rédigé  ce  livre.  P.  2,  3. 

3.  kbliothéque  de  l'École  des  Chartes,  1866.  —  P.  26:j-290.  —  Voir  aux 
manuscrits  de  la  Bibliothèque  Nationale,  VOrdonwmce  da  l'éage  de  la  vUle 
de  Mascon  (xiV  siècle),  n"  S'iS'i. 

4.  Lecoy  de  la  Marctie,  p.  266. 


LIVRES    DE   MÉDECINE,    D'AI.CIIIMIE    ET   D'ASTRO XOM I E.   bo3 

kinguo  cl  dos  ofTorts  qu'elle  faisait  alors  pour  se  plier  aux 
exigences  varices  et  croissantes  de  la  vi(,'  sociale  ' . 
-  Les  ouvrages  didactiques  proprement  dits,  ceux  qui  repré- 
sentent la  science  bizarre  ou,  si  l'on  aime  mieux,  le  pédan- 
tisme  ignorant  du  moyen  âge ,  sont  encore  manuscrits. 
Plusieurs ,  cepend;uit ,  nous  scml)lent  mériter  de  sortir  de 
l'obscurité,  quand  ce  ne  serait  que  pour  nous  faire  voir  quelles 
chimères  hantaient  ces  imaginations  inquiètes,  quelles  appa- 
rences de  vérités  ébauchées  et  entrevues  excitaient  et  trom- 
paient leur  ardeur  curieuse.  Le  moyen  âge  avait  l'ambition 
du  savoir,  le  pressentiment  des  grandes  découvertes;  il  lui  a 
manqué  la  méthode  qui  conduit  à  la  certitude.  Nous  rencon- 
trons, h  côté  de  quelques  bestiaires  et  lapidaires  anonymes, 
traduits  du  latin  ou  imités  de  traités  A^ersifiés^,  un  bon  nom- 
bre de  compilations  sur  l'alchimie  et  sur  l'astrologie;  les 
titres  sont  des  plus  Aariés  :  ((  Introdncloirs  d'astrouojnie ; 
Élections  selon  les  regards  et  les  conjonctions  de  la  lune  aux 
planètes;  les  Signes  et  les  Points;  les  Nativités  et  les  Horo- 
scopes; Tableaux  cabalistiques  ;  la  Fleur  d'alchimie  ;  la  Pierre 
des  Philosophes;  »  on  ferait  une  longue  liste  des  divagations 

1.  Nous  n'avons  pns  les  mêmes  raisons  litléraires  ou  pliilologiques  de 
mentionner  ici  avec  quelque  détail  deux  auli'es  [inblicitions  d'un  intérêt 
purement  historique,  à  savoir  :  le  Rôle  des  impositions  de  1292,  inséré  dans 
la  collection  des  Documents  inédits  sur  l'Histoire  de  France  (Géraud,  1837), 
et  la  Chronique  de  Gnillebert  de  Metz,  écrite  en  l'iOT  et  déjà  signalée  par 
nous.  L'étude  de  ces  documents  serait  à  sa  place  dans  nn  travail  ciiti(|ue 
snr  les  sources  de  l'histoire  de  Paris;  ils  se  rattaclient  à  nn  ensemble 
curieux  d'informations  spéciales  où  figurent  le  pocme  latin  d'Ahboii  sur  le 
Sié(je  de  l'aris,  par  les  Normamls,  V Architrenius  de  Jean  de  Hauleville  et 
la  Fhiliiqiide  de  Guillaume  Le  Breton  ;in  xii"  siècle,  les  Dits  des  Rues,  des 
Crieries,  des  Moutiers  et  des  ordres  de  Paris,  les  Dits  de  VVniversitc,  des 
Jacobins,  des  Cordeliers  et  des  Béguines  par  Rutebœuf,  le  Dictionnaire  latin 
de  Jean  de  Garlande,  mêlé  d'indications  en  français  snr  les  métiers  et  le 
commerce  de  Paris  (xii<=  siècle),  le  De  Laudibus  Parisivs,  écrit  vers  1322 
par  nn  liabitant  de  Senlis,  le  poëme  latin  sur  Paris  composé  an  xv"  siècle 
par  l'Italien  Aslézan.  —  Voir  la  préface  de  M.  Leroux  de  Lincy,  Chronique 
de  Gnilleherl  de  Metz,  et  les  Eclaircissements  de  M.  Géraud,  Paris  sous  Phi- 
lippe le  Bel. 

2.  Catalogue  des  manuscrits  de  la  Bibliothèque  Nationale,  t.  I",  n^^  .',12, 
834,  94'i,  2007,  2008,  2009,  20'i3.  —  Voir  aussi  Histoire  littéraire,  t.  XXIII, 
p.  709-729. 


oo4      LES    É'':R1VA1XS    DIDACTIQUES   ET   LES  TRADUCTEURS. 

qui  ont  rempli  et  signalé  l'enfance  de  la  science  française*. 
Notons,  en  passant,  des  Avis  poétiques  en  prose-,  quelques 
ouvrages  sur  les  finances  et  la  marine  ^  ;  mais  c'est  la  médecine 
surtout  qui  est  largement  représentée  dans  les  catalogues. 
Énumérer  toutes  les  productions  de  cette  littérature  médicale 
serait  excessif  :  bornons-nous  à  choisir  dans  la  foule,  sinon 
les  plus  importantes,  du  moins  les  plus  anciennes. 

Nous  avons,  en  effet,  des  traités  de  médecine  et  de  chi- 
rurgie, rédigés  en  prose  française,  qui  remontent  au  xiv"  et 
même  au  xui*^  siècles  ;  par  exemple,  la  Tour  de  grant  richesce 
et  les  Vertus  de  l'eaue  Salemonde,  la  Doctrine  de  faire  inci- 
sions, le  Roman  de  fysique,  les  Serorgeries  de  maistre  Gou- 
bert  de  Paris*.  Un  livre  mWiwK'  Maladies  des  chevaux  débute 
ainsi  :  «  Au  nom  de  la  sainte  Trinité,  le  Père,  le  Filz  et  le 
Saint-Espérit^..  »  Un  autre  a  pour  titre  :  Médecines  d'oy- 
seaulx^.  Un  traité  ((  d'hippiatrique  »  formule  cet  axiome  : 
((  Le  cheval  est  moult  nécessaire  aux  hommes  d'Étaf.  »  Si 
nous  ajoutons  à  cette  nomenclature  forcément  abrégée  les 
Trésors  de  vénerie^,  les  livres  sur  les  Tournois,  sur  les  offices 


1.  Manuscrits,  nos  613,  1339-1359,  2017,  2019,  2020.  —  Uisloire  litté- 
raire, t.  XXI.  Analyse  des  écrits  d'un  Astroloyue  anonyme,  p.  423-437. 

2.  Les  douze  Dames  de  Rhétoricqne,  n°  1174  ;  Table  des  rilhmes  françaises, 
n°  2161;  la  Science  poétique,  n°^  2081,  2159.  —  Le  livre  des  Douze  Dames 
de  lihétoricque,  a  été  publié  en  1851  parL.  Batissier  (Moulins)  ;  nous  l'avons 
analysé  dans  un  précédent  chapitre.  (Pages  146,  147.) 

3.  N«s  2484,  2132. 

4.  Nos  1161  (xiiie  siècle);  1318  (xiiio  siècle);  2030  (xiv  siècle);  222 
et  834  (xivo  siècle).  —  Le  t.  XXI  de  l'Histoire  littéraire  contient  une 
courte  analyse  d'un  opuscule  français  d'un  médecin  du  xiiio  siècle, 
Alebrand  de  Florence,  p.  415-418. 

5.  No  1287.  —  Un  Traité  d'arithmétique,  de  géométrie  et  d'astrologie 
commence  de  même:  «Toute  bonne  science  vient  et  procède  du  benoit 
saint  Esperit.»  No  1339. 

G.  No  200G. 

7.  N'o  2002.  —  Voir,  en  outre,  les  Régimes  de  Santé,  les  Enseiijnemenz 
des  orines,  les  vaines  et  les  seignées,  les  vcrtuz  et  proijriélez  de  l'eaue  de  vie, 
le  Régime  des  Dames,  la  Nature  des  herbez,  la  receptc  pour  obvier  d'avoir  la 
colicque,  etc.,  nos  623-G31  ;  i320,  1327;  2032,  2045,  2027,  2028,  2031, 
2039,  2043,  2046,  2047. 

8.  No»  616,  1296,  1304. 


ANCIENNES  TRADUCTIONS   EN    PROSE   FRANÇAISE,      ooo 

d'armes  et  les  blasons  ' ,  les  traités  diplomatiques,  les  Rosiers 
des  guerres,  les  Arbres  des  batailles^ ^  sans  oublier  les  Pré- 
ceptes d'arcliitecture  et  les  Jeux  d'échecs  moralises^ ^  nous 
aurons  peut-être  réussi  à  faire  comprendre  qu'à  défaut  de 
savoir  et  de  talent  véritables,  l'activité  d'esprit,  du  moins, 
n'a  pas  manqué  à  nos  vieux  prosateurs.  Ce  mérite,  qu'on  ne 
saurait  leur  refuser,  éclate  encore  dans  les  nombreuses  tra- 
ductions qu'ils  nous  ont  laissées  et  qui  n'ont  pas  médiocre-, 
ment  contribué  à  former  la  langue  française  et  à  l'enrichir. 


Les  principaaz  traducteurs.  —  Pierre  Bercheure  ou  Bersuirc  et  Nicole 

Oresme. 

On  a  commencé  de  bonne  heure  h  traduire  ;  nos  plus  an- 
ciens textes  en  prose,  sauf  un  ou  deux,  sont  des  traductions. 
L'Église  recommandait  et  certains  conciles  ordonnèrent  ce 
travail.  On  «  translata  du  latin  en  roman  »  des  homélies,  des 
psaumes,  des  épîtres  et  des  évangiles,  quelques  livres  de  la 
Bible  et  de  la  Vie  des  saints,  en  un  mot,  les  ouvrages  d'ins- 
truction sacrée  et  d'édification.  Dès  le  siècle  dernier,  les  Bé- 
nédictins, dans  V Histoire  littéraire  %  l'abbé  Lebœuf,  dans  ses 
très-savantes  Recherches'" ^  signalaient  ces  anciennes  traduc- 
tions et  en  citaient  de  remarquables  fragments;  des  éditions 

1.  Nos  387,  587,  1280,  1968,  1238-1240,  19G3.  —  Le  roi  René,  par 
Lecoy  de  la  Marche,  t.  II,  p.  155. 

2.  Nos  567,  1277,  12'.3,  19G6,  1967,  1983,  1996,  2258,  2249. 

3.  Nos  580,  812,  1167-1174.  —  L'Album  de  Villard  de  Honnccoiirt, 
architecte  du  xiiio  siècle,  a  été  publié  par  M.  Lassus  à  l'Imprimerie  Natio- 
nale, en  1838.  Ce  riche  et  précieux  volume  est  rempli  de  dessins  et  de 
figures  que  Villard  de  Ilonnecourt  avait  recueillis  dans  ses  voyages;  les 
dessins  sont  accompagnés  du  texte  original  explicatif  dont  on  nous 
donne  le  fac-similé  avec  une  traduction  en  français  moderne. 

4.  Le  tome  XIll  de  l'Histoire  littéraire,  qui  contient  ces  textes  n'a  paru 
qu'en  1814  ;  mais  il  a  été  rédigé  sur  les  notes  des  Bénédictins  et  composé 
des  matériaux  qu'ils  avaient  recueillis. 

5.  Deux  Mémoires  publiés  dans  le  tome  XVll  de  ÏAcadémie  des  Ins- 
criptions et  Belles-Lettres,  p.  709-761  (1731). 


5o6      LES    ÉCRIVAINS   DIDACTIQUES    ET   LES   TRADUCTEURS. 

récentes  et  plus  correctes  ont  mis  ces  textes  en  pleine  lu- 
mière. Nous  avons,  de  la  fin  du  xf  siècle  ou  des  commence- 
ments du  siècle  suivant,  une  version  française  des  Psaumes, 
publiée  par  M.  F.  Michel',  une  traduction  des  Qualvc  livres 
des  liois,  insérée  dans  la  collection  des  Documents  inédits, 
avec  le  texte  français  des  Sermons  de  saint  Uernard,  par 
M.  Leroux  de  Lincy^  On  peut  lire,  dans  le  tome  XIII  de 
Y  Histoire  littéraire  et  dans  les  deux  Mémoires  de  l'abbé  Le- 
bceuf,  d'autres  monuments  non  moins  anciens  de  ce  travail 
de  traduction  encourai^'é  par  TEgiise  :  les  Dialogues  du  pape 
saint  Grégoire  le  Grand  %  ses  Moralités  sur  Job,  son  Sermon 
sur  la  sagesse,  une  Passion  selon  saint  Mathieu,  des  Epîtres 
de  saint  Paul,  une  Vie  de  sainte  Dathilde,  reine  de  France*. 
On  a  découvert  tout  dernièrement,  à  Epinal,  la  traduction 
d'un  Dialogue  d'Isidore  de  Séville  en  dialecte  lorrain  du 
xn®  siècle'  :  voilà  ce  que  nous  connaissons  aujourd'hui 
de  l'œuvre  multiple  et  considérable  de  nos  premiers  tra- 
ducteurs, voilà  les  premières  leçons  qui  enseignèrent  à  un 
idiome  naissant  une  construction  plus  régulière,  une  marche 
plus  sûre,  l'art  d'être  à  l'avenir  plus  clair  et  plus  complet. 
Les  noms  de  quelques-uns  de  ces  traducteurs,  transmis  par 
les  Chroniques,  sont  venus  jusqu'à  nous.  Albéric  de  Trois- 
Fontaines  assure  que  Lambert  de  Liège  traduisit,  au  x]i"=  siècle, 
les  Vies  des  Saints  et  les  Actes  des  Apôtres  ;  Lambert 
d'Ardres,  qui  fait  mention  de  plusieurs  traductions,  dit  qu'un 

1.  Oxford,  1860.  —  Voir  aiipsi  Bai'tscli,  Chreatomathie  franrai)>e,  o'^  édi- 
tion, p.  42.  —  Lebœiif,  Académie  des  Inscriptions,  t.  XVII,  p.  724. 

2.  Paris,  1841.  — /f('6lo/re  littéraire,  t.  XIII,  p.  13-24.  —  Lebœuf,  p.  720. 
—  Barlscli,  p.  43,  194. 

3.  Né  vers  540,  mort  en  004.  —  Ces  Dialogues  viennent  d'être  publiés 
par  M.  W.  Fœrster,  Halle,  1S76  :  Li  Dialoge  saint  Gregore  lo  pnpc.  —  Ma- 
nusciils  de  la  Bibliothèque  Nationale,  n°^  430,  431. 

4.  Iliftoire  tiltéraire,  t.  XIII,  p.  7-14.  —  Lebœuf,  p.  720,  721,  723-728. 
L'abbé  Lebœuf  cite,  en  outre,  au  même  cmlroit,  la  traduction  de  l'épîlre  latine 
de  saint  Bernard  aux  Chartreux  du  Mont-Dieu,  diocèse  de  Reims,  p.  721. 

5.  Romania,  juillet  1876,  p.  26'J,  318.  Le  Dialogue  est  intitulé  :  Dialofjn$ 
Aniiiuv  conqaerenlis  et  Rationis  consolanti».  {l'atrologie  de  Migne,  t.  LXXXIII, 
col.  825.)  L'auteur  de  la  découverte,  M.  François  Bonnardot,  a  publié  le 
texte  entier  avec  un  commentaire  philologi.iue  approfondi. 


ANCIIÎNNES   TRADUCTIONS    EN    PROSE    FRANÇAISE.      5b7 

nommé  AllVius  Iraduisil  aussi  la  Vie  de  saint  Anloine^.ljn 
de  CCS  comtes  de  Guignes,  dont  Lambert  a  écrit  l'histoire, 
s'était  fait  traduire  le  Cantique  des  Cantiques,  des  évangiles 
et  des  sermons,  par  Landri  de  Valogne  ;  un  savant  homme, 
nommé  GeofTroy,  lui  fit  une  version  de  livres  de  médecine,  et 
Simon  de  Boulogne  mit  en  français,  à  son  usage,  le  traité  de 
Solin,  qui  n'est  qu'un  abrégé  de  l'Histoire  naturelle  de  Pline  ^. 
Ce  comte,  si  désireux  de  s'instruire,  était  Baudouin  II;  il 
vivait  dans  la  seconde  moitié  du  xii'^  siècle,  et  mourut  en 
1205*.  Les  traductions  des  Livres  saints,  accompagnées  de 
commentaires,  se  multiplièrent  tellement  que  l'Eglise,  qui 
les  avait  d'abord  favorisées,  s'en  elfraya;  elle  aperçut  le  dan- 
ger de  cette  divulgation  indiscrète  et  souvent  infidèle;  sa 
faveur  et  ses  encouragements  se  changèrent  en  opposition.  11 
est,  en  effet,  des  matières  délicates  oi^i  l'on  commet  une  hé- 
résie en  faisant  un  contre-sens.  Le  pape  Innocent  III,  écri- 
vant à  l'évcque  de  Metz,  en  1199,  blâma  l'usage  immodéré 
de  ces  traductions  et  de  ces  commentaires,  qui  étaient  alors 
dans  toutes  les  mains  :  parmi  les  ouvrages  dont  il  mettait 
ainsi  la  version  à  l'index,  figurent  les  Evangiles,  les  E pitres 
de  saint  Paul,  la  Psautier,  les  Moralités  sur  Job,  presque  tous 
les  textes  que  nous  venons  de  citera 

Ralenti  un  instant  sans  être  arrêté  par  celte  désapproba- 
tion, l'effort  des  traducteurs  se  détourna  sur  d'autres  objets. 
On  «  translata,  »  connne  nous  l'avons  dit  ailleurs  %  des  livres 

1.  Albéiic,  de  roidrc  Je  Cileaux,  écrivit  au  xiu^  siècle  une  chronique 
qui  va  depuis  la  création  jusqu'à  l'année  1241.  Lambert  de  Liège,  qui  est 
cité  dans  cette  chronique  ;i  l'année  1177,  dirigeait  l'école  Saint-Laurent 
établie  dans  cette  ville.  II  mourut  en  1177.  —  Lambert  d'Ardrcs,  sous  Phi- 
lippe-Auguste, a  écrit  une  histoire  de  la  maison  de  Guignes.  —  Lebœuf, 
p.  720.  —  Ui'itoire  littéraire,  t.  XIII,  p.  114. 
-    2.  Solin  rédigea  ce  traité  vers  l'an  230. 

3.  Histoire  littcraire,  t.  XV,  p.  501. 

4.  «  ...  Laïcorum  et  mulierum  multiludo  non  mndica  Evanc/elid,  Epistolai> 
Pau/;,  Psallerium,  Moralia  Job,  et  plures  alios  libres  sibi  fecit  in  g;illico 
•îermoue  transfeire.»  —  Epist.  Innocenlii  III,  lib.  Il,  Episl.  141.  —  Hiitoiii: 
littéraire,  t.  XXIV,  p.  182,  379. 

5.  Page  453. 


558      LES    ÉCRIVAINS   DIDACTIQU  !•  S    ET   LES   TTiADUCTEURS. 

de  droit,  des  traités  de  médecine,  tous  ces  éléments  des 
connaissances  pratiques  dont  la  société  ne  peut  se  passer. 
Les  manuscrits  du  xiii"  siècle  contiennent  une  Vie  de  César, 
par  Suétone,  un  livre  de  Sénèque,  l'Ar^  militaire  de  Végèce, 
la  Chronique  dlsidoro  de  Séville,  une  Epître  de  Paul  Diacre, 
et  son  Histoire  des  Lombards  mis  en  français'  ;  le  livre  de 
Gilles  de  Rome,  de  Regimiae  principum,  fut  aussi  traduit 
à  la  fin  de  ce  môme  siècle-.  Vers  1273,  Hagins  le  Juif, 
qui  habitait  Malines,  traduisit  en  français  le  Principe  de  la 
Sagesse  ou  Rescid  Chocma,  ouvrage  d'Aben  Ezra  écrit  en  hé- 
breu*; au  commencement  du  siècle,  l'un  des  Français  établis 
dans  l'empire  de  Byzance  savait  assez  de  grec  classique  pour 
donner  en  notre  langue  une  version  du  roman  grec  de  Bar- 
laam  et  Josaphat,  attribué  sans  raison  sérieuse  à  saint  Jean 
Uamascène^  Ce  n'est  pas  que,  à  cette  époque,  la  littérature 
sacrée  ait  été  entièrement  négligée  des  traducteurs.  On  ra- 
jeunit les  versions  antérieures,  dont  la  langue  avait  vieilli. 
Pierre,  évoque  de  Paris,  traduit  de  nouveau  le  Psautier  en 
1210^  ;  Guiart  des  Moulins,  chanoine  d'Aire,  traduit  la  Bible 


-1.  Li  faii  des  Romains  par  Siiéloines,  manuscrits  de  la  Bibliothèque 
Nationale,  no^  231  et  1391;  le  Livre  de  Seneke,  nos  375  et  834;  Flave 
Vegesce,  de  la  Chose  de  chevalerie,  n"  1229;  la  Cronicque  de  Ysodore,  escripte 
en  vuhjal  fransoiz,  n°  G88  ;  la  Epystole  de  Paul  Biacone  et  monache  de  vwnt 
de  Cassino;  ÏYstoire  de  li  Longobart,  de  Paul  Diacone,  n°  688. 

2.  Lebœuf,  p.  733. 

3.  «Ci  define  li  livres  de  comencement  de  Sapience  que  translata  Hagins 
li  juis  de  ebrieu  en  romans;  et  Obers  de  Montdidier  escrivoit  le  romans. 
Et  fu  fait  il  Malines  en  la  meson  siie  Henri  Baie  ;  et  fii  fines  l'en  de  grâce 
4273,  l'endemein  de  la  seint  Thomas  l'apostre.»  —  Abraham  Aben  Ezra 
llorissait  à  Tolède  dans  le  xu"  siècle.  —  Histoire  littéraire,  t.  XXI,  p.  300. 

4.  M.  Paul  Meyer  explique  dans  la  Bibliothèque  de  l'École  des  Chartes, 
(186G),  comment  il  fut  amené  à  découvrir  des  lambeaux  de  cette  traduction 
dont  l'auteur  est  inconnu,  p.  313-317.  Bappelons  ii  ce  propos  qu'un  autre 
Français,  Aimes  de  Varennes,  qui  composait  en  1188  le  roman  de  Florimont, 
paraît  avoir  possédé  le  grec  vulgaire,  ibid.,  p.  33t.  —  Saint  Jean  Damas- 
cène,  né  en  676  mourut  en  734.  L'auteur  du  roman  qu'on  lui  attribue 
est  inconnu;  on  a  fait  de  ce  roman  plusieurs  versions  en  français.  L'une 
des  principales  est  le  poëme  de  Gui  de  Cambrai.  L'ensemble  de  cette 
Jégende  a  fourni  à  M.  Paul  Meyer  le  sujet  d'un  travail  approfondi  publié  à 
Stutlgard  (1864)  en  collaboration  avec  M.  Zotemberg. 

5.  Lebœuf,  p.  731. 


AXCIENXF.S   TRADUCTIONS    EN    PROSE   FRANÇAISE.      5j9 

d'après  l'extrait  que  Pierre  Comcslor  en  avait  fait  au  siècle 
précédent  *  ;  nous  avons  une  traduction  de  VApocali/pie  dans 
un  manuscrit  du  xiii"  siècle-.  On  traduit  aussi  des  ouvrages 
de  piété,  par  exemple,  la  Règle  de  saint  Benoît  et  V Image  du 
monde,  «  livre  de  mestre  Gossouin,  translatez  de  latin  en 
roumanz  »  à  la  date  de  l^io^  Mais  on  peut  dire  que  dès  ce 
moment  le  tra\ail  de  la  traduction  se  sécularise  et  que  son 
ardeur  se  porte  de  préférence  sur  des  matières  profanes  oi^i 
l'on  rencontre,  au  lieu  des  sévérités  et  des  ombrages  du  pou- 
voir ecclésiastique,  les  encouragements  du  pouvoir  royal! 

Au  xiv°  siècle,  sous  l'impulsion  domiée  par  Pliilippe  le  I]el, 
Jean  le  Bon  et  Charles  V,  le  vaste  ensemble  de  la  bltérature 
antique  est  entamé  avec  suite  et  avec  vigueur.  Pierre  Bersuire 
traduit  Tite  Live*;  Simon  de  Hesdin,  Yalère  Maxime^; 
Jacques  Bauchant,  Sénèque".  On  refait  la  traduction  de 
Yégèce'^;  des  anonymes  traduisent  Salluste  et  Suétone^; 
on  ne  tarde  pas  h  interpréter  Cicéron,  et  l'on  commence 
par  sa  rhétorique^.  Il  était  naturel  de  désirer  qii£  l'oracle  de 


1.  Ta  Bible  moralisce,  Ja  Bille  hyatoriaux  de  Vierre  le  Mangeur,  iiiaiinscrils 
de  la  Uibliollièque  Nationale  n"*  9,  10,  153-lGG,  167,  169,  402,  897,  906. 
—  Pierre  Couiestor,  doyen  de  l'église  de  Troyes,  anteiir  de  yilisturia  Scho- 
lastica,  mourut  dans  l'abbaye  de  Saint-Viclor  à  Paris,  en  1185. 

2.  N"*  375,  408.  Voici  d'autres  manuscrits  du  xiii^  siècle,  contenant  des 
versions  françaises  de  la  Bible:  n»s  899,  901,  963,  965. 

3.  Manuscrits  de  la  Dibliolbèqne  Nationale,  n"  574.  —  Il  faut  ajouter  à 
ces  travaux  du  xiiio  siècle  les  versions  de  l'Ecriture  Sainte  faites  par  les 
Vaudois  et  des  traductions  pieuses  exécutées  en  Angleterre.  —  Lebœuf, 
p.  731-734. 

4.  Bibliotbèque  Nationale,  manuscrits,  n»*  30-36,  239-277. 

5.  Nos  4]^  282-292. 

6.  N"s  190,  572,  581,  834,  917,  2473.  —  Jacques  Bauchant,  de  Saint- 
Quentin,  était  sergent  d'armes  du  roi  Charles  V. 

7.  N"  583. 

8.  «Les  anciennes  hystoires  romaines  translatées  de  latin  en  françois 
selon  Lucan  et  Suétoines  et  Salustre  (année  1364),  n"^  39,  40,  64,  246, 
230,  231,  281,  293-297.  —  Indiquons  ici  des  traductions  de  César,  d'Orose, 
de  Quiiile-Curce,  d'Ovide,  qui  sont  moins  anciennes  :  n°^  38,  39,  64,  279-281, 
47,  537,  238,  137,  883. 

9.  Histoire  littéraire,  t.  XXiV,  p.  182.  —  Lebœuf,  Mém.  de  l'Acad.  des 
Jnscript.,  t.  XVli,  p.  751.  La  Rhétorique  de  Cicéron  fut  traduite  en  1383 
par  Jean  d'Antioche. 


500      LES    ÉCRIVAINS    DIDACTIQUES    ET    LES   TRADUCTEURS. 

recule,  le  célèbre  stagirile,  s'expliquât  en  langue  vulgaire  : 
Evrart  de  Conti,  médecin  de  Charles  Y,  [vadinileH  Problèmes 
d'Aristote;  des  miniatures  du  temps  nous  montrent  le  roi 
recevant  des  mains  de  Nicole  Oresme  sa  traduction  de  la 
Politique  ^  Toutes  ces  traductions  du  grec,  faites  sur  la  ver- 
sion latine,  ne  peuvent  avoir  le  mérite  de  la  fidélité,  mais  elles 
ont  celui  de  la  concision  et  d'une  fermeté  de  style  dont  la 
prose  française  n'avait  donné  jusque-là  que  de  bien  rares 
exemples  ^  Par  une  tentative  simultanée,  d'autres  inter- 
prètes contemporains  font  passer  en  français  les  ouvrages  des 
Pères  de  l'Église  et  les  meilleurs  écrits  de  la  littérature  sa- 
vante du  moyen  âge  :  saint  Augustin,  Cassien,  Boëce,  saint 
Grégoire  le  Grand  sont  les  premiers  dont  les  traductions,  ou 
récentes  ou  renouvelées,  se  répandent  dans  le  public '^  Raoul 
de  Presles,  qui  venait  de  donner  une  nouvelle  version  de  la 
Bible,  entreprend  de  traduire  la  Cùé  de  Dieu,  de  saint  Au- 
gustin ;  son  travail,  commencé  en  1371,  est  terminé  en  1373. 
On  assure  que  Charles  Y,  inspirateur  de  l'entreprise,  accorda 
une  pension  de  six  cents  livres  au  traducteur  pour  soutenir 
son  courage  et  pour  lui  procurer  les  loisirs  nécessaires  ^ . 

L'antiquité  latine  presque  en  entier,  une  partie  de  l'anti- 
quité grecque,  mais  bien  défigurée,  reparaissent  ainsi  sous 
une  forme  visible  à  tous  les  regards.  L'héritage  du  passé 
cesse  d'être  le  domaine  privilégié  de  quelques-uns  pour  rede- 

1.  Histoire  littéraire,  t.  XXIV,  p.  18-2,  183.  —  Lebœuf,  p.  732. 

2.  Le  Cai'me  Jean  Goulain  Iradiiisil  Cassien  «  du  commandement  du  Dny 
Charles  V;  »  deux  dominicains  tiaduisiient  Boëce  en  [irose,  vers  1330; 
Pierre  de  Ilangcst,  «  prévost  en  l'église  d'Amiens»,  translata  les  quarante 
homélies  du  pape  saint  Grégoire  le  Grand.  —  Parmi  les  écrits  de  la  lilté- 
ralure  savante  du  moyen  âge,  on  traduisit,  sous  Philippe  le  Bel,  le  Cœur  des 
secrets  de  l'hilosophie ;  sous  Charles  V,  le  Livre  des  Vropriétcs  des  choses,  le 
liustican  du  labeur  des  champs,  le  l'olicratiron  de  Jean  de  Salisbury,  le 
Miroir  historial  de  Vincent  de  lieauvais.  Jeanne  de  Bourgogne,  femme  de 
Phili|)pe  de  Valois,  encouragea  particulièrement  ce  genre  de  traductions. 
—  Lehœuf,  p.  740-743,  746;  Manuscrits  de  la  Bibliothèque  Nationale,  nos  50, 
51,  175,  912,  913,  9lt),  963,  763.  —  N"'*  134-137,  213-322,  433,  612,  613. 

3.  Lebœuf,  p.  740,  941.  —  Manuscrits,  n°^  12-29,  170-174,  434.  —  Un 
anonyme  traduisit,  au  xiv"  siècle,  l'ouviage  de  saint  Jérôme  Sur  la  vie  mo- 
nastique et  \ei  Lamentations  de  saint  Bernard,  n"^  430,  43  1. 


ANCIENNES   TRADUCTIONS   EN    PROSE   FRANÇAISE.      o61 

venir  le  patrimoine  commun  des  nations  modernes.  Lors- 
qu'on parle  de  la  renaissance  littéraire  du  xvi'^  siècle,  il  ne 
faut  pas  oublier  que  ce  mot  ne  saurait  s'appliquer  aux  lettres 
latines  :  elles  n'ont  point  ressuscité,  parce  qu'elles  n'étaient 
pas  mortes*.  Au  xv®  siècle,  la  vogue  des  traductions,  ac- 
crue et  propagée,  s'étend  à  la  littérature  étrangère.  Un  clerc 
du  diocèse  de  Troyes,  Laurent  de  Premierfait  - ,  traducteur 
des  Économiques  d'Aristote,  des  Traités  de  Cicéron  sur  l'a- 
mitié et  la  vieillesse,  traduisit  le  Décaméron  de  Boccace,  h.  la 
requête  de  Simon  du  Bois,  valet  de  chambre  du  roi  Char- 
les YI  '  ;  Jean  Lebesguc  et  Jean  Lévesque,  sous  Charles  VII, 
mirent  en  français  la  Première  guerre  punique,  de  Léonard 
Bruni,  surnommé  l'Arétin*;  plusieurs  ouvrages  de  Pétrarque 
furent  aussi  traduits  par  des  anonymes'.  Beaucoup  de  tra- 
ductions, à  l'origine,  avaient  été  faites  envers;  au  xv^  siècle, 
on  les  refait  en  prose.  On  rajeunit  également  bon  nombre 
de  traductions  en  prose  déjà  surannées  ^ 

Singularité  digne  de  remarque  !  Parmi  tant  de  livres  philo- 
sophiques, oratoires,  historiques  et  poétiques,  qui  ont  attiré 
l'attention  des  traducteurs,  il  ne  se  trouve  aucun  essai  tenté 
pour  mettre  en  français  Horace  et  Virgile  ^  !  Tacite  aussi  paraît 


1.  Histoire  littéraire,  t.  XXIV,  p.  3-2G. 

2.  Premierfait  est  le  nom  d'un  petit  village  de  l'Aube,  dans  le  canton  de 
Méry-sur-Seine,  11  kilomètres  d'Arcis,  à  27  kilomèties  de  Troyes.  11  con- 
tient 183  habitants.  Laurent,  comme  c'était  alors  l'usage,  prit  le  nom  de 
son  pays  natal.  Il  mourut  en  1418.  —  Sur  ce  traducteur,  voir  Lebœuf,  p.  739. 

3.  Manuscrits  de  la  Bibliothèque  Nationale,  n"^  127,  129-133,  226-240, 
397-379.  —  Quelques-uns  de  ces  manuscrits  portent  la  date  de  1409,  d'au- 
tres, celle  de  1414.  —  On  rencontre  aussi  quelques  traducteurs  anonymes  de 
Boccace  au  xv<=  siècle. 

4.  Ce  nom,  qui  signifie  natif  d'Arçzzo,  fut  porté  par  plusieurs  personnages 
célèbres.  —  Léonard  Bruni  né  en  1369,  mourut  en  1444.  Il  fut  secrétaire 
apostolique  sous  quatre  papes  et  chevalier  de  Florence.  —  Manuscrits  de  la 
liibliothcque  Nationale,  n"»  36,  722. 

5.  No*  223,  224,  223,  693-396.  —  Nous  avons  cité  ailleurs  la  traduction 
du  Filoitrato  de  Boccace,  par  Pierre  de  Beauvau,  p.  513-519. 

6.  Sur  les  traducteurs  du  xye  siècle,  voir  les  .Mémoires  de  l'abbé  Lebœuf, 
p.  754-061. 

7.  Un  Italien,  M.  Comparetti,  a  publié  récemment  un  livre  intitulé  Vir- 
gilio  nel  medio  evo,  dont  M.  Boissier  a  rendu  compte  dans  la   Hevue  des 

30 


b02      LES  ÉCRIVAINS  DlDACTinL' !•  S  ET  LES  TRADUCTEURS. 

avoir  été  négligé.  Une  seule  traduction  faite  sur  le  grec  nous 
est  indiquée  par  le  Catalogue  des  manuscrits  de  la  Biblio- 
thèque Nationale  ^  Un  très-petit  nonî])re  d'exemplaires  grecs 
étaient  épars  dans  les  principales  bibliothèques  de  ce  temps,  où 
parfois  on  lit  cette  mention  :  <(  Un  grand  livre  ancien,  escript 
en  grec.  »  Quelques-uns,  envoyés  aux  rois  de  France  par  les 
empereurs  byzantins,  avaient  été  distribués  en  présent  à  des 
monastères.  Aristote  régnait,  mais  en  lalin,  et  il  avait  le  plus 
souvent  passé,  avant  cette  transformation,  par  l'arabe,  par 
l'hébreu  ;  dangereuses  épreuves,  peu  favorables  au  sens  et  k 
la  clarté.  On  n'avait  ni  les  historiens  grecs,  ni  les  poètes  dra- 
matiques, ni  Homère,  dont  Pétrarque  disait,  lorsqu'il  vit  pour 
la  première  fois  le  texte  de  Y  Iliade  :  ((  Votre  Homère  est 
muet  pour  moi,  ou  plutôt  je  ne  l'entends  pas.  » 

Plusieurs  Dominicains  étudièrent  le  grec,  mais  dans  les  mis- 
sions étrangères  et  pour  la  prédication,  non  pour  entendre 
Homère,  ni  même  saint  Jean  Ghrysostome  et  saint  Basile.  Tout 
ce  qui  venait  de  ce  pays  schismatiquc  était  suspect  et  le  fut 
longtemps  - .  Malgré  ses  lacunes  et  ses  imperfections,  le  travail 
entrepris  par  nos  anciens  traducteurs  et  poursuivi  pendant 
trois  siècles  a  porté  ses  fruits.  En  forçant  la  langue  française 
à  reproduire  l'énergie,  l'ampleur,  la  précision  du  latin,  il  lui 

Deux-Mondes,  (li"''  févrici'  1877.)  Ou  y  peut  voir  quelle  idée  les  savants  et 
le  peuple  se  faisaient  de  Virgile,  au  moyen  âge,  et  quelle  singulière  légende 
s'était  formée  autour  de  ce  grand  nom. 

1.  N"  lOâl.  «  Fleurs  do  toutes  vertuz,  translaté  de  grec  langaige.  » 
Anonyme. 

2.  Histoire  littéraire,  t.  XXIV,  p.  325,  326.  —  On  cite,  parmi  les  rares 
hellénistes  du  moyen  âge  :  le  pape  Clément  V  (moit  en  1314)  qui  recom- 
mande l'étude  du  grec  dans  ses  Décrétales;  Alexandre  V,  né  à  Candie,  élu 
pape  en  1409,  qui  avait  traduit  vers  II^SO,  quelques  ouvrages  grecs  à 
t'aris  ;  l'arclievèque  d'Aix,  contemporain  de  Gerson  et  de  Pierre  d'Ailly, 
Guillaume  Fillastre,  commentateur  de  Ptolémée;  les  dominicains  Jofroi 
de  NVaterford,  Guillaume  de  Meerbeke,  Henri  Kosbein,  traducteurs  de 
Platon,  d'Aristote  et  de  Proclus  ;  un  autre  frère  prêcheur,  Guillaume  Ber- 
nard!, de  Gaillac,  qui  mit  en  grec,  dit-on,  la  somme  de  saint  Thomas 
d'Aquin.  C'est  en  I'idS  qu'une  chaire  de  grec  fut  instituée  dans  l'Université 
de  Paris  et  couliée  à  Grégoire  Tifeinas  dont  les  disciples  furent  les  maîtres 
de  Ueuclilin.  —  lliatoire  littéraire,  t.  XXIV,  p.  387,  i88.  Sur  Télude  de 
riiéljrcu  et  de  l'arabe  au  moyeu  âge,  ibid.,  p.  38G. 


PIERRE    BERSUIRE.  Îi(j3 

a  cominmiiqué  une  partie  de  ces  qualités  étrangères,  et  l'a 
rapprochée  par  degrés  de  la  perfection  du  modèle;  il  a  fait 
entrer  dans  le  vocahulaivc  une  foule  de  mots  que  le  fonds 
primitif,  formé  par  l'usage  populaire,  ne  contenait  pas.  Pour 
exprimer  tant  d'idées  nouvelles,  tant  de  faits  scientifiques 
rassemblés  dans  cette  immense  variété  d'écrits,  il  fallait 
créer  des  mots  nouveaux,  qu'on  tira  du  latin  comme  les  mots 
anciens  par  un  procédé  un  peu  différent  :  cette  richesse,  de 
date  récente  mais  de  même  provenance,  puisée  comme  l'an- 
cienne à  la  source  primitive,  fortifia  l'idiome  national  et 
l'agrandit  sans  en  altérer  l'unité;  elle  le  mit  en  état  de  sou- 
tenir la  gravite  des  hautes  et  nobles  matières,  et  le  prépara 
à  devenir  à  son  tour  une  langue  classique*.  Les  ouvriers  de 
ce  labeur  utile  sont,  nous  l'avons  vu,  pour  la  plupart  obscurs 
ou  anonymes  ;  nous  choisirons  dans  leurs  rangs  deux  des 
plus  célèbres,  Pierre  Bersuire  et  Nicole  Oresme,  le  plus  ancien 
traducteur  de  Tite  Live  et  le  principal  traducteur  d'Aristote, 
et  nous  compléterons  les  indications  générales  qui  précèdent 
par  une  notice  abrégée  sur  leur  vie  et  sur  leurs  travaux. 

Pierre  Bersuire ,  autrement  dit  Bevclieure,  est  né  vers 
1290,  dans  un  petit  village  de  Vendée  peu  éloigné  de  Bres- 
suire  :  il  prit  le  nom  de  cette  ville,  suivant  un  usage  alors 
fort  répandu,  car  la  forme  ancienne,  la  prononciation  locale 
de  ce  nom  est  précisément  Bersuire,  en  français,  et  Bcrcho- 
rium,  en  latin'.  Dans  ses  traités  latins,  notre  auteur  s'ap- 

1.  Nous  aurions  voulu  pouvoir  résumer  ici  les  recherches  aussi  exactes 
qu'inléressanles  qui  sont  contenues  dans  le  tome  XXIV  de  Vllhtoire.  litté- 
raire, sur  les  Bibliothèques,  ïétat  et  le  prix  des  livres  ou  vianuscrits,  sur  les 
copistes  et  les  libraires.  La  lecture  de  ces  pages  si  savantes  est  indispen- 
sable à  qui  veut  connaitre  le  mouvement  des  études  et  des  esprits  au 
moyen  ûge;  nous  en  signalons,  du  moins,  l'importance;  p.  278-326. 

2.  M.  L.  Pannier,  dans  un  article  biographiiiue  que  la  Bibliothêiiue  de 
l'École  des  Chartes  a  publié  en  1872,  prouve  par  des  pièces  manuscrites 
aullientiques  que  tel  était  le  vrai  nom  de  notre  traducteur.  Ouant  au  nom 
de  la  ville,  il  est  certain  qu'au  xYiii"  siècle  eucoie  il  s'écrivait  et  se  pro- 
nonçait Bersuire.  —  «Bersuire  est  nommée  souvent  Bressuire  par  ceux  du 
deliois,»  dit  Lamartinière  dans  son  Grand  Dicliûnnaire,  t.  I",  p.  163, 
(Édit.  de  1739.)  La  forme  actuelle,  résultat  d'une  métatlièse  très-fréquente 
dans  les  noms  de  lieu,  est  donc  récente.  —  L.  Pannier,  P.  32G-330. 


504     LES    ÉCRIVAINS   DIDACTIQUES    ET   LES   TRADUCTEURS. 

pelle  Petrus  BerchoriusK  Entré  au  couvent  bénédictin  de 
MaiUezais,  il  le  quitta,  après  un  séjour  de  plusieurs  années, 
pour  se  rendre  à  la  cour  pontificale  d'Avignon.  Jl  y  demeura 
quinze  ans,  jusqu'en  1340,  et  y  composa  deux  ouvrages  latins 
considérables,  le  Reductorium  morale  et  le  JRepertorium,  sur 
le  conseil  du  cardinal  Pierre  des  Prés,  vice-cliancelier  du 
pape.  Là,  il  connut  Pétrarque  qui,  dans  une  lettre  de  1338,  le 
qualifie  de  vir  insignis  pietate  et  litteris.  En  1342,  Pierre 
Bersuire  est  à  Paris.  Il  y  avait  sans  doute  accompagné  le 
cardinal,  son  protecteur,  envoyé  par  le  pape  en  ambassade 
auprès  des  rois  de  France  et  d'Angleterre.  Si  l'on  excepte  une 
période  de  temps  fort  courte  qu'il  passa  dans  l'abbaye  béné- 
dictine de  Coulombs,  du  diocèse  de  Chartres,  le  reste  de  sa 
vie  paraît  s'être  écoulé  h.  Paris.  Il  y  suivit  les  cours  de  l'Uni- 
versité, ne  dédaignant  pas  même  de  prendre  le  titre  d'écolier 
et  d'invoquer  au  besoin  les  privilèges  de  la  scolarité  ;  il  y  fit 
un  troisième  ouvrage,  le  Breviarium  morale. 

En  1352,  et  dans  les  années  suivantes,  nous  le  trouvons 
établi  auprès  du  roi  Jean,  comme  secrétaire;  plusieurs  lettres 
royales,  datées  de  cette  époque,  portent  sa  signature.  C'est 
aussi  le  moment  où,  pour  satisfaire  au  désir  de  ce  roi,  qui  ai- 
mait les  récits  belliqueux  de  Tite  Live,  il  entreprit  la  première 
version  française  de  la  partie  des  Décades  alors  connue  :  un 
manuscrit  indique  la  date  de  1352,  un  autre  donne  celle  de 
1355  ^ .  Bersuire,  corrigeant,  en  1359,  son  Repertorium,  cite  sa 
traduction  comme  une  œuvre  terminée  ^ .  Le  roi  le  récompensa 

1.  On  lit  duas  le  prologue  du  Redaclorium  morale  écril  vers  1330:  Sum 
quidam  yeccatur,  nalione  Galltis,  patria  Piciaviims,  nomine  l'etrus,  cognomine 
Berchorius.  »  Bibl.  Nat.  nis.  lat.  16785,  f»  2.  —  Le  village  où  il  est  né  est 
Saint-Pierrc-du-Chemin,  à  25  kilomètres  de  Bressuire,  sur  la  route  de 
Fontenay-lc-Comte. 

2.  «  Cy  counneuce  Titus-Livius,  translaté  de  latin  en  françois,  à  la 
requeste  de  très-noble  et  souverain  prince  Jehan,  par  la  grke  de  Dieu  roy 
de  France,  par  frère  Pierre  Berteure,  à  présent  prieur  de  saint-Eloy  de 
Paris,  Van  mil  ('('CL  et  deux.»  —  Bihliolhcquc  de  l'Ecole  des  Chartes,  1872, 
p.  34a.  —  Berteure  est  une  des  formes  nombreuses  que  donnait  ii  ce  nom 
la  variable  orthographe  du  moyen  ;lge. 

:i.  "  In  linguam  gallicam,  non  sine  sudore  et  laboril)us,  transluli  de 
laliua.  »  Au  mot  Roma. 


NICOLE  ORESME.  565 

en  le  faisant  nommer  au  prieuré  de  Saint-Kloi  de  Paris. 
Bersuire  s'}'  abrita  pendant  les  années  orageuses  qui  sui- 
virent le  désastre  de  Poitiers.  11  mourut  en  l'M\2^.  Peu  de 
temps  avant  sa  mort,  pour  se  ménager  une  retraite  loin 
du  centre  agité  de  Paris,  il  avait  acheté,  au  prix  de  cent  écus 
d'or,  une  petite  maison  située  rue  des  Murs,  près  de  la  porte 
Saint- Victor,  dans  un  lieu  solitaire  et  agreste;  on  a  l'acte  de 
cette  acquisition.  Une  dernière  joie  ranima  et  consola  sa 
vieillesse  :  son  illustre  ami  Pétrarque,  envoyé  par  Galéaz 
Visconti,  seigneur  de  Milan,  vint  h  Paris,  en  1361,  com- 
plimenter le  roi  Jean  délivré  de  captivité  ;  nous  savons  par 
les  lettres  du  poëte  combien  cette  circonstance  qui,  pour 
un  temps,  les  rendit  Tun  à  l'autre,  fut  agréable  h  tous  les 
deux  - . 

A  l'époque  de  la  mort  de  Bersuire,  Nicole  Oresme,  qui 
n'avait  pas  encore  traduit  Aristote,  quittait  le  collège  de 
Navarre  où  il  était  resté  treize  ans  comme  élève,  comme  pro- 
fesseur et  comme  grand  maître.  On  ignore  l'année  et  le  lieu 
de  sa  naissance;  on  suppose  qu'il  était  Normand^  :  ce  qui 
est  certain,  c'est  qu'il  entra  au  collège  de  Navarre  en  1348 
pour  y  étudier  la  théologie  et  qu'il  fut  élu  grand-maître  en 
1336*.  Selon  toute  apparence,  un  certain  nombre  de  ses 
écrits  latins  et  la  plupart  de  ses  sermons  sont  de  ce  temps  ^  ; 

1.  Notice  biographique  sur  le  bénédictin  Pierre  Bersuire,  par  M.  L.  Paniiïer. 
—  Bibliothèque  de  l'École  des  Chartes,  1872,  p.  325-364. 

2.  De  retour  en  Italie,  Pétrarque  écrivit  à  Bersuire  :  «  L'autre  année, 
pendant  que  je  me  plaisais  chaque  jour  à  jouir  de  ta  conversation,  avec 
d'autant  plus  d'avidité  que  j'en  avais  été  privé  [dus  longtemps...»  —  Biblio- 
thèque Nationale,  ms.  latin,  8.'i68.  Traduit  par  M.  du  Hocher. 

3.  Il  y  avait  des  Oresme  à  Caen  au  xive  siècle. 

4.  Thèse  de  M.  Meunier:  Essai  sur  la  Vie  et  les  ouvrages  de  Nicole 
Oresme,  1857. 

5.  Voici  la  liste  des  ouvrages  d'Oresme  écrits  en  latin.  1»  Cinq  traités 
inédits  contre  l'astrologie  :  De  xiniformitate  et  difformitatc  intentionnm;  De 
proportionibus  proportionum  ;  De  proportionalitate  motuum  cœlestium;  Contra 
judiciarios  astronomos  ;  l'trum  res  futurx  per  astrologiam  possint  prcvsciri. 
20  Trois  ouvrages  inédits  sur  les  sciences  physiques  et  naturelles:  Rationes 
et  causœ  plurium  mirabilium  in  natnra;  —  Plura  qaodlibeta  et  dicersx  quxs- 
tiones;  —  Solutiones  prxdictorum  probkmalum.  3"  Un  traité  et  deux  opus- 


500      LI-:S  ÉCRIVAINS  DIDÂCTIQU  i:S  ET  LES  TRADUCTliL'RS. 

sa  réputation  de  professeur  et  de  savant  lui  valut  les  suf- 
frages du  chapitre  de  Rouen  qui  l'élut  doyen  de  l'Eglise  mé- 
tropolitaine en  1361  :  la  dignité  de  doyen  était  la  première, 
dans  cette  ville,  après  celle  d'archevêque.  11  remplit  cette 
fonction  pendant  seize  ans,  jusqu'en  1377.  Dans  l'inter- 
valle, il  composa  presque  tous  ses  écrits  français.  Ceux  qui 
parurent  les  premiers  sont  :  un  Traité  contre  les  Divinations 
et  r astrologie  judiciaire  ;  un  Traité  sur  la  sphère;  une  traduc- 
tion de  son  ouvrage  latin  sur  les  monnaies.  Le  premier  est 
inédit,  le  second  et  le  troisième  ont  été  imprimés  ^  En  1370 
il  donna  une  traduction  des  Éthiques  d'Aristote  ;  l'année 
suivante,  il  traduisit  la  Politique  et  les  Économiques  du 
même  auteur  :  ces  travaux,  entrepris  à  la  demande  du  roi 
Charles  V,  furent  récompensés  par  une  gratification  de  plus 
de  cent  li\Tes  et  par  le  titre  de  chapelain  du  roi^  Il  était 
occupé  de  la  traduction  d'un  autre  livre  d'Aristote,  Du  Ciel 
et  du  monde,  lorsque  le  pape  Grégoire  XI,  sur  la  présentation 
du  roi,  le  nomma  à  l'évêché  vacant  de  Lisieux,  le  16  no- 
vembre 1677.  Une  fois  entré  dans  son  évèché,  il  n'en  devait 
plus  sortir.  La  carrière  des  lettres  était  finie  pour  lui;  il 
consacra  le  reste  de  sa  vie  à  ses  devoirs  d'évèque.  Oresme 
mourut  en  1382,  deux  ans  après  le  roi  Charles  V  ^ 

Quel  est  le  mérite  de  ces  traductions,  les  premières  qui 

cales  tliéolotjiqiies  inédits  :  De  commnnicalionc  idiomatum  ;  E.rpoxUio  cvj}isdam 
legis;  De  malis  venturis  super  Ecclesiam.  4"  Un  traité  imprimé  d'économie 
politique:  De  origine,  natura,  et  mvtationibus  monetarum.  5°  Cent  quinze 
sermons  inédits,  une  rhétorique  manuscrite,  et  un  sermon  imprimé. — On 
lui  a  plusieurs  fois  attribué,  en  outre,  sept  ou  huit  opuscules  sans  authen- 
ticité. —  Meunier,  p.  30-48,  117-138.  —  Sur  les  écrits  réiliiiés  par  Oresme 
contre  les  astrologues,  on  peut  lire  un  savant  article  de  M.  Ctiarles  Jourdain 
dans  la  Revue  des  questions  historiques:  Nicole  Oresme  et  les  Astrologues 
à  la  cour  de  Charles  Y.  (l"  juillet  1875.) 

•1.  M.  Meunier  donne  la  liste  des  manuscrits  et  des  éditions  qui  se  rap- 
portent aux  ouvrages  français  d'Oresme,  p.  48-117. 

2.  Extrait  du  compte  de  François  Chanteprime  :  «  Le  roy  a  donné  cent 
livres  à  M.  Nicole  Oresme,  lequel  lui  a  translaté  de  latin  en  françois  les 
Éthiques  et  Politiques,  mccclxxi...  A,  Nicole  Oresme  pour  avoir  translaté 
les  Politiques  (la  somme  manque)  m.ccclxxii.» 

3.  Meunier,  La  Vie  et  les  ouvrages  de  Nicole  Oresme,  p.  3-23. 


NICOLl':   OIlKSMi':.  507 

aient  été  faitos  dos  Ktlu'qiies^  de  la  Politique  et  des  Écono- 
miques d'Aristote?  Oresme  n'a  traduit  aucun  de  ces  ouvrages 
sur  le  grec  :  il  ne  savait  pas  la  langue  d'Aristote.  A  dé- 
faut du  texte  original,  il  a  eu  sous  les  yeux  les  meilleures 
versions  latines  et  les  meilleurs  commentaires  que  Ion  en 
possédât  au  wy"  siècle  ;  il  a  très-sagement  préféré  les  tra- 
ductions écrites  d'après  le  grec  aux  traductions  faites  sur 
l'arabe  ' .  Chacune  de  ces  versions  françaises  est  enrichie  de 
gloses  qu'il  emprunte  aux  commentateurs  ou  qu'il  tire  de  son 
propre  fonds.  Si  Ton  compare  sa  traduction  au  texte  latin, 
on  reconnaît  qu'elle  est  exacte  et  lîdèle;  mais  le  texte  latin 
n'est  lui-même  qu'une  traduction  souvent  inexacte  du  grec; 
d'où  il  suit  que  les  infidélités  de  la  version  latine  ont  passé 
dans  la  version  française.  Notre  langue,  très-imparfaite  en- 
core, ne  possédait  que  fort  peu  de  termes  philosophiques  et 
scientifiques  ;  expressions  et  tournures,  presque  tout  était  à 
créer.  Si  Oresme  n'a  pas  surmonté  tant  de  difficultés,  il  a 
lutté  avec  courage  et  parfois  avec  succès  contre  les  obstacles. 
Son  style  est  ferme  et  précis  ;  sa  phrase,  prenant  mo- 
dèle sur  le  latin,  a  souvent  une  netteté,  une  concision,  une 
liberté  d'allure  qu'on  s'étonne  de  trouver  dans  un  écri- 
^■ain  du  xiv''  siècle.  Il  y  a  des  pages  dans  Oresme  qui  n'ont 
pas  vieilli.  Lorsque  le  mot  latin  scientifique  ou  philoso- 
phique qu'il  avait  à  traduire  n'existait  point  en  français,  il 
n'a  pas  craint  de  le  revêtir  d'une  désinence  française  et  de 
s'en  servir.  De  là,  bon  nomjjre  de  néologismes,  presque 
tous  empruntés  au  latin,  mais  d'une  création  si  nécessaire, 


1.  Pour  les  Éthiques,  il  s'est  servi  de  la  traduction  grecque-latine  de 
Robert  Grosse-Tèlo,  évèque  de  Lincoln,  et  du  comnientuire  d'Kustalhe, 
d'Aspasius,  et  de  Michel  d'EijIièse  traduits  par  le  même.  —  Pour  la  Poli- 
tique et  les  Economiques,  il  a  en  recours  à  la  traduction  grecque-latine  de 
Guillaume  de  Moerbeke  et  à  celle  de  deux  prêtres  grecs  anonymes  faite  en 
1294.  —  Pour  le  Truite  du  ciel  et  du  monde,  il  a  traduit  la  traduction  grec- 
que-latine du  même  Guillaume  de  Moerbeke.  Le  commentaire  grec  de  Sim- 
plicius  traduit  en  latin,  celui  d'Averioës  traduit  de  l'arabe,  quelques  tra- 
ductions latines  faites  sur  l'arabe  ont  été  consultés  par  lui  subsidiairement. 
—  Meunier,  p.  8G,  87. 


î)68     LES   ÉCRIVAINS   DIDACTIQUES    ET   LES   TRADUCTEURS. 

d'un  emploi  si  légitime  que  la  plupart  ont  été  consacrés  par 
l'usage  et  définitivement  adoptés.  On  a  dressé  une  liste  de 
ces  mots  introduits  et  naturalisés  dans  la  langue  par  les 
traductions  d'Oresme;  elle  est  considérable'.  Si  un  travail 
de  ce  genre  était  entrepris  sur  chacun  des  anciens  traduc- 
teurs dont  les  œuvres  inédites  sont  accumulées  à  la  Biblio- 
thèque Nationale,  on  apprécierait  mieux  les  services  rendus 
par  ces  obscurs  et  laborieux  écrivains  ;  on  se  ferait  une  idée 
plus  juste  des  richesses  que  possédait  notre  vocabulaire  à  la 
lin  du  XY®  siècle  ^ . 


1.  Cette  liste  tient  environ  quarante  pages  dans  la  Thèse  de  M.  Meunier, 
p.  162-204. 

2.  Depuis  que  M.  Meunier  a  écrit  sa  Thèse  sur  Oresme,  ce  traducteur  a 
été  l'ohjet  de  plusieurs  travaux.  Ce  sont  surtout  les  économistes  et  les  phi- 
losophes, MM.  Guillaume  Roscher,  \Volowski  et  Jourdain,  qui  se  sont  occupés 
de  lui.  —  M.  Léopold  Delisle  a  classé  les  manuscrits  de  la  Pûlilique  et  de 
VÉconomique.  —  Bibliothèque  de  l'École  des  Ciiartcf,  1809,  p.  601-620. 


CHAPITRE  III 

RÉSUMÉ    ET   CONCLUSION. 

Des  principales  qualités  cl  des  plus  graves  imperfections  de  la  lit- 
térature du  moyen  âge.  —  Causes  diverses  qui  ont  arrêté  ses 
progrès  et  précipité  son  déclin.  —  L'éducation  de  l'esprit  au 
moyen  âge.  Organisation  de  l'enseignement  dans  les  universités. 
Inlluence  de  la  scolastique  sur  le  goût  public  et  sur  les  talents 
littéraires.  —  La  Renaissance  était-elle  nécessaire  pour  rendre  à 
la  littérature  nationale  son  essor  et  sa  vigueur?  Gomment  doit 
être  posée  et  résolue  cette  question. 

Nous  avons  suivi,  pendant  plus  do  quatre  siècles,  le  déve- 
loppement fécond  de  notre  littérature  nationale.  Nous  avons 
vu  éclater,  dans  tous  les  genres  et  sous  toutes  les  formes, 
en  vers  et  en  prose,  la  riche  variété  de  ses  productions. 
Tenons  donc  pour  un  fait  acquis,  pour  une  vérité  démontrée 
cette  naïve  originalité,  cette  fertilité  d'invention  qui  est  le 
trait  caractéristique  de  la  forte  et  brillante  jeunesse  du  génie 
français.  Notre  exposé  a  mis  en  relief  un  autre  caractère  de 
cette  époque  trop  longtemps  méconnue  :  nous  voulons  dire  ce 
vif  sentiment,  cette  passion  des  choses  de  l'esprit  qui  se  ren- 
contre à  tous  les  degrés  et  dans  tous  les  rangs  de  la  société 
du  moyen  cage,  aux  plus  sombres  jours  comme  aux  temps 
les  plus  heureux  de  son  histoire.  Partout,  à  la  cour  des  rois, 
dans  les  cliâteaux  des  barons,  dans  les  cloîtres,  sur  les  places 
publiques,  dans  les  nombreuses  associations  bourgeoises  qui 
expriment,  sous  des  noms  différents,  la  même  pensée  et  pour- 
suivent un  même  but,  on  aime  la  poésie  et  ce  que  plus  tard 
on  appellera  les  lettres,  on  les  honore,  on  les  cultive  ;  par- 
tout il  y  a  un  puljlic  avide,  intelligent  pour  le  li-sre  écrit 


o'iO  RÉSUMÉ   ET   CONCLUSION. 

comme  pour  la  pièce  de  vers  qui  se  cliaute,  se  récite  ou  se 
déclame.  Ce  goût  des  nobles  distractions  et  des  plaisirs  déli- 
cats, ce  zèle  pour  la  science  et  cette  estime  du  talent  étaient, 
avec  la  foi  religieuse,  l'âme  d'une  société  réputée  barbare  ; 
le  haut  patronage  littéraire,  dont  l'histoire  a  fait  un  titre 
d'honneur  aux  rois  modernes,  existait  chez  les  Valois  du 
xiV  siècle  et  chez  les  premiers  Capétiens. 

Voilà  les  beaux  côtés  du  moyen  âge,  l'aspect  inattendu 
que  sa  florissante  activité  offre  aux  regards  de  l'obser- 
vateur. Mais  il  y  a  place  aussi  dans  cette  histoire  pour  un 
autre  étonnement  et  pour  un  regret.  A  voir  ce  que  le  génie 
français  avait  déjà  produit  à  la  fm  du  xm°  siècle,  ce  qu'il 
avait  accumulé  d'inventions  fortes  ou  gracieuses,  nobles  ou 
familières,  on  pouvait  se  croire  fondé  à  espérer  qu'un  pro- 
grès soutenu  et  continu  relèverait  plus  haut  encore,  qu'il  en- 
trerait sans  larder  dans  l'âge  de  la  maturité  et  de  la  perfec- 
tion, qu'il  enfanterait  des  œuvres,  sinon  plus  variées  et  plus 
riches,  du  moins  plus  correctes,  d'une  forme  plus  achevée, 
partant  plus  durable,  et  que  la  langue  de  notre  pays,  comme 
celle  de  l'Italie,  se  fixerait,  dès  le  xi\"  et  le  xv''  siècle,  en  s'épu- 
rant.  C'est  le  contraire  qui  est  arrivé.  Dans  la  seconde  moitié 
du  moyen  âge  les  hautes  inspirations  tombent  ou  s'affaiblis- 
sent, la  grande  invention  cesse  ;  la  langue  devient  plus  in- 
certaine et  plus  confuse,  excepté  chez  quelques  écrivains 
supérieurs  ;  le  style  poétique  s'alourdit  ;  il  semble  que  la 
jeunesse,  naguère  si  vigoureuse,  de  l'esprit  français,  cadu- 
que et  vieillie  dans  sa  fleur,  s'affaisse  épuisée  sur  eUe-incme, 
sans  pouvoir  atteindre  à  la  virilité. 

On  a  parfois  attribué  aux  troubles  prolongés  de  la  désas- 
treuse guerre  de  Cent  ans  l'état  de  crise  et  de  souffrance  où 
nous  voyons  finir  notre  ancienne  littérature.  Cette  raison 
extérieure  et  d'accident  nous  paraît  insuffisante.  Les  cala- 
mités de  cette  funeste  époque,  qui  se  présentent  à  notre 
pensée  aujourd'hui  réunies  et  condensées  dans  l'horreur  d'un 
seul  souvenir,  ont  été  séparées,  en  réalité,  par  d'assez  longs 
intervalles  de  repos  ;  d'ailleurs,  le  xi'  et  le  xn"  siècles  si  favo- 


LliS  IMPERFECTIONS  DE  LA  LITTÉRATURE  DU  MOYEN  AGE.  oTl 

rables  au  développement  de  la  poésie  française  n'étaient  pas 
non  plus  des  temps  d'absolue  tranquillité  et  d'inaltérable 
félicité  :  la  guerre,  enfin,  et  la  souffrance,  en  exaltant  le 
patriotisme,  en  retrempant  les  âmes,  donnent  l'essor  au 
génie  bien  plus  souvent  qu'elles  ne  l'abattent.  Cherchons 
donc  une  cause  moins  passagère  et  plus  profonde  ;  or,  nous 
croyons  la  trouver  dans  la  direction  imprimée  aux  esprits 
par  le  système  d'enseignement  qui  a  prévalu  jusqu'à  la  lin 
du  xvi"  siècle.  En  d'autres  termes,  sans  nier  la  valeur  des 
raisons  accessoires  qu'on  peut  alléguer,  sans  contester  les 
causes  particiûières  d'infériorité  qu'on  peut  signaler,  ce  qui, 
selon  nous,  a  surtout  manqué  à  l'esprit  français  pendant  le 
moyen  âge,  c'est  l'éducation. 

Examinez  les  œuvres  les  plus  remarquables  de  notre  an- 
cienne littérature.  Elles  sont  pleines  de  qualités  naturelles, 
d'imperfections  et  de  négligences  ;  les  vives  saillies,  les  traits 
heureux,  la  verve,  l'imagination,  s'y  mêlent  à  des  trivialités, 
à  des  longueurs,  parfois  à  de  pires  défauts  qui  blessent  notre 
moderne  délicatesse.  La  composition  est  inégale,  le  goût 
est  absent,  ou  plutôt  il  n'est  qu'un  instinct  vague,  un  sen- 
timent confus  et  capricieux  de  la  beauté  littéraire  ;  l'art  se 
réduit  à  des  procédés  élémentaires,  à  des  pratiques  de  tra- 
dition et  tombe  facilement  dans  la  routine.  Nos  poètes  sont 
des  improvisateurs  bien  doués  qui  ne  savent  pas  écrire.  Cela 
est  si  vrai  que,  dans  la  plupart  des  genres  poétiques,  les 
œuvres  les  plus  anciennes,  celles  où  se  sent  la  première  force 
de  l'inspiration,  la  nouveauté  de  l'invention,  sont  les  meil- 
leures ;  dès  que  ce  beau  feu  s'éteint  ou  languit,  tout  tombe 
et  périt  à  la  fois  :  rien  ne  soutient  la  faiblesse  inexpérimen- 
tée du  poëtc  et  ne  rachète  ses  négligences  ;  le  genre  s'épuise 
tout  d'un  coup  et  ne  produit  plus  que  des  remaniements 
diffus  et  d'insipides  contrefaçons. 

Cet  art  difficile  de  composer  et  d'écrire,  ce  choix  habile 
des  mots,  ce  soin  de  la  perfection,  toutes  ces  qualités  fines  et 
délicates  dont  la  réunion  forme  les  talents  accomplis  et  pro- 
duit les  œuvres  durables,  la  nature  sans  doute  les  ébauche, 


572  RÉSUMÉ   ET  CONCLUSION. 

le  génie  les  devine,  mais  le  travail  seul  les  donne  :  c'est  le 
fruit  la])orieux  d'une  culture  assidue,  c'est  un  secret  qui  ne 
s'obtient  qu'au  prix  d'une  patiente  initiation.  En  aucun  pays, 
peut-être,  la  nécessité  d'un  effort  persévérant,  d'un  enseigne- 
ment méthodique  ne  s'imposait  plus  impérieusement  qu'en 
France,  puisque  notre  langue  et  notre  nation,  formées  l'une 
et  l'autre  par  une  suite  de  révolutions  et  par  une  fusion 
d'éléments  contraires,  avaient  peine  à  se  dégager  de  la  dis- 
corde et  du  chaos,  à  se  fixer  dans  l'unité,  et  se  trouvaient 
fort  loin  de  cette  condition  heureuse  que  la  nature  a  faite  à 
certaines  races  privilégiées  chez  lesquelles  la  perfection  elle- 
même  naît  et  fleurit  spontanément  comme  le  génie.  Mais  oîi 
sont  en  France,  pendant  tout  le  moyen  âge,  les  maîtres  du 
goût  ?  Dans  quelles  écoles,  par  quelles  règles,  h  la  lumière  de 
quels  modèles  se  développent,  se  fortihent  et  s'épurent  les 
talents  littéraires  ?  Nul  ne  communique  à  d'autres  le  secret 
de  l'art  d'écrire,  puisque  personne  ne  le  possède  ou  ne 
semble  s'en  soucier  :  l'enseignement  des  universités,  loin 
d'exciter  et  de  cUriger  les  vocations,  les  détourne,  et  si  les 
modèles  ne  manquent  pas,  si  les  préceptes  abondent  dans  les 
livres,  l'esprit  se  ferme  à  cette  clarté  ;  l'âme,  en  présence 
des  chefs-d'œuvre,  reste  insensible.  Aussi  peut-on  dire  que 
les  plus  beaux  génies,  au  moyen  âge,  n'ont  pas  donné  leur 
vraie  mesure  ni  remph  leur  destinée  ;  ils  demeurent  incom- 
plets, enveloppés,  pleins  de  lacunes  et  d'incohérences  ;  rien 
d'étonnant  si  leurs  œuvres  les  plus  hardies  ne  sont  bien  sou- 
vent que  de  vives  et  briUantes  ébauches,  et  si  l'épanouisse- 
ment littéraire  de  cette  époque  ressemble  à  la  végétation 
hâtive  d'une  terre  fertile  et  mal  cidtivée. 

Pour  donner  à  cette  vérité  tout  son  jour,  montrons  ici 
quelle  était  l'organisation  de  l'enseignement  dans  les  uni- 
versités du  moyen  âge. 

L'Université  de  Paris,  qui  fut  le  type  et  le  modèle  de  toutes 
les  autres^,  s'était  foi'uiée  de  la  réunion  des  écoles  de  logi- 

1.  «Toutes  les  Facultés  de  tliùologic  et  de  philosophie  ont  été,  au 
moyen  âge,  organisées  sur  le  modèle  de  l'Université  de  Paris;  toutes  les 


LES  IMPERFECTIONS  DE  LA  LITTÉRATURE  DU  MOYEN  AGE.  573 

que  étal)lies  sur  la  montaf^no  Sainte-Geneviève  avec  l'école 
(le  théologie  instituée  dans  le  cloître  Notre-Dame'.  Les  bulles 
du  pape  Innocent  111  en  1208,  1209,  et  1213  consacrèrent 
l'établissenKint  nouveau-.  L'Université,  universitus  scliola- 
riim,  ou  studiwn  générale^,  comprenait  quatre  facultés  :  la 
théol(jgie,  le  droit  canon  ou  faculté  de  Décret,  la  médecine, 
et  les  arts.  Les  trois  premières  étaient  dites  supérieures  ; 
c'était  ce  que  nous  appelons  le  haut  enseignement  ;  la  Faculté 
des  arts  servait  de  préparation  et  d'introduction  aux  études 
spéciales  des  trois  autres;  elle  n'avait  d'autre  objet  que  la 
culture  générale  de  l'esprit.  En  dehors  de  l'organisation  uni- 
versitaire, il  existait  de  petites  écoles  de  grammaire  où  l'on 
donnait  un  enseignement  du  premier  degré  comprenant  la 
lecture,  l'écriture  et  les  éléments  du  latin  :  cela  correspondait 
à  notre  enseignement  primaire,  cà  une  partie  de  notre  en- 
seignement secondaire  ;  quant  aux  cours  de  la  Faculté  des 
arts,  ils  peuvent  être  comparés  aux  classes  supérieures  de 
nos  collèges*.  C'est  donc  cette  Faculté  qui,  à  notre  point  de 
vue,  doit  être  considérée  avec  une  attention  particulière,  si 
l'on  veut  juger  du  caractère  littéraire  de  l'enseignement  au 
moyen  âge, 
La  logique,  réputée  l'art  par  excellence,  était  l'objet  prin- 


Facultés  (le  droit,  sur  le  modèle  de  l'Université  de  Bologne.  »—  Thurot,  Thèse 
sur  l'organisation  de  l'enseifinement  au  moyen  âge,  p.  203.  —  Trois  Univer- 
sités ont  été  établies  sur  le  modèle  de  celle  de  l^aris  au  xiiie  siècle,  dix 
au  xiye  siècle,  dix-liuit  dans  le  siècle  suivant. 

1.  Thurot,  p.  7.  —  La  Thèse  de  M.  Thurot,  sur  VOrganisation  Je  l'en- 
seignement au  vioyen  âge,  est  un  modèle  de  précision  et  de  clarté  dans  un 
sujet  obscur  et  difficile.  —  On  peut  consulter,  en  outre,  sur  cette  même 
question,  l'ouvrage  latin  de  du  Boulay,  llistoria  miversHatis  parisiensis 
six  vol.  in-folio  (1663-1673)  ;  l'Histoire  de  l'Université  de  Paris,  par  Crévier 
en  sept  vol.  in-1-2  (17G1);  ['Histoire  littéraire,  t.  IX,  p.  76-92;  t.  XVI, 
p.  41-64,  et  particulièrement  le  t.  XXIV,  p.  240-276;  un  article  de  M.  Georges 
Bouihon,  sur  la  Licence  d'enseigner  et  le  rôle  de  l'Ecolàtre  au  moyen  âge,  dans 
la  Revue  des  questions  historiques  (1er  avril  1876,  p.  513). 

2.  Thurot,  Organisation,  etc.  (1830),  p.  11-12. 

3.  Ce  sont  les  expressions  par  lesquelles  on  la  désigne  dans  les  actes 
officiels  du  xiii^  siècle.  —  Thurot,  p.  M. 

4.  Thurot,  p.  37,  94. 


574  RÉSUMÉ   ET   CONCLUSION. 

cipal,  pour  ne  pas  dire  exclusif,  des  cours  de  la  Faculté.  On 
distinguait  deux  sortes  de  leçons  :  les  leçons  oïdinaires,  et 
les  leçons  extraordinaires'.  Les  premières,  qui  commen- 
çaient le  lendemain  de  la  Saint-Denis,  10  octobre,  et  se  ter- 
minaient à  l'entrée  du  Carême,  traitaient  uniquement  de  la 
logique  ;  c'était  le  cours  obligatoire  et  réglementaire,  fait  par 
les  maîtres  es  arts  dans  les  écoles  que  la  Faculté  avait  choi- 
sies, et  spécialement  dans  la  célèbre  rue  du  Fouarre^  Les 
leçons  extraordinaires,  sortes  de  conférences  accessoires, 
pouvaient  se  faire  toute  l'année,  en  tout  lieu;  les  simples 
bacheliers  y  suppléaient  au  besoin  les  maîtres  :  elles  embras- 
saient des  matières  plus  variées  et  plus  libres,  la  méta- 
physique, la  morale,  les  sciences,  la  rhétorique  et  les  langues. 
L'enseignement  complet  de  la  Faculté  des  arts  exigeait  au 
moins  deux  années.  Dans  la  troisième  année,  l'étudiant 
subissait  une  épreuve  orale,  qui  s'appelait  déterminance 
parce  qu'on  y  posait  ^  des  thèses  ou  questions  qu'il  fallait 
soutenir  et  développer  publiquement  contre  l'argumentation 
des  examinateurs.  Au  xv*^  siècle,  les  déterminants  prirent  le 
nom  de  bacheliers  ^  Voici  le  programme  de  l'examen  :  In- 
troduction de  Porphyre,  livre  des  Catégories,  Syntaxe  de  Pris- 
cien,  Topiques  et  elenchi  d'Aristote,  le  livre  des  Six  principes, 
le  traité  des  Divisions  de  Boëce,  le  traité  de  Donat  sur  les 
figures  de  grammaire,  les  Topiques  de  Boëce,  les  seize  pre- 
miers livres  de  Priscien,  les  premiers  et  les  seconds  Analy- 

1.  Leclioncs  ordinarix,  lectiones  tran»ilorix,  oixcunorhv.  Les  leçons  ordi- 
naiics  étaient  ainsi  appelées  parce  que  la  matière,  la  forme,  1?  jour,  l'heure 
et  le  lien  étaient  déterminés  pai'  la  Faculté;  les  leçons  extraordinaires  lais- 
saient une  plus  large  place  au  libre  arbitre  de  chacun.  —  Tliurot,  p.  Oa. 

2.  Ainsi  appelée  de  la  paille  {fcurre,  en  vieux  français),  sur  laquelle  s'as- 
seyaient les  étudiants.  —  En  latin,  \icus  ^traminis  ou  stramiinm;  ce  que 
Dante  a  traduit  par  vico  degli  Strani. 

3.  Determinare  qiuvstionem,  poser  une  question  en  la  précisant. 

4.  Déterminantes,  bachalarii.  —  La  Faculté  leur  expédiait  des  lettres  teâ- 
timoniales  de  leur  grade,  des  certificats  qui  tenaient  lieu  de  diplôme.  Pour 
être  admis  k  déterminer,  il  fallait  être  âgé  de  quatorze  ans  au  moins  et 
justifier  de  deux  années  d'assiduité.  Un  exigeait  en  outre  du  candidat  qu'il 
eut  fréquenté  pendant  deux  ans  les  disputes  des  maîtres  et  disputé  hii-mèuie 
pendant  le  même  temps  dans  les  écules. 


L  ENSEIGNEMENT   DE   LA  SCOLASTIQUE.  o/o 

tiques  '.  Même  épreuve  el  même  programme  pour  la  licence, 
avec  des  questions  de  morale,  de  physique,  de  mathématiques 
et  d'astronomie  en  plus;  la  limite  d'âge,  pour  être  admis  à  la 
soutenance,  était  fixée  à  vingt  et  un  ans.  Un  dernier  acte, 
appelé  inceptio,  solennellement  passé  devant  la  Faculté  réu- 
nie, couronnait  cette  série  d'examens  et  d'argumentations,  et 
conduisait  le  candidat  au  grade  par  excellence,  à  la  matlrise 
es  arts^  :  une  fois  agrégé  à  la  corporation,  le  licencié  pouvait 
monter  en  cliaire,  ùi  cathedvam  ,  c'est-à-dire  s'asseoir  sur 
la  chaise  à  pupitre  oi\  siégeaient  les  régents,  et  ouvrir  lui- 
même  une  école.  11  portait  désormais  le  titre  de  maître,  ma- 
gister,  devant  son  nom  de  baptême  ^ 

Que  ressort-il  de  cet  exposé?  C'est  que  ces  examens  et  cet 
enseignement  se  réduisaient  à  des  exercices  oraux.  Les  com- 
positions écrites  ne  furent  jamais  en  usage  au  moyen  âge*. 
La  leçon  du  maître  consistait  dans  l'explication  d'un  texte  et 
se  résumait  par  un  certain  nombre  de  questions  tirées  de 
l'auteur  expliqué  ^  ;  ce  cours  était  souvent  écrit  d'avance  et 
dicté.  Quant  à  l'élève,  assis  sur  la  paille  en  hiver  et  dans  la 
poussière  en  été,  il  prenait  des  notes,  et  s'en  servait  pour 
figurer  dans  les  disputes  et  soutenir  contre  le  maître  ou  con- 
tre ses  camarades  les  argumentations  obligatoires.  La  dispute 
était  le  seul  exercice,  le  seul  travail  qui  lui  fût  hnposé  par  les 
règlements.  «  On  dispute  avant  le  dîner,  écrivait  Vives  en 
1531;  on  dispute  pendant  le  dîner,  on  dispute  après  dîner; 
on  dispute  en  public,  en  particulier,  en  tout  lieu,  en  tout 
temps.  »  Les  boursiers  des  collèges  disputaient  tous  les  sa- 


1.  Thurot,  p.  43.  Ce  programme  fut  très-peu  modifié  pendant  tout  le 
moyen  ;1go. 

2.  Gradaari  signifie  passer  maitre. 

3.  Le  simple  bachelier  et  le  licencié  non  agrégé  s'appelaient  Domini. 

4.  Tliurot,  p.  88.  —  llistnire  littéraire,  t.  XXIV,  p.  2G6,  2C7. 

5.  L'explication  s'appelait  expositio.  Au  moyen  ùge  on  n'enseignait  pas  la 
science  directement  et  en  elle-même,  mais  seulement  par  le  commentaire 
des  livres  qui  faisaient  autorité.  Leçon  signifie  lecture;  on  ne  disait  pas 
faire  un  cours,  mais  lire  un  livre  (légère  librum);  au  lieu  de  dire  suivre  un 
cours,  ou  disait  entendre  nn  livre  (audire  librum). 


576  RESUME   ET   CONCLUSION. 

médis  ;  chacun  était  à  son  tour  répondant  et  opposant  ' .  Il  se 
fit,  au  xv*  siècle,  une  révolution  importante  dans  la  discipline 
delà  Faculté  des  arts  :  la  plupart  des  étudiants,  jusque-là  ex- 
ternes, devinrent  pensionnaires  et  furent  renfermés  dans  des 
collèges  ou  pédagogies.  De  là,  sous  la  conduite  du  principal  ou 
pédagogue,  aidé  d'un  sous-maître,  subrnoniior,  ils  allaient 
aux  écoles  de  la  Faculté,  ou  bien,  les  régents  de  la  Faculté 
venaient  faire  leurs  cours  au  collège  même  "-  :  mais  les  mé- 
thodes ne  changèrent  pas  pour  cela. 

Voici  le  ta])leau  de  l'emploi  du  temps,  dressé  en  1503 
par  Jean  Standonc  pour  le  collège  de  Montaigu  :  de  quatre 
heures  du  matin  à  six  heures,  leçon;  à  six  heures,  messe; 
de  huit  heures  à  dix,  leçon  ;  de  dix  heures  à  onze,  discus- 
sion et  argumentation;  à  onze  heures,  dîner;  après  le 
dîner,  examen  sur  les  questions  discufées  et  les  leçons 
entendues,  ou,  le  samedi,  dispute;  de  trois  heures  à  cinq 
heures,  leçon;  à  cinq  heures,  vêpres;  de  cinq  à  six  heures, 
dispute;  à  six  heures,  souper;  après  le  souper,  jusqu'à  sept 
heures  et  demie,  examen  sur  les  questions  discutées  et  les 
leçons  entendues  dans  la  journée;  à  sept  heures  et  demie, 
comphes;  à  huit  heures,  en  hiver,  coucher,  et  à  neuf  heures, 
en  été  '.  Vers  la  fin  du  xv''  siècle,  plusieurs  professeurs,  dans 
leurs  leçons  extraordinaires,  donnaient  une  assez  large  place 
à  l'étude  de  la  rhétorique  et  de  la  poésie  latines.  GuiUaume 
Fichet,  passé  maître  en  1467,  inspirait  à  ses  élèves  le  goût 
de  l'élégance  dans  le  style;  le  célèbre  Robert  Gaguin,  formé 
par  lui,  dé^eloppa  son  enseignement.  Le  collège  de  Navarre, 
où  les  études  littéraires  étaient  en  honneur  dès  le  temps  de 

1.  Thiirot,  p.  88,  âOl. 

2.  /(/.,  p.  93-"J8.  —  Les  premières  comiminautés  d'étudiants,  appelées 
collèges,  n'avaient  été  généralement  fondées,  avant  le  xv«  siècle,  qu'en 
vue  des  études  Ihéologiqiies.  C'étaient  des  pensionnats  à  l'usage  des  étu- 
diants qui  suivaient  les  cours  des  trois  Facultés  supérieures;  des  internats 
pour  le  haut  enseignement.  Cependant,  quelques  bourses  y  étaient  attri- 
buées à  des  élèves  de  la  Faculté  des  arts.  Au  xv«  siècle,  les  collèges  ou 
pensionnats  d'étudiants  de  la  Faculté  des  arts  se  multiplièrent. 

.3.  Tliurot,  p.  100.  —  Félibien,  llhloin  de  J'iiri^,  Preuves,  t.  111,  p.  727- 
728. 


l'ensiîignement  de  la  SCOLASTIQUE.  li'l 

Gerson,  de  Pierre  d'Ailly,  d'Oresme  et  de  Clémengis,  compta 
parmi  ses  maîtres  de  rhétorique,  sous  Louis  XI,  Guillaume 
Tardif  et  Guillaume  Monljuie,  qui  out  écrit  en  latin  sur  l'art 
qu'ils  professaient.  Des  ll;diens,  à  la  môme  époque,  don- 
naient à  Paris  des  leçons  particulières  de  versification  latine. 
Plusieurs  collèges  instituèrent  un  cours  hcbdoniadaii'e  de 
l)elles-lettres  qui  se  faisait  dans  l'après-midi  d'un  jour  de 
congé.  Il  existait,  en  lioo,  un  cours  d'hébreu  commun  aux 
quatre  nations  de  la  Faculté  des  arts  ;  le  cours  de  grec,  de 
Grégoire  Typhernas,  que  cette  Faculté  payait  cent  écus  par 
an,  commença  en  i  457,  et  celui  du  Spartiate  Hermonyme 
date  de  1477  '.  Mais  ces  réformes  tardives,  souvent  éphémè- 
res et  combattues,  ces  tentatives  particulières,  utiles  à  quel- 
ques-uns, ne  changeaient  rien  aux  habitudes  générales,  aux 
traditions  sécidaires  ;  elles  laissaient  toute  sa  force  et  tout 
son  empire  au  système  établi,  à  l'ancien  esprit.  La  plupart 
des  théologiens  et  des  maîtres  es  arts  méprisaient  ces  nou- 
velles études,  qu'ils  confondaient  sous  la  dénomination  de 
grammaire  :  bon  grammairien,  mauvais  logicien,  c'était 
leur  maxime-. 

Voilà,  dans  ses  traits  essentiels,  l'enseignement  que  reçut 
en  France,  du  xii'^  au  \\f  siècles,  l'élite  des  esprits.  Notre 
dessein  n'est  pas  de  faire  ici  le  procès  à  la  scolastique,  ni  de 
contester  les  avantages  de  cette  gynmastique  assidue  des  in- 
telligences qui  certainement  y  fortifiait,  y  développait  à  un 
très-lumt  degré  la  pénétration,  la  souplesse,  la  vivacité  hardie, 
l'imperturljable  facUité  de  rélocution.  Nul,  dans  les  joutes 
de  la  parole  ne  résistait  à  nos  docteurs  ;  on  redoutait,  par 
toute  l'Europe,  dans  les  négociations  et  les  conférences  aussi 
bien  que  dans  les  conciles,  les  disputeurs  français.  Leur  élo- 
quence bizarre,  mais  abondante,  impétueuse  et  subtile,  serrée 
dans  un  tissu  d'arguments  comme  dans  une  coHe  de  mailles, 
hérissée  de  citations  dont  elle  perçait  et  accablait  l'adver- 
saire, conniiaiidait  i)ai'l()iil  l'allcnlion  et  ir.s])irait  aux  ura- 

1.  Tliurot,  p.  8:i-8tJ. 

2.  JiL,  p.  8'i. 


378  RÉSUMÉ   ET   CONCLUSIOX. 

leurs  étrangers  le  découragement  et  l'effroi.  L'Université  de 
Paris  étendait  alors  sur  la  elirélienté  l'empire  incontesté  de 
sa  parole  ;  la  voix  de  ses  représentants  retentissait  au  loin  ; 
et,  comme  on  disait  d'elle  au  concile  de  Constance,  habebat 
magnam  audientiam  '.  De  l'exercice  continuel  de  la  dispute 
était  donc  né  l'art  de  parlera  l'infini  sur  tous  les  sujets; 
mais  cet  art  est  plus  nuisible  qu'utile  à  l'art  d'écrire,  et  ja- 
mais on  ne  vit  mieux  combien  ces  deux  aptitudes  sont  diffé- 
rentes. Ces  docteurs,  qui  gouvernaient  et  dominaient  les  es- 
prits par  leur  science  éloquente,  étaient,  môme  en  latin,  de 
très-médiocres  écrivains  :  on  a  peine,  en  les  lisant  aujour- 
d'hui, à  comprendre  le  succès  de  leurs  œuvres  les  plus  ap- 
plaudies, et  il  est  bien  rare  qu'une  page  moins  pédantesque, 
moins  surchargée  de  citations  et  de  formules,  se  rapproche 
assez  des  exemples  de  composition  et  de  goût  laissés  par 
l'antiquité  pour  nous  donner  une  idée  de  la  puissance  que 
l'histoire  leur  attribue  et  pour  justifier  leur  réputation^. 

Si  l'enseignement  de  la  scolastique  corrompait  la  langue 
savante  dont  il  se  servait^;  s'il  en  dégradait  la  perfection 
et  négligeait  l'art  d'écrire  même  en  latin,  quel  secours, 
quelles  lumières  pouvaient  en  attendre  nos  poètes  et  nos  pro- 
sateurs français?  Rendons  justice,  nous  le  voulons  bien,  aux 
mérites  de  la  scolastique,  mais  ses  plus  décidés  partisans 
sont  obligés  de  reconnaître  qu'elle  ne  s'est  jamais  proposé  de 
former  le  goût  public,  ni  de  favoriser  les  vocations  littéraires. 
Lcà  est  la  cause,  intime  et  permanente,  des  imperfections 
graves  de  notre  ancienne  littérature,  de  la  lenteur  de  ses 
progrès,  et  finalement  do  son  déclin.  Réduits  à  ne  prendre 
conseil  que  de  leur  fantaisie  propre,  n"ayant  sous  les  yeux 


1.  Thei.  anecd.,  t.  11,  col.  1G19.  —  iti^loire  lUUraini,  t.  XXIV,  p.  269, 

2.  J.  V.  le  Clerc,  Hisloire  liîti'raire,  t.  XXIV,  p.  267-269, 

3.  «  Le  latin  était  comme  une  lanirne  vivante  dont  cliacnn  disposait  à 
son  gré,  usant  avec  une  liberté  sans  limite  du  droit  de  fabriquer  les  mots 
et  de  les  construire  à  volonté.  Nul  n'égalait  le  dédain  de  nos  docteurs  pour 
la  grammaire  et  l'usage,  leur  intrépidité  k  dire  en  latin  ce  que  le  latin 
n'avait  jamais  dit.»  J,  V,  le  Clerc,  Ilhtoire  littéraire,  t,  XXIV,  p.  2(38, 


LA   RENAISSANCE   DES   ÉTUDES  CLASSIQUES.  b79 

que  los  exemples  trî's-défectueux  de  leurs  devanciers  et  les 
mœurs  encore  grossières  d'une  société  à  demi  civilisée,  nos 
poètes,  nos  écrivains,  en  vrais  enfants  de  la  nature,  s'aban- 
donnaient sans  scrupule  aux  inspirations  d'un  génie  mal 
réglé,  à  la  facilité  périlleuse  de  leur  verve;  ils  se  permettaient 
tout,  parce  que  personne  ne  savait  ni  leur  rien  défendre  ni 
leur  rien  commandera  Que  fallait-il  pour  ranimer  la  littéra- 
ture appauvrie  et  défaillante,  pour  élargir  son  horizon,  pour 
l'élever  rà  des  hauteurs  où  elle  n'avait  pas  même  l'ambition 
d'atteindre?  Deux  choses  étaient  nécessaires  :  inspirer  aux 
esprits,  aux  talents  le  sentiment  et  le  désir  d'une  perfection 
dont  l'idée  leur  échappait,  et  leur  en  montrer  le  chemin. 

Nous  ne  discuterons  pas  ici  l'opinion  de  ceux  qui  pré- 
tendent que  la  Renaissance,  en  changeant  la  direction  de 
l'esprit  français,  a  contrarié  le  développement  de  notre  lit- 
térature et  altéré  son  originalité.  Cette  opinion,  faite  de  pré- 
jugés et  d'ignorance,  ne  soutient  ni  ne  mérite  l'examen.  Mais 
dans  cet  ensemble  de  réformes  et  d'innovations,  que  le  mot 
de  Renaissance  exprime  et  caractérise,  on  peut  rechercher  ce 
qu'il  y  avait  de  plus  utile,  de  plus  fécond  et  de  vraiment  né- 
cessaire. Le  xvi''  siècle  a  remis  en  lumière  les  chefs-d'œuvre 
retrouvés  de  la  littérature  grecque  ;  c'est  Là  son  œuvre  la  plus 
célèbre  et  le  plus  apparent  de  ses  bienfaits  :  on  lui  doit  plus 
encore,  et  son  titre  le  plus  solide,  sa  meilleure  gloire,  à  notre 
avis,  est  d'avoir  rallumé,  à  la  flamme  de  son  savant  enthou- 
siasme, cet  amour  passionné  de  la  beauté  littéraire,  depuis 
si  longtemps  éteint  en  Occident,  et  d'avoir  enhn  assuré,  par 
une  réforme  profonde  des  méthodes  d'enseignement,  cette 
haute  culture  des  esprits,  cette  éducation  du  goût  public  d'où 
sont  sortis  les  chefs-d'œuvre  du  siècle  suivant.  Le  moyen 
âge  n'était  pas  aussi  pauvre  en  ressources,  aussi  dépourvu 
de  textes  classiques,  aussi  ignorant  de  l'antiquité  qu'on  le 

1.  On  coniiait  ce  mot  de  Clément  Marot,  ancien  élève  de  la  Faculté  des 
Arts  de  Paris,  sur  ses  professeurs:  «Nos-régents  du  temps  passé  étoient 
de  grandes  bètes;  je  veux  perdre  ma  part  de  paradis,  s'ils  ne  m'ont  perdu 
ma  jeunesse.»  —  Vic  de  Cl.  Marot  par  d'Héricault  (1867),  p.  xxx-xl. 


o80  RÉSUMÉ   ET   CONCLUSION. 

croit  généi'dlemenl  ^  ;  il  possédait  la  littw'aUu'e  latine  presque 
en  entier,  c'est-à-dire  celle  des  deux  antiquités  qui,  sans  être 
la  plus  belle  et  la  plus  parfaite,  a  cependant  exercé  sur 
l'esprit  français  l'action  la  plus  directe  et  la  plus  décisive.  11 
lui  a  manqué  de  connaître  le  prix  et  le  véritable  usage  de  ce 
trésor.  Il  étudiait  les  poètes  en  logicien,  s'étonnant,  comme 
Ramus  l'avoue  en  parlant  de  lui-même,  de  ne  pas  trouver  de 
syllogismes  dans  Virgile  :  les  plus  nobles  et  les  plus  délicates 
créations  du  génie  antique  étaient  les  plus  dédaignées.  Avec 
un  sentiment  plus  juste  du  mérite  des  œuvres  admirables 
dont  il  nous  a  transmis  le  dépôt,  il  y  aurait  pris  l'idée  d'un 
art  supérieur  et  d'un  goût  épuré;  disciple  intelligent  des 
maîtres,  il  se  serait  formé  aux  méthodes  sévères  de  la  com- 
position, aux  qualités  solides  du  style  qui  seules  font  durer 
les  écrits.  Nid  doute  que  notre  littérature,  ainsi  dirigée  et 
fortifiée  par  une  habile  imitation  de  l'antiquité  latine,  n'eût 
de  bonne  heure  égalé  les  rapides  progrès  de  la  littérature 
italienne  :  l'Italie,  en  effet,  n'avait  jamais  entièrement  aban- 
donné les  traditions  classiques  ;  elle  n'avait  subi  ni  aussi 
longtemps  ni  aussi  docilement  l'empire  de  la  scolastique. 

Au  xvi^  siècle,  la  réforme  urgente  et  qui  primait  tout  le 
reste,  c'était  moins  peut-être  d'acquérir  de  nouvelles  richesses 
et  de  chercher  de  nouveaux  modèles  que  d'apprendre  à  tirer 
parti  de  ce  qu'on  possédait  déjà.  Tant  que  cet  intérêt  essen- 
tiel resta  en  souffrance,  les  progrès  généraux  de  notre  litté- 
rature et  de  notre  langue,  malgré  le  talent  supérieur  de 
quelques  écrivains  et  le  zèle  de  tous,  furent  pénibles  et 
contestés.  En  lo98  s'accomplit  cette  réforme  salutaire,  l'un 
des  plus  grands  bienfaits  du  xvi"  siècle  :  l'enseignement  clas- 
sique et  littéraire,  tel  qu'il  existe  encore  aujourd'hui  dans 
ses  parties  fondamentales,  fut  constitué  et  remplaça  l'an- 
cienne organisation  que  nous  avons  décrite.  Dès  lors,  la  face 
des  choses,  dans  la  société  comme  dans  la  lilli'rature,  chan- 

].  Consullcr,  sur  celle  queslioii,  l'article  de  iM.  iîonlaric,  inséré  dans  la 
Uevue  des  qiie!ftioifH  historiquex,  sous  ce  tili'e  :  Vincent  de  Bcauvais  et  la  con- 
naissance de  l'antiquité  classique  au  moyen  â'je.  (Icr  janviei'  1875.) 


LA  RENAISSANCE  DES   ÉTUDES   CLASSIQUES.  581 

gca  ;  la  civilisation  el  la  langue  françaises  atteignirent  leur 
point  de  perfection.  On  n'a  pas  toujours,  selon  nous,  suffi- 
samment apprécié  l'importance  de  cette  révolution  de  l'en- 
seignement, qui  a  produit  des  effets  si  prompts  et  de  si 
considérables  résultats  ;  elle  vaut  bien,  ce  nous  semble,  par 
la  grandeur  et  l'universalité  de  ses  conséquences,  la  réforme 
philosophique  dont  Descartes  est  l'auteur  et  la  réforme 
scientifique  dont  la  gloire  appartient  à  Bacon. 

Le  naïf  génie  du  moyen  âge  n'a  pas  péri  tout  entier, 
comme  on  est  encore  trop  porté  à  le  croire,  dans  cette  bril- 
lante transformation  de  notre  littérature  :  il  est  facile  d'en 
suivre  la  trace  et  d'en  reconnaître  les  inspirations  en  plus 
d'une  page  de  nos  modernes  chefs-d'anivre.  L'esprit  chrétien 
qui  animait  la  poésie  populaire  des  mystères  revit  dans 
Polyeucte  et  Athalie ;  un  écho  lointain  des  épopées  chevale- 
resques retentit  dans  les  mtdes  accents  du  Cid,  à  travers  les 
légendes  du  romancero  espagnol  qui  l'a  transmis  à  Corneille. 
Le  puissant  génie  de  Molière  a  des  éclats  de  verve  comique 
qui  rappellent  la  franche  gaîté  et  les  libres  saillies  des 
Farces  du  moyen  âge.  La  bonhomie  malicieuse  des  Fa- 
bliaux est  le  trait  caractéristique  de  l'originalité  de  la  Fon- 
taine. Bossuet,  élève  de  la  maison  de  Navarre  où  avait  été 
élevé  Gerson,  reproduit  dans  ses  sermons  la  dialectique  ner- 
veuse et  la  profonde  théologie  des  docteurs  de  l'ancienne 
Université  de  Paris.  Il  n'est  pas  jusqu'cà  la  philosophie  poli- 
tique des  mémoires  de  Comines  qui  ne  semble  avoir  inspiré 
certaines  pages  du  JJiscoiirs  sur  l'Histoire  universelle  ou  de 
Y  Esprit  des  Lois.  On  hérite  du  moyen  âge,  sans  le  savoir,  et 
en  le  dédaignant.  Traité  comme  un  ancêtre  dont  la  barbarie 
fait  tache  parmi  les  splendeurs  et  les  élégances  modernes,  il 
contribue  à  former  cette  gloire  du. haut  de  laquelle  on  le  mé- 
prise ;  et  si  modeste  que  paraisse,  dans  la  magnificence  de 
son  ingrate  postérité,  la  part  de  richesse  qu'il  apporte,  elle  y 
est  visible.  D'une  époque  à  l'autre,  la  filiation  des  idées  et 
des  talents  est  certaine,  la  tradition  des  sentiments  et  des 
croyances  ne  s'interrompt  pas  ;  on  se  ressemble,  en  se  mé- 

37. 


J)82  RÉSUMÉ   ET   CONCLUSION. 

connaissant  ;  îinssi,  ce  qui  domine  dans  riiistoiru  du  déve- 
loppement de  notre  littérature,  depuis  ses  origines  jusqu'au 
temps  des  chefs-d'duivre,  ce  qui  subsiste,  au  fond,  sous  les 
apparences  changeantes,  malgré  la  variété  et  le  combat  des 
éléments  nouveo-ux  qui  viennent  tour  à  tour  s'ajouter  à  l'en- 
semble, ce  qui  résulte  de  ce  travail  latent  des  siècles,  de  cet 
effort  continu  vers  la  perfection,  c'est  l'harmonie  et  l'unité. 


FIN. 


TABLE  DES  MATIÈRES 


AvEirrissEMKNT.  —  Caraclcre  particulier  de  ce  second  volume.  — 
Sujets  qui  y  sont  traités.  —  Conclusion  de  l'ouvrage.       v-vi 


FIN  DE  LA  DEUXIEME  PARTIE 

TROISIÈME   ÉPOQUE. 

La  poésie  satirique,  morale  et  didactique.  —  Les  derniers 
poètes  lyriques. 

Chapitre  V^.  —  La  poésie  satirique.  —  Les  fabliaux  ;  leurs  origines 
et  leurs  espèces  diverses.  —  Rutebojul'et  les  principaux  auteurs 
de  satires.  —  Les  grands  poèmes  satiriques.  —  Le  Roman  de 
la  Rose  et  le  Roman  du  Renart.  1-56 

Chapitre  IL  —  La  poésie  didactique  et  la  poésie  morale  proprement 
dite.  —  Restiaires,  Volucraircs  et  Lapidaires.  —  Poèmes 
sur  la  chasse,  sur  la  géographie  et  l'astronomie.  —  Prières 
et  sermons  en  vers.  —  Les  Castoiemcnts.  —  Le  Miroir  de 
Mariage,  le  Rréviaire  des  nobles,  etc.  57-8G 

Chapitre  IIL  —  La  poésie  lyrique  aux  xiv''  et  xv"  siècles.  — •  Le 
Chant  royal,  la  Ralladc  et  le  Rondeau.  —  L'inspiration  pa- 
triotique :  Olivier  Basselin.  —  Les  deux  plus  célèbres  poètes 
de  ce  temps  :  Charles  d'Orléans  et  Villon.  —  Rimeurs  de  la 
fin  du  moyen  âge.  —  Les  «  grands  rhétoriqueurs.  »      87-152 


TROISIEME  PARTIE 

LES   PROSATEURS   FRANÇAIS   DU   XIl''   AU   XVl"   SIÈCLE. 

PREMIÈRE    SECTION 

Les  Historiens. 

Chapitre  I".  —  Les  origines  de  riiistoirc  en  langue  française.  — 
Les  chroniques  versifiées  et  les  poèmes  historiques  avant  le 
xiii«  siècle.  —  Commencements  des  l'histoire  officielle  :  les 
Grandes  Chroniques  de  France.  —  Les  mémoires  personnels. 
Le  livre  de  Yillehardouin.  —  Travaux  récents  sur  le  texte  de 
ces  mémoires.  —  Henri  de  Valenciennes.  153-182 


584  TABLE   DES    MATIÈRES. 

Chapitre  II-  —  Joinville  et  ses  contemporains.  —  Les  historiens 
de  saint  Louis.  —  Edition  savante  du  livre  de  Joinville,  pu- 
bliée par  M.  Natalis  de  WaiUy,  en  18(38. —  Restitution  du 
véritable  texte  de  cet  historien.  183-211 

Chapitre  III.  —  Les  chroniques  de  Froissart.  —  Ses  prédécesseurs 
immédiats.  —  Sa  vie,  ses  amitiés,  ses  voyages.  —  Nomi)reux 
manuscrits  de  ses  chroniques.  —  Recherches  de  MM.  Kervyn 
de  Lettenhove  et  Siméon  Iaîcc  sur  la  biograpliie  ou  sur  les 
manuscrits  de  ce  chroniqueur.  212-255 

Chapitre  IV.  —  Les  mémoires  de  Comines.  —  Principaux  succes- 
seurs et  continuateurs  de  Froissart.  —  Formes  variées  de 
leurs  chroniques.  —  Vie  de  Comines.  —  Découvertes  récentes 
dues  à  M.  Kervyn  de  Lettenhove.  —  Originalité  de  l'esprit 
politique  de  Comines;  traits  distinctifs  de  son  style.     25G-295 


DEUXIEME  SECTION 
Les  Orateurs. 

Chapitre  F"".  —  Naissance  et  développement  de  l'éloquence  sacrée 
en  français,  aux  xii"  et  xin"  siècles.  —  Saint  Bernard  et  Mau- 
rice de  Sully.  —  Grand  nombre  de  prédicateurs  sécuhers  ou 
réguliers.  —  Composition  et  règles  du  Sermon.  —  L'oraison 
funèbre.  —  Etat  de  la  chaire  chrétienne,  au  temps  de  saint 
Louis.  296-339 

Chapitre  II.  —  Déclin  de  l'éloquence  sacrée  aux  xiv"^  et  xv"  siècles. 
De  quelques  hommes  de  talent,  célèbres  par  leur  action  puis- 
sante sur  les  multitudes.  —  Analyse  des  sermons  de  Cerson. 

—  La  prédication  sous  Charles  VII  et  Louis  XI.  340-380 
Chapitre  III.  —  L'éloquence  et  la  littérature  politiques.  — La  parole 

publique  dans  les  temps  féodaux.  —  Les  harangues  oflicielles 
dans  les  états  généraux.  —  Les  temps  révolutionnaires.  — 
Publicistes  du  moyen  âge.  —  La  littérature  royale  et  la  litté- 
rature d'opposition.  387-433 
Chapitre  IV.  —  L'éloquence  judiciaire  et  l'ancien  barreau  français. 

—  Organisation  de  la  justice  et  des  tribunaux  en  France  de- 
puis l'époque  des  invasions  barbares  jusqu'au  xvi"  siècle.  — 
Création  du  parlement  de  Paris  et  de  l'ordre  des  avocats.  — 
De  la  littérature  judiciaire  dans  l'ancienne  France.     434-504 


TROISIEME  SECTION 

Romanciers,  moralistes  et  traducteurs. 

Chapitre  P"".  —  Les  romanciers.  —  Contes  et  récits  des  xiii"  et 


TÂBLlî   DES    MATlÈUliS.  o85 

xiv"  siècles.  —  Le  roman  de  mœurs  au  w'^  siècle  :  Jehan 
de  Saintré,  par  Antoine  de  la  Salle,  —  Satires  en  prose. 
Les  Cent  Nouvelles  nouvelles;  les  Quinze  Joyes  de  ma- 
riage. 505-531 

Chapitre  IL  —  Les  moralistes  et  les  traducteurs.  —  Le  Ménagier 
de  Paris.  —  Traités  de  dévotion  en  français.  —  Livres  de 
sciences,  de  médecine,  d'astronomie,  <le  chasse,  de  guerre  et 
d'histoire  naturelle.  —  Li  Trésors,  de  Brunetto  Latini.  —  Le 
Livre  de  Marco-Polo.  —  Anciennes  traductions  en  prose.  — 
Pierre  Bersuire  ou  Bercheure,  Nicole  Oresmc.  532-568 

Chapithe  IIL  —  Résumé  et  conclusion.  —  L'enseignement  au 
moyen  âge.  —  Nécessité  d'une  renaissance  des  études  clas- 
siques. 5G9-582 


FIS    DE    LA    TABLE    DU   SECOSD    VOLUME. 


jAl.sT-CUiLD.    —  IMrniMblUE    Ut   M""    V«    tLO.    D..L1.N. 


PQ  Aubertin,  Charles 

151         Histoire  d|  la  langue 

A8  et  de  la  littérature 

1876  française 

t. 2 


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